Légendes canadiennes/10

La bibliothèque libre.
Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 103-114).


PIONNIER















Quand tu passes ainsi comme un rayon de flamme,
Ton aspect vénéré fait briller dans notre âme
Tout ce monde de gloire où vivaient nos aïeux.
Leurs grands jours de combats, leurs immortels faits d’armes,
Leurs efforts surhumains, leurs malheurs et leurs larmes,
Dans un rêve entrevus, passent devant nos yeux.

Octave Crémazie,
Le Drapeau de Carillon.


Ibant et flebant mittentes semina sua. Venientes autem venient cum exultatione, portantes manipulos suos. — Ps. 125.

II


Fondé en l’année 1700 par M.  de la Mothe-Cadillac, le Détroit demeura longtemps attaché au Canada.

Les Anglais en firent la conquête en 1760 et le conservèrent jusqu’à la guerre de 1812.

Depuis lors les États-Unis sont devenus les heureux possesseurs de toute cette charmante contrée que le Père Charlevoix appelait, à juste titre, le « jardin du pays. »



« Le Détroit, dit l’historien du Canada, a conservé, malgré toutes ces vicissitudes, le caractère de son origine et la langue française y est toujours en usage. Comme toutes les cités fondées par le grand peuple d’où sortent ses habitants et qui a jalonné l’Amérique des monuments de son génie, le Détroit est destiné à devenir un lieu considérable à cause de sa situation entre le lac Huron et le lac Érié. »[1]


Vers les années 1770 ou 80, le Détroit était loin de présenter l’aspect florissant qu’il offre aujourd’hui.

Ce n’était qu’un petit fort, entouré de faibles remparts et de palissades, peuplé par quelques centaines de colons canadiens.

Véritable tente au milieu du désert, ce fort était la sentinelle avancée de la colonie et, par suite, exposé sans cesse aux incursions des Sauvages.

Autour des fortifications s’étendaient quelques champs conquis sur la forêt, que les habitants ne pouvaient cultiver qu’au risque de leur vie, tenant la pioche d’une main et le fusil de l’autre ; et au-delà, en avant, en arrière, à droite, à gauche, partout le désert, partout l’immense océan de la forêt, autre ténébreux dont les sombres voûtes recélaient une multitude d’êtres mille fois plus cruels, mille fois plus formidables que les tigres et les reptiles.

Il est facile d’imaginer de quel courage indomptable devaient être trempés ces hardis pionniers qui avaient osé venir planter le drapeau de la civilisation au milieu de ces lointaines solitudes, malgré des dangers sans nombre.



Une des plus grandes figures qu’offre l’histoire du nouveau monde après la sublime figure du Missionnaire, c’est, à mon avis, celle du Pionnier canadien.

Il est le père de la plus forte race qui se soit implantée sur le continent américain : la race canadienne.

Le sang le plus noble qui ait jamais coulé dans les veines de l’humanité, circule dans ses veines : le sang français.

Partout on retrouve le pionnier canadien sur ce continent, et partout on peut le suivre à la trace de son sang.

Parcourez toute l’Amérique du Nord, depuis la Baie d’Hudson jusqu’au Golfe du Mexique, depuis Halifax jusqu’à San Francisco, partout vous retrouverez l’empreinte de ses pas, et sur les neiges du pôle, et sur les sables d’or de la Californie ; sur les grèves de l’Atlantique et sur la mousse des Montagnes Rocheuses.

Un insatiable besoin d’activité le dévore.

Il lui faut toujours, toujours avancer vers de nouvelles découvertes jusqu’à ce que la terre manque sous ses pas.

Mais ce n’est pas le seul amour des aventures, ni l’âpre soif de l’or qui le pousse ; une plus noble ambition le travaille ; un mobile plus légitime le dirige et l’anime.

On sent qu’il a la conscience de remplir une véritable mission, un mystérieux apostolat.

Feuilletez un moment les pages de notre histoire et surtout les Relations des Jésuites, et partout vous verrez le pionnier canadien, animé d’un zèle admirable pour la conversion des Sauvages, frayant, avec d’héroïques efforts, le chemin aux missionnaires et opérant souvent lui-même de merveilleuses conversions.

Je retrouve, réunis en lui, les trois plus grands types de l’histoire humaine.

Il est à la fois prêtre, laboureur et soldat.

Prêtre ! sa piété ardente, sa foi vive, son zèle pour le salut des âmes amollissent les cœurs les plus durs, et entraînent vers la foi des peuplades entières.

Fut-il jamais un plus beau sacerdoce ?

Laboureur ! devant sa hache puissante, la forêt tombe avec fracas autour de lui et sa charrue trace, à travers les troncs renversés, le sillon où frémira bientôt le vert duvet de la future moisson.

Soldat ! c’est par des siècles de combats qu’il a conquis le sol que sa main cultive.



Ah ! si j’étais peintre, je voudrais retracer sur la toile cette noble figure avec son triple caractère de Prêtre, de Laboureur et de Soldat

Au fond du tableau, je peindrais l’immense forêt dans toute sa sauvage majesté.

Plus près, de blonds épis croissant parmi les troncs calcinés.

Sur l’avant-scène un pan du Grand Fleuve avec ses vagues d’émeraude étincelantes aux rayons du soleil.

On verrait d’un côté, avec ses remparts et ses palissades, l’angle d’un fort d’où surgirait un modeste clocher, surmonté de la croix ; de l’autre côté, une bande de Sauvages fuyant vers la lisière du bois.

Au centre du tableau apparaîtrait, les cheveux au vent, un éclair dans les yeux, le front sanglant sillonné d’une balle, mon brave pionnier, près de sa charrue, tenant de la main gauche son fusil dont la batterie fumerait encore ; de la droite, versant l’eau du baptême sur le front de son ennemi vaincu et mourant qu’il vient de convertir à la foi.

Oh ! comme j’essayerais de peindre sur cette mâle figure, dans toutes les attitudes de ce soldat laboureur aux muscles de fer, et la force calme et sereine de l’homme des champs, et le courage invincible du soldat et le sublime enthousiasme du prêtre.

Certes, ce tableau ne serait pas indigne du pinceau de Michel-Ange ou de Rubens.



Foi, travail, courage ; prêtre, laboureur, soldat : voilà le pionnier canadien.

C’est Cincinnatus, le soldat laboureur, devenu chrétien.

C’est le guerrier de Sparte qui a passé par les Catacombes.



Lecteur Canadien qui parcourrez ces lignes, vous pouvez lever la tête avec un noble orgueil, car le sang qui coule dans vos veines est le sang de ce héros.

Regardez attentivement la paume de votre main et vous y verrez encore l’onction de la terre, de la poudre et du sacerdoce.

Il a rempli noblement sa mission ; la vôtre reste à accomplir.

Le peuple à qui la Providence a donné de tels ancêtres, s’il est fidèle aux desseins de Dieu, est nécessairement destiné à de grandes choses.

Mais laissons ces enseignements qui ne siéent qu’aux cheveux blancs et revenons à notre récit.



  1. Histoire du Canada par M. F. X. Garneau, vol. 2, page 23.