Le Pouvoir judiciaire aux États-Unis

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Le pouvoir judiciaire aux États-Unis
Duc de Noailles

Revue des Deux Mondes tome 88, 1888


LE
POUVOIR JUDICIAIRE
AUX ETATS-UNIS

Dans la plupart des gouvernemens d’Europe, républiques ou monarchies, les tribunaux appliquent purement et simplement les lois votées par les chambres et promulguées suivant les formes requises. La magistrature se trouve subordonnée de tous points à la puissance législative ; elle constitue moins un pouvoir judiciaire, égal aux autres pouvoirs, qu’une corporation éminente, uniquement chargée de donner pleine sanction aux décrets du législateur.

Tout autre est la situation de la magistrature aux États-Unis. Loin d’être toujours lié par la volonté parlementaire, le juge américain n’en reste le fidèle interprète qu’autant que celle-ci a respecté les limites du pacte fondamental. Avant d’appliquer les lois, il examine si elles sont conformes à la constitution ; dans le cas contraire, il a le droit et le devoir de les tenir pour non avenues. Cette intervention du juge aux sources mêmes de la loi crée un pouvoir judiciaire dans la plus large acception du terme, et le classe à juste titre comme le troisième pouvoir du gouvernement.


I

Le contrôle des actes législatifs n’est pas l’apanage exclusif des -cours de justice fédérales. Il appartient aux cours des états particuliers, qui l’exerçaient déjà, pour le bien de tous, avant l’établissement de la magistrature suprême. Les plus chauds partisans de la démocratie trouvaient naturel et salutaire que les empiètemens des chambres représentatives vinssent échouer à la barre d’un tribunal. Ceux-là mêmes qui combattaient l’institution des juges fédéraux motivaient leur opinion par la crainte de voir péricliter en des mains trop faibles la défense des libertés individuelles contre l’omnipotence des assemblées.

« Les orateurs auxquels je réponds, disait Patrick Henry, l’un des héros de l’Indépendance, font grand honneur à notre magistrature en affirmant qu’elle est assez ferme pour contre-balancer au besoin la puissance législative. Oui, nos juges ont eu l’énergie de s’opposer aux décisions des législatures ; de déclarer qu’ils étaient le pouvoir judiciaire, et qu’ils sauraient mettre obstacle à tout acte inconstitutionnel. Êtes-vous assurés, messieurs, que votre pouvoir judiciaire fédéral montrera autant de vigueur ? Sera-t-il aussi bien organisé, aussi indépendant que notre pouvoir judiciaire d’états ? .. Car la plus pure gloire de ce pays, c’est que les lois transgressant la constitution peuvent être annulées dans leurs effets par les sentences des tribunaux. » De même que les meilleures combinaisons américaines, ce rôle spécial de la magistrature résulte moins d’une conception savante que d’une tradition spontanément passée dans les mœurs et admise au nom du bon sens. Ni les constitutions locales ni celle des États-Unis ne renferment d’article prescrivant à l’autorité judiciaire de ne pas appliquer les lois inconstitutionnelles. Cette prérogative si importante n’est conférée par aucun texte explicite et formel ; le juge la possède implicitement, comme partie intégrante de ses attributions. « Le pouvoir d’interpréter les lois, dit Story, comprend nécessairement le droit de s’assurer si elles sont conformes ou non à la constitution, et, dans ce dernier cas, de les déclarer nulles et de nul effet. »

Un semblable raisonnement ne ferait pas fortune auprès des républicains d’Europe, fort chatouilleux sur le chapitre de la puissance législative. C’est que la notion de l’état diffère d’une façon essentielle sur les deux rives de l’Atlantique.

Chez les nations centralisées du vieux monde, apparaît dans le rayonnement de sa souveraineté l’état-providence, intervenant partout, à tout moment, sous toutes les formes. La démocratie exagère et aggrave encore cette ingérence abusive. L’état-majorité impose son omnipotence comme un dogme, et rétrécit chaque jour davantage le domaine de l’indépendance individuelle. Sa prétention va jusqu’à régenter les esprits et façonner les intelligences dans le moule officiel. Ses doctrines, son enseignement, sa morale sont obligatoires. Il a raison contre la raison même. Tous les droits lui appartiennent ; les citoyens isolés ne conservent que par grâce l’usufruit des libertés que daigne leur octroyer la collectivité sociale, par un retour en arrière aux républiques de l’antiquité païenne. Despotisme d’autant plus dangereux qu’il reste anonyme et irresponsable ; c’est l’oppression de chacun par tous.

La race anglo-saxonne, peu portée au mysticisme, s’accommode mal d’une idole abstraite, dont le culte aboutit à l’absorption complète de l’individu. Son génie positif s’attache à fonder la société politique sur la réalité des droits personnels. A l’état, elle demande peu, accorde moins encore, et lui assigne plus de devoirs qu’elle ne lui attribue de pouvoirs définis[1]. La puissance collective ne se compose que du faisceau des sacrifices partiels, consentis par les citoyens pour la défense nationale et pour le maintien de la sécurité publique et privée. La majorité même n’est pas souveraine absolue. « Il y a des actes qu’elle ne saurait faire sans devenir factieuse[2]. » A l’omnipotence de l’état, les Américains opposent le self government, qui implique le respect de tous pour les libertés de chacun[3].

Cette doctrine, d’un libéralisme irréprochable, est simple et nette ; son application l’est moins. Comment échapper à l’empire irrésistible du nombre, et l’empêcher de tenir à sa merci les intérêts légitimes des minorités ou de l’individu ? En vain la constitution aura marqué des bornes aux détenteurs de l’autorité gouvernementale et aux représentans mêmes de la volonté populaire. Si les majorités viennent à sortir des limites prescrites, quel recours restera aux citoyens lésés ? Leur faudra-t-il subir tous les abus, ou en appeler à la force ? Les Américains voulaient une garantie pacifique, efficace et légale ; ils l’ont cherchée et en grande partie rencontrée dans leurs tribunaux locaux ou fédéraux, sans trop se préoccuper de méconnaître ainsi le principe de la séparation des pouvoirs.

Est-ce à dire qu’en Amérique le département judiciaire ait la suprématie sur les autres ? Nullement. La constitution domine tous les pouvoirs au même titre, et tous doivent également s’y conformer. Aucun tribunal n’a qualité pour adresser des injonctions ou des remontrances aux assemblées ni au président.

Les pouvoirs politiques font les lois qu’il leur plaît, la magistrature n’a pas à s’immiscer dans leurs actes. « Elle ne peut rompre une lance avec le législateur sur des opinions abstraites, ni discuter, avec lui des points de droit ou des motifs d’opportunité[4]. » Quelque inconstitutionnelles même que soient les lois promulguées, si nul citoyen ne réclame et qu’aucun procès ne surgisse, le juge n’a pas lieu d’intervenir. « Pour provoquer son intervention, il faut de plus un conflit et un plaignant, dont les droits personnels se trouvent réellement atteints. Alors seulement l’exercice de la puissance législative peut être mis en cause et taxé d’illégitime. »

Mais, dans ces conditions, « tout citoyen est nécessairement autorisé à faire rendre un arrêt sur le litige constitutionnel, sans quoi l’application des lois serait indigne du nom sacré de justice[5]. » Quant au magistrat, il est rigoureusement obligé de se prononcer. Si douteuse que soit la question débattue, il doit la résoudre. Quelque pénible que puisse être sa mission, il ne saurait s’y dérober, « sous peine de forfaiture. » C’est sur ce terrain solide du fait matériel que les tribunaux méritent d’être regardés comme « les boulevards d’une constitution limitée contre les empiètemens législatifs. »

Le juge se montre ici dans son véritable rôle de protecteur suprême des droits individuels. Une fois régulièrement saisi, il devient tout-puissant ; sa conscience et la constitution sont ses seuls guides. La loi au sujet de laquelle on invoque l’objection d’inconstitutionnalité est une sorte d’accusée traduite devant lui. Reconnaît-il l’objection fondée, il condamne la loi en refusant de l’appliquer, et donne raison au plaignant, quand même celui-ci aurait pour adversaires tous les pouvoirs publics réunis et l’opinion du pays entier.

En 1858, dans l’état de Californie, une loi votée par les chambres et sanctionnée par le gouverneur interdit l’immigration chinoise. Le pauvre émigrant chinois Lin-Sing se présente seul et sans appui à la barre de la cour locale, et prétend prouver l’inconstitutionnalité de la loi, revêtue néanmoins des caractères de la légalité la plus régulière. La sentence judiciaire est favorable au proscrit[6].

Pendant l’année 1816, la législature du New-Hampshire modifie profondément les statuts de la corporation privée, connue sous le nom de collège de Darmouth, et tenant ses privilèges d’une charte royale qui remontait à 1769. Les anciens curateurs dépossédés refusent d’obéir, et intentent une action au trésorier nouveau. Ils pordent leur procès devant la cour supérieure de l’état. Mais la cour suprême fédérale, jugeant en dernier ressort, déclare la loi inconstitutionnelle par un arrêt dont les considérans essentiels font ressortir la mission tutélaire des tribunaux.

« La charte de 1769 est an contrat, dans lequel l’état de New-Hampshire se trouve partie contractante au lieu et place de la couronne d’Angleterre, depuis la séparation des colonies. Le parlement britannique en vertu de son omnipotence aurait pu modifier la charte primitive ou la révoquer. Mais la constitution américaine impose à la puissance législative des restrictions qui l’obligent notamment au respect des contrats privés. Ce pouvoir de révocation n’appartient donc pas à la législature du New-Hampshire. La loi de 1816 porte atteinte au contrat de 1769 ; en conséquence, elle est nulle. »

Ainsi l’autorité judiciaire du rang le plus élevé décide que la république des États-Unis, succédant à la monarchie anglaise, en assume toutes les charges, sans en recueillir toutes les prérogatives. L’antique contrat est maintenu intégralement, quoique transmis par un gouvernement déchu, qui aurait eu la faculté légale de l’abroger. Si ces doctrines, éminemment protectrices du droit personnel, passent des régions abstraites dans le domaine des réalités, la magistrature américaine peut en revendiquer l’honneur.

Est-elle invariablement restée à la hauteur de son rôle ? Il faut reconnaître que les citoyens venus pour lui demander appui contre les empiètemens parlementaires n’ont pas toujours obtenu d’elle la protection sur laquelle ils devaient compter. Une loi du Connecticut, adoptée en 1833, ferme les écoles ouvertes aux noirs. Cette loi transgressait la constitution. Miss Prudence Grandall, qui avait fondé à Canterbury une école où elle admettait les jeunes filles de couleur, continua de les recevoir en dépit de l’interdiction législative. Elle fut emprisonnée, traduite en justice, condamnée, et réduite enfin à s’expatrier après deux ans de lutte stérile. La cour supérieure de l’état, cédant à la pression populaire, évita par une échappatoire de se prononcer sur la question constitutionnelle.

On aurait à signaler bien des exemples semblables dans les annales judiciaires de l’Amérique, surtout parmi les juges locaux, depuis que l’élection les a transformés en politiciens. L’action de la magistrature fédérale fut paralysée souvent par le mauvais vouloir et les jalousies des états particuliers. La cour suprême, elle aussi, est accusée d’avoir eu ses heures de défaillance. Elle n’a pas réussi du moins, malgré ses prérogatives exceptionnelles, à préserver le pays de la guerre civile. Un jour est arrivé, avant la fin de la période centenaire, où rien n’a pu contenir la violence des partis, ni les empêcher de vider leur querelle par les armes. Il fallut, cette fois, renoncer à l’espoir de trouver dans les combinaisons légales une solution pacifique. Mais, quelles que soient les lacunes de l’institution, ne doit-on pas applaudir au noble effort d’une démocratie cherchant des garanties contre elle-même, par défiance de ses propres entraînemens ? Le mérite est grand d’établir qu’entre la domination brutale du nombre et les droits de la collectivité la plus faible ou du simple citoyen, les tribunaux élèveront des remparts et des abris. Se sachant toute-puissante, et prévoyant qu’elle abusera tôt ou tard de sa force, la majorité consent que le juge soit la personnification vivante de la conscience nationale, à laquelle l’opprimé puisse faire entendre un dernier appel.

Ce système judiciaire, dont les Américains ont toute raison de se glorifier, « ce pur joyau des libertés anglo-saxonnes, » la jeune république eut l’avantage d’en hériter pour ainsi dire à son berceau ; c’était un legs de la monarchie britannique.

On sait que la Common Law, base universelle de la législation anglaise, fut importée dans les colonies par les premiers immigrans. Loin de tomber en désuétude, elle poussa de si vigoureuses racines sur le sol nouveau, que l’Amérique émancipée la considéra comme son patrimoine national. « Nous vivons dans la Common Law, écrivait Kent en 1826, nous la respirons avec l’air ambiant, elle nous pénètre par tous les pores. Au réveil et pendant le sommeil, dans nos voyages ou dans nos demeures, nous la rencontrons partout. Elle est indissolublement liée à notre idiome natal ; et il nous serait impossible d’apprendre un autre ensemble de lois, sans apprendre en même temps un autre langage. »

Naguère, à propos de la condamnation des anarchistes de Chicago, M. Oglesby, gouverneur de l’Illinois, disait également : « Les lois américaines nous viennent de la mère patrie. Elles sont le fruit d’une expérience dix fois séculaire ; elles sont justes et sages. Nul ne doit les fouler aux pieds, surtout s’il tient à la vie. »

En quoi donc consiste cette loi commune si vénérée, qui est actuellement encore le fond du droit public aux États-Unis ? Née de la coutume et de la tradition, la Common Law fut l’œuvre patiente des tribunaux anglais, dont les arrêts successifs formèrent peu à peu jurisprudence, en dehors de tout acte législatif. On l’a classée même sous le titre de loi non écrite, pour la distinguer mieux des lois régulièrement votées par les chambres représentatives.

Le magistrat qui l’applique est moins assujetti que d’autres à l’observation de règles péremptoires. Comme il s’appuie sur des précédens souvent confus, parfois contradictoires et inconciliables, son initiative et son libre arbitre trouvent largement à s’exercer. Il conserve beaucoup d’indépendance, non pas seulement dans l’appréciation du fait, mais dans l’interprétation de la loi. Et d’ailleurs ces précédens, d’après lesquels le pouvoir judiciaire se guide aujourd’hui, qui donc les a créés au début, sinon le pouvoir judiciaire lui-même ?

Personne ne saurait se flatter de définir rigoureusement les limites et les origines de la Common Law. « C’est un secret caché dans le cœur du juge, » a dit un légiste américain. Si antique pourtant que l’on se plaise à la supposer, elle a eu ses commencemens. Lorsqu’une cause absolument nouvelle surgissait, sans qu’aucun texte légal y fût applicable, le magistrat, livré aux lumières de sa propre conscience, pouvait-il s’inspirer d’autre chose que des principes généraux de la justice, à défaut de jurisprudence établie ? Son arrêt n’en avait pas moins force de loi dans l’espèce ; il dictait un devoir ou fixait un droit : le juge faisait acte de législateur. Les Américains admettent que la Common Law procède de « la législation judiciaire. » Quant au terme de loi non écrite qui sert à la qualifier, ne l’a-t-on pas employé de tout temps pour désigner la loi naturelle ?

Presque illimité d’abord, le champ de ce pouvoir discrétionnaire du juge s’est graduellement rétréci, par suite de l’accumulation des précédens. Il reste néanmoins assez vaste pour qu’une grande latitude soit toujours laissée aux cours de justice. Jusqu’à quel point même celles-ci sont-elles liées par les précédens ? La question est controversée.

Grâce aux traditions britanniques, fidèlement maintenues à travers les âges, la magistrature américaine était bien préparée à exercer un certain contrôle sur les actes législatifs. Son influence prit ainsi une extension inusitée chez la plupart des peuples d’Europe[7].

Les constituans de 1787 ne firent qu’élargir le cercle des institutions provinciales, importées jadis d’Angleterre sous l’ancien régime, et agencées selon le même plan aussitôt après la séparation. « Dans les états particuliers qui avaient adopté la Common Law, dit Curtis, le pouvoir judiciaire local était non-seulement l’arbitre des litiges privés, mais encore l’intermédiaire au moyen duquel le gouvernement interprétait les prescriptions des chambres représentatives. » Les cours fédérales furent naturellement appelées à jouer un rôle analogue, mais avec une juridiction supérieure, correspondant aux attributions du congrès. La hiérarchie judiciaire devint en quelque sorte la contre-partie symétrique de la hiérarchie législative.

Toutes les républiques composant l’Union américaine, bien qu’ayant chacune leur autonomie, ne forment qu’un seul corps de nation, dont le gouvernement fédéral est la tête. La suprématie politique appartient au pacte originel, expression de la volonté souveraine du peuple, d’où cette Union même tire l’existence. Entre les états particuliers et le gouvernement central, comme entre les divers départemens de ce dernier, la constitution s’est efforcée d’établir l’équilibre par une répartition équitable des obligations et des pouvoirs.

Au congrès, organe législatif de la nation entière, elle a marqué certaines bornes pour sauvegarder les droits des états et ceux des personnes. Elle lui a conféré aussi des prérogatives peu nombreuses, qui répondent au besoin de protéger les intérêts généraux contre l’égoïsme des ambitions et des cupidités provinciales. Aux états particuliers, elle a de même imposé des prohibitions définies, afin de faire respecter les privilèges du gouvernement national et les droits individuels qu’elle a mission de défendre.

Si les limites tracées sont franchies et que des conflits éclatent, quelle est la règle à suivre ? La constitution étant l’œuvre du souverain, tout acte du congrès ou des législatures doit s’y conformer pour rester valide. Les lois des états particuliers doivent en outre être conformes à la législation fédérale[8]. Lorsque deux lois, émanant de deux autorités distinctes, seront contradictoires, la plus élevée par l’origine annulera l’autre. Les lois du congrès primeront celles des états. En cas d’antagonisme entre une clause constitutionnelle et un décret parlementaire, celui-ci sera tenu pour nul ; le pacte fondamental ne peut jamais être invalidé. L’application, souvent très difficile, de ces doctrines compliquées, incombe au pouvoir judiciaire de l’Union. Sa compétence s’étendant à toutes les causes où la constitution est en jeu, il connaît de tout devoir exigé comme de tout droit conféré par elle. C’est lui qui permet au gouvernement central d’agir directement sur les citoyens, et qui veille en même temps à ce que les libertés constitutionnelles ne soient pas mises en péril par la faiblesse ou la tyrannie des assemblées. Grâce à son intervention libérale et fer mu, les restrictions imposées aux différens pouvoirs ne demeurent pas lettre morte. Les états particuliers ne sont plus maîtres d’étendre arbitrairement leur propre puissance[9] ; l’exécutif national et le congrès se trouvent moins libres d’outrepasser les limites de leur domaine respectif. Dans ce vaste édifice, laborieusement construit de pièces si disparates, le pouvoir judiciaire fédéral est « la clé de voûte. »

Sans énumérer en détail les diverses mesures réglant cette juridiction supérieure, il suffit d’observer qu’elle embrasse les intérêts généraux liés à l’existence de l’Union et placés sous sa sauvegarde. À ce titre, les affaires pour la décision desquelles les cours de justice locales n’offriraient pas des garanties suffisantes d’indépendance et d’impartialité sont naturellement du ressort des tribunaux fédéraux, soit en première instance, soit en appel.

Les dispositions principales ont à la fois pour objet de maintenir la concorde entre les diverses fractions de la république, en assurant à tout Américain la jouissance des mêmes droits sur l’étendue entière du territoire, et d’affermir la paix du dehors en faisant respecter par chacun les traités internationaux, qui sont assimilés aux lois du pays.

D’ailleurs, le pouvoir judiciaire fédéral, comme celui des états, n’intervient qu’aux conditions déjà signalées. Les questions politiques ne peuvent être débattues et réglées par lui qu’à l’occasion des procès soumis à sa juridiction.

Ce rôle d’arbitre, confié en Amérique à la magistrature, et surtout à la cour suprême, les théoriciens de la monarchie constitutionnelle l’attribuaient naturellement à la couronne, « Lorsque les citoyens, divisés entre eux d’intérêts, se nuisent réciproquement, une autorité neutre les sépare, prononce sur leurs prétentions, et les préserve les uns des autres. Cette autorité, c’est le pouvoir judiciaire. De même, lorsque les pouvoirs publics se divisent et sont prêts à se nuire, il faut une autorité neutre qui fasse à leur égard ce que le pouvoir judiciaire fait à l’égard des individus. Cette autorité, dans la monarchie constitutionnelle, c’est le pouvoir royal. Le pouvoir royal est en quelque sorte le pouvoir judiciaire des autres pouvoirs[10]. »

L’exécutif républicain reste trop inféodé aux partis, trop mêlé à leurs querelles, pour exercer une a autorité neutre, » dont la condition première est précisément l’impartialité. Aussi les Américains se sont-ils fort bien trouvés d’avoir eu recours à l’arbitrage de leurs tribunaux, de ceux du moins que l’inamovibilité élève d’habitude au-dessus des divisions politiques et des passions populaires ou parlementaires. L’accroissement des privilèges du juge est devenu en même temps la meilleure sauvegarde des droits individuels contre les empiètemens des assemblées représentatives. C’est l’heureuse application du principe fondamental, formulé par Story : « Tout gouvernement où n’existe pas un pouvoir judiciaire investi d’attributions égales en étendue à celles du pouvoir législatif est peu sûr et peu digne d’un peuple libre. » Tocqueville écrivait avec plus d’énergie encore : « Qu’on y prenne bien garde ; un pouvoir électif qui n’est pas soumis à un pouvoir judiciaire échappe tôt ou tard à tout contrôle ou est détruit… L’extension du pouvoir judiciaire dans le monde politique doit être corrélative à l’extension du pouvoir électif. Si ces deux choses ne vont point ensemble, l’état finit par tomber en anarchie ou en servitude. »

La démocratie américaine est peut-être la seule qui ait assez grandi son pouvoir judiciaire pour réussir à se faire préserver par lui de ce double péril.


II

Aux États-Unis, l’intervention des tribunaux dans les questions politiques est un fait normal et constant, dont les exemples abondent, surtout à l’origine de la république. Aujourd’hui, la magistrature américaine a fort avancé son œuvre importante et laborieuse. Les principales lignes de sa jurisprudence sont fixées ; elle n’a plus désormais à revenir que par exception sur les graves problèmes depuis longtemps résolus, et n’est appelée que rarement à régler des difficultés constitutionnelles absolument neuves, ou de nature à passionner l’opinion publique.

Sans avoir perdu sa haute influence, elle joue naturellement un rôle moins retentissant qu’au début, lorsqu’il s’agissait de déterminer le sens et la portée des institutions récemment établies. Alors surgissaient de nombreuses causes, mettant en jeu maint acte du gouvernement fédéral, des législatures particulières, et du congrès. Les cours de justice, presque autant que les chambres législatives, engageaient de solennels débats concernant les intérêts fondamentaux et l’existence même de l’Union. A chaque affaire nouvelle, quelque point nouveau de droit constitutionnel était élucidé par la sentence des juges.

Ce qui étonne tout esprit non pénétré des traditions anglo-saxonnes, c’est de voir les plus grandes questions introduites par le plus petit côté, et décidées indirectement à propos de litiges privés, souvent sans importance.

Pour s’expliquer ce procédé original, on ne doit pas oublier que la magistrature ne peut aborder le terrain politique qu’à l’occasion d’un procès proprement dit, et sur la réclamation motivée d’un citoyen. Il faut se souvenir aussi de la distinction admise en Amérique entre les pouvoirs explicites et les pouvoirs implicites ou incidens. Or, dans le règlement des plus grosses difficultés politiques par les juges, c’est l’incident qui devient le principal. Les considérons d’un arrêt rendu dans une cause de mur mitoyen se trouvent contenir la sanction ou l’interprétation définitives des lois constitutionnelles. On appelle devant la cour l’affaire du citoyen Hylton qui refuse d’acquitter la taxe des voitures. Le débat va bientôt s’élargir et porter sur les pouvoirs du congrès en matière d’impôts. La plainte d’un milicien réfractaire condamné à l’amende permettra au tribunal de traiter les plus hauts problèmes relatifs au droit de paix et de guerre.

Nous ne saurions donner ici qu’une idée très sommaire des sentences nombreuses et variées, dont l’ensemble, classé méthodiquement, formerait un code complet de législation constitutionnelle.

Tous les pouvoirs ont vu leurs attributions discutées et définies par les tribunaux. Voici d’abord l’exécutif. Tantôt ses devoirs et ses droits sont déterminés dans leur essence et leurs rapports généraux avec les autres organes du gouvernement. Tantôt le juge s’efforce d’établir la responsabilité respective de divers agens exécutifs ; il s’attache à distinguer les cas où le chef de l’état couvre personnellement ses subordonnés par sa responsabilité, et à préciser ceux dans lesquels les ministres et les fonctionnaires ne sont que les agens de la loi, et par suite individuellement responsables de leurs propres actes. Puis, c’est entre les prétentions rivales du président et du sénat, relativement à la révocation des secrétaires d’état (ministres), que la magistrature suprême doit statuer. Elle déclare que le concours de la haute chambre n’est pas nécessaire.

Dans un autre procès, ayant trait à la convocation des milices, les pouvoirs militaires du président font l’objet de la discussion. A quelle autorité appartient-il d’apprécier l’urgence de cette mesure défensive en cas de guerre ou d’insurrection ? Est-ce à l’état particulier ou au gouvernement national, au congrès ou au président ? La cour suprême du Massachusetts s’était prononcée pour l’état particulier. Mais la cour suprême fédérale, à plusieurs reprises, décide souverainement en faveur de la prérogative présidentielle. Plus tard, au sujet des troubles du Rhode-Island (1841-1842), la question reparaît encore, et la décision première est confirmée par une sentence nouvelle.

Survient la guerre de sécession, qui réveille la controverse dans des circonstances exceptionnellement douloureuses. Après un débat solennel, dont l’ampleur répond à la gravité de la crise, un arrêt, conforme aux précédens, maintient l’ancienne jurisprudence. La cour suprême, amenée à définir incidemment le droit de paix et de guerre, cherche à déterminer la part du président et celle du congrès dans l’exercice d’un pouvoir dont les limites sont si difficiles à tracer.

Mais que les libertés individuelles viennent à être menacées par ce même exécutif, qu’elle sait au besoin défendre d’une main si ferme, la magistrature américaine se souviendra que sa mission auguste est de protéger les citoyens et de sauvegarder leurs intérêts légitimes. En pleine guerre civile, elle saura protester contre la suspension de l’habeas corpus et le régime des cours martiales infligé par le président Lincoln aux états restés fidèles à l’Union. Si les luttes armées, ne lui permettant plus de remplir efficacement son rôle pacifique, la réduisent à confesser l’impuissance du droit contre la force, elle pourra du moins se rendre le témoignage de n’avoir pas failli à son devoir. « J’ai usé de toute l’autorité que me confient la constitution et les lois, dira-t-elle par la bouche du chief justice Taney, mais une force que je n’ai pu faire céder a paralysé mon pouvoir. »

De son côté, la puissance législative, dans la personne collective des législatures locales et du congrès, a vu ses actes confirmés ou annulés par de nombreux arrêts judiciaires. Même les lois d’impôts et de finances sont débattues à l’occasion devant les tribunaux. Rien de ce qui constitue partout le domaine plus spécial du législateur n’échappe, en Amérique, à l’examen et au contrôle éventuels du juge.

Le congrès possède-t-il le droit de créer une banque nationale ? Cette question passionne les esprits et divise le pays en deux camps hostiles. Les partisans des immunités provinciales, arguant que tout pouvoir non expressément conféré au gouvernement de l’Union lui est par là même refusé, déclarent l’institution illégale. Au contraire, les fédéralistes la proclament indispensable pour assurer l’unité de l’administration financière ; ils invoquent la clause élastique de la nécessité. La cour suprême reconnaît en effet que l’établissement de la banque est constitutionnel, comme nécessaire à la bonne gestion du trésor fédéral, et compris en conséquence parmi les pouvoirs implicites du congrès[11].

En 1758, sous le régime colonial, la législature du New-Jersey abandonne certaines terres aux Indiens, avec le bénéfice de l’exemption des taxes. Ces propriétés sont légalement vendues en 1803 à des acquéreurs de race blanche. Peuvent-elles, dès lors, être imposées, ou le privilège sera-t-il maintenu ? Les chambres représentatives locales ordonnent de faire inscrire les terres sur le rôle des contributions, et les tribunaux de l’état admettent la validité du décret parlementaire. Mais la cour suprême décide que la taxe est inconstitutionnelle, de sorte que le principe fondamental du droit public, l’égalité de tous les citoyens devant l’impôt, cède ici le pas au principe essentiel du droit privé, l’inviolabilité des contrats[12].

Indépendamment d’un contrat formel qui l’oblige, la puissance législative n’a-t-elle pas des limites en matière fiscale ? Oui, répond la cour supérieure de l’état d’Iowa, les limites mêmes de la justice et de l’équité. Toute taxe qui ne porte pas le caractère d’utilité publique manifeste, ou qui pèse injustement sur quelques districts, est un abus de pouvoir, et par suite doit être réputée nulle. « La loi qui l’établit tombe sous le coup des prohibitions constitutionnelles destinées à protéger les droits privés contre toute oppression, quelle qu’en soit la forme, quelle que soit l’autorité, reconnue ou non, qui s’en fasse l’instrument. »

Il n’est pas jusqu’aux actes émanant des conventions constituantes d’un état particulier, c’est-à-dire de la souveraineté populaire dans cet état, qui ne puissent être infirmés par le pouvoir judiciaire, même local. Le peuple de l’Illinois se donne, en 1870, une constitution toute neuve, dont un article, assimilant les chemins de fer aux voies publiques, place les compagnies sous la haute main du gouvernement. Mais les juges locaux tiennent pour non avenue la constitution de l’état, comme contraire à la constitution fédérale[13]. Pour les mêmes motifs, la magistrature de Californie refuse d’appliquer les lois organiques nouvelles, votées par la majorité provinciale sous la pression des agitateurs socialistes.

Les complications du système fédératif, les règles délicates déterminant la hiérarchie gouvernementale deviennent aussi la source de discussions et de conflits sans fin. D’ailleurs, une loi quelconque met presque toujours aux prises le gouvernement central et les gouvernemens particuliers, qui se disputent le droit de l’interpréter et de l’appliquer chacun selon sa convenance et ses intérêts. La plupart des affaires citées plus haut ne sont autre chose que des épisodes de la lutte renaissant, sous mille formes diverses, entre deux puissances rivales, celle des états et celle de l’Union.

La constitution est-elle un simple traité conclu entre états souverains et pouvant être dénoncé ou rompu par eux à leur gré ? Ne doit-on pas la considérer plutôt comme la loi suprême, émanant de la volonté directe du peuple, librement consentie par lui, et obligeant les états ? Où commencent et où finissent les pouvoirs du gouvernement national et ceux des gouvernemens locaux ? Quelle est la situation du citoyen par rapport à la double juridiction dont il relève ? A qui appartient la souveraineté ? Au peuple assurément, mais auquel ? Est-ce à celui de l’état particulier, dont l’existence ne fait pas doute ? Est-ce au peuple fédéral, qui semble être une personnalité fictive ?

Chacune de ces questions se trouvait posée à la magistrature, qui épuisait pour y répondre les ressources de sa dialectique. Il Notre gouvernement national, disait le chief justice Marshall, vient directement du peuple et tire de lui sa force et sa substance même. C’est du peuple, et non des états, qu’il tient la délégation de ses pouvoirs. L’assentiment des états, agissant en leur qualité souveraine, résulte de la convocation d’une Convention constituante. Au moyen de cet intermédiaire, la constitution était soumise au peuple, qui avait pleine liberté de l’accepter ou de la rejeter. Son adoption définitive créait une obligation parfaite, liant désormais les états… D’autre part, le gouvernement central, investi d’attributions déterminées, ne peut exercer que celles-là. Il est à la fois limité dans ses pouvoirs et souverain dans sa sphère d’action. Quant aux états, chacun d’eux possède les organes essentiels d’une existence indépendante. »

Ces discussions peuvent paraître vaines à qui les envisage au point de vue abstrait. Mais, dans la vie sociale de chaque jour, les théories prenaient la forme concrète et palpable de droits ou de devoirs, d’immunités ou de sacrifices, au sujet desquels les diverses fractions du pays étaient toujours prêtes à batailler. Les constituans avaient posé un problème trop complexe, dont la solution subtile ne tombait pas sous le sens des masses. Contre les intérêts en lutte, que pouvaient des argumens de métaphysique constitutionnelle, fussent-ils développés avec l’autorité d’un Marshall ou la fine logique d’un Story ?

L’agitation alla grandissant, et il fallut faire parler la poudre. Les combinaisons démocratiques les mieux agencées n’ont pas le privilège de résoudre les difficultés insolubles dès que les volontés collectives et irresponsables refusent de se soumettre pacifiquement au droit. Néanmoins, les bonnes doctrines ne disparaissent pas à jamais dans le naufrage. Les passions l’emportent pour un temps. Mais l’esprit public revient, après l’orage, aux idées saines, sauvées par la protestation du juge.

A chaque occasion qui leur est offerte d’intervenir, les tribunaux s’efforcent d’apaiser les discordes. Le pouvoir judiciaire fédéral, plus indépendant par sa situation même, se trouve surtout appelé, à jouer le rôle de médiateur. Il s’attache à concilier l’autonomie provinciale avec la prédominance nécessaire du gouvernement de l’Union. Dans cet équilibre sans cesse troublé, « c’est lui qui figure le centre de gravité de la république. »

Sous une forme ou sous une autre, la liberté commerciale entre les états est constamment attaquée. La cour suprême veille à la garantir, et s’appuie pour cela sur l’article de la constitution qui interdit aux états particuliers de grever d’aucune taxe le commerce intérieur. Aussi déclare-t-elle non avenue la loi du Maryland établissant une patente de 50 dollars sur tout marchand en gros d’objets importés dans l’état. Toujours au même titre, afin de supprimer les entraves qui pourraient gêner les transactions de province à province, elle réforme en appel un arrêt rendu par la justice locale et annule une loi de New-York, aux termes de laquelle MM. Livingstone et Fulton avaient obtenu le monopole de la navigation à vapeur sur les eaux de l’état.

Dans un procès plus important, la cour suprême est arbitre entre deux états souverains. Par un pacte conclu en 1789, le Kentucky et la Virginie s’étaient engagés réciproquement à confirmer la validité de tous les droits des particuliers sur les terres possédées par eux en vertu des lois antérieures à l’Indépendance. Plus tard, cependant, la législature du Kentucky croit pouvoir passer des actes contraires. Mais la cour suprême, appliquant au droit public les principes du droit privé, frappe de nullité les lois nouvelles, et décide que les conditions d’un pacte entre états sont aussi obligatoires que celles des contrats entre individus.

Après la guerre de sécession et le vote des amendemens qui en furent la suite, l’autorité du gouvernement central, grandie par la victoire, menaçait l’autonomie des états vaincus. La cour suprême prit leur défense, comme elle avait défendu jadis la suprématie fédérale en péril, et déclara dans une affaire célèbre (Slaughter Home case, avril 1873) qu’ils ne pouvaient être déchus des droits essentiels exercés jusque-là par eux. Les juges, envers et contre tous, restaient fidèles à l’ancien programme : « l’indestructible union entre les états indestructibles. »

Puis ce sont les mesures relatives à l’esclavage qui amènent l’intervention fréquente du pouvoir judiciaire. Sa mission conciliatrice est spécialement délicate, car le pays se trouve coupé en deux sections très nettes par des intérêts radicalement opposés, et les passions violentes du dehors grondent jusqu’aux portes du tribunal. Les constituans, qui, par pudeur, n’ont pas osé nommer l’esclavage, s’étaient retranchés dans un silence prudent pour éluder la difficulté. Aux premiers mots prononcés sur la question, l’antagonisme éclata.

Dans le Massachusetts, l’esclavage fut aboli en 1781 par une simple décision de la cour supérieure locale, affirmant que les termes mêmes du bill des droits, « tous les hommes sont nés libres et égaux, » n’admettaient pas l’existence de la servitude. Cette sentence, il est vrai, lésait faiblement les citoyens d’un état qui comptait peu ou point d’esclaves. Une décision analogue de la magistrature fédérale aurait précipité peut-être l’explosion de la guerre civile.

Chaque parti attendait avidement l’opinion de la cour suprême dans l’affaire Dred-Scott. Le compromis du Missouri, qui interdisait l’esclavage au-delà de certaines limites géographiques, fut déclaré nul, et les considérans de l’arrêt rendu alors furent souvent invoqués par les défenseurs attitrés des doctrines esclavagistes. Ceux-ci purent prétendre que « l’institution particulière[14] » était reconnue désormais comme institution nationale. Des légistes américains se sont rencontrés pour soutenir que le jugement était strictement conforme à la constitution. C’est pourtant sur ce chapitre que l’on aurait souhaité de voir l’autorité judiciaire souveraine se permettre une large interprétation des textes. La cour suprême a perdu là, malgré elle sans doute, une belle occasion de parler haut et net.

Dans un ordre d’idées plus générales, les tribunaux furent appelés à régler des questions où de très graves principes politiques et religieux étaient engagés. Différentes lois, édictées de 1661 à 1788 par les chambres de la Virginie, autorisaient l’église épis-copule à posséder. L’église d’Alexandrie avait acquis, suivant les formes requises, un domaine dont elle resta paisible propriétaire jusqu’en 1793. Mais alors une loi locale nouvelle, confirmée en 1801, ordonna le retour à l’état des biens ecclésiastiques, qui furent affectés au soulagement des pauvres. La cour suprême fédérale déclara inconstitutionnelles ces lois spoliatrices, sans se laisser arrêter par le prétexte allégué pour les justifier, ni par la destination charitable spécifiée dans l’acte parlementaire.

« L’église épiscopale, dit en substance le juge Story, a obtenu l’autorisation légale d’acquérir des terres. La révolution de l’Indépendance a supprimé son monopole, mais ne saurait lui ravir des propriétés devenues sa possession légitime en vertu de lois antérieures. Une législature ne peut pas annuler des statuts qui ont créé des corporations privées ; elle n’a pas le droit, en conséquence, d’attribuer à l’état les biens de celles-ci, ou d’en disposer sans leur consentement. Contre les abus d’une fausse interprétation de la loi, les corporations privées, autant que les simples particuliers, sont protégées par l’esprit et la lettre de la constitution[15]. » Ainsi la magistrature américaine, tout en consacrant la liberté religieuse, préservait l’église des empiètemens de l’état.

Le pouvoir judiciaire étend sa juridiction sur les relations internationales même ; c’est lui qui interprète les traités diplomatiques, assimilés par la constitution aux lois fondamentales. Dès l’origine, il eut à poursuivre l’exécution du traité de 1783, qui reconnaissait la dette coloniale anglaise. Naguère encore, la cour suprême tenait pour non avenue la loi fédérale sur les marques de fabrique étrangères, loi passée en conformité des conventions signées avec différentes puissances européennes, la France et l’Angleterre notamment. Ces traités se trouvaient donc eux-mêmes atteints, et la situation du commerce extérieur était modifiée par l’intervention des tribunaux.

A maintes reprises, la cour suprême s’appuie sur les clauses du traité conclu par Burlingham avec la Chine pour invalider les actes des législatures. En 1879, elle frappe de nullité la loi de l’Orégon interdisant aux entrepreneurs d’employer des Chinois aux travaux publics. Dans une autre circonstance, elle affirme qu’aucun état particulier n’a le droit d’interdire aux Chinois, en tant que Chinois, l’accès des États-Unis[16]. C’est au congrès qu’il appartient d’imposer des règles à l’immigration. Sans se départir de leur modération habituelle, les juges ont même esquissé à grands traits la politique extérieure qui convenait, suivant eux, à une démocratie républicaine. « Le génie et le caractère de nos institutions sont pacifiques, dit le chief justice Taney. Aussi le congrès a-t-il été investi du pouvoir de déclarer la guerre, non pas pour préparer des agressions et des accroissemens de territoire, mais pour mettre le gouvernement fédéral en mesure de revendiquer au besoin par les armes ses droits et ceux de ses nationaux. On doit donc présumer qu’une guerre déclarée par le congrès n’est pas entreprise en vue de conquêtes ou d’acquisitions territoriales. »

Les faits ont donné un démenti aux principes affichés ; les États-Unis se sont agrandis sans scrupules aux dépens de leurs voisins faibles, principalement par les guerres contre le Mexique. Mais il n’a pas tenu à la cour suprême que les saines doctrines ne fussent respectées ; son interprétation traduisait fidèlement la pensée des fondateurs de la république.

En somme, la magistrature américaine a toujours pu discuter et souvent résoudre les plus hautes questions constitutionnelles et politiques, et cela sans excéder sa compétence. Depuis, les lois essentielles fixant la nature, la forme et les limites du gouvernement, réglant les attributions législatives, exécutives et judiciaires, les relations des états particuliers entre eux et avec l’Union, ou visant les conventions internationales, jusqu’aux lois de détail sur la punition du blasphème, le repos du dimanche, on la propriété littéraire, toutes ont été contrôlées par les tribunaux, et confirmées ou annulées par eux, après avoir été confrontées en quelque sorte avec la constitution des États-Unis.

Il n’existe pas un pouvoir du congrès, du président ou des états, pas une liberté des citoyens, liberté de conscience, liberté de la presse, liberté de la parole, droit de révolution même, qui n’aient été débattus par les juges, et ne soient devenus l’objet d’une décision presque invariablement rendue dans le sens libéral et conservateur.


III

On admet aux États-Unis que les tribunaux interprètent les lois, non-seulement, comme partout ailleurs, pour en préciser le sens, mais pour en supprimer l’effet, si, après examen, elles ne sont pas reconnues conformes au pacte fondamental. Une question très importante surgit aussitôt, enveloppée de subtilités techniques, dont il est difficile de la dégager. Quelle est la portée, quelles sont les conséquences, restreintes ou générales, de cette intervention des cours de justice ? Les jugemens d’inconstitutionnalité ne sont-ils obligatoires que pour les parties en cause ? Doit-on, au contraire, les tenir pour des interprétations définitives, liant les autres pouvoirs ? En un mot, le juge est-il l’arbitre souverain de la loi constitutionnelle ?

Ouvert sur ce point dès l’origine, le débat n’a jamais été clos, et l’accord complet n’a pu s’établir. Les fédéralistes affirment que la suprématie de l’arbitrage judiciaire est indispensable pour assurer la suprématie de la constitution. Suivant eux, les limites prescrites ne servent de rien, dès qu’il est loisible au congrès de les franchir, sans qu’aucune autorité intervienne utilement. La cour suprême fédérale a toujours professé la même doctrine, qu’un de ses chief justice les plus illustres, John Marshall, a exposée avec « une précision toute mathématique, » selon Kent, autre jurisconsulte éminent.

Les démocrates invoquent le principe de la séparation et de l’indépendance des trois pouvoirs. Si les interprétations de la magistrature deviennent définitives, disent-ils, la responsabilité des représentans et de l’exécutif envers le peuple n’existe que de nom. La souveraineté passe à une oligarchie judiciaire, ne devant compte à personne de ses décisions sans appel. Par suite, les dispositions capitales de la constitution demeurent illusoires, et le caractère essentiel du système républicain disparaît : la volonté populaire n’a plus d’influence sur lu marche des affaires publiques.

L’antagonisme des deux doctrines se dessina nettement, sous la présidence du général Jackson, lorsque le congrès renouvela le privilège de la banque nationale des États-Unis. Précédemment, la cour suprême avait eu l’occasion de déclarer constitutionnel l’acte créant la banque. Le parti whig, reprenant la thèse des fédéralistes, soutenait que cette sentence était décisive. Mais le président, appuyé par les démocrates, prétendit que l’arrêt judiciaire ne le liait nullement, et frappa de son veto la loi sur la banque, non sans protester contre les théories de ses adversaires. « Le congrès, l’exécutif et la cour, écrivait-il dans son message, doivent agir chacun d’après leur manière respective de comprendre la loi fondamentale… L’opinion des juges ne s’impose pas plus au-congrès que l’opinion du congrès ne s’impose aux juges, et celle du président ne dépend d’aucune des deux. »

Au sénat, les paroles de Jackson rencontrèrent une opposition très vive, dont Webster fut l’éloquent orateur. De son côté, le sénateur White répondit au leader des whigs et résuma les argumens du parti démocrate. « On allègue, dit-il, que la cour suprême est un tribunal institué pour résoudre les grands problèmes constitutionnels, et que devant ses décisions tous les pouvoirs n’ont qu’à s’incliner. Je le conteste absolument. L’autorité de la cour suprême est irrécusable pour juger les causes qui, des tribunaux sur lesquels s’étend sa juridiction, lui reviennent en appel. Mais elle n’oblige ni le congrès ni le président. Si des interprétations différentes sont adoptées de part ou d’autre, c’est le peuple qui forme le vrai tribunal et prononce en dernier ressort. Chaque pouvoir est l’agent direct du’ peuple, et remplit sa mission distincte dans la limite des attributions qui lui sont conférées. Lorsque des conflits éclatent au sujet de ces attributions mêmes ou de leur étendue, le peuple seul doit en décider au scrutin. »

Trente ans s’écoulent, et les deux doctrines contradictoires subsistent toujours. Mais, par un phénomène assez fréquent dans l’histoire des partis en Amérique, elles ont changé de camp, et les rôles se trouvent intervertis. Ce sont alors les démocrates qui défendent la suprématie de l’arbitrage judiciaire avec autant de vigueur qu’ils en déployaient naguère pour la combattre. A entendre leur chef, le président Buchanan, proclamer, dans son adresse d’inauguration, « qu’il se rangera, comme tous les bons citoyens, à l’opinion de la cour suprême sur une difficulté constitutionnelle qu’elle a le droit de régler, » ne croirait-on pas reconnaître quelque vieux survivant de l’école fédéraliste ? Ce revirement s’explique. Le haut tribunal va juger une grave affaire, où est impliquée la question de l’esclavage, et les démocrates esclavagistes ont lieu de compter sur une sentence favorable à leurs intérêts.

Mais les républicains, héritiers des whigs et des anciens fédéralistes, exécutent un changement de front inverse. Ils se rallient au système de l’indépendance des pouvoirs, qu’ils ont si fort attaqué lors du débat sur la banque, et empruntent le langage même de Jackson pour réfuter leurs propres principes d’autrefois. « L’arrêt de la cour suprême, dira plus tard le président Lincoln dans son message inaugural, le 4 mars 1861, est obligatoire pour les parties au procès et résout le point en litige ; il mérite aussi d’appeler l’attention des autres détenteurs de la puissance publique dans les cas semblables. Mais les citoyens impartiaux avoueront que, si la politique du gouvernement sur les questions vitales intéressant la nation entière est irrévocablement fixée par la cour suprême, le peuple abdique sa souveraineté au profit de l’auguste tribunal. »

En 1868, le procès du président Johnson devant le sénat vient raviver la controverse. Cette fois, les mêmes positions sont conservées par les deux partis en présence. Johnson, d’accord avec les démocrates, s’appuie sur la jurisprudence des tribunaux, et prétend soumettre à leur contrôle la constitutionnalité de l’acte qui a provoqué sa mise en accusation. Les républicains, rejetant bien loin cette solution du différend, se refusent à admettre que la magistrature puisse s’interposer entre les chambres et l’exécutif.

M. Stanberry, l’un des avocats de l’accusé, soutient les droite de la cour suprême, « C’est en prévision de pareils antagonismes, dit l’orateur, c’est pour nous préserver de divisions funestes, que nos pères ont eu la sagesse d’instituer le pouvoir judiciaire comme l’arbitre souverain dans toutes les questions douteuses. » — « Non, réplique le sénateur Charles Sumner, l’un des chefs les plus respectés du parti républicain, notre cour suprême n’est pas l’arbitre des volontés législatives. Sa mission consiste à statuer sur des procès définis, mais nullement à siéger en cour de cassation des décrets parlementaires, ni à formuler des vetos tribunitiens. Un conflit entre une loi et la constitution doit être jugé comme tout conflit ordinaire entre deux lois. Aucune des attributions régulières de la cour ne lui permet de toucher aux actes du congrès, si ce n’est incidemment, et la sentence n’est obligatoire que pour les parties en cause. »

Ces divergences et ces chasses-croisés d’opinions déconcertent fort l’étranger. Les commentateurs Kent et Story, dont les ouvrages sont encore aujourd’hui classiques, estiment bien, à l’exemple des anciens fédéralistes, que le pouvoir judiciaire est l’arbitre en dernier ressort. Une haute valeur s’attache au témoignage d’aussi savans écrivains, tout pénétrés de l’esprit des institutions. Mais leur théorie, très correcte assurément, n’a pas reçu la consécration d’une pratique uniforme. La jurisprudence de la cour suprême est tantôt suivie, tantôt rejetée par les autres pouvoirs publics. Chacun d’eux, dans son domaine spécial, réclame et exerce au besoin le privilège d’interpréter la constitution. Les décisions judiciaires n’en conservent pas moins une grande influence sur tous. Rien ne le prouve mieux que l’empressement des partis à les invoquer tour à tour, afin de justifier leurs prétentions respectives.

D’ailleurs, si les chambres et l’exécutif ne se croient pas tenus de souscrire aux interprétations constitutionnelles adoptées par les juges dans les considérans de leurs arrêts, un point capital reste en dehors de toute discussion : l’arrêt même est souverain en l’espèce et obligatoire pour les parties, quelles qu’elles soient. C’est le nœud de la question ; car tout citoyen lésé par une loi dans les droits que la constitution lui garantit peut engager un procès en justice, et si les tribunaux lui donnent raison, la loi, déclarée inconstitutionnelle, ne lui est pas appliquée. L’autorité du jugement, même restreinte à la cause pendante, suffit donc pour que la magistrature américaine possède en temps normal les moyens efficaces de protéger les libertés individuelles.

Mais voici le point compliqué, où les juristes subtils exhibent leur meilleur latin, au risque de l’y perdre. L’acte législatif n’est pas supprimé ipso facto ; il subsiste, et l’arrêt judiciaire aussi, quoique contradictoires. La jurisprudence de la cour continue à se former sur l’infirmité de la loi qui reste en vigueur, bien qu’invalidée dans l’une ou dans chacune de ses applications, jusqu’à désuétude ou abrogation officielle. Il ne faut rien moins que le flegme et le savoir-faire anglo-saxons pour supporter que les choses demeurent ainsi en suspens et pour tirer bon parti de cette combinaison boiteuse.

Finalement, la législation tout entière se ressent de l’intervention des tribunaux. Les assemblées et l’exécutif sont avertis par chaque sentence prononcée des obstacles que les juges apporteront désormais à l’application des lois considérées par eux comme inconstitutionnelles. Tous les pouvoirs publics se trouvent ramenés indirectement au respect des bornes prescrites, et moins portés à des usurpations dont ils prévoient que les effets seront annulés.

De son côté, le pouvoir judiciaire est sagement maintenu dans les limites de son propre terrain ; on ne saurait trop insister sur ce point. Jamais il ne contrôle les actes législatifs avant qu’un litige particulier ne surgisse, fournissant l’occasion de les appliquer. Il ne peut les soumettre à son examen qu’à propos d’une plainte régulière, formulée devant lui par des citoyens personnellement intéressés. Jusque-là, toute loi est réputée valide, et les tribunaux n’ont nulle qualité pour s’interposer. Devant eux ne s’ouvrent pas de débats politiques, au sujet de la valeur ou des conséquences possibles d’une loi étudiée in abstracto ; la discussion, strictement judiciaire, porte sur l’effet immédiat de la loi, envisagée dans son application à un cas actuel et défini.

C’est ainsi qu’en Amérique l’action protectrice de la magistrature contre l’arbitraire législatif paraît avoir approché de très près la juste mesure et trouvé la forme pratique. Les essais de même sorte que l’on observe en Europe au moyen âge, et en France jusqu’à la révolution de 1780, ont échoué presque tous, parce que l’intervention des juges était théorique, préventive, et par conséquent indiscrète et exagérée. Seule peut-être, l’Angleterre fait exception ; mais son pouvoir judiciaire suprême intervient d’une façon moins nette, confondu qu’il est avec le pouvoir parlementaire dans la chambre des lords.

On sait que les justicia d’Aragon exerçaient le droit de déclarer inconstitutionnelles certaines lois, et de les rejeter comme telles. Mais ces cours de justice se prononçaient sur la question abstraite, en dehors de faits précis, avant qu’aucune affaire litigieuse ait été régulièrement soumise à leur juridiction. De là, des luttes violentes avec le roi et les états qui ne supportaient pas de se laisser régenter par les tribunaux. Tout gouvernement devenait impossible. Ce côté défectueux d’une institution utile en soi la fit supprimer.

Les parlemens de France, s’étant laissé entraîner au-delà des sages limites qu’ils n’auraient pas dû franchir, se mettaient en opposition directe avec le pouvoir royal, par le refus d’enregistrer les lois, même fiscales. C’étaient des combats de doctrine, des conflits dans une impasse entre le pouvoir judiciaire et l’autorité monarchique. Il fallait que le parlement cédât au bon plaisir de la couronne et de ses ministres, souvent avec tout l’appareil des lits de justice, ou que le roi subit une humiliation personnelle. Les deux cas entraînaient des antagonismes et des revanches, dont les intérêts du pays avaient fort à souffrir. Si le triomphe de la monarchie faisait parfois le silence dans le parlement, la victoire des parlementaires coïncidait trop souvent avec le désordre intérieur, les difficultés ou les infortunes nationales.

Certes, nos parlemens étaient de taille à jouer un noble rôle. Ils ont mérité à bien des titres l’éloge de Machiavel, qui les tenait pour « l’une des institutions les plus sages, dont l’objet est de veiller à la sûreté du gouvernement et à la liberté des citoyens. » La révolution ne sut pas tirer parti de cette tentative judicieuse de l’ancien régime, ni lui donner sa forme pratique et usuelle comme en Amérique. Elle effaça jusqu’aux derniers vestiges de l’intervention libérale de la magistrature, à laquelle il n’a manqué, pour réussir, que de se limiter et de s’exercer sur son véritable terrain[17].

Aux États-Unis, lors même que les lois sont infirmées comme inconstitutionnelles par les tribunaux, la lutte n’éclate pas ouvertement entre deux pouvoirs mis en présence. Il n’y a ni vainqueur ni vaincu. Les cours de justice ne s’érigent nullement en cours de révision et de cassation des lois du congrès. Leurs sentences, intervenant dans des affaires pendantes, n’ont pas la forme brutale de vetos judiciaires directs, opposés aux volontés des chambres représentatives. Jamais l’autorité du législateur ne se trouve théoriquement mise en cause ; ses actes ne sont pas critiqués en eux-mêmes. Le juge décide simplement dans l’espèce qu’il y a conflit entre la constitution et la loi, et que la première doit primer l’autre, puisque les deux ne peuvent être à la fois obéies. Enfin, le plaignant est affranchi de l’obligation de se soumettre à la loi jugée inconstitutionnelle, sans que celle-ci, comme on l’a vu, soit abrogée ni effacée du livre des statuts de l’état où le procès a surgi. « De tels ménagemens concilient le respect que l’on doit aux assemblées avec la défense des droits privés contre l’usage illégitime de la puissance parlementaire[18]. »

Sous ces conditions compliquées, le contrôle de la loi par les tribunaux a pu subsister en Amérique, au grand avantage des citoyens dont il est la sauvegarde, et sans danger réel pour les autres pouvoirs. Craindra-t-on que la magistrature, profitant de ses prérogatives, ne se transforme en oligarchie dominatrice ? Le pouvoir judiciaire ne dispose d’aucune force matérielle, et la main de justice ne peut rien imposer manu militari sans l’assistance de l’exécutif. D’ailleurs, en cas d’abus, la chambre des représentans a la faculté d’intenter au juge une accusation d’impeachment, et de le traduire devant le sénat. Ce frein suffit, suivant Hamilton, à calmer toutes les défiances ; en même temps, la nécessité de réunir une majorité des deux tiers pour entraîner la condamnation assure également des garanties au magistrat incriminé.

Et pourtant la ligne frontière des deux domaines, judiciaire et législatif, est si difficile à tracer, que les heureux effets du système ne sauraient s’expliquer uniquement par des articles de constitution et des combinaisons gouvernementales. Il y faut joindre surtout de saines habitudes politiques, le sang-froid nécessaire pour ne pas s’effrayer des conflits inévitables dès que l’autorité est partagée, la tolérance réciproque des divers pouvoirs, et le sentiment très net que l’exercice d’un droit poussé à l’extrême est destructeur du droit même.

La haute magistrature américaine tint à honneur de ne pas dépasser les limites prescrites. A peine établie, elle respecta jusqu’au scrupule l’esprit des institutions, et donna ainsi un grand exemple. En 1793, de violentes discussions, attisées par les querelles de partis, éclatent en Amérique au sujet du traité de 1773 avec la France. Le président Washington adresse une requête à la cour suprême, et la prie de faire connaître son opinion, afin d’éclairer et de pacifier le pays. C’était pour elle l’occasion ou jamais de jouer un rôle purement politique, sans laisser de prétexte aux reproches d’usurpation. On la pressait de parler au nom de la paix publique menacée. Son arbitrage pouvait rendre le calme aux esprits, et lui valoir à elle-même un éclatant prestige. La cour suprême répondit par un refus péremptoire, et se cantonna obstinément dans son domaine, d’où l’initiative présidentielle l’invitait à sortir. Elle ne se crut pas le droit, fût-ce au prix d’avantages immédiats pour la nation, de compromettre dans l’avenir l’autorité du pouvoir judiciaire, en formulant une déclaration sur le traité, sans qu’aucun procès actuel l’obligeât à se prononcer.

Sont-ils régulièrement saisis d’une affaire dans laquelle la validité d’un acte législatif est contestée, même en ce cas les tribunaux font preuve de la circonspection la plus sage. Loin d’accueillir avec empressement toute occasion d’intervenir, ils se refusent à entendre les objections d’inconstitutionnalité soulevées contre la loi par un plaignant qui n’est pas personnellement lésé et n’a aucun intérêt direct à poursuivre.

Ils évitent soigneusement de s’immiscer dans ce qui touche aux attributs essentiels de l’exécutif, et sont les premiers à se récuser, s’ils le peuvent sans faillir à leurs devoirs. C’est ainsi qu’en 1867, par l’organe du chief justice Chase, la cour suprême décida « qu’elle n’avait pas à connaître des pouvoirs politiques du président. »

Cette attitude correcte est observée surtout à l’égard de la puissance législative. Il y a quelques années, des difficultés s’élèvent dans l’état de New-Hampshire, à propos de la violation des règlemens parlementaires ; les cours locales se déclarent incompétentes.

Quand les tribunaux sont tenus de se prononcer sur les objections présentées contre la loi, ils se bornent d’habitude à examiner si elle est d’accord avec la constitution. En ce cas, la loi est maintenue, fût-elle injuste, et les parties intéressées sont renvoyées à se pourvoir devant les législateurs mêmes ; car eux seuls ont qualité pour réparer les torts qu’ils peuvent avoir commis, dès que les limites strictes du texte constitutionnel ne sont pas dépassées.

S’agit-il enfin d’infirmer la loi, le juge ne s’y résout qu’avec regret, comme à l’accomplissement du plus pénible devoir. Sa sentence ne lui est arrachée que par l’évidence même, et par l’obligation impérieuse de faire droit aux légitimes réclamations du plaignant. Encore tous les ménagemens possibles sont-ils gardés, afin de ne pas heurter de front les susceptibilités des chambres. Non-seulement les considérans de l’arrêt renferment toujours des témoignages de respectueuse déférence envers le pouvoir législatif, mais encore les juges s’abstiennent de le prendre directement à partie et d’apprécier les motifs qui ont pu inspirer ses actes.

Pendant l’année 1868, un conflit éclate en Floride entre l’exécutif et les assemblées, qui décrètent d’accusation le gouverneur de l’état, George Read. L’affaire se trouve déférée à la cour supérieure locale. Le gouverneur allègue que l’impeachment n’est pas légal. Que fait la cour, dans son jugement ? Elle évite avec une prudente réserve de se prononcer sur le fond du différend, et sans justifier ni condamner aucun des deux pouvoirs en cause, elle se contente d’examiner le fait même, les circonstances matérielles et positives qui l’accompagnent. C’est uniquement sur des considérations de fait que la sentence s’appuie pour décider que, les formes requises n’ayant pas été observées, l’acte de la législature ne présente pas dans l’espèce les caractères distinctifs de l’impeachment, d’où il suit que George Read reste le gouverneur légal de l’état.

Pour faire invalider une loi portant atteinte à son droit de propriété, un plaignant met en suspicion l’intégrité des législateurs, et prétend prouver que le vote parlementaire est vicié par des manœuvres corruptrices. Loin de s’engager sur ce terrain, la cour écarte aussitôt l’objection. « Elle ne peut pas s’ingérer dans la question de savoir si l’on a usé de corruption, » dit le chief justice Marshall. Ce serait, en effet, un jugement politique ; là commencerait l’usurpation véritable, la censure du pouvoir législatif par le pouvoir judiciaire. La loi fut déclarée inconstitutionnelle, mais pour des raisons juridiques seulement, parce qu’il y avait eu révocation de contrat, et partant violation des principes formulés par le pacte fondamental.

De même, dans l’affaire des biens ecclésiastiques résumée plus haut, la cour suprême ne recherche pas s’il appartient ou non aux assemblées de réglementer l’église. « Quels que puissent être ou n’être pas, en matière religieuse, les pouvoirs de la législature, celle-ci a autorisé l’église à posséder. » C’est ce dernier fait seulement que le jugement retiendra pour donner à l’acte incriminé le caractère d’une spoliation contraire au droit constitutionnel.

Si, par l’observation scrupuleuse de ces nuances délicates, les juges américains évitent d’ordinaire de se mettre en opposition directe avec les divers détenteurs de la puissance publique, ceux-ci, de leur côté, s’inclinent en temps normal devant les arrêts judiciaires, au moins pour ce qui concerne les faits de la cause, toute question d’interprétation ultérieure étant réservée. Souvent même, la jurisprudence établie par les tribunaux est adoptée sans résistance par les autres pouvoirs. N’a-t-on pas vu Washington aller jusqu’à demander, inutilement d’ailleurs, une consultation extrajudiciaire à la cour suprême ? Plus tard, le président Taylor, au moment d’entrer en fonctions, prenait par avance l’engagement solennel « de s’en rapporter, pour interpréter la constitution, aux sentences prononcées par la magistrature nationale. » Buchanan tenait un langage à peu près semblable. Quant au président Johnson, lors de sa querelle avec le congrès, il ne cessa de manifester l’intention de faire régler le différend par la cour suprême. Intéressé plus directement encore dans la question, le pouvoir législatif lui-même ne semble pas prendre trop d’ombrage de ce contrôle judiciaire. La chambre fédérale n’a usé qu’à titre exceptionnel du droit régulier qu’elle possède de mettre les juges en accusation d’impeachment. A peine peut-on citer quatre ou cinq cas de ce genre, dont deux au moins s’expliquent par des raisons d’indignité personnelle, sans rapport avec la politique. Sauf à l’époque troublée de la guerre civile, on ne voit pas non plus que le congrès ait sérieusement tenté de porter atteinte à l’indépendance de la cour suprême, ou de restreindre sa juridiction. Et pourtant, d’après les termes exprès du texte constitutionnel, comme le remarque Van Buren, la juridiction d’appel de la cour reste « soumise à telles règles et exceptions qu’il plaira au congrès d’établir. »

Si vives que soient les défiances d’une assemblée démocratique envers tout ce qui peut limiter son omnipotence, on a entendu néanmoins des élus du suffrage populaire rendre hommage à la magistrature inamovible chargée de contrôler leurs actes, et se féliciter hautement de son intervention bienfaisante.

« Vous m’objectez, disait un représentant du congrès, qu’en adoptant le bill actuel, nous l’exposons à être infirmé par le pouvoir judiciaire des États-Unis, qui peut le déclarer contraire au pacte fondamental, par conséquent nul, et se refuser à en poursuivre l’exécution. Cette objection ne me trouble pas. Le contrôle des tribunaux ne m’inspire qu’orgueil et confiance ; il me rend plus libre pour traiter toutes les questions débattues ici. Je réfléchis en effet que si, par inadvertance, par manque de précision ou par quelque autre défaut, je votais de mauvaises lois, nous avons un pouvoir institué pour empêcher l’application des lois préjudiciables à nos commettans… Notre gouvernement se fait gloire de fournir le remède aux erreurs des assemblées législatives elles-mêmes[19]. »

Loin de prétendre que les décisions du grand nombre et de ses délégués, qu’elles soient justes ou non, demeurent toujours sacrées, la démocratie souveraine des États-Unis admet en théorie et en pratique les plus fortes restrictions à sa puissance. La simple majorité de cinq juges inamovibles, sur neuf dont se compose la cour suprême[20], arrête et annule, au nom de la justice, la volonté d’un peuple de 50 millions d’âmes, représenté par ses chambres et son exécutif élus.

Mais plus est élevé le rôle du pouvoir judiciaire, plus son indépendance doit être garantie. Faute de cette condition essentielle, il deviendrait bientôt l’instrument d’un insupportable despotisme. Le succès ou l’échec des combinaisons américaines dépend donc principalement des règles adoptées pour le recrutement de la magistrature et le choix des juges.


IV

« Tout notre système politique et chacun de ses organes, l’armée, la flotte et les deux chambres, tout cela, dit l’illustre philosophe écossais David Hume, n’est qu’un moyen pour atteindre une seule et unique fin, la conservation de la liberté des douze grands juges de l’Angleterre. »

Ces paroles typiques, comme l’a fait observer M. de Laveleye, peuvent s’appliquer également aux neuf grands juges des États-Unis. Sous une forme paradoxale, elles mettent bien en relief l’importance que les Anglo-Saxons des deux mondes attachent à la situation éminente de la magistrature et à l’administration impartiale de la justice.

Mais en Amérique, par un de ces contrastes qui s’y rencontrent presque à chaque pas, la magistrature touche aux deux extrêmes. Le pouvoir judiciaire fédéral, et surtout la cour suprême qui en est le couronnement, s’élève au plus haut degré de dignité et d’honneur ; le pouvoir judiciaire local paraît tombé dans une infériorité regrettable. Tandis que l’inamovibilité assure l’indépendance des tribunaux de l’Union, ceux des états particuliers, soumis au bon plaisir de l’élection populaire, deviennent trop souvent les instrumens des partis et les serviteurs très humbles des majorités du moment.

Ce n’est pas à la démocratie que les Américains sont redevables de leur cour suprême ; c’est à la sagesse des constituans, et un peu aussi aux circonstances. Les programmes franchement démocratiques n’admettent qu’une magistrature élective et révocable. Or, à défaut de combinaisons plus ou moins délicates, qui n’ont point été recherchées, croyons-nous, il ne se trouve pas de peuple fédéral proprement dit pour élire la cour suprême. Elle est nommée par l’exécutif et inamovible. Ce privilège aristocratique, inscrit dans la constitution même, ne pourrait être supprimé que par voie d’amendement, et l’on sait quels obstacles presque insurmontables en pratique s’opposent à toute modification constitutionnelle. Loin d’emprunter sa grandeur et sa force à l’application des théories radicales, la cour suprême n’est restée grande et forte qu’autant qu’elle a pu s’en préserver.

Dans les états particuliers, au contraire, aucune circonstance spéciale ne protégeait la judicature contre les tendances des institutions. Le peuple de l’état, qui formait une collectivité réelle et souveraine sur son domaine propre, élisait au scrutin ses gouvernans de toute catégorie. Rien ne l’empêchait de donner au pouvoir judiciaire les mêmes sources électorales qu’aux autres pouvoirs publics.

La magistrature locale, généralement élue, est donc le fruit naturel du système américain ; la magistrature fédérale, nommée, n’y représente qu’une exception d’élite, une précieuse anomalie. C’est dans les états particuliers qu’il faut chercher jusqu’où peut être compromis le juge par le principe électif de son investiture, au milieu de la démocratie même la moins fanatique.

En effet, la leçon paraîtra d’autant plus instructive que les conditions essentielles d’une bonne organisation judiciaire ont été excellemment comprises et définies par les républicains d’Amérique. Leurs doctrines, que nous résumons ici, sont bien dignes de ce peuple instinctivement ami de la loi (law abiding people) chez lequel, au dire de Burke, les connaissances juridiques étaient plus répandues que partout ailleurs.

Défenseur naturel des libertés publiques et privées, le juge doit planer si haut que ni la faveur ni la crainte ne puissent atteindre sa conscience et troubler l’impartialité sereine de ses jugemens. Son indépendance est le fondement même des sociétés libres. En république, la majorité souveraine peut tout ce qu’elle veut, le nombre tend sans cesse à primer le droit ; quel recours resterait aux minorités sans l’intégrité de la magistrature ? Dans un gouvernement de partis, où chaque faction détient tour à tour la toute-puissance, quelle autre barrière s’élèverait contre la tyrannie du parti vainqueur, trop enclin à profiter âprement d’une victoire qu’il sait éphémère ? Asservissez le juge aux maîtres du jour, l’empire des lois devient une monstrueuse hypocrisie ; le despotisme est fondé.

« Ne nous payons pas de mots, dit Story, et donnons du moins aux choses les noms qu’elles méritent. Une république dépourvue d’un pouvoir judiciaire assez indépendant pour résister à l’usurpation, pour protéger les libertés publiques et les droits privés, s’appelle une démocratie absolue, exerçant par ses chefs la souveraineté despotique et universelle. Ce gouvernement de tyrans, électifs sans doute, mais tyrans néanmoins, sera d’autant plus violent, vindicatif et sanguinaire, qu’il engendrera forcément de nouvelles factions, ne pouvant régner que par l’écrasement des factions rivales. Régime dangereux et corrompu, qui se caractérisera tour à tour par la violence ou l’imbécillité. »

En Amérique, la constitution écrite est la loi suprême ; chaque pouvoir a ses limites, le législatif aussi bien que les autres. Au juge incombe la mission de faire respecter les bornes prescrites et de régler les litiges constitutionnels. Pour rester arbitre impartial, comme pour offrir aux citoyens lésés une protection efficace, la magistrature ne doit pas être assujettie à ceux dont elle contrôle les actes. On ne saurait trop multiplier les garanties de cette nature. Tout ce qui grandit le juge fortifie le droit.

Or le pouvoir judiciaire est en fait le moins puissant des pouvoirs publics. Son infériorité matérielle, en face des assemblées législatives et de l’exécutif, l’expose à des capitulations fâcheuses. Sa situation même le désigne aux tentatives corruptrices et aux attaques des ennemis de la loi, qui gêne et contrarie presque autant de gens qu’elle en protège.

L’inamovibilité des fonctions vient fortement en aide à l’énergie morale et à la conscience du juge. « C’est le meilleur et peut-être l’unique procédé, dit Hamilton, pour obtenir une justice régulière, droite et impartiale. » D’ailleurs, dans les gouvernemens électifs, tout se modifie et se transforme soudain, les institutions et les interprétations autant que les hommes. Au milieu de cette mobilité perpétuelle, si dangereuse dès que rien n’y fait contrepoids, le magistrat inamovible représentera les traditions conservatrices et la stabilité constitutionnelle.

Les Américains se préoccupaient moins des abus possibles du privilège attribué au pouvoir judiciaire que de l’insuffisance des moyens destinés à garantir son indépendance. Suivant eux, loin de rendre le juge assez redoutable pour menacer les libertés individuelles, l’inamovibilité le laissait encore trop faible pour les protéger efficacement. « Peu d’hommes, dit Story, ont le courage de résister au courant des passions populaires, et de sacrifier leur bien-être présent ainsi que la faveur publique à l’accomplissement consciencieux de leurs devoirs, et à la gratitude lointaine du pays et de la postérité. »

Quant à l’élection des juges, bien qu’à peine pratiquée alors en Amérique, les effets en étaient prévus et dépeints avec la plénitude et la franchise du bon sens. Tout système électif épuise bientôt le personnel éligible, et d’autant plus vite que les qualités requises sont plus éminentes. Pour subvenir aux changemens des scrutins périodiques, où trouver assez de sujets d’élite, réunissant la haute moralité, les connaissances spéciales, l’expérience professionnelle qu’exige la mission d’appliquer les lois ? L’instabilité des fonctions judiciaires en éloignera quiconque mériterait le plus de les occuper. Tout homme ayant le sentiment élevé du devoir reculera devant la nécessité de mener à grand fracas une campagne électorale, où les promesses du candidat engageraient la liberté du futur juge. Ceux que la sévérité des principes, la réserve et la dignité du caractère recommanderaient le mieux aux suffrages populaires, seront détournés de les briguer par leurs titres mêmes à les obtenir. La judicature tombera en des mains incapables ou indignes, et son asservissement aux partis entraînera les pires conséquences.

« Élus par l’oligarchie régnante, écrivait John Adams, les magistrats se montreront obséquieux envers la majorité à laquelle ils devront leurs sièges. L’autorité judiciaire se prostituera aux manœuvres électorales. La justice ne sera plus rendue. L’innocence et la vertu ne seront des sauvegardes que pour les amis de la faction dominante, qui, par des poursuites abritées derrière une légalité menteuse, réduira ses adversaires au désespoir et à la ruine. »

Quant au pacte fondamental, soi-disant protecteur de tous les droits, il ne sera plus que l’instrument flexible de tous les caprices du nombre. La majorité n’aura-t-elle pas ses juges, prêts à rendre n’importe quels oracles ? Les volontés changeantes des maîtres du jour deviendront la loi suprême et la suprême interprétation de la loi.

Ces doctrines appartiennent surtout aux fédéralistes, et aux commentateurs Kent et Stoiy, qui les résumèrent fidèlement. Elles n’en reflètent pas moins l’opinion générale de l’Amérique dans les premiers temps de son existence nationale. Car les états particuliers, absolument libres de constituer à leur gré le pouvoir judiciaire local, avaient presque tous adopté les règles qui présidèrent plus tard à l’établissement des tribunaux de l’Union. Sauf une ou deux exceptions remontant à l’époque coloniale, les juges étaient inamovibles et nommés par l’exécutif. Hamilton arguait même de leur exemple devant ses collègues de Philadelphie pour faire accorder le même privilège à la magistrature fédérale.

Cinquante ans après la guerre de l’Indépendance, ces idées prévalaient encore. Sur vingt-quatre états, dix-neuf conservaient l’inamovibilité des juges. Story pouvait donc démontrer à l’aide des faits la supériorité pratique de cette organisation judiciaire.

Le politicien d’aujourd’hui raisonne autrement. Très ferré sur les principes, il définira les qualités essentielles du bon magistrat en amplifiant les belles définitions de Hamilton ou de Story qu’il sait par cœur. Volontiers il redira avec John Marshall, non sans rire à part lui : « Le ciel dans sa colère ne saurait infliger de fléau plus terrible aux nations ingrates et pécheresses qu’une magistrature ignorante, corrompue et dépendante. » Seulement, c’est à l’élection des juges que le politicien moderne demande les garanties d’indépendance, de savoir et d’intégrité.

Rien ne se prête mieux à la faconde obligatoire des réunions publiques et des meetings que de présenter cette élection de la magistrature comme la meilleure sauvegarde et l’un des plus nobles privilèges à la fois du peuple et du juge : le premier se grandit au point de vue moral et politique en déléguant aux hommes honorés de sa confiance le droit de le juger et de le punir ; l’autre atteint des hauteurs transcendantes, grâce à la consécration populaire qui fait de lui la loi vivante par la volonté de ceux qu’il jugera.

Naturellement, dans la réalité, le contraire se produit. Les politiciens d’Amérique sont trop avisés pour en douter ; leurs déclamations emphatiques n’ont même pas l’excuse de l’illusion. Un auteur éminent, M. Lieber, écrivait en 1859 : « On admet universellement et sans réserves que l’élection des juges par le peuple est absolument désastreuse. Chacun la sait funeste à la vraie liberté civile, parce qu’elle est incompatible avec l’impartialité de la loi, qui reste le point capital. L’examen le plus attentif et le plus consciencieux de la question, la lecture d’une quantité considérable de feuilles publiques, maintes consultations avec des légistes et des hommes d’état, ne m’ont pas, que je sache, mis en présence d’une seule opinion favorable à l’élection de la magistrature. Il semble généralement reconnu que ce déplorable système fut adopté non pour cause de mécontentement suscité par les juges et leurs actes, mais uniquement en vue d’augmenter la puissance du souverain, c’est-à-dire du peuple. » Ainsi l’exigeait la logique des institutions.

Dès 1816, Jefferson déclare en effet que l’élection de la magistrature est le complément nécessaire du principe républicain ; le peuple, source unique de tout pouvoir, doit être le dispensateur suprême de la justice, comme il est le premier auteur de la loi, au moyen de mandataires choisis par lui et révocables à sa volonté. L’Amérique était encore trop imbue des traditions conservatrices et trop rapprochée de ses origines monarchiques pour appliquer de pareilles théories. Près de vingt ans s’écoulent, et les projets de réforme judiciaire sont lancés dans le public, non sans soulever des critiques très vives.

Il n’était pas malaisé de répondre aux sophismes des novateurs que les juges ne sont pas les représentons du peuple au même titre que les législateurs ; qu’étant les gardiens du pacte constitutionnel et les défenseurs des grands intérêts sociaux, ils ne peuvent remplir leur rôle avec impartialité qu’à la condition d’être à l’abri de l’instabilité et des fantaisies du suffrage universel. Mais la raison, le bon sens et l’expérience protestaient en vain. Sous un régime où tout relève de l’élection, le pouvoir judiciaire seul ne saurait échapper longtemps à la loi commune. Plus les progrès de la démocratie envahissante rendent indispensable à la protection du droit l’existence d’une magistrature forte et indépendante, plus il devient difficile, sinon impossible, de garantir cette indépendance menacée par le système électif.

Au fond, la théorie préoccupait peu les politiciens. L’accroissement de la puissance du peuple n’était que le but apparent, qui n’a même pas été atteint, comme le remarque M. Lieber. « Car les magistrats soi-disant élus par le libre suffrage du pays sont désignés d’avance au vote aveugle des masses, qui ne peuvent ni contrôler ni discuter les choix. » Les préoccupations de parti surtout guidaient les réformateurs. Stuart Mill dit que les juges doivent être nommés pour et non par le peuple. Les politiciens disent : par le peuple et pour le parti.

Ne fallait-il pas d’ailleurs trouver de nouvelles dépouilles à distribuer entre les vainqueurs, afin de réchauffer leur zèle ou de récompenser leurs services électoraux ? Les sièges des juges étaient une proie tentante et facile. L’inamovibilité des fonctions judiciaires devenait dès lors un privilège antidémocratique, qui ne pouvait plus être toléré.

Inauguré d’abord dans l’état du Mississipi, vers l’année 1832, le système électif se propagea, par une contagion rapide, dans les différens états particuliers de l’Union américaine, où il a toujours subsisté depuis. Le peuple élit les juges locaux, souvent aussi les constables, autrement dit les gendarmes. C’est bien là le complément naturel du principe républicain, tel que l’avait entrevu Jefferson.

Les cours fédérales et la cour suprême des États-Unis sont l’unique exception à la règle universelle. Mais leur sort serait facile à prévoir, si la constitution même ne les préservait pas des novateurs. Ceux-ci se plaisent à reconnaître l’influence du haut tribunal et l’importance de son rôle. Qu’une « légère réforme » y soit seulement introduite, l’élection de ses membres, par exemple, et leur révocation ad nutum, ils sont prêts à proclamer l’institution parfaite. Le parti radical apprécie fort la justice, à la condition de tenir en bride ceux qui la rendent.

En 1873, les fermiers du nord-ouest (grangers) réclament impérieusement l’abrogation de certaines clauses législatives insérées dans une concession de voie ferrée. La commission du sénat, chargée d’étudier l’affaire, objecte aux délégués que le congrès n’a pas le droit de révoquer des contrats ; voulût-il passer outre afin de donner satisfaction aux griefs articulés, sa décision serait infailliblement annulée par la cour suprême. « Eh bien ! répondent les réclamans, il faut renvoyer la cour suprême et en prendre une autre qui se prononce pour nous. »

Le mandat impératif ou le renvoi immédiat, telle fut en effet l’alternative habituellement offerte à la magistrature locale, devenue élective et révocable. Car la brièveté parfois extrême à laquelle plusieurs états réduisirent le terme des fonctions judiciaires (trois années, deux, ou même une seule) équivalait à une perpétuelle menace de révocation.

A peine le système électif venait-il d’être adopté par les états du Mississipi et de l’Illinois que déjà les candidats juges prenaient des engagemens sur la teneur de leurs arrêts futurs. Vingt ans plus tard, M. Lieber déplorait les fréquentes défaillances des tribunaux. Aujourd’hui, elles ne se comptent plus. On cite au contraire les magistrats irréprochables, comme le chief justice Lawrence, de l’Illinois, un Américain de Plutarque, qui refusent d’être les exécuteurs des hautes et basses œuvres du parti. Ceux-là ne sont pas mis longtemps à pareille épreuve ; la majorité les remplacera vite par des serviteurs plus dociles.

Les prôneurs de réformes aimaient à dire que le peuple exercerait sur les juges élus par lui un contrôle moralisateur. Si quelques-uns de ceux-ci s’avisaient d’abuser de leurs fonctions, le peuple vigilant serait là pour épurer la justice, en frappant ses interprètes indignes au moyen d’un ou deux bons coups de suffrage, with a sudden perk at one or two elections. La majorité veille en effet ; mais les bons coups de suffrage et d’épuration ont trop souvent servi, dit-on, à écarter les juges rigides.

Combien de fois a-t-on vu cette magistrature, fille du scrutin et du hasard, compromettre son caractère et l’autorité de la loi dans les plus scandaleux trafics, faire de la justice un bouclier pour couvrir les pires spéculateurs, supprimer des contrats, annuler des créances, absoudre des coupables notoires ? Il serait peu équitable de généraliser ces exemples ; les omettre est impossible, car la presse américaine ajoute sans cesse des charges au dossier déjà volumineux de la magistrature élective. La fréquence de pareils abus, chez un peuple ayant le culte naturel de la loi, montre assez le vice profond de l’organisation judiciaire et la pente fâcheuse des institutions.

L’entente scandaleuse du juge élu avec le justiciable ou l’accusé électeur atteint parfois des proportions invraisemblables. Vers 1850, dans les districts houilliers de Pensylvanie, apparaissent les Molly Maguires, sorte de syndicat ou de confrérie d’assistance mutuelle pour l’exploitation de l’assassinat et du brigandage. Afin de mener à bien leur guerre contre la société, ils s’emparent régulièrement de toutes les forces sociales, à la faveur du suffrage universel, dont ils sont devenus les maîtres par le nombre ou par la corruption et la terreur. Disposant des emplois électifs, ils en trafiquent et les distribuent à des créatures. Un ex-gouverneur de l’état, en quête de votes, recherche leur alliance ; les partis se la disputent.

Cependant l’administration des villes et la perception des deniers publics tombent légalement entre les mains de ces sociétaires d’espèce nouvelle. Les voilà possesseurs d’une caisse. Il leur faut encore l’assurance de l’impunité ; l’élection des juges la garantira. Les Molly Maguires élisent les juges, les shérifs, les constables, et réussissent presque à faire nommer un de leurs chefs, notoirement convaincu de crimes. Quelques voix de plus, le meurtrier siégeait au tribunal. On eut ainsi pendant vingt ans le spectacle d’une association de voleurs et d’assassins exerçant paisiblement leur métier avec la connivence des magistrats et sous la protection des lois.

Les Molly Maguires finirent par être poursuivis ; on leur intenta un procès en 1876. Mais cette satisfaction tardive ne fut obtenue qu’au prix des plus grands efforts et par des moyens détournés. Les bons citoyens se virent réduits à recourir aux services d’une agence de police privée, qui dut consacrer quatre années entières à réunir les preuves et les témoignages. Peut-être encore l’affaire n’aurait-elle pas abouti sans la pression énergique des comités de vigilance, s’improvisant défenseurs du droit trahi par les autorités légales. De même la loi de Lynch, dont l’intervention répétée dénote un triste état social, vient suppléer la justice officielle, trop souvent complaisante ou complice.

L’humour anglo-saxon jette aussi sa note d’un comique spécial au milieu des scènes de corruption, de violence ou de péculat. En 1869, la puissante compagnie de l’Érié veut mettre la main sur la ligne ferrée d’Albany à Susquebanna. Il s’agit d’avoir la majorité dans la prochaine assemblée des actionnaires. Les titres, fort rares sur le marché, appartiennent pour la plupart aux villes desservies par le chemin de fer, qui n’ont pas le droit de les vendre, sinon au pair et argent comptant. Malgré cela, les administrateurs de l’Érié en achètent 7,000 à l’aide de simples bons signés par eux. Le directeur d’Albany riposte aussitôt, et souscrit 9,500 actions sur les 12,000 qui restent à émettre. Seulement le capital exigible n’est pas versé. L’illégalité de part et d’autre ne saurait être plus flagrante. Mais qu’importe la loi ? On aura les juges. Chaque parti eut le sien : Peckham contre Barnard.

Alors commence une lutte épique avec toutes les armes que l’arsenal de la chicane la plus inventive peut fournir. Les magistrats ennemis se bombardent réciproquement à coups de sentences contradictoires, dont chacune annule tour à tour celle de l’adversaire. Assignations, procès, oppositions, enquêtes, arrestations illégales, élections frauduleuses, s’entre-croisent dans un imbroglio inextricable.

Tantôt Peckham l’emporte, tantôt Barnard ressaisit l’avantage. Cependant l’Érié se voit menacé de succomber, au moment même où il croyait sa victoire certaine. La bataille décisive semble devoir se livrer à New-York, et le brave Barnard n’est pas là. Le télégraphe va lui porter la nouvelle à 75 milles de distance. Quelques minutes après, un arrêt en bonne forme, expédié par le même fil télégraphique, vient conjurer le péril. La justice, ce jour-là, n’était pas boiteuse aux États-Unis.

Aussitôt, les deux partis recommencent à guerroyer de plus belle, non sans observer, comme il convient, le repos dominical, par une trêve mutuellement consentie. Entre temps, les agens de l’Érié se sont emparés d’une des extrémités de la ligne, tandis que l’autre reste occupée par la compagnie rivale. Deux shérifs, munis de jugemens contraires, s’avancent l’un vers l’autre sur deux trains lancés en sens inverse. La collision est violente et fait des victimes, puis la mêlée s’engage ; un régiment de milice dut mettre le holà.

Justement effrayé de pareils désordres, le gouverneur intervient, et le conflit reprend son caractère procédurier. Alors apparaît en scène un troisième juge, qui embrouille encore les difficultés. Le mélodrame continue avec des péripéties et des coups de théâtre sans nombre, jusqu’à ce que la compagnie de l’Érié perde son vingt-troisième et dernier procès. La compagnie d’Albany a enfin cause gagnée. Pour arriver à ce dénoûment, qui ne fut peut-être pas en tous points le triomphe de l’innocence, il avait fallu que le pouvoir exécutif de l’état rétablit de vive force la paix troublée, tint sous séquestre l’objet en litige, au mépris de la constitution, et fit gérer militairement le chemin de fer. Cette fois encore, l’organisation déplorable de la justice produisit ses conséquences habituelles ; les lois ne prévalurent que par la violation de la légalité[21].

Dès qu’il s’agit des fonctions judiciaires, les pernicieux effets de l’élection universelle, combinée avec le gouvernement de parti, passent toute mesure. Le juge ne saurait refuser des gages à ceux qui le font élire. Il se doit à ses partisans, d’après le code des politiciens : c’est en rendant service au parti qu’on se montre vraiment l’ami du peuple.

« Quiconque occupe un siège de magistrat possède un haut patronage dont il dispose à sa discrétion, en faveur de qui lui plaît. Pour moi, j’ai toujours réussi dans l’existence en aidant mes amis et non mes adversaires. « Le juge Barnard, qui formulait en plein tribunal cette déclaration de principes, fut décrété d’accusation et condamné, non sans justes motifs. Mais son crime impardonnable était de proclamer trop franchement les doctrines de la magistrature élective : il trahissait le secret professionnel.

Bien que les idées de réforme soient à la mode, on n’est pas près de voir les meneurs des partis renoncer aux avantages décisifs que leur assure dans les luttes du scrutin le formidable appoint de l’administration judiciaire, livrée à leur merci par l’élection, et transformée à son tour en officine électorale. Toute judicature, révocable au gré des pouvoirs du moment, subit partout les mêmes influences néfastes. Un de nos magistrats du rang le plus élevé disait naguère dans un discours officiel : « Les juges de paix s’inquiètent plus des opinions politiques de leurs justiciables que de la légitimité de leurs causes, et ils se demandent si une bonne élection ne vaut pas mieux qu’un bon jugement[22]. »

Voilà le véritable danger. Quelque coupables qu’elles soient, la vénalité ou la prévarication dans un intérêt privé n’entraînent que le déshonneur personnel du juge. La mainmise des partis sur les tribunaux est l’avilissement et la perversion de la justice même.

Les inconvéniens du système américain atteignent, par contrecoup, jusqu’à la cour suprême. En effet, quoique inamovible, elle est nommée sans règles hiérarchiques par un élu, le président des États-Unis, qui, étant chef de parti, ne saurait manquer d’appeler aux sièges vacans ses partisans les plus dévoués. D’ailleurs, le congrès peut accroître ou diminuer à sa volonté le nombre des membres de la cour suprême, dont la majorité est ainsi déplacée. Lorsqu’un parti se perpétue au pouvoir, comme le firent les démocrates presque sans interruption de 1801 à 1861, et les républicains de 1861 à 1885, la magistrature fédérale se trouve presque exclusivement composée d’inamovibles du même parti, ce qui expose à quelques risques leur bon renom d’impartialité.

Il serait téméraire de scruter trop avant d’aussi hautes consciences. Même l’impartiale boussole ne se montre-t-elle pas affolée en de rares jours de cyclones, de tremblemens de terre ou de cataclysme ? Elle seule pourtant peut donner la vraie direction et demeure le guide indispensable.

La supériorité de la magistrature inamovible reste incontestable aux États-Unis, tandis que chacun y déplore les abus de l’organisation judiciaire élective et cherche à les pallier[23]. Ne voulant ou ne pouvant peut-être pas supprimer l’élection des juges, les Américains se flattent d’en atténuer les funestes effets par une prolongation notable du terme des fonctions. Les magistrats, élus pour quinze années dans quelques états, ont ainsi le bénéfice d’une quasi-inamovibilité.

Certes, l’effort est louable, mais l’expédient paraît rester trop souvent inefficace, malgré certaines affirmations autorisées en faveur des bons résultats obtenus. Le remède pourrait même devenir pire que le mal. On perd en effet l’espoir de se débarrasser, par un scrutin à courte échéance, des mauvais juges élus sous la pression des partis. Tant il est difficile de corriger les vices d’un système faux en principe, dont les conséquences fâcheuses se répercutent partout.

La réforme de la magistrature élective est déclarée urgente. Qu’adviendrait-il le jour où elle serait reconnue impossible ? « Pour gouverner les hommes, il n’y a que deux puissances maîtresses, celle des armes et celle des lois, dit Story. Si la puissance des lois n’est pas appliquée et mise en œuvre par des juges sans peur et sans reproche, la puissance militaire l’emporte nécessairement et triomphe des institutions civiles. »

Quoi qu’il en soit du fort et du faible de leur judicature, les républicains des États-Unis sont les seuls qui aient donné au pouvoir judiciaire un rang et une influence politiques de premier ordre dans le gouvernement de la démocratie. Cette disposition, saine et conservatrice entre toutes, est un trait caractéristique des traditions anglo-saxonnes et de l’esprit britannique librement développés. Sans prétendre mesurer la part qui revient à la magistrature inamovible, et principalement à la cour suprême, dans le succès plus ou moins complet des combinaisons américaines, on peut affirmer hardiment que cette part est noble et grande. « Il ne m’arrive pas souvent de porter envie aux États-Unis, je l’avoue, disait naguère lord Salisbury ; mais, parmi leurs créations, il en existe une que je ne puis me défendre d’envier fort : c’est leur admirable cour suprême. »


DUC DE NOAILLES.


  1. Le terme état est entendu ici dans l’acception française ordinaire, et non, comme en Amérique, dans le sens spécial d’état particulier opposé au gouvernement central de l’Union.
  2. John Adams, A defence of the Constitutions of the United States.
  3. C’est le contraire des idées républicaines en France au siècle dernier : « Quand une société ou sa majorité veut une chose, elle est juste. La minorité est toujours coupable, eût-elle raison moralement. Il ne faut que du sens commun pour sentir cette vérité-là… La nation a le pouvoir indiscutable de perdre même un innocent. » Nuits de Paris, XV, p. 377, cité par M. Taine dans la Revue du 1er février 1888, p. 488.
  4. Cooley, Constitutional limitations, p. 168.
  5. Curtis, History, t. II, p. 436.
  6. Depuis lors, le congrès lui-même a pris des mesures contre l’immigration chinoise ; les anciens traités avec la Chine ont été modifiés. Ces changemens apportés aux lois du pays ne permettent plus à l’immigrant de race jaune de compter autant qu’autrefois sur l’appui du pouvoir judiciaire.
  7. Sauf peut-être, quoique moins nettement, en Angleterre, où la Common Law a pris naissance, où elle s’applique encore quotidiennement dans les tribunaux, et te confond par beaucoup de points avec le droit constitutionnel.
  8. Toute loi des états particuliers doit de plus être conforme à la constitution locale. Le règlement des difficultés qui peuvent naître à ce sujet appartient naturellement aux tribunaux des états particuliers. Enfin, les constitutions locales elles-mêmes doivent être conformes à la constitution des États-Unis et aux lois du congrès.
  9. Dans la première confédération (1783-1789), il n’y avait pas de pouvoir judiciaire fédéral : l’autorité du congrès national sur les différens états était devenue à peu près illusoire.
  10. Benjamin Constant, Réflexions sur les Constitutions, p. 8.
  11. On désigne sous le nom de pouvoirs implicites ou incidens ceux qui sont nécessaires à l’exercice des pouvoirs formels, explicites ou énumérés, et que ceux-ci supposent en quelque sorte implicitement.
  12. De nos jours, la cour suprême a été accusée de ne plus protéger suffisamment les citoyens contre la violation des engagemens contractés envers eux par l’état, et de rompre avec son ancienne jurisprudence, consacrée par plus de soixante précédens. Les deux arrêts, rendus en mars 1883 dans les affaires relatives aux bons d’état de la Virginie et de la Louisiane, reconnaissaient la validité de l’acte des législatures qui avait réduit la dette locale, et autorisaient ainsi, disait-on, la banqueroute partielle ou totale des états particuliers, sans laisser aucun recours à leurs créanciers, en dépit des contrats formels liant los états. Suivant certains légistes, au contraire, les jugemens cités et d’autres plus récens encore (13 décembre 1887) ne sont que la constatation judiciaire du droit des états de ne pas être appelés en justice par un citoyen, d’après le XIe amendement constitutionnel. On ne saurait se prononcer aisément sur la valeur exacte et la portée d’une sentence au sujet de laquelle la cour même n’était pas unanime.
  13. Peut-être serait-il prudent de faire ici des réserves. La magistrature locale, élue, est soumise à bien des influences diverses, qui font parfois suspecter les motifs de ses décisions.
  14. C’était l’euphémisme usité pour désigner l’esclavage.
  15. Ce terme de corporation n’a pas le même sens qu’en français. Il signifie une personne civile, ayant le droit d’acquérir, de posséder, etc. Être incorporé veut dire être reconnu en qualité de personne civile. Les Américains distinguent les corporations publiques, depuis la commune jusqu’aux États-Unis eux-mêmes, qui peuvent être modifiées selon le bon plaisir du public, et les corporations privées, compagnies de chemins de fer, banques, collèges, hospices, etc., qui existent en vertu de contrats, et sont garanties de par ce titre contre toute ingérence législative, à moins de clauses contraires, expressément spécifiées dans l’acte de fondation. Les corporations se divisent encore en collectives et solitaires (aggregate and sole). La corporation solitaire se compose d’une seule personne, investie des capacités légales appartenant à la personnalité civile. Un évêque, par exemple, ou un curé, est considéré dans le droit anglais comme une corporation solitaire ; il possède, ainsi que ses successeurs, les propriétés et les privilèges corporatifs.
  16. Comme les Américains, très respectueux de la loi, savent aussi la tourner quand elle les gène trop, le général Butler, Jouant sur les mots en tant que Chinois, proposa, dans un meeting tenu en Californie, de déclarer les Chinois fléau public. On a toujours le droit de se préserver d’un fléau, peste, famine, etc. Les Chinois seront donc accueillis en tant que Chinois, mais expulsés comme fléau public.
  17. Par un excès inverse, on a créé en France la justice administrative, dont l’expression la plus haute eut le Conseil d’état, qui a rendu d’ailleurs et pourra rendre encore de grands services, notamment pour la préparation des lois. Mais, dans la crainte de voir les tribunaux empiéter sur la domaine administratif, on a permis à l’administration d’empiéter sur le domaine judiciaire.
  18. Cooley, Constitutional limitations, p. 163.
  19. Le recours prévu à l’autorité du pouvoir judiciaire a même fourni parfois au congrès une solution originale pour se tirer des difficultés du moment. Lorsque, à propos du Kansas Nebraska Bill, on s’aperçut que les Nordistes et les Sudistes interprétaient le bill d’une façon toute contraire, un représentant coupa court aux débats par ces mots : « C’est à nous de faire des lois ; c’est l’affaire des tribunaux de les interpréter. »
  20. Même au besoin une majorité de trois juges sur cinq seulement, cinq juges pouvant constituer le tribunal.
  21. Charles F. Adams et Henry Adams, Chapters of Erie.
  22. Voir la Revue du 15 décembre 1882, p. 846.
  23. Même l’administration de la justice par Jury en matière civile est fortement attaquée. On lui reproche d’être lente, dispendieuse et partiale. Les jurés sont accusés d’ignorance et de légèreté. On cite des jurés divisés par moitié et jouant le verdict à pile ou face. Le procès sans jury au civil obtient la préférence dans plusieurs états.