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Le Premier Hivernage dans les glaces antarctiques/Délivrance

La bibliothèque libre.
Imprimerie scientifique Charles Bulens (p. 82-94).


V

DÉLIVRANCE


Nous entreprenons d’ouvrir un canal. — À la pioche, à la scie et à la tonite. — Graves Inquiétudes. — Détente. — Sous vapeur. — Nouvel emprisonnement. — La mer promise. — Atterrissage émouvant. — Rentrée dans le monde des vivants. — Le Retour.


Cependant, nous sentons que nous ne devons plus compter sur le soleil et le dégel, et qu’il nous faut tenter quelque chose pour nous affranchir de l’étreinte obstinée.

Nous décidons d’ouvrir dans la glace, en nous servant de tonite et des scies spéciales que nous possédons, un canal qui nous permette de gagner la clairière voisine.

Nous faisons une première tentative par l’avant, mais la glace est si épaisse que nous ne tardons pas à reconnaître l’inutilité de nos efforts.

Le Sciage de la glace
Le Sciage de la glace
le sciage de la glace

Nous forons alors des trous çà et là et nous constatons que le canal n’est exécutable qu’en suivant un chenal qui s’est ouvert en mai et refermé par congélation, et où la glace n’a pas plus d’un mètre d’épaisseur. Toutefois, Fig. 1
Fig 1.
pour rejoindre ce chenal, nous devrons, sur une longueur de cent mètres, traverser une zone épaisse de deux mètres (fig. 1).

Le tracé que nous adoptons est deux fois coudé ; le bord intérieur aura une longueur de 676 mètres ; le bord extérieur en aura 700. Ce tracé présente l’inconvénient grave d’aboutir à l’arrière du navire. Il faudra donc faire machine arrière et présenter au choc des glaces deux organes essentiels, l’hélice et le gouvernail. Mais nous n’avons pas le choix, et, sans retard, nous nous remettons tous à la besogne.

Les distances hiérarchiques sont abolies ; divisés en deux bordées, trois semaines durant, tous nous manions, jour et nuit, la pioche et la scie.

Nous détachons la glace par grandes plaques que nous évacuons Fig. 2
Fig 2.
ensuite dans la clairière.

Ce travail est des plus pénibles. Quand il n’est pas contrarié par le mauvais temps ou par la gelée, c’est la réverbération du soleil sur la nappe blanche qui nous fatigue les yeux, nous occasionne des éblouissements…

Pendant que sans relâche, et sans défaillance, nous poursuivons ce travail titanesque, la dérive, si hésitante jusque-là, a pris une direction nettement déterminée : navire, champ de glace, canal, clairière, tout se transporte de l’Est à l’Ouest…

Un jour un oiseau des tempêtes vient nous visiter, c’est le premier que nous voyons depuis que nous sommes bloqués. Peut-être nous annonce-t-il la proximité de la mer libre et pouvons-nous

Explosion de tonite
Explosion de tonite
explosion de tonite


le considérer comme le porteur du rameau de la délivrance : il y a dix mois que nous sommes prisonniers, tout comme la famille de Noé dans l’Arche…

Le 30 janvier, il ne nous reste plus à scier que quelques mètres de glace à l’arrière de la Belgica. Des pressions se font sentir ; une grande crevasse s’ouvre dans le floe, de la clairière à notre étrave. Plus large, elle serait la délivrance ; telle qu’elle se présente, elle n’a d’autre effet que de rétrécir notre canal et de placer le navire en quelque sorte à la charnière des pressions (fig. 2).

Tout semble remis en question. Le dur labeur des trois dernières semaines paraît inutile, nuisible, presque, à notre sécurité.

Nous envisageons, avec un désespoir que nous cherchons à nous dissimuler les uns aux autres, l’éventualité d’une seconde année d’emprisonnement.

Nous avons assez de provisions pour vivre, en nous rationnant un peu, pendant treize ou quatorze mois ; mais notre navire résistera-t-il à une nouvelle épreuve aussi prolongée ? Nous-mêmes ne sommes-nous pas bien affaiblis ?

Dès à présent, le diagnostic si sûr du docteur a désigné parmi nous quatre victimes, hors d’état de supporter une seconde fois la


Nous détachons la glace par grandes plaques que nous évacuons ensuite dans la clairière

Notre canal rétréci
Notre canal rétréci
notre canal rétréci


nuit polaire et que, seule, la sortie des glaces pourrait sauver !…

… Le 1er février, le pont est couvert de neige et, du nid de corbeau, la banquise apparaît désespérément close. C’est à peine si, de loin en loin, on distingue une veine étroite. Le froid est vif, l’air piquant, on se croirait déjà en hiver. Le canal, ouvert au prix de tant d’efforts, s’est peu à peu recouvert de jeune glace ; la crevasse aussi est gelée. Il ne semble plus que nous puissions éviter un second hivernage.

Cependant, lorsqu’il fait très clair, l’azur du ciel est souvent plus foncé au Nord ; vers le soir surtout, une grande traînée sombre, qui va s’accentuant chaque jour, s’estompe sur l’horizon du côté du large. Peut-être est-ce là un lointain watersky ?

Dans les premiers jours de février de légers mouvements de houle se font sentir. Des fissures se produisent dans notre floe. Sans doute, nous nous rapprochons de la lisière, ou plutôt la lisière, érodée par la mer, se rapproche de nous.

Le 11, une grande détente se manifeste. Du nid de corbeau, je vois la clairière si proche s’étendre à perte de vue vers le Nord.

Nous nous remettons à la besogne avec une ardeur nouvelle. Nous faisons sauter à la tonite les derniers blocs qui nous maintiennent à l’arrière, et nous débarrassons le canal encombré de jeune glace et de bouillie.

Il y a longtemps que nous avons tout rétabli en état dans la chambre des machines ; le 1er février, nous avons allumé les feux et depuis nous nous maintenons sous pression.

Le 13, nous parvenons à donner quelques tours d’hélice. Nous faisons machine arrière jusqu’au premier coude du canal, où nous avons ménagé un petit port pour « éviter ». Mais, tandis qu’au moyen d’amarres fixées sur la glace par des ancres spéciales, nous tâchons de tourner le navire cap pour cap, la banquise se resserre. Nous courons le danger d’avoir notre gouvernail mis en pièces, notre hélice endommagée. Heureusement, nous nous en apercevons assez tôt pour nous dégager.

À deux heures du matin, le 15 février, une nouvelle détente se produit. Le canal s’ouvre largement : nous « évitons » sans peine cette fois, et, nous gagnons à toute vapeur la clairière, puis une autre, plus vaste, située à un mille environ au Sud de notre station d’hivernage.

Mais ce n’est pas encore le salut.

Cette lagune où la Belgica vient d’entrer, ne présente aucune

Au moment de faire machine arrière, le 14 février 1899
Au moment de faire machine arrière, le 14 février 1899
au moment de faire machine arrière, le 14 février 1899
issue. Force nous est donc d’y rester en panne, jusqu’à ce qu’une passe quelconque s’ouvre vers le Nord.

À neuf heures du matin, des mouvements s’étant produits dans le pack, nous nous remettons en marche et, autant que nous le permet la capricieuse topographie de la banquise, nous faisons route au Nord. Du nid de corbeau, nous découvrons de nombreuses clairières ; mais, seules des passes étroites et tortueuses, coupées d’angles brusques, les relient entre elles ; souvent même des pans considérables qu’il faut attaquer à pleine vapeur, en usant de l’étrave comme d’un coin, les séparent. Il est rare que cette manœuvre de force réussisse d’emblée ; il faut généralement répéter ces assauts plusieurs fois de suite et ce sont alors des chocs effroyables dont notre bonne Belgica frémit de la quille à la pomme des mâts…

La persévérance de nos efforts nous conduit, le 16 février, au soir, dans une petite lagune au delà de laquelle la banquise se présente compacte. Nous sommes à douze milles à peine au Nord de notre poste d’hivernage. Sous l’influence de la houle, la banquise se met à onduler. La mer libre ne peut plus être bien loin, pour que nous sentions de la sorte sa vivante respiration !

Cependant, nous ne sommes pas au bout de ces alternatives de confiance et de désespérance. Le pack se serre au point de n’être

De nouveau bloqués !
De nouveau bloqués !
de nouveau bloqués !
plus « maniable ». La Belgica est de nouveau bloquée, mais dans des conditions tout autres qu’auparavant.

Le danger n’a pas disparu, il s’est modifié. Jusqu’au 1er février, nous craignions de ne pouvoir nous dégager du floe dans lequel notre navire se trouvait enchâssé ; mais cet étau de glace nous protégeait contre les rudes pressions qui sévissaient autour de lui.

Maintenant, nous sommes relativement plus libres ; ce sont des plaques mal soudées qui nous entourent. D’un instant à l’autre, elles peuvent s’écarter pour nous livrer passage, mais, d’un instant à l’autre aussi, elles peuvent se rapprocher pour nous broyer.

À tout prendre, malgré ses périls, je préfère cette situation à l’ancienne…

Elle ne se prolongera pas moins d’un mois.

Trente jours durant, notre petit navire demeure à la merci des masses de glace pesantes et brutales que balance la houle du large, de plus en plus forte.

Vers le 20 février, nous apercevons, du nid de corbeau, une ligue noire bordant la banquise en deçà de l’horizon du Nord. C’est la mer libre, la mer promise !

Insensiblement nous nous rapprochons de l’iskant que les flots entament…

La Banquise en mars. — manchots muant
La Banquise en mars. — manchots muant
la banquise en mars. — manchots muant

Le vent souffle presque constamment de la partie Est, aussi la dérive nous entraîne-t-elle toujours à l’Ouest.

Soulevée par la houle, parfois très forte, la glace nous heurte, nous bouscule. Tout le jour, toute la nuit, nous éprouvons des chocs terribles. Le gouvernail souffre énormément du heurt des glaces. À maintes reprises, nous devons descendre sur la banquise pour arrondir les angles trop saillants qui éraillent le soufflage et menacent de déchirer la carène. Nous sommes obligés d’employer la tonite pour faire sauter quelques grands pans dont la lourde masse rend le voisinage dangereux…


Le 14 mars seulement, cette situation angoissante prend fin.

La veille, nous avions observé de grands changements dans la position respective des icebergs qui nous environnaient. Deux des plus importants s’étaient dirigés vers nous d’une façon inquiétante, en même temps qu’ils se rapprochaient l’un de l’autre. La situation était extrêmement critique. Mais nous étions sous pression, prêts à saisir la première occasion favorable…

Dans la glace en mouvement des jours se sont ouverts ; nous nous y faufilons et prenons la fuite.

À midi, nous gagnons le large.

Et maintenant, avec un sentiment de joie, de délivrance, de soulagement, dont l’intensité ne peut s’exprimer par des mots, nous naviguons en eau libre.

Nous sortons du pack à 335 milles au Nord 85° Ouest de la position observée le 2 mars de l’année précédente. Depuis le 31 janvier, nous avons couvert plus de 260 milles vers l’Ouest. Quant au parcours total de la dérive, il est de 1 700 milles environ…


Nous mettons aussitôt le cap au Nord.

Favorisés par une brise fraîche du S.-E. nous faisons bonne route toutes voiles dehors. Devant nous pas un iceberg, pas un seul fragment de glace ; au Sud, la blanche lisière du pack s’éloigne de plus en plus et bientôt l’iceblink seul, qui persiste jusqu’au soir, nous rappelle la perfide banquise qui, si longtemps, nous tint prisonniers…

Très galamment de nombreux oiseaux antarctiques nous font escorte…

Après avoir soufflé régulièrement du S.-E. pendant plusieurs jours, la brise hale l’O.-S.-O. d’abord, puis, lentement, elle anordit. La température se relève, et le 24 à midi, nous notons +5°7. Il y a bien longtemps que nous n’avons joui de pareille « chaleur » !…

Petit à petit, les oiseaux antarctiques abandonnent notre sillage.


Notre bonne Belgica, s’élevant gracieusement à la lame, n’est plus la chose inerte que les roches allaient impitoyablement briser

Des albatros et des damiers, nous convoient maintenant, nous annonçant la proximité de la Terre de Feu.

Le 26 mars, 12 jours à peine après notre délivrance, nous reconnaissons l’île Noir. Il vente frais de l’O.-N.-O., la mer est très houleuse, le temps est « bouché ». L’obscurité ne va pas tarder à tomber : nous ne pouvons songer à « embouquer » dans le canal de Cockburn dont les approches sont parsemées d’écueils. Nous mouillons donc à l’abri de cette île.

Pendant la nuit, le vent est très dur ; des rafales dont la violence va croissant, couchent sans cesse le navire sous leur puissant effort. Vers 4 heures du matin, ces rafales, de plus en plus fréquentes, sévissent avec une force extrême ; elles halent le S.-O. ; notre mouillage n’est plus protégé.

Nous chassons sur notre ancre…

Branle-bas général ! Je fais filer de la chaîne et pousser les feux.

Les rafales redoublent ; elles soulèvent des nuées d’embrun et se confondent bientôt en une impétueuse bourrasque.

Dans la lueur blafarde de l’aube naissante, le spectacle est d’une effroyable grandeur.

Mais notre ancre continue à labourer le fond et, dans l’embrun que balaye la tempête, surgissent soudain, à deux encablures à peine, des roches qu’entourent des brisants et sur lesquelles les vagues déferlent furieusement. Nous sommes drossés vers ces écueils.

Comme le 2 janvier de l’année précédente, la Belgica est en perdition, en perdition si près du port et après tant de dangers courus ! J’avais bien cru, l’an dernier, ne pas sortir des canaux de la Terre de Feu. Il semble, cette fois, que nous n’y rentrerons pas.

Vainement, en s’y mettant tous, savants et matelots, on s’est efforcé de virer l’ancre pour appareiller. Il faut la sacrifier maintenant, sans hésitation, et « filer la chaîne par le bout » pour sauver le navire…

La trinquette est établie, la machine est mise en marche ; vent arrière et à toute vapeur nous fuyons…

Débarrassée du croc qu’elle traînait sur le fond, haletante sous les pulsations de sa machine, notre bonne Belgica, s’élevant gracieusement à la lame, n’est plus la chose inerte que les roches allaient impitoyablement briser.

Mais elle est bien petite, notre coquille, sur cette mer démontée…

… Malgré les nuées qui obscurcissent l’air, le jour, peu à peu, se fait. Par le travers, la Fuégie s’estompe dans la brume en des contours indécis. Plus près de nous, plus nettes, des roches innombrables déchirent la mer et, en un effroyable chaos de brisants, évoquent à nos yeux les conséquences de la moindre erreur de route.

Le petit hunier est établi, nous marchons bon train.

Bientôt, à l’avant, se dessinent les « Furies », balises sauvages qui, dans le tumulte des flots écumants, marquent l’entrée de la passe.

À huit heures, nous doublons ces roches ; insensiblement nous sentons l’abri de la terre, tandis qu’au large la tempête fait rage…

Dois-je dire l’émotion que nous éprouvâmes tous à la vue de la verdure qui garnissait les rives très proches entre lesquelles nous voguions maintenant en une relative sécurité ?

Le lendemain, au point du jour, nous jetons l’ancre en rade de Punta-Arenas.

… On nous félicite, on nous embrasse, on nous harcèle de questions, nous qui voudrions tant nous-mêmes avoir des nouvelles et qui, le cœur serré, n’osons en demander.

Enfin, on nous remet nos lettres. De quelles mains tremblantes, inquiètes, nous en déchirons les enveloppes. Si, depuis quinze mois, nous avons plus que d’autres été exposés aux mauvaises chances de la vie, pour ceux qui nous sont chers le temps aussi a marché…

Pendant les longs mois que nous avons passés hors de l’humanité, que d’événements, dont beaucoup sont déjà devenus des souvenirs pour les autres hommes, et qui pour nous sont de toutes fraîches nouvelles : la guerre hispano-américaine, une querelle entre les Boers et les Anglais, qui semble prendre une fâcheuse tournure, la convocation des peuples par le tsar à la Conférence de la Paix,… que sais-je ?

Dans les sphères de la science et de l’industrie, plus sereines que celles de la politique, le génie humain a fait de nouvelles et importantes conquêtes : l’automobilisme a pris un essor inattendu ; on parle d’un petit steamer, la Turbinia, qui aurait filé près de 40 milles à l’heure ; d’un brise-glace merveilleux ; l’air a été liquéfié ; on peut télégraphier sans fil à de grandes distances…


Nous eûmes quelques avaries dès les premiers jours de notre relâche à Punta-Arenas ; on mit beaucoup de temps à les réparer et ce ne fut qu’après plusieurs semaines que nous pûmes quitter le détroit de Magellan et faire route pour le Rio de la Plata.

Avant de nous rendre à Buenos-Aires où nous conviait la colonie belge tout entière, nous relâchâmes à La Plata et nous y achevâmes la toilette de la Belgica afin qu’elle pût figurer dignement dans le grand port argentin…

Sur les instances de nos compatriotes établis là, nous fîmes à Buenos-Aires un séjour prolongé.

Je sortirais du cadre de ce récit en relatant par le détail les manifestations, si flatteuses à la fois pour notre pavillon et pour nous-mêmes, qui nous y accueillirent…

La traversée de l’Atlantique fut longue ; des vents contraires nous entraînèrent non loin du banc de Terre-Neuve ; si bien que, partis de Buenos-Aires le 14 août, ce n’est que le 30 octobre que nous abordâmes enfin à Boulogne-sur-Mer.

Huit jours après, l’élite de la Belgique venait à notre rencontre sur l’Escaut, et Anvers nous faisait une réception grandiose dont le souvenir ne s’effacera jamais de notre mémoire.

Quelques jours plus tard, c’est à Bruxelles que nous étions reçus triomphalement.

Anvers nous fait une réception grandiose
Anvers nous fait une réception grandiose
anvers nous fait une réception grandiose

Une Commission scientifique spéciale dite « Commission de la Belgica » a été instituée par Arrêté royal pour la mise en œuvre des travaux de l’Expédition antarctique belge. Elle s’est assuré la collaboration de soixante-dix-huit savants spécialistes belges et étrangers.

Grâce à la munificence du Gouvernement, les mémoires édités par les soins de la « Commission de la Belgica » formeront une publication importante qui constituera un véritable monument national.

(Note de l’éditeur)