Le Premier Roi de Sardaigne et la Politique de la maison de Savoie

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LE
PREMIER ROI DE SARDAIGNE
ET
LA POLITIQUE DE LA MAISON DE SAVOIE


I. Storia del regno di Vittorio-Amedea II, seritta da Domenico Carutti ; 1 vol., Turin.
II. Una Pagina della politica di Casa Savoia, per Ginseppe Greppi ; 1 vol., Turin.



Habent sua fata ; les peuples ont leur destin, qu’ils font eux-mêmes par la politique et par la guerre. Tantôt la politique noue ses combinaisons et multiplie les efforts pour contenir dans les limites d’un travail pacifique la lutte des passions et des intérêts ; parfois aussi c’est la guerre qui intervient pour trancher les nœuds trop fortement serrés et pour livrer à la décision suprême des armes les antagonismes devenus inconciliables. On démontrera avec toute la supériorité de la raison que la paix est le premier des bienfaits, que par elle tous les progrès sont possibles, et qu’ils ne sont possibles que par elle, que la paix seule peut donner tout ce que la guerre promet : soudain les conflits s’allument, les intérêts s’entrechoquent, et les peuples volent de nouveau au combat. Ainsi marchent les affaires du monde. Dans cette poudreuse arène où se gagne et se perd la puissance, sans doute la fortune ne sourit pas à tous ; il est rare qu’elle ne finisse pas par favoriser ceux qui ont une idée fixe, un instinct énergique de leur destinée, et qui sont toujours prêts à se jeter dans la mêlée des événemens, au risque de voir plus d’une fois leurs ambitions déçues.

Il est en effet de ces peuples qui semblent faits par l’action et pour l’action. Petits par l’apparence territoriale et par l’importance politique, ils sont hardis, fermes de cœur, vigoureusement trempés, et c’est justement parce qu’ils sont petits avec une âme hardie qu’ils aspirent à grandir. Ils se sentent faits pour une position que l’arrangement des choses ne leur donne pas et qu’ils poursuivent à travers tout avec une ténacité invariable, sans redouter les conflits où la légalité des situations est au bout de l’épée. Lorsque Frédéric Il voulait et prenait la Silésie, il n’était pas, je pense, préoccupé outre mesure du droit public et du trouble qu’il allait jeter dans l’équilibre des pouvoirs ; il voyait l’Europe incertaine, l’occasion favorable, il avait un fier sentiment de la grandeur et de l’avenir de la Prusse, et la Prusse, qui n’était qu’un électorat au commencement du dernier siècle, qui ne comptait qu’un peu plus de deux millions d’hommes, la Prusse est devenue cette monarchie mal liée encore et inachevée, mais vivace, qui personnifie l’Allemagne protestante. Le Piémont est aussi depuis longtemps un de ces peuples toujours en marche et en voie de formation. Il a été souvent mené au combat par des princes belliqueux ; vaincu quelquefois, jamais découragé, et ne cessant de s’avancer vers son but, il a fini par être l’expression vivante, virile et armée de tous les sentimens de nationalité italienne. Ces deux pays, le Piémont et la Prusse, ont grandi par la politique et par la guerre ; ils sont devenus presque simultanément des royaumes, — la Prusse quelques années à peine avant le Piémont. L’un et l’autre ont rencontré le même obstacle, l’Autriche faisant front en Allemagne et en Italie. Le Piémont se trouve encore aujourd’hui en face de l’inévitable adversaire. À l’issue des événemens qui se succèdent depuis trois siècles et qui s’engendrent en quelque sorte, il a l’Autriche devant lui, la France à ses côtés, et sur les plis de ce drapeau aux trois couleurs où brille la croix de Savoie, est écrit ce mot d’indépendance de l’Italie qui a ouvert comme une fanfare joyeuse tant de guerres sanglantes.

Rien n’est nouveau dans les spectacles du monde, rien si ce n’est la surprise des hommes en présence de ces jeux de la fortune qui semblent toujours imprévus, et qui ne sont cependant que l’expression la plus simple d’une lutte héréditaire, d’un ensemble de choses traditionnel. Quand les armées de l’Autriche, de la France et du Piémont se pressent au-delà des Alpes, ce n’est, point assurément le champ de bataille qui est nouveau : vingt fois cette contrée du nord de l’Italie a été submergée sous le flux et le reflux des invasions contraires ; elle a eu le fatal privilège d’être le champ clos des, duels européens. Il n’y a pas une place de terre, qui n’ait été disputée par les armes et foulée sous les pieds des chevaux. Parcourez le Piémont : toutes ces villes dont les noms retentissent de nouveau et redeviennent familiers, Suse, Vercelli, Ivrée, Valenza, Casale, Asti, toutes ces villes ont été prises et reprises. Turin a été assiégé, Verrue, qui n’est plus rien aujourd’hui, a subi deux sièges et deux assauts. Allez plus loin, en Lombardie : chaque bourgade, chaque colline a vu un combat entre toutes ces lignes de défense où est allée se jouer la stratégie des hommes de guerre de tous les temps. Et dans ces mêlées qui se succèdent de siècle en siècle, de quoi s’agit-il ? Ce sont toujours les mêmes problèmes : antagonismes européens, luttes d’influences rivales, travail d’indépendance de l’Italie. Le maître du Milanais, qu’il s’appelle l’Espagnol ou l’Autrichien, veut s’étendre et régner par la force ou par la ruse dans le reste de la péninsule. La France, se sentant menacée, descend des Alpes pour battre en brèche cette domination usurpée, et allant souvent au-delà de ses intérêts, elle procède elle-même par la conquête ou par l’occupation de forteresses, — avant-postes de sa politique et de ses armées.

De son côté, le Piémont pressé, assailli de toutes parts, se défend comme il peut, gardant sa personnalité dans les plus grandes confusions, poursuivant l’accomplissement de ses desseins au milieu des querellés européennes et cherchant sans cesse à dégager son indépendance du sein de ces formidables rivalités entre lesquelles il flotte en allié avisé et toujours prompt aux évolutions. C’est la clé de presque toute l’histoire, des luttes de l’Autriche et de la France aussi bien que de la politique piémontaise. Ce rôle intermédiaire, actif et efficace d’un petit pays, on n’aurait pu le retracer avec certitude il y a quelques années, lorsque les souverains piémontais cachaient leurs affaires, même dans le passé, comme un secret de règne. Les archives se sont ouvertes, et le jour s’est fait sur cette politique d’affranchissement progressif. C’est une des époques les plus curieuses de cette existence du Piémont, — la fin du XVIIe siècle et le commencement du dernier siècle, — que M. Carutti décrit dans un récit substantiel, précis et coloré, du Règne de Victor-Amédée II, et que le comte Giuseppe Greppi éclaire de toutes les lumières des documens du temps dans une courte et instructive étude. Ce n’est qu’une page d’histoire,’mais Cette page, retracée par M. Carutti avec la netteté élégante et ferme des vieux historiens italiens, montre comment le présent naît du passé, et en même temps elle ravive la figure de ces princes de Savoie dont le dernier héritier ne fait après tout que continuer la tradition.

Physionomie originale et curieuse par elle-même d’ailleurs que celle de ces princes que le cardinal d’Ossat appelait assez brutalement les louveteaux de Savoie ! On les voit se démener au milieu des ’ événemens, batailleurs comme des héros d’Homère, sérieux comme des taciturnes, jouant de l’épée et négociant secrètement. Par leurs alliances, ils tiennent aux plus grandes et aux plus vieilles maisons royales, aux maisons de France, d’Espagne, d’Angleterre, d’Autriche ; par la position de leurs états, ils sont des premiers dans toutes les querelles de l’Europe. La neutralité ne leur est point bonne ; un seul, le duc Charles III, voulut rester neutre au XVIe siècle, et le Piémont faillit disparaître dans une tempête de fer et de feu, serré entre François Ier et Charles-Quint. Pour ces petits souverains, l’ennemi c’est celui qui a un pied chez eux ou qui menace de devenir leur maître. Contre celui-là, ils s’allieraient au Grand-Turc et même à l’Autriche. Ils n’ont rien d’idéal et de bien chevaleresque, ces soldats intrépides et ces souples diplomates, et cependant il passe sur leur visage je ne sais quel reflet qui attire, car ils ont après tout une pensée juste et virile, celle de secouer tous les liens de vassalité ! Ils ont l’âme patriotique et la fibre italienne. Les ambassadeurs vénitiens peignaient Emmanuel-Philibert comme un prince tout nerf, ayant dans les mouvemens du corps « une grâce au-dessus de l’humanité, » parlant peu et agissant beaucoup, négociant toujours debout ou en marchant. Charles III avait perdu le Piémont par sa neutralité, Emmanuel-Philibert le reconquit en nous infligeant avec les Espagnols le désastre de Saint-Quentin. Après lui, Charles-Emmanuel Ier fait pendant vingt ans la guerre et poursuit un agrandissement qui fuit toujours, que le plan fameux d’Henri IV faillit lui donner en le faisant roi de Lombardie. On lui attribue un sonnet plein du sentiment italien : « Italie, ah ! ne crains pas !… Celui qui désire te soustraire à un lourd fardeau, contre toi ne conspire pas. Prends courage et espère ! » A la fin du XVIIe siècle survient Victor-Amédée II, qui rassemble tous les traits de la race. Après Emmanuel-Philibert, c’est le second fondateur de la vraie politique piémontaise. C’est justement cette politique que M. Carutti décrit dans une de ses phases décisives et qu’il montre à l’œuvre. Deux fois en peu d’années le Piémont est appelé au combat, d’abord dans la guerre qui conduit à la paix de Ryswick, puis dans la guerre de la succession d’Espagne, et deux fois il sort de la lutte fortifié. C’est le moment où le duché de Savoie devient une royauté ; le Piémont secoue définitivement la tutelle de la France, se tourne plus que jamais vers la Lombardie, et cette époque se personnifie dans un prince singulier et résolu, vrai prince de Savoie, dont la carrière aventureuse se mêle à toutes les affaires de l’Europe pour finir comme un roman.


I

Cette seconde moitié du XVIIe siècle, où le Piémont a un rôle que je veux dire, est un moment dramatique de l’histoire. C’est l’ère des excès de prépondérance de la vieille monarchie française et des premières grandes coalitions européennes. La puissance de la France, victorieusement consacrée par la paix de Nimègue, s’étend et déborde sur l’Europe. L’Espagne languit et livre ses dépouilles ; l’Autriche est occupée à guerroyer en Hongrie et à se défendre contre les Turcs ; la coalition nouée par la Hollande dans la guerre de 1672 est dissoute. Ce que Louis XIV n’a pas par les armes, il l’obtient de l’impuissance et de la crainte ; les chambres de réunion de Metz et de Brisach, chargées d’interpréter les traités et de préciser l’étendue de nos acquisitions, nous donnent ce qu’une campagne nouvelle ne nous eût pas donné. Il n’y a donc qu’un maître devant qui toutes les résistances ont plié jusqu’ici. Dans ce système de domination envahissante, le Piémont ne pouvait être évidemment qu’une dépendance de la France, et le cabinet de Versailles l’entendait bien ainsi. La prépotence ne s’exerce pas de mille façons ; ce que nous avons vu l’Autriche faire de nos jours en Italie, Louis XIV le faisait de son temps. Par l’occupation permanente de Pignerol et du pays environnant, il avait une clé des Alpes, et il prenait position sur la ligne du Pô en achetant Casale du duc de Mantoue, ce voluptueux sultan du Mincio qui vendait ses places fortes pour entretenir un harem. Louis XIV tenait donc militairement le Piémont, et il voulait le tenir par la diplomatie ; il imposait à la petite cour de Turin, — toujours comme l’Autriche au duc de Modène ou au grand-duc de Toscane, — une alliance offensive et défensive, un traité de garantie réciproque de Pignerol et de Casale d’une part, du domaine ducal de l’autre. S’élevait-il quelques troubles à Mondovi pour les gabelles, aussitôt le cabinet de Versailles offrait ses soldats pour réprimer ces turbulences populaires. Un acte plus grave survint : c’était la révocation de l’édit de Nantes. Il y avait en Piémont une colonie de Vaudois établie dans les vallées de Lucerna, d’Angrogna et de Perosa entre le mont Viso et le mont Cenis. Ces montagnards vivaient paisiblement sous la garantie de privilèges anciens. Louis XIV imposa l’expulsion des Vaudois. On résista d’abord à Turin, on éluda, puis il fallut céder, et un jour d’hiver plus de quatre mille bannis, femmes, enfans, vieillards et malades, furent acheminés vers la Suisse à travers le mont Cenis. Ainsi, occupation de forteresses, interventions incessantes, traités de vassalité, solidarité imposée de politique, Louis XIV tenait le Piémont par tous les liens, et il ne prenait même pas la peine de déguiser sa prépotence, d’adoucir pour cette petite cour de Savoie les désagrémens de la servitude. Les ministres du grand roi parlaient en maîtres à Turin.

C’est alors, en 1084, que paraissait un jeune prince de caractère impétueux, de volonté entière, cachant une âme de trempe vigoureuse sous une frêle enveloppe, et précocement formé à la dissimulation sous la jalouse tutelle de sa mère, la régente Jeanne-Baptiste. Victor-Amédée Il n’avait que dix-huit ans quand il prit le pouvoir, qu’il fut presque obligé d’enlever de force à sa mère. Louis XIV crut le lier plus sûrement à sa politique en le mariant avec une princesse française, Anne d’Orléans, fille d’Henriette d’Angleterre et petite-fille du malheureux Charles Ier. Les mariages ont servi quelquefois la maison de Savoie, ils ne l’ont jamais liée. Victor-Amédée n’eût point été de sa race, s’il n’eût ressenti violemment le poids de la prépondérance étrangère. Peu après son avènement, il était réduit à signer l’acte d’expulsion des Vaudois, et il n’y consentait qu’avec une répugnance extrême. Dans le secret du cœur, il nourrissait une amertume profonde en se voyant entouré, surveillé et pressé par la France, obligé de rendre compte de ses paroles et de ses actes ; mais il se taisait, attendant une occasion. Cette occasion vint, ce fut la ligue d’Augsbourg, et ici commence cette carrière étrange d’un prince jeté dans toute sorte d’évolutions, passant d’un camp à l’autre, combattant toujours en soldat et négociant en rusé politique.

La ligue d’Augsbourg, qui devint la grande alliance signée à Vienne en 1689, fut, on le sait,’ l’œuvre de Guillaume d’Orange. Sentiment protestant révolté par la révocation de l’édit de Nantes, mécontentement des princes allemands, inimitié de l’Autriche et de l’Espagne, hostilité de la Hollande, tous ces élémens, Guillaume les rassembla en faisceau pour en former une coalition. Il manquait l’Angleterre, et ce fut peut-être une des causes de la révolution de 1688. Si Louis XIV eût pris une offensive hardie et opportune contre la Hollande, il eût empêché la descente en Angleterre ; il n’en fit rien, Guillaume d’Orange devint Guillaume III d’Angleterre, et la grande alliance fut alors formée. Il y avait donc deux camps : dans l’un était Louis XIV, dans l’autre était l’Europe. Entre les deux formidables adversaires, le Piémont ne paraissait être rien ; en réalité, il avait de l’importance, car là, au pied des Alpes, était le nœud de la question le jour où la lutte allait s’engager en Italie. Les alliés ne l’ignoraient pas, ils sentaient bien que c’était un point vulnérable de la France, et ils flattaient le duc de Savoie. Louis XIV même ne pouvait méconnaître le prix de l’alliance du Piémont ; mais dans le sentiment de son omnipotence il croyait le petit duc trop heureux de lui donner des soldats, de suivre sa fortune et de continuer à vivre à l’ombre de sa protection ; il eût été plus prévoyant s’il eût écouté cette parole sensée de Mme de Maintenon, qui lui disait : « Sire, le duc de Savoie sera petit auprès de vous s’il est votre ami ; vous le trouverez grand si vous le laissez se déclarer votre ennemi. » Quant à Victor-Amédée, il suivait d’un œil attentif la marche des choses, allié apparent de Louis XIV et écoutant déjà les propositions qui lui venaient de l’Europe.

On lui envoya de Vienne l’abbé Grimani, Vénitien de naissance, beau parleur et adroit courtisan, depuis cardinal. L’abbé Grimani était chargé de lui rappeler que le Piémont était le gardien naturel des Alpes, qu’il avait une occasion merveilleuse de reprendre Pignerol, de chasser les Français de Casale et de retrouver l’indépendance entière de ses états ; mais cela ne suffit pas, un autre négociateur fut choisi. Il y avait alors à l’armée autrichienne de Hongrie un jeune général qui s’était déjà illustré à côté du duc de Lorraine, c’était le prince Eugène de Savoie-Carignan. Le prince Eugène était le dernier des sept enfans de Maurice de Savoie, qui avait pris du service en France, et d’Olympe Mancini, la belle nièce de Mazarin, qui avait un instant fixé le cœur de Louis XIV. Cadet de grande famille, il avait été mis dans l’église, on lui destinait un riche bénéfice à Turin. Un jour il se fatigua du petit collet d’abbé, il reprit son nom de chevalier de Carignan et demanda un grade dans l’armée française. Sa demande fut reçue avec moquerie. Il partit alors pour Vienne, où on lui donna le grade de colonel, et il alla servir à l’armée de Hongrie sous le duc de Lorraine. Deux ans après, on le rappela de France ; il refusa de revenir, et il écrivit au roi qu’il montrerait quelle épée on avait dédaignée. Louis XIV lut cette lettre à la cour en ajoutant : « Ne dirait-on pas que ma couronne a fait une grande perte ? »

On rit beaucoup à la cour du grand roi. Le fait est que quelques années plus tard Louis XIV ne devait plus rire du prince Eugène. Ce fut là le nouveau négociateur choisi pour son nom et pour sa parenté avec le duc de Savoie. Ce qu’on pensait de Victor-Amédée chez les alliés, le prince Eugène le laisse voir dans une lettre qu’il écrivait le 12 janvier 1689, avant de se rendre secrètement à Turin. « On assure, dit-il, que le duc a profondément étudié à l’école des princes italiens, qu’il a pris la dissimulation des Romains et que l’art de penser autrement qu’il ne parle lui est très familier. Par son mariage avec la duchesse d’Orléans, il est attiré dans son intérieur du côté français ; mais on a des preuves qu’il pense différemment et qu’il désire avant tout échapper à ce vasselage. Le duc n’attend qu’une occasion d’être assez garanti pour se détacher de la France, parce qu’il ne peut supporter la dureté avec laquelle Louis XIV traite ses amis… » Le prince Eugène était chargé de promettre la restitution de Pignerol, la libération de Casale, occupée par les Français, les subsides de l’Angleterre, les secours des forces de l’Autriche et de l’Espagne. Ce que le prince Eugène répétait après l’abbé Grimani, Victor-Amédée le savait, vingt fois il l’avait repassé dans son esprit ; seulement l’empereur était loin, les secours de l’Espagne, toujours maîtresse de Milan, pouvaient être insuffisans, et la France était là avec ses forces. Se prononcer trop Vite, c’était amasser sur sa tête un effroyable orage. Victor-Amédée louvoyait, et en attendant il faisait accorder à ses ambassadeurs à la cour de Vienne le traitement des ambassadeurs royaux ; il obtenait de l’empereur le droit d’acquérir les fiefs impériaux qui étaient dans ses états. On était à la veille de la guerre.

L’évolution avait commencé. Louis XIV ne tarda pas à remarquer ce travail sans en pénétrer entièrement le secret. Il voulut mettre Victor-Amédée à l’épreuve en lui demandant trois régimens pour aller servir en Flandre avec l’armée française ; la cour de Turin envoya ses hommes. Bientôt les soupçons s’accrurent à Versailles, et Louis XIV, au lieu de chercher à s’assurer un allié utile, voulut avoir raison de ce petit duc ; il fit marcher une armée avec Catinat à la tête. Catinat s’avançait pas à pas et en ami sans dire le mot de sa mission. Arrivé à Orbassano, il dévoila son secret. Ce que réclamait la France comme gage de la fidélité du duc, c’était la cession de deux forteresses, de Turin et de Verrue, pour assurer les communications entre Pignerol et Casale. La cour de Turin fut consternée. Céder, c’était livrer à merci l’indépendance du Piémont. La fierté de race et le sentiment patriotique l’emportèrent en face du péril. « Depuis longtemps, dit Victor-Amédée, on m’a traité en vassal, aujourd’hui on me traite comme un page ; le moment est venu de se montrer prince libre et honoré. » Le difficile était de gagner du temps. Victor-Amédée suspendit la marche de Catinat en écrivant à Louis XIV et en envoyant un ambassadeur extraordinaire à Versailles. D’un autre côté, il faisait venir l’abbé Grimani, qui était resté à Turin, pour se lier définitivement avec l’empereur, et il expédiait un agent à Milan pour signer une alliance offensive et défensive avec l’Espagne. Lorsque la réponse de Louis XIV arriva à Turin, Victor-Amédée était prêt ; huit mille Espagnols accouraient de Lombardie pour soutenir le Piémont. Le jour où l’ultimatum français fut remis, le duc fit ouvrir les portes de son palais, et d’une voix grave et ferme il annonça qu’il avait résolu de défendre son droit par les armes. « Les armées alliées, dit-il, viennent à mon secours : mais plus que sur leurs forces je compte sur la valeur et le dévouement de ma noblesse et de mon peuple. À cette valeur et à ce dévouement les princes de Savoie n’ont jamais fait appel en vain. » Cette résolution virile retentit en Italie et même à Rome. Elle remplit de joie les alliés, elle donnait un ennemi de plus à Louis XIV. C’est ainsi que Victor-Amédée Il entrait dans la guerre de 1690, qui était pour lui avant tout une guerre d’indépendance.

La campagne commença mal. Le système de guerre suivi dans le Palatinat se reproduisait au pied des Alpes. Dès le début, la ville de Cavour fut saccagée et la population livrée à la fureur du soldat. « On passa au fil de l’épée tout ce qui se présenta, » dit Catinat, le plus humain des généraux du temps. La bataille de la Staffarda, où les Piémontais étaient complètement battus, mit le comble à ces premiers désastres. Victor-Amédée se trouvait avec une armée à demi détruite, avec des alliés lointains dont les secours arrivaient lentement, au milieu d’un pays dévasté, pillé par ses amis comme par ses ennemis ; joignez à cela que les généraux alliés ne s’entendaient pas. La direction de la guerre flottait entre tous les conseils, la défense était énervée par les divisions. « La situation des affaires dans le Piémont ne me plaît pas, » écrivait Guillaume III au grand pensionnaire de Hollande. Victor-Amédée ne se découragea pas cependant. Sous le coup même de la défaite de la Staffarda, il faisait bon visage à la fortune, demandant des hommes, de l’argent et des vivres au pays, qui se levait tout entier à son appel, et en peu de temps il put arrêter les progrès des Français. Je n’ai pas à raconter cette guerre, qui embrassait à la fois la Flandre, le Rhin et l’Italie, qui eut encore pour le Piémont plus d’une journée néfaste, comme celle de la Marsaglia, où s’illustra la vieillesse de Catinat, et qui dura plus de six années. Une particularité de cette lutte, c’est qu’elle s’épuisa d’elle-même et aboutit bientôt à une neutralisation de forces. On continuait à se battre pour arriver à la paix, et la guerre n’était qu’un moyen d’améliorer les conditions de cette paix. Dans le fond, on négociait partout secrètement. « Je désire vivement que les négociations de Dykveld arrivent à bonne fin, écrivait Guillaume III ; la nécessité de la paix devient chaque jour plus grande. » La Hollande se lassait de la guerre ; l’empereur inclinait à traiter. Louis XIV lui-même avait hâte d’en finir, prévoyant déjà une bien autre affaire, la succession d’Espagne. En un mot, chacun tendait au même but par des raisons différentes, et surtout par l’attitude d’une lutte indécise.

Le rôle de Victor-Amédée fut curieux. Il se montra un mâle soldat dans la guerre, sans cesser d’être un rusé diplomate. Il était entré dans la coalition pour émanciper le Piémont de la suprématie française en recouvrant Pignerol et en mettant nos garnisons hors de Casale ; c’était l’intérêt qui le liait à l’Europe, et il ne renonçait pas pour cela à traiter directement avec la France, s’il pouvait obtenir de Louis XIV ce qu’il désirait si ardemment. Pourvu que le but fût atteint, une évolution de plus ne l’effrayait pas. À vrai dire, depuis le premier moment, il n’avait cessé de garder quelque communication avec les généraux de la France ou des envoyés secrets, fidèle à cette vieille politique de la maison de Savoie, qui consistait à « ne pas laisser l’état suspendu à un seul fil, et à s’arranger pour pouvoir toujours choisir entre plusieurs partis. » Naturellement ces mystérieuses négociations suivaient le sort de la guerre. Aux premières ouvertures, peu après la bataille de la Staffarda, les conditions de Louis XIV étaient dures, la France réclamait la cession définitive du comté de Nice, l’occupation temporaire de plusieurs places fortes piémontaises, et c’est alors que Victor-Amédée répondait par le mot héroïque : « Je frapperai du pied le sol, et il en sortira des combattans. » Bientôt cependant Louis XIV s’adoucit, sentant bien de quel prix serait pour lui la neutralité du Piémont pour arriver à la paix générale, et il devint plus facile de s’entendre. Le duc se lança avec d’autant moins de scrupule dans cette campagne diplomatique, que faire la paix après la bataille de la Marsaglia, c’était pitié pour le Piémont épuisé par la guerre, et que d’un autre côté il n’ignorait pas le travail qui se poursuivait partout en Europe, les efforts de tous les alliés pour arriver à une pacification favorable à leurs intérêts.

Une négociation plus active s’ouvrit donc, ou plutôt ce fut un véritable imbroglio diplomatique plein d’artifices et de travestissemens. Tantôt le comte de Borgone, envoyé du duc, se déguisait en paysan pour aller à Pignerol ; tantôt c’était le maréchal de Tessé qui arrivait à Turin sous le costume d’un postillon, et que Victor-Amédée accueillait par ces fières paroles : « Je ne suis pas un aussi grand monarque que le roi votre maître ; mais le caractère de souverain est indélébile et égal chez tous les princes. J’ai toujours respecté le roi ; j’ai été menacé d’oppression, et j’ai voulu lui prouver que je ne le craignais pas. J’ai pu essuyer son dédain, mais en agissant autrement j’aurais perdu son estime. » Pour le duc, il s’agissait toujours de mettre la France hors de Casale et de Pignerol, c’est-à-dire hors du Piémont. Ce fut fait d’une façon singulière pour Casale. Il fut convenu que les alliés se présenteraient devant la place pour l’assiéger, que Victor-Amédée sommerait le commandant français de se rendre, et que celui-ci après une défense honorable capitulerait à condition que les fortifications seraient rasées, et les choses se passèrent ainsi effectivement. Il était plus difficile d’obtenir la cession de Pignerol ; Victor-Amédée y arriva cependant, et à cette condition il s’engagea à négocier la neutralité de l’Italie avec l’empereur, ou à joindre ses armes à celles de la France. L’empereur cria, refusa de souscrire à ces propositions ; mais Victor-Amédée avait réussi, et la neutralité du Piémont, consacrée par le traité de Vigevano, prépara la paix de Ryswick. Comme gage de ce rapprochement, le duc de Bourgogne fut marié avec la fille aînée du duc de Savoie, Marie-Adélaïde, cette jeune princesse spirituelle et piquante qui devait dérider un instant la vieillesse morose de Louis XIV. Voilà comment, après avoir échappé à la France pour aller chercher dans la coalition l’indépendance de sa couronne, Victor-Amédée échappait maintenant aux alliés pour revenir vers la France. Il avait changé de camp ; le but était le même. La France et la coalition avaient pu se plaindre alternativement de cette diplomatie singulière, le Piémont n’en avait pas le droit.

Sept années de guerre et de négociations aussi hardies que dégagées de scrupules devaient mûrir cet esprit qui avait plus d’originalité que de grandeur, et qui est resté un des types des princes de Savoie. Actif, infatigable de corps et d’intelligence, Victor-Amédée voulait gouverner par lui-même. Défiant à l’excès, il consultait séparément ses ministres et décidait seul, s’occupant de toutes les affaires, des finances, du commerce, de l’administration, de l’armée surtout. Il avait le grand art du gouvernement, celui de connaître les hommes et de savoir s’en servir. Les passions impétueuses s’alliaient chez lui à une réserve impénétrable. Victor-Amédée n’avait point de culture littéraire, mais il avait quelques idées qui le dirigaient et qu’il savait exprimer avec noblesse et avec force. Dans sa jeunesse, il parlait avec lenteur, plus tard sa langue se déliait et il avait la parole facile. La politique des cours, les intérêts de l’Europe lui étaient tout familiers. Le comte de Tessé, envoyé à Turin après la guerre, traçait de Victor-Amédée un portrait curieux. « Le duc, écrivait-il au roi, est éloquent, très fin et grand questionneur. Dans sa tête, outre ses affaires particulières, passent et repassent au moins une fois par jour toutes les affaires de l’Europe. Parmi tous les princes difficiles à comprendre qui sont sous le ciel, celui-ci est le premier. Il veut et il ne veut pas, il se défie de tous et est consumé par sa propre inquiétude ; il a de l’esprit ; mais il est toujours incertain. Capable de tout ce qui est extrême, aujourd’hui il touche aux nues comme un aigle, demain il se traîne comme une taupe. » Changez les noms, ce sera Charles-Albert. Comme tous les princes dissimulés qui ont à se frayer un chemin entre des puissances plus fortes qu’eux, Victor-Amédée paraissait incertain, ainsi que le dit M. de Tessé ; il l’était souvent sur les moyens, il ne l’était pas sur le but qui était l’indépendance du Piémont d’abord, puis son agrandissement. Victor-Amédée était à peine sorti de la guerre qu’il voyait déjà se dessiner une situation où il pourrait pousser plus loin ses desseins. Cette Paix de Ryswick en effet n’était point une paix, c’était une trêve que s’accordaient mutuellement Louis XIV et l’Europe pour se reposer du combat, refaire leurs forces et attendre la succession d’Espagne, qui pouvait s’ouvrir d’un jour à l’autre à l’improviste. Victor-Amédée n’était pas homme à laisser fuir ces occasions ; il s’y préparait au contraire comme à une crise, décisive pour la fortune de sa maison. Il refit son armée, lui donna cette organisation qui a survécu jusqu’à nos jours et qui a été le modèle de la landwher prussienne, puis il attendit l’œil fixé sur les événemens, toujours prêt à négocier et à tirer l’épée. C’était son attitude naturelle.


II

La succession d’Espagne, on le sait, s’ouvrit le 1er novembre 1700 par la mort de Charles II, cette ombre de roi, cette représentation frappante, dans sa sénilité précoce et stérile, du déclin d’une grande monarchie. L’Europe n’avait pas attendu jusque-là pour peser dans ses mains les dépouilles espagnoles. Louis XIV et Guillaume III s’entendaient ou avaient l’air de s’entendre pour régler d’avance, par des traités anticipés, la distribution de l’opulent héritage. Le testament de Charles II, qui donnait la couronne d’Espagne au duc d’Anjou, et l’acceptation de ce testament par Louis XIV déjouaient tous les plans. Dès ce jour, la lutte devenait imminente. L’empereur Léopold réclamait la couronne d’Espagne comme un héritage de famille pour son second fils l’archiduc Charles. La Hollande s’effrayait d’une combinaison qui mettait les Pays-Bas espagnols entre les mains d’un prince français. L’Angleterre ne pouvait voir sans jalousie cet accroissement de prépondérance pour la France. L’absurde idée qu’eut Louis XIV de reconnaître comme roi d’Angleterre le fils de Jacques Il mit le feu aux poudres. La mort subite de Guillaume III ne changea rien, la quatrième coalition contre la France était formée, et les armées étaient déjà en mouvement ; pour douze années, l’Europe était en feu.

Ce n’était pas un moment de repos pour Victor-Amédée, placé de nouveau dans l’alternative de se battre, de choisir ses alliances, ou de disparaître sans profit et sans gloire sous le flot des invasions. Il entrait dans la mêlée avec des intérêts ou des prétentions de famille et des intérêts d’agrandissement territorial. Chose curieuse que cette maison de Savoie dans l’histoire des luttes européennes ! Il y a longtemps qu’elle justifie ce mot qu’on a dit d’elle, et qui est le secret de sa politique, — que son importance morale est au-dessus de sa situation réelle. Elle a toujours prétendu à tous les trônes. Charles-Emmanuel Ier eut bien un moment l’idée d’aspirer au trône de France pendant les guerres du XVe siècle. Au moment où s’ouvrait la succession d’Espagne, Victor-Amédée aurait pu prétendre éventuellement à la couronne espagnole, comme descendant de l’infante Catherine, sœur de Philippe III et femme du duc de Savoie Charles-Emmanuel Ier. Par sa femme, la duchesse d’Orléans, fille d’Henriette d’Angleterre et de Charles Ier, il avait des droits à la couronne britannique, et il protestait contre la loi de succession protestante qui appelait au trône les princes de Hanovre. Au fond, la maison de Savoie savait faire bon marché de ses droits, et ne s’en servait que pour grandir sa fortune, pour mieux pousser ses projets d’agrandissement en Italie. Or, à ce point de vue, quelle était la position de la maison de Savoie après l’avènement de Philippe V ? Le Piémont était placé entre la France, du côté des Alpes, et le nouveau roi d’Espagne, c’est-à-dire encore la France, à Milan. L’intérêt de Victor-Amédée était donc dans le camp de l’Europe ; une nécessité du moment le liait seule à la France, car il ne pouvait plus, comme dans la guerre de 1690, faire appel aux Espagnols, toujours maîtres du Milanais. Pris dans ce cercle de fer, Victor-Amédée se laissa dicter un traité d’alliance qui ouvrait le Piémont aux armées françaises pour aller défendre la Lombardie ; il devait lui-même fournir dix mille hommes et être généralissime des forces destinées à couvrir l’Italie. Louis XIV pensa faire assez pour lui en lui demandant sa seconde fille, la princesse Louise-Gabrielle, pour le nouveau roi d’Espagne Philippe V ; mais le traité ne stipulait aucun avantage de territoire, et même il fermait l’avenir, en disant qu’à la paix « les parties contractantes resteraient dans leur état primitif. » Là était le venin de l’affaire. Victor-Amédée ne dit rien, entra en campagne, pour aller tenir tête en Lombardie au prince Eugène, descendant d’Allemagne, et même il poussa l’artifice jusqu’à être héroïque pour une cause qu’il se promettait bien de déserter. « Le duc de Savoie, dit le maréchal de Tessé, savait dissimuler au point qu’il combattit à Chiari avec la plus brillante valeur. Il se tint toujours au milieu du plus grand feu, s’exposa beaucoup plus qu’il ne fallait, eut un cheval tué sous lui, et reçut plusieurs coups dans ses habits. » Au fond, Victor-Amédée était mécontent, de sorte qu’il se retrouvait en 1701 dans la situation où il avait été en 1690 : allié contraint et froissé de la France, allié secret de l’Europe par ses intérêts et par ses désirs.

Si Louis XIV avait eu dès ce temps l’instinct des vrais intérêts de la France, il eût réalisé une idée qui n’était pas nouvelle, qui eût comblé les plus ardens désirs de Victor-Amédée, et qui fermait l’Italie à l’Autriche : il eût donné le Milanais au duc de Savoie. L’idée n’était point nouvelle, dis-je, elle se retrouve à tous les momens de l’histoire, depuis le jour où le duc Louis de Savoie fut sur le point d’aller régner à Milan au XVe siècle. Elle était un des ressorts de ce système d’équilibre que le roi Henri IV voulait fonder par une distribution nouvelle des forces européennes. Elle était même entrée dans la tête de Richelieu, qui donnait le Milanais au duc de Savoie par le traité de Rivoli, en 1635, et il est certes curieux de retrouver le préambule de ce traité. « Comme il est manifeste, dit-il, qu’il n’y a pas d’autre moyen de faire jouir l’Italie d’un repos stable, d’une paix solide et durable, que de se liguer pour conquérir l’état de Milan, et l’enlever aux mains de ceux qui en abusent pour opprimer les habitans, sa majesté veut de bon cœur contribuer avec ses forces à l’accomplissement d’un si juste dessein. » La même idée était revenue un instant, il est vrai, dans une négociation secrète qui coïncidait avec l’ouverture de la succession d’Espagne. C’étaient toujours les mêmes conditions : le duc de Savoie aurait le Milanais, et il céderait la Savoie à la France. Une lettre de Victor-Amédée au comte de Vernon, son ambassadeur à Paris, révèle et précise cette négociation. Ce projet disparut. Au lieu de s’assurer un allié vigoureux et intéressé à la défense de la cause commune, Louis XIV n’eut qu’un allié suspect. On ne fit même rien pour retenir Victor-Amédée. Les généraux français, divisés entre eux, méconnaissaient son autorité de généralissime. Villeroi, l’habile tacticien qui allait se faire prendre à Crémone par le prince Eugène, affectait de n’appeler le duc que Monsieur de Savoie. On le traitait comme un capitaine d’aventure. Lorsque Philippe V alla en Italie, ce fut une grande question de savoir si Victor-Amédée avait le droit de souper avec son gendre, et de s’asseoir comme le roi sur un fauteuil. L’étiquette fut contre lui, et il se retira blessé dans sa dignité. Avec une sorte de négligence calculée, Victor-Amédée demanda à ne pas aller se remettre à la tête de l’armée ; on se hâta de le laisser libre, sans paraître attacher du prix à ses services. Par le fait, Louis XIV craignait, de voir un prince italien acquérir du renom et du prestige en Italie.

La France avait cependant à cette époque à Turin un ambassadeur, Philippeaux, qui ne manquait pas de clairvoyance et qui jugeait bien autrement. Il ne cessait d’écrire à Versailles qu’on avait tort de ne pas s’attacher le duc de Savoie et de ne pas satisfaire son ambition, que c’était l’homme le plus résolu et le plus actif qu’il eût connu, obéi avec enthousiasme dans son pays, ayant une bonne et solide armée, qu’il avait montré dans la guerre de 1690 ce qu’il pouvait et ce qu’il valait. Philippeaux se plaignait qu’on eût permis au duc d’abandonner le commandement des armées pour rester à Turin, où il pouvait plus aisément se livrer à toutes ses menées secrètes, se faisant un mérite de son inaction auprès de l’empereur. Louis XIV finit par se fatiguer des remontrances et des conseils de Philippeaux, qui fut réduit à terminer une de ses dépêches par ces mots : Qui vult decipi decipiatur. Victor-Amédée était laissé à, lui-même, et c’était ce qu’il voulait pour le moment. Pendant ce temps en effet, il se tournait vers la coalition. Dès les premiers momens de la guerre, il faisait dire à l’empereur qu’il ne cédait qu’à la nécessité en se liant avec la France, et son ambassadeur, le marquis de Prié, restait à Vienne. Les négociations ne tardèrent pas à devenir plus actives. Un envoyé impérial, le comte d’Auersperg, arriva à Turin dans le plus grand secret, au mois d’août 1703. On le logea dans une villa du marquis de Prié, sur les bords du Pô. Le duc allait le voir mystérieusement, prenant le prétexte de la chasse. C’est là que fut négocié le traite signé le 8 novembre 1703. Victor-Amédée demandait comme condition de son accession à la ligue européenne l’Alexandrin, le Montferrat, Valenza, la Lomelline, le val de Sesia. Puisque le duc de Savoie, ne pouvait obtenir de Louis XIV le duché de Milan tout entier, il voulait du moins s’acheminer vers ce but en traitant avec l’empereur. Vingt fois la négociation fut suspendue, vingt fois elle fut reprise. L’empereur, pressé par l’Angleterre, finit par céder pour attirer le duc dans la coalition. Des articles secrets ajoutèrent même la cession de Vigevano et d’une partie du Novarais. Victor-Amédée devait fournir quinze mille hommes à la coalition et commander les armées impériales en Lombardie.

Ces négociations n’échappaient pas à l’œil clairvoyant de Philippeaux ; l’ambassadeur de Louis XIV les soupçonnait, lorsque le secret lui fut révélé par une femme qui avait été la maîtresse du duc, par la comtesse de Verrue, qui était de la maison française de Luynes. La comtesse de Verrue était arrivée à Turin, pleine de jeunesse et de beauté, dans les premiers temps du règne de Victor-Amédée. Présentée à la cour, elle n’avait pas tardé à fixer l’attention du duc, qui l’aima et qui en eut même plusieurs enfans. Il y eut une Mme de Montespan à la cour de Turin. Bientôt la comtesse de Verrue eut tout pouvoir ; elle fut nommée dame d’atours de la duchesse, et elle régna pendant quelques années, courtisée pour son crédit et peu aimée pour son caractère hautain. Victor-Amédée était extrême en tout. Ses amours étaient pleins d’emportemens et d’accès terribles de jalousie. La comtesse de Verrue, fatiguée de ces orages permanens, aurait voulu rompre : elle était retenue par l’ambition de faire légitimer ses enfans. Elle restait l’amie du duc après avoir été sa maîtresse, et puis elle jouait aussi un autre rôle. Lorsque le maréchal de Tessé était à Turin en 1699, il écrivait au roi que la comtesse avait toujours des relations avec le duc. « Ils se querellent, ils se tourmentent, ajoutait-il ; mais elle sait tout, rien ne lui est caché. Votre majesté peut être sûre qu’elle sera avertie par son intermédiaire s’il arrivait rien d’essentiel pour nos affaires. » C’est ainsi que Philippeaux apprenait la présence du comte d’Auersperg à Turin et les négociations suivies par le duc. Si Louis XIV n’avait eu que les révélations de Philippeaux, il n’y aurait pas cru encore peut-être ; mais de toutes parts le bruit des trahisons du duc lui revenait à la fois, et alors que fit-il ? Il voulut anéantir d’un coup l’indocile et infidèle allié. Vendôme, qui était allé en Italie pour réparer les fautes de Villeroi, reçut l’ordre de retenir prisonnières les troupes piémontaises, de les désarmer et de marcher brusquement sur le Tessin pour forcer le duc de Savoie à réduire son état militaire et à livrer à la France plusieurs places de sûreté. Ainsi assailli et surpris au milieu de ses négociations, Victor-Amédée fit face au danger. Il gagna quelques jours habilement, mit Turin à l’abri d’un coup de main, ordonna de nouvelles levées, appela tout le pays sous les armes, expédia des envoyés dans toutes les cours, et encore une fois il répéta : « Je romps une alliance violée à mon détriment. Je préfère la mort les armes à la main à la honte de me laisser opprimer. » Une évolution de plus, précipitée par la brusque sommation de Louis XIV, ramenait Victor-Amédée à la coalition, reliait sa cause à celle de l’Europe, en lui offrant pour prix cette fois un agrandissement en Italie.

Le Piémont par malheur se trouvait en ce moment cerné de toutes parts : Victor-Amédée était seul enfermé dans un cercle de fer. Tessé envahissait la Savoie ; Vendôme, qui s’était transporté de l’Adige sur le Tessin, débordait sur le Piémont. Vercelli et Suse étaient prises par les Français, Bard tombait par trahison et nous ouvrait la vallée d’Aoste. Les impériaux, guidés par Stahremberg, avaient eu de la peine au premier moment à se faire jour jusqu’au duc, et ils étaient peu nombreux. Ainsi commençait cette guerre nouvelle ; c’était l’entrée en lutte du duc de Savoie. Victor-Amédée s’était bien battu pour les Français, il se battit encore mieux du côté des alliés, parce qu’il se battait pour lui, avec un but fixe. Victor-Amédée reprenait ce métier de soldat qu’il aimait, vivant au milieu de son armée, couchant sur la dure, partageant toutes les fatigues et tous les périls, et c’est là encore un des caractères de ces princes de Savoie dont Charles-Albert et Victor-Emmanuel Il ont fait revivre quelques traits. J’ai dit que la maison de Savoie s’était toujours fait par ses alliances une sorte de grandeur morale supérieure à son territoire, et en même temps elle tient au pays par toutes les fibres ; elle est populaire par ses instincts, par ses intérêts. Le jour venu, elle ne s’épargne pas, elle se risque tout entière dans la mêlée, prête à périr ou à grandir avec son peuple. De là l’intime lien qui existe entre ces princes et le pays, accoutumé à voir dans sa maison royale l’expression vivante de ses intérêts, de ses sentimens et de ses ambitions. Victor-Amédée, qui était très double dans la diplomatie, redevenait dans son camp l’homme du peuple et de ses soldats. Il avait la fibre populaire. Un jour, contemplant les flammes de son château de Rivoli pillé et brûlé par les Français, il disait à ses officiers avec émotion : « Ah ! je voudrais que tous mes châteaux fussent en cendres, pourvu que les maisons de mes sujets fussent épargnées ! » C’était un personnage original et saisissant, le seul prince-soldat dans une lutte d’ambitions dynastiques où les peuples étaient envoyés au combat par des potentats dont pas un ne quittait son cabinet.

Un des faits les plus mémorables et les plus curieux de cette guerre fut le siège de Verrue en 1704. Six mois entiers, cette petite place, que les généraux français appelaient une bicoque, tint tête à Vendôme et exaspéra l’orgueil de Louis XIV. Le gouverneur de Verrue, homme de résolution et d’énergie, le baron Della Rocca d’Allery, fut sommé de capituler ; il répondit à Vendôme qu’il n’entendait pas le français, et qu’on s’adressât au duc. Plusieurs assauts furent inutiles ; les assiégés étaient infatigables à réparer leurs brèches et à repousser les attaques. Épuisés et toujours intrépides, ils avaient fini par n’avoir plus ni chemises ni pain ; le vin était réservé pour les malades. Pendant ce temps, Victor-Amédée était de l’autre côté du Pô, à Crescentino, soutenant par sa présence la petite et vaillante garnison de Verrue, et multipliant les diversions. Résolu à défendre la place « avec les dents si les mains ne suffisaient plus, » il se tint tant qu’il put dans cette position ; il communiquait avec la garnison par des boulets creux où il enfermait ses ordres ; un jour on fit passer ainsi une chemise au gouverneur. Vendôme finit par se tourner contre Crescentino pour déloger le duc et rester face à face avec la place, laissée à ses propres forces. Il y réussit, Verrue ne se rendit pas encore. Ce ne fut qu’après avoir partagé le dernier morceau de pain avec ses soldats et avoir fait sauter les fortifications que Della Rocca se résigna à capituler. Ainsi tomba Verrue ; Nice tombait en même temps. La moitié du Piémont était au pouvoir de la France ; le pays entier était exténué. D’un autre côté, Victor-Amédée restait presque seul, livré à ses propres forces. Il n’avait pas reçu de l’empereur les secours qu’on lui avait promis. Il ne lui restait plus que dix mille hommes, y compris les impériaux, pour défendre Cuneo, Chivasso et Turin. L’envoyé anglais, sir Richard Hill, qui était auprès du duc et qui suivait les événemens, écrivait à Londres : « C’est un grand déplaisir quand on considère que la cour de Vienne n’a rien fait dans ces dix-huit mois, si ce n’est de donner des promesses suivies de déceptions. On ne peut assez blâmer sa lenteur à expédier des secours en Italie. » Joignez à ceci que, même autour du duc, il ne laissait pas d’y avoir un parti favorable à la France, hostile à la guerre. Victor-Amédée alla se renfermer à Turin, ne voulant voir personne.

Tout semblait si désespéré, qu’on crut un instant à une évolution nouvelle du duc vers la France et à une paix séparée du Piémont avec Louis XIV. Sir Richard Hill s’en inquiétait,.et ne cachait pas toutes ses incertitudes au gouvernement anglais, dont Victor-Amédée recevait les subsides. Il écrivait le 15 avril 1705 : « Soit à cause de la perte simultanée de Verrue et de Nice, qui nous laisse en Piémont cernés et sans communication avec le reste du monde, par terre et par mer, soit par suite des menaces de l’ennemi et des préparatifs qui se font à Fenestrelle, soit attendrissement pour sa femme et ses enfans, soit enfin pour tout autre motif que je ne peux pas pénétrer, il est certain que depuis deux ou trois jours son altesse royale n’est plus ce qu’elle était ; je ne reconnais plus mon héros de Crescentino et de Verrue… L’opinion générale aujourd’hui est que le duc négocie, ce que je croirais s’il consultait l’esprit des Piémontais et ce que la France publie partout. Je suis persuadé que l’honnête homme abuse ses amis ou ses ennemis, je ne saurais dire lesquels. Je crois que la question serait vite résolue si le duc écoutait ses conseillers ; le mieux est qu’il ne consulte que lui seul et ne se fie qu’à lui-même. » On se trompait en croyant le duc de Savoie disposé à signer la paix avec la France ; il ne se décourageait pas ainsi et il voyait plus clair dans les événemens. Il y a cependant un fait curieux à observer dans cette crise, c’est que les Piémontais désiraient la paix et ne se levaient pas moins à l’appel du duc, dont la volonté tenace était l’unique garantie de la coalition. Les alliés le sentaient si bien que sir Richard Hill tremblait pour les jours de Victor-Amédée en le voyant s’exposer à tous les périls. « Si quelqu’une de ces balles qui pleuvaient autour de lui l’avait frappé, disait-il, dans l’espace d’une demi-heure, tout était fini ici pour nous. »

Le fait est qu’au lieu de plier devant Louis XIV, Victor-Amédée se remettait bientôt en campagne, et la guerre recommençait plus que jamais. Les Français se préparèrent à mettre le siège devant Turin. De son côté, la cour de Vienne, sortant enfin de sa lenteur, se décidait à envoyer une armée en Italie ; le prince Eugène accourait avec des forces nouvelles au secours de Victor-Amédée, et la bataille de Turin, livrée le 7 septembre 1706, pour faire lever le siège de la ville, fut l’événement qui marqua cette phase nouvelle de la guerre. Victor-Amédée sentait la gravité du péril et il écrivait au prince Eugène pour le presser d’arriver : « Là est le nœud de la guerre, mettez tout en œuvre pour nous secourir efficacement et sûrement. Tant que Turin résiste, vous êtes supérieurs aux Français ; si vous le laissez périr, les ennemis fondront sur vous et vous chasseront de l’Italie : il faut à tout prix livrer une bataille pour éviter une si grande ruine. » Le duc n’ajoutait pas que lui-même il était totalement perdu s’il n’échappait pas à ce dernier désastre. C’était donc une crise décisive pour la maison de Savoie ; elle tourna heureusement pour le Piémont ; Turin résista assez pour laisser au prince Eugène le temps d’arriver. Ce n’était plus Vendôme qui commandait les forces de la France en Italie. Il y avait dans l’armée assiégeante trois chefs et pas une tête : — La Feuillade, le duc d’Orléans et le maréchal de Marsin. Le duc d’Orléans ne sut pas empêcher la jonction du prince Eugène et de Victor-Amédée, qui, dès le commencement du siège, était sorti de la ville pour tenir la campagne et aller à la rencontre des alliés. Quand l’armée coalisée fut réunie au nombre de trente-quatre mille hommes, le maréchal de Marsin, qui avait reçu un plein pouvoir secret pour décider de la direction des opérations, ne sut qu’attendre l’assaut dans les tranchées et mourir tristement. Le choc fut désastreux pour l’armée française, qui fut forcée d’abandonner le siège, et dont la retraite précipitée ne s’arrêta qu’à Pignerol. La victoire de Turin retentit en Europe, et en peu de temps le Piémont fut reconquis. Ce qui restait de notre armée en Lombardie n’eut plus qu’à regagner la France en échappant à un grand péril ; la guerre n’eut plus rien de saillant en Italie dès ce moment. Tandis que le maréchal Daun allait conquérir Naples pour l’Autriche, Victor-Amédée tentait sans succès une invasion en Provence avec le reste des alliés. Les grandes luttes avaient cessé en Italie et ne recommencèrent plus jusqu’à la paix générale qui vint distribuer les dépouilles de la guerre. Si à la dernière heure Victor-Amédée avait reçu un puissant et efficace secours qui l’avait aidé à frapper le coup de Turin, jusqu’à ce moment décisif il avait presque seul tenu tête aux Français, et il avait singulièrement servi la cause de la coalition. « Tout ce que je dois dire, écrivait sir Richard Hill, se réduit à ceci : que les impériaux, en cinq campagnes, n’ont point été capables d’obtenir un succès en Lombardie ; que les impériaux auraient été contraints déjà depuis deux ans de quitter l’Italie, si la déclaration du duc n’avait pas attiré contre le Piémont une grande partie de la furie et des forces de l’ennemi ; que son altesse royale a résisté pendant deux ans avec autant de constance que de valeur à tous les efforts des Français. » L’envoyé anglais parlait ainsi en 1705, entre le siège de Verrue et la victoire de Turin, c’est-à-dire au moment le plus grave pour les affaires de la coalition en Italie. Ce seul fait mettait en relief le rôle du duc de Savoie.

On sait comment finit la guerre de la succession d’Espagne. La France se vit en des extrémités où elle était prête à subir toutes les conditions. Louis XIV renonçait à l’Espagne pour son petit-fils ; il offrait à la Hollande une ceinture de places fortes. « Je me soumets à la volonté divine, écrivait le vieux roi à un de ses agens, puisque les maux qui affligent mon règne ne me permettent plus de douter que la Providence ne demande de moi le sacrifice de ce qui m’est le plus cher. » On ne voulut pas même de cette soumission dans les conférences de Gertruydemberg. La France se releva par un élan de fierté et un héroïsme qui lui permirent d’arriver à une paix moins accablante. Vingt fois la fortune changea de camp, et les intérêts se déplacèrent dans cette longue guerre. Une chose est à remarquer : les événemens avaient singulièrement modifié les situations. L’empereur Léopold d’Autriche était mort depuis le commencement des hostilités ; son successeur, l’empereur Joseph, était mort aussi. L’héritage de la maison d’Autriche passait à l’archiduc Charles, déjà reconnu roi d’Espagne par la coalition, et qui allait être en même temps empereur, de sorte que cette guerre, qui avait commencé en haine de la prépondérance de la France, allait aboutir à reconstituer la prépondérance autrichienne. De là vint la possibilité d’un rapprochement entre l’Angleterre et la France, rapprochement favorisé par l’avènement des tories au pouvoir. L’Angleterre n’avait plus le même intérêt à continuer la guerre et à s’acharner contre Philippe V, pourvu que Louis XIV consentît à la séparation des deux couronnes de France et d’Espagne. Ce fut là le principe des négociations qui préparèrent la paix d’Utrecht. Le duc de Savoie entrait pour sa part dans ces négociations avec avantage. D’abord il avait pour lui les cessions territoriales qui lui avaient été faites ou promises en 1703, et en outre il avait le chaud et puissant appui de l’Angleterre, dont il était l’allié de prédilection. Victor-Amédée eût voulu sans doute le Milanais, c’était le but fixe de son ambition ; mais l’Angleterre, qui désirait la paix et qui connaissait les idées de l’Autriche sur ce point, ne voulait pas créer une difficulté de plus. L’un des négociateurs de Victor-Amédée, le marquis del Borgo, écrivait : « Le comte Maffei ayant voulu parler de l’agrandissement de son altesse royale pour l’état de Milan, il s’est aperçu que ce discours ne plaisait pas ; on lui a répondu que ce qui pouvait être praticable dans un cas ne l’était pas toujours, et que l’on ne devait pas songer à l’impossible. » Un autre négociateur, le conseiller Mellarede, disait à son tour : « La cour impériale considère l’Italie comme le bijou principal de la couronne, non pas de l’impériale, mais de la maison d’Autriche, comme les états les plus féconds et d’un produit plus liquide et plus abondant, comme un moyen de parvenir à ses vues sur tout le reste de l’Italie, et d’assurer la cour de Rome dans ses intérêts. » Pour disposer du Milanais, il eût fallu le disputer à l’empereur, qui l’occupait et qui voulait le garder désormais. La Sicile était libre, on la donna au duc de Savoie. Victor-Amédée sortait donc de cette guerre et de ces négociations avec les cessions de territoire qui lui avaient été assurées en 1703, avec la Sicile et avec le titre de roi. Le Piémont s’agrandissait, et la maison de Savoie s’élevait au rang des maisons royales.

Le Piémont, tel qu’il apparaissait en 1713, était l’œuvre de cinq princes et d’un siècle et demi d’efforts. Ces princes avaient trouvé un état faible, décousu, ouvert et dépendant, un état qui pouvait être perdu en vingt-quatre heures ; ils faisaient un pays plus compacte, indépendant, assuré et libre sur les Alpes, et désormais martialement tourné du seul côté où il pût s’agrandir. Victor-Amédée II couronnait cette œuvre, et la royauté naissait. C’était la royauté au titre de Sicile d’abord, et quelques années plus tard, en 1720, au titre de Sardaigne, par l’échange des deux îles ; le vrai siège de la force restait dans le noyau primitif, discipliné et vigoureux des ducs de Savoie et des princes de Piémont.


III

Ce n’est pas, il me semble, un personnage sans relief et sans intérêt que ce prince, qui, pendant vingt armées de guerre, se bat ou négocie, qui avait reçu dans les cours le nom de renard de Savoie et que d’autres appelaient tête d’acier après Emmanuel-Philibert, qu’on avait appelé tête de fer. Victor-Amédée manque d’une certaine grandeur morale. Les traits les plus contraires se mêlent en lui, l’impétuosité et la dissimulation, la violence et le calcul. Les limites de l’utilité et de la moralité politique sont singulièrement brouillées dans son esprit. La fidélité dans ses alliances n’est pas sa vertu, et nul mieux que lui ne sut traiter son ami du jour comme s’il devait être son ennemi le lendemain ; mais il avait ce qu’il faut à un petit prince pour faire quelquefois de grandes choses, la fixité des idées, l’infatigable activité, la vigueur du caractère. Il aimait la simplicité ; il portait toujours un habit de couleur brune sans broderies d’or ou d’argent, une épée à poignée d’acier, une canne de jonc ; il affectait même le mépris du faste.

Quand la guerre fut finie, il se jeta avec l’emportement de son caractère dans les travaux de gouvernement intérieur. Il se mit à réformer l’administration, les finances, les règlemens de commerce, les études, s’occupant surtout de son armée, et se faisant aussi de grosses querelles avec Rome. En vrai prince absolu, il aimait l’obéissance en tout, et il savait pratiquer merveilleusement un art qu’il devait transmettre au roi Charles-Albert, celui d’entretenir la division entre les chefs de son administration. « Il est nécessaire à un roi que ses ministres ne soient pas trop d’accord, disait-il à son fils, qui devait être Charles-Emmanuel III ; nous n’avons pas de moyens de connaître la vérité, et si ceux qui nous servent s’entendent pour nous tromper, nous aurons toujours les yeux bandés. » Du reste, Victor-Amédée avait l’art de choisir les hommes, je l’ai dit, et il allait même les chercher. Une nuit, passant dans une rue de Turin, il aperçut une petite lumière au plus haut étage d’une maison ; il monta et trouva un jeune homme travaillant au milieu des livres et des papiers ; c’était Caisotti, dont il fit bientôt un procureur-général, et qu’il consultait souvent. Il y avait à Nice un jeune avocat, Maistre, l’aïeul de l’illustre auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg. Maistre avait plaidé une cause contre le domaine et s’était emporté contre les lois réformatrices de Victor-Amédée. Le roi le fit appeler, et lui dit : « Je sais que tu parles mal de moi ; que t’ai-je fait ? — Majesté, répliqua l’avocat, j’ai défendu mes cliens ; j’ai parlé avec force, selon mon devoir, et je ne crois pas avoir offensé mon souverain. — Bien, » dit le roi. Il donna à Maistre des papiers à examiner, lui demanda son avis, puis le nomma à l’emploi d’avocat des pauvres. Il en fut de même de celui qui devait être le ministre Bogino. C’était le fils d’un notaire de Turin que Victor-Amédée fit conseiller d’état avant trente ans.

Cependant cette nature si étrangement active semblait se lasser. À mesure que les années passaient, Victor-Amédée devenait inquiet et sombre ; il se plaignait de sa santé et il se croyait menacé de paralysie ; il sentait sa mémoire le trahir, son esprit se troubler, sa vigueur de résolution s’énerver après cinquante ans de travaux et d’agitation. Sa femme, la bonne reine Anne d’Orléans, mourait subitement en 1728 et il restait seul, fatigué de régner. La perspective d’une intervention nouvelle dans les affaires de l’Europe l’eût réveillé peut-être, mais il ne voyait rien de net dans tout ce mouvement de négociations suivies entre les cours ; il ne voyait poindre aucune de ces occasions qu’il n’était pas homme à laisser fuir, et il retombait dans son humeur morose. Un dimanche, tandis que la cour attendait l’heure de la messe, le vieux roi s’entretenait avec le comte de Blondel, jeune envoyé français qu’il aimait et qu’il prenait quelquefois pour confident. Ils étaient tous deux près d’une fenêtre qui donnait sur le jardin royal, et Victor-Amédée parlait de guerre, d’alliances, de changemens qui pourraient arriver en Italie ; le comte de Blondel, comme s’il eût suivi le fil des pensées du roi, montra de la main les plaines qui s’étendaient au loin et il ajouta : « Ces grandes plaines sont la Lombardie. » Victor-Amédée sourit et répondit : « Je t’entends, mais tu te trompes. » Puis il s’achemina vers la chapelle royale, et arrivant, devant le saint-suaire, il mit la main sur l’épaule de l’envoyé français et ajouta : « On me croit ambitieux, mais je te jure qu’avant peu on s’apercevra que je n’aime que le repos et la retraite. » Le fait est que Victor-Amédée roulait dans son esprit deux idées également imprévues, et dont l’une était l’abdication de la couronne. Une fois plein de cette idée, il s’y attacha comme à tout ce qu’il voulait ; il s’informait de l’histoire de tous les princes qui avaient abdiqué depuis Dioctétien jusqu’à Christine de Suède et Philippe V, sans oublier Charles-Quint, et il discutait les motifs de leur résolution. On voulut le détourner de cette pensée, tout fut inutile : il cherchait la paix de l’esprit. L’abbé Boggio, qu’il prit pour confident, ne put le convaincre en lui disant que l’homme porte avec lui les tempêtes de l’esprit, et qu’en changeant de lieu on ne change pas de cœur. D’autres lui conseillaient de faire l’expérience de la solitude et de laisser pour quelque temps la lieutenance du royaume à son fils : « Non, dit-il, je ne suis pas fait pour cela, je ne saurais pas faire la chose à moitié ! Ma devise est tout ou rien, dedans ou dehors… Il n’est pas mal que je me retire. J’étais né pour me tourmenter et tourmenter les autres, je suis vieux, je veux me reposer. »

La pensée de l’abdication se liait à une autre idée qui n’était pas moins inattendue ; Victor-Amédée songeait à se remarier. Il y avait à la cour une femme d’un âge mûr déjà, mais belle encore de cette beauté que M. Carutti appelle dangereuse pour l’adolescence et pour la vieillesse : c’était Thérèse Canalis de Cumiana, veuve du comte de Saint-Sébastien. Dans sa jeunesse, à seize ans, elle avait été, dit-on, aimée de Victor-Amédée ; on parlait de visites nocturnes du duc au château de Cumiana. Madame Royale s’était hâtée de marier la jeune fille au comte de Saint-Sébastien. Lorsque le roi la revit après la mort de la reine, elle était veuve ; Victor-Amédée sentit se réveiller l’ancien amour. Le souvenir lui semblait un lien ; mais la jeune fille était devenue femme d’expérience, et elle sut opposer au vieux roi une savante résistance. Un jour que Victor-Amédée était plus entreprenant, la comtesse se releva dans sa dignité et lui dit : « Vous me traitez comme si j’étais votre maîtresse, et vous savez bien que je ne la suis pas. » En femme ambitieuse de pouvoir, la comtesse de Saint-Sébastien voulait être une Mme de Maintenon à la cour de Turin. Victor-Amédée ne songea plus qu’à l’épouser en effet ; il acheta pour elle le marquisat de Spigno, dont elle devait prendre le titre, et tout se prépara secrètement. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que le roi, grand tacticien jusqu’au bout, laissait ignorer à tout le monde son mariage, et s’était bien gardé de révéler à la comtesse de Saint-Sébastien son projet de déposer la couronne. L’abdication et le mariage furent publiés presque en même temps. C’est le 12 août 1730 que le mariage se fit sans bruit dans la chapelle du palais, et le 3 septembre toute la cour était réunie au château de Rivoli pour entendre l’acte d’abdication. La nouvelle marquise de Spigno pâlit à cette révélation. Victor-Amédée était tranquille et s’égayait de la surprise universelle. « Toi aussi, tu es surpris, disait-il au comte de Blondel, tu as tort, car je t’avais laissé voir mon secret. Te souviens-tu de ce que je te disais devant le saint-suaire ? » Puis, jetant un regard sur le passé et sur l’avenir, il continuait : « Quand je commençai à régner, je n’avais que dix-huit ans ; mes finances étaient épuisées, le trouble était dans l’état, les divisions à la cour ; néanmoins j’ai réussi à faire quelque chose. Mon fils a vingt-neuf ans, les finances sont florissantes, tout le monde obéit, les troupes sont en nombre suffisant et disciplinées, les forteresses restaurées et bien gardées ; Carlino fera bien ses affaires. Moi, je suis fatigué. J’irai vivre en simple gentilhomme de province, sans cour, sans gardes… » Victor-Amédée s’était réservé 150,000 livres pour sa maison, et il ne voulait plus porter d’autre nom que celui de Victor de Savoie. Il partit pour Chambéry, et le roi s’appelait désormais Charles-Emmanuel III.

L’erreur de Victor-Amédée était de croire qu’après cette vie d’agitation et avec ce caractère impérieusement actif il pouvait aller vivre tranquillement en gentilhomme de province, comme il le disait. Ceux qui lui conseillaient de faire l’expérience de la solitude avant de se décider le connaissaient bien. L’inaction lui fut mortelle, et il eut bientôt le regret du pouvoir. L’ambition déçue de la marquise de Spigno aiguisait habilement ce regret. Victor-Amédée s’était borné d’abord à demander qu’on lui expédiât un bulletin résumant la politique et les nouvelles des cours. Il ne tarda pas à se plaindre d’être négligé ; puis il se mit à blâmer les actes de son fils, il s’irrita dans l’oisiveté, et un jour il partit pour Turin. Arrivé au sommet du Mont-Cenis, il se tourna vers la marquise de Spigno en l’interrogeant : « Dites, marquise, dois-je retourner ? » Il n’obtint pas de réponse. « Vive Dieu ! reprit-il irrité, que dois-je faire ? — Majesté, répondit la marquise, c’est à vous de commander : je n’ose pas vous donner de conseils. » Victor-Amédée arriva à Moncalieri près de Turin, et alors éclata un drame mystérieux, violent et précipité. Le père venait à Turin plein de ressentiment pour déposséder son fils et reprendre la couronne ; il voulait révoquer son abdication. Victor-Amédée comptait sur son ascendant, sur la soumission des ministres qu’il avait lui-même élevés au pouvoir, sur le dévouement des soldats. Le vieux roi se trompait ; les ministres redoutaient son retour, Charles-Emmanuel n’était nullement décidé à rendre le pouvoir et la couronne, et les soldats obéissaient au nouveau roi. Tout ce qu’on put tenter pour calmer Victor-Amédée ne faisait que l’exaspérer. Cette lutte engagée entre le père et le fils était d’autant plus grave que la guerre civile pouvait naître à chaque instant. Le marquis d’Ormea, ministre de Charles-Emmanuel, fut le premier qui proposa hardiment de dénouer le conflit par l’arrestation du vieux roi, et c’est ce qui arriva. Victor-Amédée fut arrêté à Moncalieri et conduit au château de Rivoli pour y rester prisonnier. Il y passa treize mois, gardé à vue avec une sévérité outrée. Exalté jusqu’à la fureur d’abord, puis plus calme et abattu, il raisonnait quelquefois encore avec hauteur des événemens de son règne ; mais c’étaient de rapides éclairs. Sa santé déclinait de jour en jour ; son énergie morale s’était épuisée dans ces épreuves. On le transporta de nouveau à Moncalieri, et là, il acheva de s’éteindre tristement entre quelques capucins qui récitaient les prières des morts autour de lui. Avant de mourir, il se tranquillisa un peu, il souffrait qu’on lui parlât de son fils ; il pardonna à tout le monde, même à celui qui l’avait arrêté, en disant qu’il avait dû obéir. C’est le 31 octobre 1732 que s’éteignit le premier roi de Sardaigne. On le transporta aussitôt à la Superga, à cette basilique qu’il avait lui-même fait construire au sommet de la plus haute colline de Turin, pour rappeler le siège et la délivrance de la ville en 1706.

Destinée étrange où se mêlent l’héroïsme guerrier et la dextérité diplomatique, qui touche à toutes les affaires de l’Europe, et qui finit comme un roman, presque comme un tragédie ! De cette destinée et de toute cette histoire des luttes italiennes dont le règne de Victor-Amédée n’est qu’un épisode, il se dégage une lumière supérieure et saisissante. La France paraît quelquefois en conquérante en Italie ; elle prend des territoires et a l’air de s’établir. Un fait est à noter cependant : c’est que presque toujours la France descend des Alpes, moins pour absorber et s’assimiler l’Italie que pour aller combattre un ennemi plus puissant qui menace sa grandeur ; elle a des forteresses pour se tenir en garde. Sa présence est une nécessité défensive et un accident que l’entraînement seul d’une ambition éphémère transforme en établissement permanent. L’Autriche au contraire va en Italie pour s’y établir et pour y rester. Sa présence est une domination organisée non-seulement contre la France, mais contre l’Italie elle-même. Voilà le secret de l’histoire et du rôle du Piémont, placé entre ces deux puissances.

Pendant longtemps, le Piémont oscilla de l’une à l’autre, se servant de l’Autriche contre la France, de la France contre l’Autriche, cherchant toujours à s’émanciper de cette double tutelle. À mesure que le temps passe, les situations se dessinent, et alors apparaît une vérité lumineuse : c’est que pour le Piémont la France est une ennemie de circonstance et une alliée naturelle, tandis que l’Autriche est une alliée accidentelle et une ennemie permanente. C’est la paix d’Utrecht qui marque ce moment en mettant la France hors de l’Italie et en établissant la domination autrichienne à Milan. Ce jour-là, la politique de la maison de Savoie est fixée ; le Piémont, tourné vers l’Italie, est fatalement destiné à rencontrer à chaque pas la puissance jalouse de l’Autriche. Un siècle d’histoire ne fait que mettre en lumière la fatalité de ces situations hostiles, et la guerre actuelle n’est qu’un épisode de plus de cette lutte toujours nouvelle, dont l’indépendance du nord de l’Italie est le dernier mot.


CHARLES DE MAZADE.