Le Pressoir (Sand)

La bibliothèque libre.
Théâtre complet de George SandMichel Lévy frères2 (p. 265-357).

LE PRESSOIR


DRAME EN TROIS ACTES


Gymnase — Dramatique. — 13 septembre 1853.


À M. LEMOINE-MONTIGNY


DIRECTEUR DU GYMNASE

(Lettre d’envoi du manuscrit du Pressoir.)


· · · · · · · · · · · · · · · J’avais essayé de mettre des paysans sur la scène, j’ai voulu essayer d’y mettre des villageois. Ce n’est pas la même chose, bien que la distinction ne frappe pas au premier abord.

Les villageois ne sont qu’à moitié paysans, les paysans ne sont pas du tout villageois. Il n’y a de vraiment rustiques que les groupes ou les familles isolés dans les fermes, dans les moulins, dans les chaumières. Plus la vie se concentre dans un milieu borné, plus l’idée se simplifie. Le vrai paysan est bien plus aux prises avec la nature qu’avec la société. Il a peu de pensées, mais elles sont tenaces ; peu de volontés, mais elles sont fortes.

Les villageois sont plus instruits. Ils ont des écoles, des industries qui étendent leurs relations. Ils ont des rapports et des causeries journalières avec le curé, le magistral local, le médecin, le marchand, le militaire en retraite, que sais-je ? tout un petit monde qui a vu un peu plus loin que l’horizon natal. Certains ouvriers, d’ailleurs, ont, avant comme depuis la Révolution, fait quelque tour de France qui est un voyage d’instruction, non-seulement dans le métier, mais aussi dans la vie. Sans se piquer d’être puristes, les artisans des villes et des villages s’expriment donc dans un langage plus étendu et plus élevé, en apparence, que le journalier ou le ménageot de campagne. Ils ont aussi des sentiments, je ne dirai pas plus nobles (le beau et le bien, comme le laid et le mal, se trouvent partout), mais plus analysés en eux-mêmes, et dont ils peuvent mieux rendre compte.

Le paysan aime surtout par instinct. L’habitant des grandes villes aime avec plus d’imagination. Celui des villages, qui tient du citadin et du paysan, met de l’imagination et de l’instinct dans ses affections. Chez tous, le cœur est en jeu. Le cœur n’est pas encore si mort qu’on veut bien le dire, et, quels que soient les temps, ni les crises politiques, ni les intérêts personnels n’empêcheront jamais l’amour et l’amitié de trouver en eux-mêmes une oasis au milieu des tempêtes.

L’amitié est un sentiment chevaleresque et jeune, qui se développe plus particulièrement chez les hommes liés par un esprit de corps et des travaux communs. Les guerriers d’autrefois, les artistes et les artisans d’aujourd’hui, les séminaristes, les étudiants, les collégiens même, ont encore un culte pour l’amitié. Dans la solitude des champs, comme dans le tumulte du monde, l’homme arrive à ne plus compter que sur lui même ; mais, dans l’ombre du cloître, comme sous le soleil des chemins, dans les ateliers, dans les chantiers, comme sur les bancs des écoles, tout jeune Oreste a son Pylade.

L’amour-propre joue un grand rôle dans la vie de l’artiste et de l’artisan. Le paysan a une passion plus positive, le gain. L’homme du monde sait mieux déguiser ses vanités. Au village, elles sont naïves et passionnées,

Avec ces éléments si simples et dont tout le monde a pu constater la réalité, j’ai pensé pouvoir faire une pièce qui n’a la prétention d’être ni un drame ni une comédie, ni une formule l’enseignement nouveau. Les meilleures moralités sont celles qui arrivent toutes faites dans l’esprit du spectateur, et dont il sent l’application dans une œuvre d’art, rendue avec la supériorité que vos admirables artistes sauront y manifester.

Pour la mise en scène, le soin des détails et la gouverne de l’ensemble, vous êtes artiste supérieur vous-même, et, l’amitié aidant, comme toujours, vous ferez de peu quelque chose.

Vous me demandez si, en annonçant au public de la première représentation le nom de l’auteur, on doit toujours m’appeler George Sand. Oui, sans doute, puisque c’est un pseudonyme devant lequel le public, qui n’est pas forcé de savoir qu’on pourrait dire madame, pourrait, cependant, me contester le droit de faire dire monsieur.

G. S.




DISTRIBUTION


MAITRE BIENVENU, menuisier 
 MM. Geoffroy.
PIERRE BIENVENU, son fils 
 Lafontaine.
MAITRE VALENTIN, charpentier 
 Lesueur.
VALENTIN, son fils 
 Bressant.
NOËL PLANTIER, accordé avec Suzanne 
 Dupuis.
Le Bailli 
 Blondel.
Le MENÉTRIER 
 Antonin.
SUZANNE, veuve de vingt-cinq à trente ans, fille de maître Bienvenu 
 Mmes Lesueur.
REINE, filleule de Bienvenu ; seize ans 
 Laurentine.
Syndics, Apprentis de maître Bienvenu, Villageois, Villageoises. 


Costumes Louis XV ou Louis XVI, à volonté.


Dans un village de France, au siècle dernier.




ACTE PREMIER


L’intérieur d’une maison d’artisan aisé et même riche. La disposition d’architecture est rustique ; l’ameublement est confortable. Chaises, tables et bahuts anciens en beau chêne, sculptés. Vaisselle et poteries d’un
certain luxe. Une grande cheminée à droite du spectateur. Au fond, à droite, la chambre de Reine. Au fond, un peu à gauche, une porte sur le village. Au fond, au milieu, une fenêtre. Le grand fauteuil de maître Bienvenu est au premier plan, à droite ; un habit et une cravate sont posés dessus. Un dressoir, adossé au premier plan à gauche. Une table

sur le devant, à gauche.




Scène PREMIÈRE


REINE, SUZANNE.


Suzanne, près de la cheminée, découvre et recouvre des pots qui chauffent ; Reine arrange des hardes.


REINE.

Voilà le soleil levé, pas moins, et il n’y a encore personne de rentré. Ont-ils fait un train toute la nuit, ces pauvres jeunes gens ! ont-ils raboté, scié, cogné, crié, chanté !… J’ai peur que mon parrain n’ait pas pu fermer l’œil !

SUZANNE.

Pourvu que tout marche bien, et que nous dansions, ce soir !

REINE.

Oh ! que oui ! Valentin me l’a promis, d’abord !

SUZANNE, entre le dressoir et la table.

Et tu aimes beaucoup à danser avec lui, conviens-en !

REINE.

Avec qui danserais-je ? Ton frère ne danse jamais, lui ! Ton prétendu… il n’y en a que pour toi !

SUZANNE, tout en parlant, met une nappe, une bouteille et deux verres sur la table.

Oh ! celui-là, je te l’interdis.

REINE.

Parce que vous êtes un tantinet jalouse ? Fi, madame, que c’est laid !

SUZANNE.

Que veux-tu, mon enfant ! je fais la folie de me remarier avec le plus beau garçon du pays, et je sais qu’il est un peu…

REINE.

Un peu content de lui ? Bah ! Ça n’empêche pas le cœur, ça ; nous le savons bien, ici !

SUZANNE.

Sans doute, et, si c’est un défaut, j’y suis habituée. Mais dis donc, Reine, est-ce que toutes les hardes sont prêtes ?

REINE, debout au fond.

L’habit de mon parrain, la chemise brodée de ton frère… Il n’y manque pas un point, pas un bouton : j’ai fini !




Scène II


Les Mêmes, BIENVENU, sortant de sa chambre à droite, au fond, en veste du matin et bonnet de nuit.


BIENVENU.

C’est fini, hein, Reine ? Tu dis qu’ils ont fini ? Où sont-ils ? (Écoutant près de la fenêtre.) Mais non, hélas ! ils travaillent encore ! Pourvu que… Songez donc, mes enfants ! le dernier jour !…

SUZANNE.

Eh bien, eh bien, est-ce que vous vous éveillez dans des idées noires, par hasard ?

BIENVENU.

Non, mais si j’y allais ?…

REINE, le retenant.

Vous ne feriez que les retarder avec vos impatiences. Vous nous avez promis d’être bien sage, de ronfler bien fort, et de nous raconter de jolis rêves !

BIENVENU, les prenant toutes deux dans ses bras et les embrassant.

Chères petites ! comme elles me dorlotent l’âme et le corps ! Ah ! ou peut bien dire que je suis le plus heureux père de famille qu’il y ait sous le soleil, et que, sous ce rapport-là, le soleil lui-même ne jette pas plus d’éclat dans les cieux que moi sur la terre.

SUZANNE.

Ah ! ça, mon père, c’est beaucoup dire !

REINE.

Non, non. C’est sa grande belle humeur, quand mon parrain parle du soleil et de la lune.

BIENVENU.

Ça n’est pas des vanteries ! Je vous demande si l’astre du jour a autour de lui une famille de petits soleils comme ceux qui m’environnent ! Regardez-moi un peu, quand, rasé de frais et revêtu de mon habit marron, je m’assieds dans le banc des marguilliers, pour assister aux vêpres paroissiales ! À ma droite, mon fils Pierre, lisant les psaumes dans un livre d’Heures, ni plus ni moins qu’un gros bourgeois ; à ma gauche, ma bonne Suzon (il prend la main de Suzanne), la plus aimable personne de l’endroit, avec cent écus de dentelles sur sa cornette. En face de moi, au lutrin, place avantageuse pour les gens de belle taille, mon futur gendre Noël Plantier, un gars de haute mine, droit comme une pique, frais comme une rose, souriant comme une demoiselle et braillant comme une trompette !… Hein ! ça flatte l’amour-propre, tout ça, et je suis sûr que ça me donne l’air d’un patriarche !

REINE, câline.

Eh bien, et les autres petits soleils ?

BIENVENU.

Ah ! tu as peur que je ne t’oublie, toi, friponne ? Ne crains rien, Reine ! D’abord, remarque ce nom que je t’ai donné au baptême ! Il n’y a que moi pour les jolis noms ! On est le roi des parrains ; on a pour filleule la reine de beauté du village : c’est dans l’ordre !

REINE.

Merci, parrain. Je suis contente de mon compliment. Mais il y a encore quelqu’un que vous n’avez pas nommé, et qui, par l’amitié de votre fils et son travail dans vos ateliers, devrait être compté dans votre famille.

BIENVENU.

Le fils Valentin ? Certes, ce garçon, depuis qu’il est mon apprenti et qu’il jouit de ma société, est devenu un sujet remarquable. J’en suis fier aussi ! Et puis je me fais un devoir de protéger et d’élever au-dessus de leur condition les amis de mon fils !

SUZANNE.

Oh ! sa condition n’est pas différente de la nôtre ; et puis il a voyagé, lui ; il a appris son état dans les grandes villes !

BIENVENU.

Eh bien, et mon fils ? Est-ce qu’ils n’ont pas voyagé ensemble ?

SUZANNE, regardant Reine.

Oui ; mais Valentin vous a un esprit, des manières… On dirait quelquefois d’un monsieur !

BIENVENU.

Pas plus que mon fils, je crois ! Il est gentil, je le veux bien ; mais, malheureusement pour lui, il a un père…

REINE.

Oh ! allez-vous dire du mal du père Valentin, parce qu’il est un peu gausseur ?… Il vous aime, au fond !

BIENVENU.

Moi ? Il me déteste ; mais je le méprise !

SUZANNE.

Allons, bon ! vous vous êtes donc encore chamaillés hier ? Voilà, je parie, cinquante ans que vous vous fâchez tous les soirs, et que, tous les matins, vous faites la paix.

BIENVENU.

Oh ! cette fois-ci !… Mais ça me fait penser que personne ne vient de là-bas…

REINE, allant vers la porte du fond.

Si fait ! tenez, je parie qu’on vous apporte la bonne nouvelle !

BIENVENU, qui a vu passer le père Valentin devant la fenêtre, venant de gauche.

Ah ! sainte Ursule ! le père Valentin ! C’est bien mauvais signe !

Il va près de son fauteuil, ôte sa veste et son bonnet, qu’il donne à Reine, et met sa cravate et son habit, en se regardant dans un petit miroir à la cheminée.




Scène III


Les Mêmes, MAÎTRE VALENTIN.


REINE, qui lui a ouvert la porte.

Eh bien, voisin, quoi de nouveau ?

MAÎTRE VALENTIN, sur le seuil, avec intention.

Rien que je sache, ma belle enfant, sinon que la vendange ouvre aujourd’hui à midi.

BIENVENU.

Comme si on ne le savait pas !

MAÎTRE VALENTIN.

Dame ! j’aurais cru que vous n’en saviez pas le premier mot !

BIENVENU.

Bien, bien, j’entends ! Je vous vois venir !

MAÎTRE VALENTIN.

Je ne viens pas, je m’en vas… après que vous m’aurez donné un peu de feu pour allumer ma pipe… (avec aigreur), si ça n’est pas trop indiscret ! (Près de la cheminée, à Reine qui lui offre la pincette.) Merci, petite, merci ! Rien que ça d’écuelles ! encore un service neuf ? Vous avez donc compagnie, aujourd’hui ? Ça devient tous les jours plus cossu chez vous ! (Reine lui offre une chaise qu’elle a été prendre au fond.) Eh bien, mesdemoiselles, à quand les noces ?

REINE.

Les noces de Suzanne avec le grand Noël ? Ça ne tardera pas, et votre garçon m’y fera danser.

MAÎTRE VALENTIN.

Mais quand dansera-t-il à la tienne ma pauvre fille ? Pas de sitôt, j’en ai peur !

BIENVENU, qui a contenu son impatience avec effort. Il est assis au coin de la cheminée, le dos tourné au spectateur.

Vous en avez peur ? Qu’est-ce que ça vous fait ?

MAÎTRE VALENTIN.

Dame ! on plaint toujours une jeunesse qui n’a pas le sou !

BIENVENU.

On n’a pas besoin de fortune quand on est comme elle est.

MAÎTRE VALENTIN.

Oui, oui, elle est gentille, et très-douce ! Mais ça ne fait pas trouver des maris, tout ça, à moins qu’on ne veuille marier ensemble dame Famine et M. du Regret !

REINE.

Oh ! ne me plaignez pas. Je suis heureuse comme me voilà ! Elle va porter dans la chambre à droite la veste et le bonnet de son parrain.

MAÎTRE VALENTIN.

Pourvu que ça dure !

BIENVENU.

Eh bien, pourquoi ça ne durerait-il pas ?

MAÎTRE VALENTIN.

Parce que vous avez beau être un grand homme, vous êtes aussi mortel que le premier chat venu ; et, après vous…

BIENVENU.

Que savez-vous de mes intentions ?

MAÎTRE VALENTIN.

Ah ! si vous avez des intentions !… si vous l’avez mise sur votre testament, c’est très-joli… très-joli de votre part ! (Reine rentre et va au fond ranger les deux chaises sur lesquelles elle travaillait.) Mais, à propos, qu’est-ce que vous faites donc de mon garçon, qu’il n’est pas rentré cette nuit chez nous ? Est-ce que ça n’avance pas, c’te machine ? (Bienvenu se lève et va à gauche.) Ça vous fâche, qu’on vous demande ça ?

BIENVENU.

Pourquoi demander ce que vous savez mieux que moi ? Je parie que vous avez été sur pied toute la nuit, pour voir où en étaient les choses ?

MAÎTRE VALENTIN.

Et vous ? vous avez dormi ?

BIENVENU.

Comme les pierres !

MAÎTRE VALENTIN.

Vous n’êtes donc pas inquiet ?

BIENVENU.

Inquiet ! pourquoi donc ça ?




Scène IV


Les mêmes, PIERRE BIENVENU.


BIENVENU, perdant son affectation de tranquillité en voyant entrer son fils.

Ah !… Eh bien, mon fils, où en sommes-nous ?

PIERRE.

Aussi avancés que possible, mon père. Je viens chercher du vin ; ils sont tous morts de soif, là-bas.

REINE, prenant un baril sur le dressoir.

Je vas leur en porter.

PIERRE, vivement.

Non, Reine, je ne veux pas !… (plus doucement.) C’est trop lourd pour toi.

Il lui prend le baril.
REINE.

Je l’ai porté plus de dix fois !

PIERRE.

Tu as eu tort… D’ailleurs, une jeune fille aller au chantier, au milieu des garçons… ça ne convient pas.

SUZANNE, allant à son frère.

Bah ! est-ce qu’il y a chez nous des gens mal-appris ? Mais j’irai, moi ; j’ai à sortir. Range tout ça, ma petite Reine. Elle désigne les hardes et sort avec le baril.

PIERRE, à Reine.

Est-ce que ça te fâche, de rester ? Tu ne me dis rien !

REINE, souriant.

Moi, fâchée ? Pourquoi donc ?

Elle prend les hardes et rentre dans sa chambre.




Scène V


MAÎTRE VALENTIN, BIENVENU, PIERRE.


PIERRE, à part.

Elle semble toujours vouloir me fuir ! Allons !

Il veut sortir.
BIENVENU.

Eh bien, reprends donc haleine un moment ! Il n’y a pas besoin de se tuer !

MAÎTRE VALENTIN.

Sans doute, sans doute ! Si vous n’arrivez pas à temps, on ne vous fera pas un procès pour ça. Vous n’avez pas signé un dédit.

BIENVENU.

Je voudrais bien voir qu’on eût pris des garanties contre ma parole ! Et, quant à un procès, je n’attendrais certes pas qu’on m’en fit la menace ? Je payerais, de mon propre gré, une indemnité à la population !

MAÎTRE VALENTIN.

Vous avez le moyen !… Mais ça n’en serait pas moins une humiliation pour votre entreprise !

PIERRE.

Vous en auriez votre part, maître Valentin, puisque votre fils est avec moi à la tête des travaux.

MAÎTRE VALENTIN.

À la tête… à la tête… Dites donc à la queue ! Vous l’employez comme simple ouvrier, et pourtant sans lui, vous alliez faire de fameuses écoles, pour votre entreprise !

BIENVENU.

Qu’appelez-vous… ? Allez-y donc, vous, à l’école ! Vous me faites pitié !

Il s’assied près de la table.
MAÎTRE VALENTIN, se levant.

Ah ! vous ne me soutiendrez pas que votre plan n’ait pas eu besoin de lui, par exemple ! Vous aurez beau dire que, le bois debout ne s’écourtant jamais, il suffit de mettre quatre étais au lieu de deux ; je vous dis, moi, que vos jennevelles étaient trop faibles pour votre arbre, et que ça aurait fait l’effet du chapeau à M. le curé sur la tête de son enfant de chœur. Vous y mettez des chapiteaux, des moulures, des sculptures… Mettez-y des dorures si vous voulez ; mais ça ne fera pas qu’un pressoir ne soit pas un pressoir, que diable ! Et, sans les conseils de mon garçon, vous auriez fait du vôtre un joli petit dévidoir entre deux quenouilles, bon tout au plus pour une filandière !

BIENVENU, en colère.

Père Valentin, vous êtes un envieux… Oui, un envieux ! Je ne vous dis que ça !

MAÎTRE VALENTIN.

Allons, bon ! vous croyez que je suis jaloux de n’avoir pas eu la commande ? Vous n’êtes pas encore content de me l’avoir enlevée, moi à qui elle revenait de droit ? Car, enfin, c’est un ouvrage de charpente, et c’est la première fois que, de mémoire d’homme en ce pays, on en a chargé un menuisier !

PIERRE.

Certainement, maître Valentin, c’était votre partie ; mais rappelez-vous donc la circonstance…

MAÎTRE VALENTIN.

Oui, oui, l’argent à avancer à la paroisse ! Vous êtes toujours là avec vos écus ! Vous en avez, c’est bon ! tant mieux pour vous ! vous les faites assez reluire et sonner ! Mais vous aurez beau payer des flatteurs, ça ne vous donnera pas les connaissances qui vous manquent.

BIENVENU, se levant.

Il ose parler de ses connaissances, ce vieux équarrisseur de vieilles souches ! lui qui a monté tout de travers le clocher du village ! car il est de travers ; oh ! ça, il n’y a pas à dire !

MAÎTRE VALENTIN.

S’il est de travers, c’est donc que vous l’avez regardé, vous qui voyez comme ça tout ce que vous ne sauriez pas faire !

BIENVENU.

Allez au diable ! fâcheux, cafard, calomniateur !

MAÎTRE VALENTIN.

Ah ! si vous vous emportez…

Il veut s’en aller.
PIERRE, le retenant.

Eh non ! eh non !




Scène VI


Les Mêmes, VALENTIN.


VALENTIN, ouvert et franc, arrêtant son père sur la porte.

Eh bien, qu’est-ce qu’il y a donc ? encore du train ?

PIERRE.

Il y a, Valentin, que ton père et le mien veulent nous donner le mauvais exemple ! Mais nous ne le suivrons pas ! Nous nous unirons davantage pour les empêcher de se désunir ; disons-leur bien que nous ne pouvons pas être jaloux l’un de l’autre, et que nous ne serions bons à rien l’un sans l’autre.

MAÎTRE VALENTIN.

Parlez pour vous ! Quant à mon fils…

VALENTIN.

Mon père, votre fils vous supplie de ne pas démentir son amitié pour Pierre : vous qui la connaissez, ne me faites pas cette peine-là ! Oubliez-vous ce que je dois de reconnaissance à maître Bienvenu ? Après vous, personne n’a été si bon pour moi ! Voyons ! donnez-vous la main, et, croyez-moi, aidez-vous au lieu de vous nuire.

MAÎTRE VALENTIN.

Non, non ! Je m’en vas.

BIENVENU.

Eh non ! restez. Et toi, dis-nous… est-ce que c’est fini, que tu reviens ?

VALENTIN., les poussant vers le fond.

Fini ? Oh ! non pas. Tenez, allez-y tous deux. Vos apprentis ont absolument besoin d’une heure de repos ; mais il faut qu’ils promettent de revenir aussitôt après. Noël Plantier les retient encore ; mais la présence de deux maîtres leur imposera davantage. Parlez-leur sérieusement, il le faut.

BIENVENU, au fond.

Sainte Ursule ! est-ce que ça menace d’échouer au port ?

MAÎTRE VALENTIN., sur le seuil.

Allons ! je vois que vous avez besoin de moi…

BIENVENU.

Pardieu ! vous avez assez découragé mes ouvriers, vous pouvez bien venir les remonter un peu.

Ils sortent ensemble, en se querellant.




Scène VII


PIERRE, VALENTIN.


VALENTIN.

Suis-les… je crains…

PIERRE.

Qu’ils ne se querellent encore ?

VALENTIN.

Non ! Je te dirai ça. Inutile de s’en tourmenter d’avance ! Je viens manger à la hâte un morceau, car je n’en peux plus, et je te rejoins.

PIERRE.

Ah ! Valentin ! que tu mets de courage et de zèle à notre service ! Je ne t’en sais pas assez de gré ; mais, que veux-tu ! je travaille sans savoir de quoi il s’agit ! J’ai l’âme à autre chose !

VALENTIN.

Eh bien, lui as-tu parlé ?

PIERRE.

À mon père ? Oui, hier.

VALENTIN.

Je sais ça ; mais ce n’était pas le plus difficile. Que lui as-tu dit, à elle ?

PIERRE.

Rien ! Je viens de la voir, et, comme de coutume, elle a trouvé un prétexte pour ne pas échanger avec moi trois paroles.

VALENTIN.

Elle ne peut pas deviner…

PIERRE.

Elle devine mon amour, sois-en sûr ; mais elle s’en effraye. Elle croit devoir s’en préserver comme d’un danger, ou d’une offense ! Ah ! me connaît-elle si peu…

VALENTIN.

Fais-toi comprendre. Où est-elle ?

PIERRE, montrant la chambre de Reine.

Là ! mais, je t’en prie, parle-lui pour moi : tu me l’as promis !

VALENTIN.

Eh bien, Pierre, ce serait le mieux, puisque tu n’oses point parler toi-même !

PIERRE.

Non ! non ! ni mon père ni moi ne serons assez adroits, assez patients pour l’interroger. Elle hésitera, sans doute. Si elle venait à me refuser !…

VALENTIN.

Il faudrait t’y soumettre !

PIERRE.

Supporter un refus ? Jamais !

VALENTIN.

Tu mets bien de l’orgueil dans ton amour, mon pauvre Pierre !

PIERRE.

C’est comme cela ; je n’y peux rien… Refuses-tu de m’épargner cette souffrance ?

VALENTIN.

Non ! je suis à toi corps et âme, tu le sais… La voilà… Tu ne veux pas ?…

PIERRE, près de la porte du fond.

Non ! non ! Je reviendrai savoir… Valentin n’insiste pas, si elle refuse ! Sache seulement ce qu’elle pense !

Il sort.
VALENTIN, à part, en soupirant.

Allons !




Scène VIII


REINE, VALENTIN.
REINE, qui a paru sur son petit palier et qui est rentrée comme pour prendre quelque chose dans sa chambre, revient dès qu’elle voit Pierre parti.

Vous venez déjeuner, Valentin ?

VALENTIN.

Non, Reine, merci… (À part.) Je n’ai plus faim, moi ! Je ne sais que dire… Ah ! mon pauvre Pierre ! qu’exiges-tu là ?… (Haut, en voyant Reine courir à la cheminée et y prendre des écuelles.) Eh bien, qu’est-ce que vous faites donc ? vous voulez… ?

REINE.

Je veux que vous mangiez. Vous devez en avoir grand besoin.

VALENTIN, lui ôtant l’écuelle des mains, à part.

Au fait ! ça me donnera une contenance. (À Reine, qui lui approche une chaise à la table.) Finissez, Reine ; vous ne devez pas me servir.

REINE.

Pourquoi donc ça ? Est-ce que je ne sers pas tout le monde, ici ? C’est mon devoir et mon plaisir !

VALENTIN, posant l’écuelle sur un coin de la table dont il relève la nappe.

Mais je ne suis pas d’ici, moi !

REINE.

Ah ! c’est mal, ce que vous dites là ! Vous en êtes aussi bien que moi, il me semble.

VALENTIN, descendant à gauche de la table.

Non, non ! ce n’est pas la même chose. Je suis là, moi, comme ami, comme ouvrier, comme voisin. Mais vous, vous êtes de la maison, et pour toujours.

REINE va au fond prendre une cravate sur la commode et vient travailler près de la table.

Oh ! tant que vivra mon parrain… je l’espère ! Mais sans lui ! Suzanne va vivre avec son mari !… et je ne voudrais pas devoir à d’autres…

VALENTIN, debout, qui fait semblant de manger plutôt qu’il ne mange.

Pourquoi dites-vous… ? C’est singulier, Reine, que vous pensiez… (Très-embarrassé et avec souffrance.) C’est vrai, on dirait que vous n’avez pas de confiance dans l’amitié de Pierre ?

REINE.

Je ne dis pas ça !

VALENTIN.

Si fait ! Vous auriez bien tort !

REINE, embarrassée.

Je ne pensais point à lui.

VALENTIN.

Si fait, je vous dis, vous y pensez beaucoup… et tenez… (il montre l’ouvrage de Reine), vous vous occupez de lui ! Vous faites bien.

REINE, qui a ourlé la cravate blanche.

Ça ? Mais non, ce n’est pas à lui, c’est à vous.

VALENTIN.

Ah ! (Il regarde la cravate.) Pourquoi donc prenez-vous cette peine-là ? J’avais prié cette bonne Suzanne…

REINE.

Vous croyez que c’est une peine ?

VALENTIN, à part.

Allons, c’est comme un fait exprès ! Elle travaille pour moi, et je me sens… Allons, allons !… (Il s’assied à la table et lui ôte des mains son ouvrage.) Bonne petite Reine, il faut que nous parlions sérieusement tous les deux.

REINE, émue.

Sérieusement ?

VALENTIN.

Oui. Je suis déjà un vieux ami pour vous ; je vous ai vue tout enfant, jouant tantôt sur cette porte, tantôt sur celle de ma maison… Je suis parti pour mes voyages… Je vous ai retrouvée, l’an dernier, toute grande, toute belle… (se reprenant vite), toute raisonnable enfin ! J’ai bien le droit de vous demander un peu de confiance, n’est-ce pas ?

REINE.

Oh ! certainement !

VALENTIN.

Eh bien, vous voilà en âge de songer…

REINE.

À quoi, Valentin ?

VALENTIN.

À quoi devons-nous penser quand les autres pensent à nous ?

REINE, très-troublée, mais heureuse.

Ah ! on pense à moi ?… Qui donc ?

VALENTIN.

Je voudrais bien vous le dire tout de suite… Mais je voudrais aussi savoir de vous… si vous n’avez pas de l’éloignement pour la personne…

REINE.

Je ne déteste personne, moi.

VALENTIN.

Vrai ?

REINE, baissant la tête.

Dame !

VALENTIN.

Eh bien… si c’était Pierre ?

REINE, avec un cri étouffé, et mettant ses mains sur son cœur.

Ah !…

VALENTIN, à part.

Elle l’aime ! Allons ! tant mieux ! (Haut.) Eh bien, oui, Reine, c’est Pierre qui…

REINE, abattue.

Oh ! j’ai bien entendu ! Vous me conseillez donc… ?

VALENTIN.

Oui, certes, je vous conseille de répondre à son affection.

REINE, émue.

Ça ne vous chagrinerait pas… pour moi, vous qui me portez intérêt ?… Dites, Valentin, ça vous ferait plaisir ?

VALENTIN.

Mais certainement, Reine !… Je désire… tenez ! (Avec effort.) Je veux que vous suiviez votre inclination qui est pour lui, convenez-en ! Pierre est le plus honnête, le plus brave, le plus franc des hommes. Il est riche… et un riche généreux et libéral en services, comme Pierre Bienvenu, est un homme dont on peut voir le mérite. Il a de quoi prouver son bon cœur, et il le prouve ! Il est beau autant qu’il est bon, il est instruit ; vous serez fière de lui, et il vous rendra heureuse…

REINE.

Vous croyez ? Vous l’aimez beaucoup, Valentin ; je vois que vous l’aimez mieux que tout au monde ! Eh bien… (étouffant sa douleur), à la bonne heure !

VALENTIN.

Alors… je pourrai donc lui dire… ?

REINE.

Merci, monsieur Valentin… ne lui dites rien. Je lui parlerai moi-même… Rendez-moi donc mon ouvrage… Il faut que je me dépêche.

VALENTIN, prenant la cravate et la regardant.

Comment ! c’est vous qui avez brodé ces coins-là ?

REINE.

Ça vous fâche ?

VALENTIN, un peu brusquement, après avoir baisé la cravate à la dérobée.

Oui, ça me fâche, que vous perdiez votre temps pour moi.

Il se lève.
REINE, le regardant au moment où il lui remet son ouvrage, et se levant aussi.

Eh bien, qu’est-ce que vous avez donc, Valentin ?… Comme vous êtes pâle !… Vous êtes malade ?

VALENTIN, qui se retient au dossier de sa chaise.

Non, rien ; la tête me tourne un peu… Que voulez-vous (riant avec effort) ! quand on travaille depuis quarante-huit heures sans débrider… J’ai eu tort de me reposer un moment, ça m’a ôté le courage… et les forces.

REINE.

Oui, oui, c’est vrai. Tenez, vous vous tuerez avec ce maudit pressoir ! Valentin, il faut vous reposer aujourd’hui.

VALENTIN, très-affaibli, mais souriant.

Oh ! pas possible ! Laisser les autres dans l’embarras ? Non… mais cinq minutes… Oui, je sens qu’il le faut. Il retombe sur sa chaise, près de la table.

REINE.

Je crois bien ! vous êtes près de vous trouver mal.

Elle lui mouille le front avec son mouchoir, qu’elle trempe dans un pot à eau sur la commode.

VALENTIN, portant sa main près de ses lèvres.

Reine, que tu es bonne ! pauvre enfant ! (La repoussant.) Non. non, ce n’est rien… Laissez, Reine… Laissez donc, je vous dis ! Est-ce que j’ai besoin de ça !

REINE, interdite, s’éloignant.

Alors, essayez de dormir… un petit quart d’heure ; ça vous remettra.

VALENTIN, brusquement.

Oui, mais ne faites pas attention. (Il met sa tête dans ses mains, s’appuie sur la table, et reste immobile. — Reine s’est assise près de la cheminée, regarde Valentin un instant, et fond en larmes. — Valentin, relevant la tête et la regardant. Elle s’est détournée pour pleurer.) Est-ce qu’elle pleure ? Qu’a-t-elle donc ?… Que m’importe ?… Je ne dois pas… Ah ! je ne comprends plus rien, moi… J’ai le vertige, je suis brisé !

Il retombe et s’endort.




Scène IX


VALENTIN endormi : REINE, NOËL PLANTIER.


Noël arrive sans bruit, et se penche vers Reine comme pour l’embrasser.


REINE, se retournant.

Eh bien, qu’est-ce que vous voulez donc, Noël Plantier ?

NOËL.

Excusez-moi, la jolie Reine ; je vous prenais pour mon amante.

REINE.

Eh bien, est-ce qu’elle n’est pas au chantier, Suzanne ?

NOËL.

Elle y est venue, et je croyais la retrouver ici. C’est pourquoi je me permettais cette licence, en tout bien, tout honneur, de vouloir dérober un simple baiser. Et quand même ! il n’y a pas grand mal. Reine, n’est-ce pas ? Vous auriez bien pu me laisser faire : on ne se trompe pas toujours si agréablement.

REINE, qui s’est levée et qui ne l’écoute pas.

Quoi ? Pardon ; vous me parlez ?

NOËL.

Ah ! la petite coquette, qui fait celle qui n’entend pas ! Savez-vous, Reine, que vous êtes tous les matins plus jolie que la veille, et que ça crève un peu le cœur à un jeune homme sur le point de se marier, de voir que tant de belles roses fleurissent quand même dans le jardin des amours ?

REINE.

Ah ! vous allez recommencer vos fadaises ? Qu’est-ce que vous venez donc faire ici ?

NOËL, montrant Valentin.

Eh bien, qu’est-ce qu’il y fait, lui, je vous le demande ?

REINE.

Vous voyez ! il se repose. Faites-en autant si le cœur vous en dit, je ne vous dérangerai pas.

NOËL.

Savoir ! Vous craignez Suzanne ; mais, si je voulais…

REINE.

Vous auriez beau vouloir ! du moment qu’on parle comme ça… !

NOËL.

Vous vous trompez bien. Ceusse qui doutent d’eux-mêmes sont toujours repoussés. Si Pierre voulait me demander conseil, je lui enseignerais bien la manière d’apprivoiser une jolie petite linotte comme vous.

REINE.

Pourquoi me parlez-vous de Pierre ? Êtes-vous chargé de ça, vous aussi ?

NOËL, regardant Valentin.

Moi aussi ?… Ah ! Non, pas du tout. Mais on a des yeux, et on voit bien que Pierre soupire et que ça vous amuse. Dame ! c’est naturel. Vous n’êtes pas vilaine, ma foi, et ça n’est pas ennuyeux de prier une petite image comme vous ! Mais charger les autres de dire l’oraison… Il y en a qui s’endorment en route : c’est tant pis pour eusse ! Il y en a aussi qui ne s’endormiraient point… mais on ne les pousse pas dans le danger, ceusse-là, et c’est tant mieux pour eusse, hein ! belle Reine ?

Il veut lui prendre la taille. Elle s’éloigne.
REINE.

Noël, si vous continuez, je vas éveiller Valentin pour vous faire honte !

VALENTIN, s’éveillant, à part.

Ai-je rêvé qu’elle m’appelait ?

NOËL.

Valentin n’est point jaloux de vous, ma mignonne ! Mais pourquoi vous fâchez-vous donc comme ça ? Savez-vous que vous me feriez croire que vous avez du dépit ?

Valentin écoute avec étonnement.
REINE.

Du dépit ?

NOËL.

Dame ! on en a toujours contre le mariage de ceusse… qui… Mais, voyons, Reine, si un agréable baiser peut vous distraire de vos peines… ce n’est pas grand’chose après tout, et je ne l’ai pas refusé…

VALENTIN, agité.

Qu’est-ce qu’il dit donc là, cet imbécile ?

Reine recule vers la porte. Suzanne parait. Valentin semble absorbé pendant cette scène et le commencement de l’autre.




Scène X


Les Mêmes, SUZANNE, rapportant le baril, et surprenant Noël assez près de Reine et se retirant vite dès qu’il l’aperçoit.


SUZANNE.

Ah ! oui-da ! voilà que vous lui en contiez encore ! Pourquoi souffres-tu ça, toi ?

REINE.

Je ne le souffre pas ; mais le moyen qu’il soit sérieux une minute !

NOËL.

Vous l’entendez, mon amante ! Elle se plaint de ce que je badine ! C’est bien la preuve que…

SUZANNE.

Et pourquoi plaisanter toujours avec une honnête fille ? Gardez vos manières pour vos anciennes, quand vous les rencontrerez ! (Voyant Valentin qui se lève.) Ah ! vous n’étiez pas seuls ? À la bonne heure ! Mais faites attention à vous, Noël ! Je vous veux tout à moi, même en pensées et en paroles… ou bien pas du tout, vous le savez !

NOËL.

Oh ! par exemple ! si vous croyez… Suzanne, soyez jalouse… je veux bien, ça me flatte ; mais ne soyez point injuste ! (Montrant Reine.) Demandez-lui si je ne lui disais pas… Tenez, je lui parlais de Pierre ! Demandez à Valentin si ce n’est pas vrai ? Valentin !


VALENTIN, près de l’escalier, un peu brusquement.

Je n’en sais rien… Mais vous avez eu tort. De quoi vous mêlez-vous ?

SUZANNE, à Reine, qui est absorbée.

Est-ce vrai, qu’il te parlait de mon frère ?

REINE.

Lui ?… Je ne sais pas ce qu’il me disait !

SUZANNE, inquiète.

On ne sait jamais ce que tu penses, toi ! Tu ferais mieux de le dire… (À Noël.) Et vous, vous feriez mieux d’être à votre ouvrage. Pourquoi venez-vous ici quand je ne n’y suis point ?

NOËL.

Je… Mais…

SUZANNE.

Allez donc !

NOËL.

Alorsse, j’y vas, Suzanne, j’y vas ! (À part.) Quand c’est les femmes qui commandent…




Scène XI


ACTE Les Mêmes, BIENVENU, PIERRE.


BIENVENU, arrêtant Noël au moment où il va sortir.

Où cours-tu comme ça, mon gendre ? C’est l’heure de déjeuner, en attendant que nos apprentis reviennent. (Prenant le bras de Pierre, qui a voulu s’approcher de Valentin.) Or çà, tout va bien ! Il est prouvé malgré les beaux pronostics des jaloux, qu’avant la nuit nous serons prêts. Sainte Ursule ! j’en suis tout réconforté, et, puisque j’ai l’esprit en repos, il est juste que j’aie le cœur content ! Écoute, toi ! Et toi aussi, Reine !

PIERRE.

Mais vous n’allez pas lui dire… Je ne lui ai pas encore parlé, moi !

BIENVENU.

Raison de plus ! C’est à moi de la préparer adroitement… (À Reine, qui vient à lui tenant une assiette, pendant que Suzanne, aidée de Noël, sert le déjeuner, consistant en belles écuelles de soupe posées autour de la table.) Pose ça, filleule, et prête-moi attention ! (Il lui prend la main d’un air solennel.) Vous avez dû vous apercevoir, mon enfant, depuis que la Providence vous a amenée dans ma maison, que vous n’aviez pas pour parrain un homme ordinaire. Il est temps de vous apprendre à quel point maître Christophe Bienvenu s’élève par ses idées et ses sentiments au-dessus de ses semblables, (À Pierre, d’un air satisfait.) Hein ! la voilà toute tremblante !

PIERRE.

Mon père, je vous supplie…

BIENVENU.

Tais-toi, enfant, quand ton père a la parole ! Et toi, petite fille, rassure-toi. Je méprise le qu’en dira-t-on. On aura beau crier dans le pays que tu es sans naissance… (ayant des parents inconnus) et sans fortune… (n’ayant absolument rien) : tu es ma filleule, ça t’ennoblit ; tu m’aimes, ça m’enrichit ; tu es jolie, ça me flatte ; tu es bonne et sage, ça fait honneur à l’éducation que je t’ai donnée. Or donc, que mon fils t’aime (clignant de l’œil à Pierre d’un air malin) ou ne t’aime pas, je te choisis pour ma bru, entre cent des plus huppées, qui s’en croient dignes et que je te sacrifie. Allons, n’étouffe pas de joie : songe qu’il faut avoir sa tête et se montrer fière et brave un jour comme aujourd’hui ! un jour de gloire et de gala, qui va ajouter un pressoir à la couronne de ton parrain ! — Eh bien, qu’est-ce que c’est ? Vous retirez vos mains tous deux ?

PIERRE.

Mon père, vous avez bonne intention ; mais voyez ! Reine ne comprend pas, elle ne croit pas… Elle ne sait pas seulement que je l’aime !

BIENVENU.

Pierre, tu es fou ! Voilà bien ton esprit chagrin et porté au doute ! Si je t’avais écouté, je n’aurais pas entrepris mon pressoir : c’était trop tard ! Et, à présent, pour cette affaire-ci, c’est trop tôt ! Il fallait donc te laisser dans la fièvre, quand il n’y avait qu’un mot à dire pour tout arranger ? N’est-ce pas, ma petite Reine ? Allons, tu es raisonnable, toi ! et tu ne trouves pas ton parrain trop malavisé de vouloir se faire dorloter par une bonne fille comme toi, tout le restant de ses jours ! Dis-nous ça bien vite ! Un beau oui, et déjeunons.

REINE, le retenant dans ses bras.

Mon parrain… vous êtes bon comme Dieu… et je vous aime… vrai ! de toutes mes forces… Mais…

BIENVENU.

Mais tu veux que mon fils te dise lui-même… ? Sois tranquille… tu auras des soins… et des douceurs… et des cajoleries… c’est ton droit !… Allons, Pierre, prends sa petite main et conduis-la à table, entre nous deux, comme toujours… et pour toujours !

Il va se placer à table.
PIERRE, tenant la main de Reine éperdue.

Reine ! vous ne m’aimez pas ?

REINE.

Si fait, Pierre, je vous aime beaucoup, et c’est pour ça que je ne dois pas vous tromper !… Je refuse l’honneur que vous voulez me faire.

VALENTIN, à part.

Que dit-elle ? Est-il possible ?

PIERRE.

Reine, vous me tuez !… mais je n’insiste pas !…

REINE.

Merci, Pierre !… merci !

BIENVENU, près de la table, parle en mangeant sa soupe, son écuelle à la main.

Comment ? qu’est-ce que c’est ? des grimaces ? Je voudrais bien voir… (Avec autorité.) Nous affichons les bans aujourd’hui, c’est décidé ! J’en ai fait part à tous mes voisins, et je montrerai que mon fils a le moyen de faire un mariage d’amour !

PIERRE.

Assez, assez, mon père ! C’est de la fierté ou de l’éloignement, mais il semble que vous lui mettiez la mort dans le cœur… (Se tournant vers Valentin.) Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce que j’ai donc fait pour être malheureux comme ça, moi !

BIENVENU, étonné, agité, et très-embarrassé de son écuelle, s’approche de Reine.

Eh bien, mais on ne vous force pas, que diable !… Si vous voulez rester fille, et pauvre, et sans avenir, tant pis pour vous, ça vous regarde ! Qu’est-ce que ça me fait, à moi ? Mon fils n’aura pas de peine à trouver mieux ! Voilà ce que c’est ! Faites donc du bien aux ingrats !

Il pose son écuelle sur la table.
REINE, désolée.

Oh ! vous êtes fâché contre moi !

BIENVENU, la repoussant avec un dédain affecté.

Fâché, moi ? Pourquoi donc, s’il vous plaît.

REINE.

Vous ne m’aimez plus ! Oh ! monsieur Pierre, pourquoi vous êtes-vous mis dans la tête une idée comme ça ?

VALENTIN.

Et vous, pourquoi tant vous presser de le désespérer ? Prenez le temps de la réflexion. Reine !

PIERRE, éclatant.

Eh ! ne vois-tu pas qu’elle en aime un autre ?

BIENVENU.

Un autre ! par exemple !…

SUZANNE.

Doucement, Pierre… C’est son droit ! De quoi te fâches-tu ?

REINE.

De ce qu’elle l’a si bien caché, que je ne le savais pas ! Qu’elle l’avoue, et je ne lui demande plus rien.

BIENVENU, assis à la table.

Oui, voilà ! qu’elle l’avoue et on lui pardonnera, que diable ! Pour refuser mon fils, il faut qu’elle ait fait des promesses à quelqu’un. Voyons, parlez, belle jeunesse ! À qui avez-vous donné parole en cachette de nous ?

REINE.

À personne, mon parrain !

PIERRE, avec emportement.

Vous mentez, Reine ! Je vois bien que vous mentez !

REINE.

Pierre ! comme vous me parlez durement !

SUZANNE.

Elle a raison : on ne tourmente pas comme ça une pauvre enfant !

BIENVENU.

Mais, moi, j’ai le droit de la tourmenter !… (Lui saisissant les mains.) Voyons, mauvaise tête…

REINE.

Mon parrain, je ne peux rien vous dire.

PIERRE.

Reine, c’est pourtant bien aisé, d’être sincère ! Si vous me dites que peut-être vous vous raviserez, je croirai que vous avez le cœur et la conscience libres… (Reine baisse la tête et reste interdite.) Vous ne pouvez pas même me dire : Peut-être ? Allons ! son choix est fait ! (À Valentin, avec colère.) Tu le savais, toi, tu le sais ! Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

REINE, vivement.

Non, il ne sait rien… Vous voulez que je vous le dise : et vous me poussez à bout ? Ah ! je n’aurais pas cru qu’on m’arracherait du cœur cette parole-là… Eh bien, oui, j’aime quelqu’un ! quelqu’un qui ne le saura jamais, parce que c’est quelqu’un qui ne peut ni ne veut se marier avec moi ! Mais, si je l’aime quand même,… je ne dois pas tromper un honnête homme en lui donnant ma parole, quand je sais que je ne peux plus donner mon amitié !

Un silence d’étonnement. Reine, effrayée de ce qu’elle vient de dire, reste absorbée.

SUZANNE, allant près d’elle et lui prenant la main.

Allons… laissez-la tranquille, à présent… Celui qu’elle voudra… elle l’aura… car je le connais, moi ! (Bas, à Reine.) Et c’est Valentin, n’est-ce pas, ma mignonne ?

REINE, tressaillant.

Non, non !… ce n’est pas lui.

SUZANNE, étonnée.

Non ?… Qui donc, alors ?… (Laissant tomber la main de Reine et regardant autour d’elle.) C’est quelqu’un d’ici, car elle ne sort jamais sans moi, et je sais bien qu’elle n’a point d’amoureux au dehors. (Regardant Noël, qui est près du dressoir et mange tranquillement.) Il n’y a ici qu’un homme qui ne soit pas libre de l’épouser… (À Noël, avec dépit.) Noël Plantier ! il n’y a pas là de quoi rire !…

NOËL.

Dame !… mais je vous jure bien que ce n’est pas ma faute !

PIERRE, assis dans le fauteuil, avec dédain.

Comment ! c’est vous ? Je vous fais mon compliment ! Il tourne le dos et lutte contre son dépit, sans pouvoir le cacher.

BIENVENU, stupéfait.

Ah çà ! mais c’est qu’elle n’en disconvient pas ! Voilà qui est particulier !… Le prétendu de ma fille ! par esprit de contradiction… par envie, par malice ! Oh ! l’enfer est dans la cervelle des femmes ! (À Noël, qui a un air de modestie risible.) Parlez-donc, vous, là-bas ! Dites-lui tout de suite qu’elle est une folle, une sotte ! Faites-lui honte !

NOËL, d’un air de protection.

Oui, je vas lui parler… à cette jeune enfant !

SUZANNE.

Tenez-vous tranquille ! Il y a de votre faute là dedans ! J’en étais sûre. (À Reine, la repoussant.) Et vous, vous devriez rougir…

REINE, sortant comme d’un rêve.

Oh ! Suzanne, vous aussi ?… Qu’est-ce que vous avez donc tous contre moi ?

Elle va vers le fond en pleurant.
BIENVENU.

Elle le demande ? Sainte Ursule ! elle est timbrée, cette fille-là, et nous serons forcés de la renfermer, si ça continue !

En se retournant, il voit maître Valentin qui vient d’entrer et qui écoute.




Scène XII


Les mêmes, MAÎTRE VALENTIN.


BIENVENU.

Eh bien, qu’est-ce qu’il y a, que vous venez là à pas de loup ?

MAÎTRE VALENTIN.

Enchanté de vous trouver dans la joie… mais désolé de vous apporter une mauvaise nouvelle.

BIENVENU.

Comment ? quoi ? mes apprentis ont été se coucher ?

MAÎTRE VALENTIN.

Bien au contraire, ils viennent de dégager la vis de votre pressoir.

BIENVENU.

Eh bien, c’est une belle pièce, j’espère ?

MAÎTRE VALENTIN.

Superbe !… Un vrai bijou ! Ça fend le cœur.

BIENVENU.

Quoi donc ? qu’est-ce qu’il y manque ?

MAÎTRE VALENTIN.

C’est un malheur, il m’en coûte de vous le dire ! Il y manque deux pas !

BIENVENU.

Deux pas de vis ? Elle est trop courte ?

MAÎTRE VALENTIN.

Non ; mais il y manque deux pas ! Ils ont sauté.

VALENTIN.

Eh bien, j’en étais sûr ! il y avait un défaut dans le cœur du bois ! Allons, c’est une pièce perdue !… Et ce n’est la faute à personne !

Il va avec Noël regarder par la porte du fond.
MAÎTRE VALENTIN, à Bienvenu.

Eh bien, voisin, ça vous chagrine tant que ça ? Bah ! allons donc, un peu de courage, vous qui n’êtes pas un homme ordinaire ! Que voulez-vous ! il y a du guignon pour tout le monde… Je vous le disais bien, moi, qu’un accident pouvait vous retarder. Mais vous croyez toujours faire des miracles, vous ! Il n’y a que le ciel qui fasse des miracles, et il n’a peut-être pas été pour vous dans cette affaire-là.

BIENVENU, allant à lui.

Le ciel est toujours pour moi, et, s’il faut un miracle… il y aura un miracle, voilà tout ! Pierre ! qu’en dis-tu ? Perdrons-nous l’espoir, au moment de triompher de l’envie ?

PIERRE, qui, après avoir vainement lutté contre son dépit et son chagrin, est resté immobile à regarder Reine. Tressaillant.

Que dites-vous, mon père ? de quoi parlez-vous ?

BIENVENU, en gagnant la gauche du théâtre.

Oh ! oh ! voilà mon fils qui pense à autre chose, qui perd l’esprit ! Adieu courage ! me voilà ruiné dans mon honneur, dans ma réputation. Une fois dans sa vie, maître Christophe Bienvenu aura manqué à sa parole ! Après une chose comme celle-là, il faut se voiler la face et mourir !

VALENTIN.

Non, maître ! quand je devrais y perdre les deux bras ! Allons, mon père, vous êtes un bon voisin et un bon confrère…

MAÎTRE VALENTIN.

Moi, son confrère ? moi, un équarrisseur de vieilles souches, un manœuvre, un âne ? Est-ce que je sais faire un pressoir ? est-ce que c’est mon ouvrage ?

VALENTIN, avec feu.

Oui, mon père, c’est votre ouvrage ! et maître Bienvenu, dans les occasions sérieuses, vous rend la justice qui vous est due ; n’essayez pas de nous faire croire que vous ne vous estimez pas beaucoup et que vous ne vous aimez pas un peu : nous ne sommes pas dupes de vos querelles, et nous savons tous ici que, quand vous avez besoin l’un de l’autre, vous mettez l’élan du cœur au-dessus de la rivalité du métier… Allons, venez, mon père ! Vous avez chez vous un frêne excellent, tout débité, et de longueur, deux bons compagnons tout frais… et moi qui ne suis pas mort ! Console-toi, mon Pierre, il y a remède à tout dans ce monde ! et vous, maître Bienvenu, ayez confiance, rien n’est perdu ! les amis sont là.

Il sort en emmenant son père.



Scène XIII


BIENVENU, REINE, PIERRE, NOËL, SUZANNE, sur le seuil de la porte au fond.


BIENVENU, à Reine, qui s’est approchée de lui, caressante, en le voyant affligé.

Ah ! vilaine enfant ! Si au moins c’était ce brave garçon que tu as pris la fantaisie d’aimer, je te pardonnerais !

PIERRE, se levant, à part, d’un air sombre.

Valentin ! Si c’était lui !



ACTE DEUXIÈME


Une cour rustique, commune aux maisons de maître Bienvenu et de maître Valentin. — Au premier plan, à gauche du spectateur, la maison de Bienvenu, blanche, contrevents verts, porte à ornements, petit jardin entouré de treillage vert, pigeonnier au fond, attenant à ladite maison, avec une tonnelle de verdure au bas. Tous les signes de l’aisance et d’une certaine ostentation. — Au premier plan, adroite, la maison du père Valentin, plus pauvre, plus négligée, avec des pampres en désordre autour de la porte, ayant sur le côté, au fond, en regard du pigeonnier de Bienvenu, un grossier hangar couvert de chaume, par où l’on va au chantier du père Valentin. — Au fond, règne un petit mur avec une porte charretière, donnant sur le village. La partie du mur qui appartient à Bienvenu, est bien crépie et a un chapiteau en tuiles. Celle qui appartient au père Valentin est plus basse, ébréchée et encombrée de bois de travail. La moitié de la cour du coté de Bienvenu est proprement pavée ; l’autre moitié est brute et semée de copeaux et de débris. — Devant le jardin de Bienvenu, un banc peint en vert ; devant la maison de Valentin, de grosses souches, servant de sièges au besoin, — À l’entrée du hangar, on voit une meule à repasser les gros outils.



Scène PREMIÈRE


SUZANNE, balayant le devant de la maison ; MAÎTRE VALENTIN, sortant du hangar.


MAÎTRE VALENTIN, à la cantonade.

C’est bien, c’est bien ! De l’ensemble, surtout, et faites comme je vous dis. N’oubliez pas que le temps presse ! (Descendant et regardant Suzanne.) Ah ! encore le balai ? Combien de fois par jour, donc ? Le palais de Versailles n’est pas tant balayé que cette maison-là ! Faites attention, au moins, à ne pas pousser vos balayures sur ma moitié de cour ! Je vous défends de passer la rigole.

SUZANNE.

Ah ! par exemple, ça ne m’arrive jamais.

MAÎTRE VALENTIN.

Oui, oui ! vous direz que c’est le vent qui apporte chez moi vos bouts de chiffon, et les épluchures de vos festins !

SUZANNE, riant.

Bah ! quand on salirait un peu de votre côté, vous n’y tenez déjà pas tant, il n’y paraîtrait guère.

MAÎTRE VALENTIN.

Et si j’aime mon désordre, moi ! c’est pas une raison pour que je souffre celui des autres !

SUZANNE, au fond, balayant toujours.

Allons, allons, on y prendra garde ! Vous avez beau faire le grognon, vous voilà travaillant pour aider mon père…

MAÎTRE VALENTIN.

Votre père… votre père !… J’en aurai encore des sottises et des avanies pour tout remercîment. (Allant au hangar.) Attention, Valentin ! Gare à tes mains, que diable ! Ensemble donc ! (Revenant.) Ah ! comme ça travaille, ce garçon-là ! Ça n’est pas M. Noël Plantier qui mènerait la chose d’un train pareil !

SUZANNE, qui a posé son balai sous le berceau.

Pourquoi donc ? est-ce que vous lui en voulez aussi, à mon amoureux ?

MAÎTRE VALENTIN ; il s’assied sur une souche.

Ah ! c’est encore votre amoureux ? Je ne croyais pas ! Après ça, il se passe toujours chez vous des choses si fantasques !

SUZANNE, riant.

Fantasques ! voyez-vous ça ! Apprenez, père Valentin, qu’il n’y a de fantasque chez nous… que moi. (s’appuyant sur son épaule avec bonhomie.) Oui, c’est moi qui suis folle ! Moquez-vous et grondez-moi ; vous en avez le droit, vous, le vieux voisin ! Tenez, j’ai eu un moment tantôt… C’est mal ! mais, que voulez-vous ! j’étais jalouse.

MAÎTRE VALENTIN, radouci.

Jalouse de… ? (Haussant les épaules.) Ah ! Suzanne ! vous êtes bien sotte, mon enfant, de n’avoir jamais vu qu’il y avait là, sous votre main, un bon garçon, un garçon de mérite… mon garçon, à moi, qui valait quinze Noël Plantier ; mais vous l’avez méprisé parce qu’il est pauvre, et vous donnez votre cœur et vos écus à un grand benêt…

SUZANNE.

Laissez ce benêt tranquille, voisin ! Je n’en suis pas encore si revenue que vous croyez ; et, tant qu’à votre fils, je lui rends justice ; mais jamais son idée n’a été pour moi, et je sais bien pour qui elle est. Il a beau s’en cacher. Les femmes voient clair !…

MAÎTRE VALENTIN, du ton d’un homme qui ne veut pas se compromettre.

Vous croyez que Reine… ? Dame ! si votre père lui faisait un sort… Mais puisque la voilà entichée de votre galant ?

SUZANNE.

Eh ! non. Elle n’a pas dit ça, elle ! C’est moi ! je rêvais !

MAÎTRE VALENTIN.

Ah ! vous croyez ?

SUZANNE.

Et vous, vous en êtes sûr. Vous voyez bien les soins qu’elle a pour vous ?

MAÎTRE VALENTIN.

Je ne dis pas ! La pauvre enfant !… Mais elle n’a rien !

SUZANNE, entrant dans le jardin. Pendant la fin de cette scène et le commencement de l’autre, elle jardine tout en parlant.

Mon père y pourvoira.

MAÎTRE VALENTIN.

Mais votre frère…

SUZANNE.

Mon frère entendra raison. Je m’en change. C’est un peu d’amour-propre, voilà tout.

MAÎTRE VALENTIN, se levant.

Ah ! de l’amour-propre, il en a sa bonne part, lui aussi ! Le père écrase les gens d’une façon… Le fils les écraserait volontiers de l’autre… Dites donc, le voilà qui vient : est-ce que vous songez à lui parler de ça ?

SUZANNE.

Certainement ! et tout de suite.

MAÎTRE VALENTIN.

Alors, je vous laisse ! (À part, en s’en allant par le hangar, tandis que Pierre entre par la porte, au fond de la cour.) Hum ! il a l’air bien soucieux !




Scène II


SUZANNE, PIERRE.


SUZANNE, à Pierre, qui promène autour de lui un regard inquiet.

Elle n’est pas ici, Pierre !

PIERRE.

Qui, elle ? Je me soucie bien d’elle ! C’est mon père que je cherchais.

SUZANNE.

Notre père est aux vignes, puisque, pour surcroît d’embarras, aujourd’hui, il lui faut, comme tout le monde, surveiller ses vendanges !

PIERRE.

Eh bien, c’est heureux pour lui ; ça le distrait forcément de ses inquiétudes ! j’ai envie d’aller aussi vendanger une heure ou deux.

SUZANNE.

Tu as donc besoin aussi de le distraire ? De quoi, je te le demande ?

PIERRE, sans l’écouter, après avoir fait un pas pour s’en aller.

Non ! Elle y est, et je ne veux pas la voir maintenant.

SUZANNE.

Tu y as donc été déjà, que tu le sais ?

PIERRE ; il s’assied sur le banc devant le jardin.

Non. J’étais là-bas, au pressoir… Je l’ai vue passer avec son panier. Elle baissait la tête comme une coupable. Ah ! oui ; elle a toujours eu l’habitude d’éviter mes regards. J’ai remarqué ça… même dans le temps où elle était toute petite !

SUZANNE.

Peut-être que tu la regardes d’une manière qui lui fait peur ? Est-ce sa faute ?

PIERRE.

Non, sans doute, pas plus que ce n’est celle de Noël Plantier, n’est-ce pas, si nous sommes joués tous les deux ?

SUZANNE.

Moi seule, je pourrais dire qu’on m’a trompée… si c’était vrai ! Mais ça n’est pas vrai, ce qu’elle nous laisse croire, la petite rusée ! Ce n’est pas lui qu’elle a en vue, c’est un autre.

PIERRE, s’animant toujours.

Et qui donc ? quel autre ? Il n’y en a pas !

SUZANNE.

Et Valentin ?

PIERRE.

Tais-toi, Suzanne, tais-toi !

SUZANNE.

Pourquoi donc ? Où serait le crime ?

PIERRE.

Tais-toi, je te dis ! Cette idée-là m’a passé par la tête un instant ; j’ai cru que j’en deviendrais fou !

SUZANNE.

Mais enfin, pourquoi ?

PIERRE.

Pourquoi ? tu me demandes pourquoi, ma sœur ? Est-ce que tu ne sais pas que Valentin est mon ami, mon seul ami, le confident de toutes mes pensées, le seul homme au monde en qui j’aie une entière confiance ?

SUZANNE.

Mais savait-il que tu aimais tant que ça notre petite Reine ? Nous ne le savions pas, nous autres ; et, dans ce moment-ci, ta colère, ton chagrin m’étonnent tant, que je me demande si tu n’es pas fou.

PIERRE.

Il le savait, lui, combien j’étais épris d’elle ! Il y a déjà longtemps que je lui en parle tous les jours, et que je n’en parle qu’à lui seul ! Il sait de quoi je suis capable dans mon chagrin, dans ma colère, comme tu dis.

SUZANNE.

De quoi donc es-tu capable, Pierre ?

PIERRE, hors de lui.

Je n’en sais rien !… Mais l’homme qui me volerait lâchement mon espérance !…

SUZANNE, effrayée et sortant du jardin.

Ça n’est pas Noël Plantier d’abord ; j’en réponds.

PIERRE.

Oh ! n’aie pas peur pour celui-là, Suzanne ; il est au-dessous de ma vengeance ! C’est un garçon qui n’a pas conscience du mal qu’il peut faire avec sa sottise. D’ailleurs, il ne me doit rien, à moi : il n’a jamais eu ma confiance… mon cœur tout entier, comme je l’avais donné à Valentin. (Riant presque.) Oh ! si c’était Noël ! je t’assure que je serais vite résigné… et guéri !

SUZANNE.

Vrai ? À la bonne heure ! Alors, tu n’en voudras à personne, car Valentin n’est pas capable de te trahir ; et, si Reine l’aimait sans qu’il eût rien fait pour ça, il faudrait bien en prendre ton parti.

PIERRE.

Jamais !

SUZANNE.

Comment donc ? C’est singulier !

PIERRE.

Jamais ! Valentin ?… Non, elle serait trop heureuse avec lui, elle l’aimerait trop, elle ne serait jamais punie de m’avoir dédaigné !… Ah ! je crois que je me tuerais !

SUZANNE.

Te tuer, mon Pierre, mon ami ? Tu n’aimes donc plus ta sœur ni ton père ?… Tu ne ferais pas une chose si mauvaise, dis !

PIERRE.

Non, non, ma bonne Suzanne ! Qu’est-ce que nous disons là ? des folies !

SUZANNE, à part.

C’est égal, il me fait peur !… (Haut.) Dis donc, le voilà, Valentin !… (Valentin sort du hangar et cherche un bout de bois propre à faire une cheville.) J’espère que tu ne vas pas lui dire de quoi tu l’as soupçonné ? Ça serait une offense !

PIERRE.

Sois donc tranquille ! Est-ce qu’au fond, je ne l’aime pas cent fois mieux qu’elle ?

SUZANNE, à part, et s’éloignant par le berceau.

Eh bien, oui ! mais je ne les perdrai pas de vue.




Scène III


PIERRE, VALENTIN.


VALENTIN, en manches de chemise, sortant du travail.

Eh bien, mon Pierre, tu ne viens pas voir où nous en sommes !

PIERRE.

Non, puisque vous n’avez pas besoin de moi… et que je ne peux pas être seul avec toi…

VALENTIN.

Tu aimes mieux être, seul avec toi-même ? C’est bien, si tu es raisonnable !… Voyons, Pierre ! tu as aussi ta sœur à consoler. Mais croyez-vous bien tous les deux que ton futur beau-frère… ? Ça me parait impossible, à moi !

PIERRE.

Elle n’a pourtant pas dit non ?

VALENTIN.

Elle avait l’air de ne pas comprendre ce que vous lui imputiez, et, ensuite, elle s’est sauvée en pleurant. (Avec un peu d’inquiétude.) Est-ce que tu l’as vue depuis ce matin ?

PIERRE, l’observant.

Non ! Et toi ?

VALENTIN.

Moi ? Pas davantage ; mais je crois qu’elle n’a pas d’autre amour en tête que la danse et les amusements de son âge. Ils sont bien innocents !

Il taille sa cheville sur une souche.
PIERRE.

La danse, un plaisir innocent ? quand on se prend les mains, quand on se parle à voix basse !…

VALENTIN, avec candeur.

Non ! puisqu’elle ne danse jamais qu’avec moi ?

PIERRE, allant s’asseoir sur un tronc d’arbre, près de Valentin, à droite.

C’est vrai, tu m’y fais penser !

VALENTIN.

Tu vois donc bien !

PIERRE.

Valentin, elle aime quelqu’un ! En cela, elle n’a pas menti.

VALENTIN.

Alors, c’est quelqu’un du dehors. Pourquoi diable irait-elle penser au fiancé de Suzanne, quand elle est assez jolie pour choisir ailleurs ?

PIERRE.

Ah ! lu la trouves jolie, toi, Valentin ?

VALENTIN.

Je pense que tu ne la trouves pas laide ?

PIERRE.

Enfin ; tu comprends qu’on ait de l’amour pour elle ?

VALENTIN, travaillant toujours.

Oui, sans doute, quand on est disposé à aimer.

PIERRE, l’observant encore.

Tu es bien heureux, toi, si tu es à l’abri de ce mal-là !

VALENTIN, se contraignant et s’étourdissant.

Moi ? Ah bien, oui ! J’aime trop la gaieté, la liberté… le bon vin qui fait rire et chanter, les amours qui n’enchaînent pas…

PIERRE.

Et pourtant, tu ne t’enivres jamais ! tu n’es pas dissipé, et je te trouve même sérieux depuis quelque temps.

VALENTIN.

Depuis que c’est ton goût que je sois comme ça.

PIERRE.

Oh ! depuis un an, tu es bien changé, Valentin ! Tiens, parle-moi franchement, tu es amoureux, toi aussi ?

VALENTIN.

Moi ? Bah !… Mais il ne s’agit pas de moi !

PIERRE, avec impatience et se levant.

Si fait ! Tu as mes secrets : pourquoi n’ai-je pas les tiens ?

VALENTIN, levant la tête et quittant son travail.

Ah çà ! tu me questionnes… Ce n’est pas ta coutume. (Avec fermeté.) Écoute, Pierre, tous nos secrets ne nous appartiennent pas, car il en est qui n’appartiennent qu’à Dieu.

PIERRE.

C’est juste ! J’ai tort ; je ne te demande qu’une chose : c’est de me dire si tu ne t’es pas trompé, le jour où tu m’as juré qu’aucune femme ne pourrait jamais l’emporter sur moi dans ton amitié.

VALENTIN.

Ah ! Pierre, tu m’avais juré la même chose, et pourtant, je ne peux pas te consoler aujourd’hui !

PIERRE.

C’est donc qu’on ne sait pas à quoi on s’engage quand on fait de ces promesses-là ? Tu t’es donc aperçu que tu ne pourrais pas toujours me tenir la tienne ?

VALENTIN, avec élan.

Non, Pierre ! je ne m’en suis pas aperçu, moi !

PIERRE, vaincu, lui serrant les mains.

Ami ! cher ami ! mon brave Valentin ! pardonne-moi !… Tu vaux mieux que moi ! Je suis un fou !

VALENTIN.

Je ne sais pas si je vaux mieux ; je sais que je t’aime, Pierre ; voilà tout ! Je ne veux pas me demander s’il y a peu ou beaucoup de mérite à être fidèle en amitié ; mais ce dont je suis bien sûr, c’est qu’une âme honnête est toujours à la hauteur de ce devoir-là. Et, à présent, viens nous donner un coup de main. Le travail guérit bien des peines, va, l’amitié aidant !

PIERRE.

Viens ! tu as raison !

SUZANNE, qui a paru plusieurs fois sous le berceau pour les observer, et qui les voit sortir par le hangar en se donnant le bras.

Allons ! Valentin s’en défend encore ! Il fait bien ! Il faut que Noël passe aujourd’hui pour le préféré ! Qu’est-ce que ça me fait, du moment que… ? (Regardant au dehors.) Tiens ! le voilà avec Reine !… Ah ! mais… est-ce que… ? Il lui porte son panier… et d’un air… Oh ! j’en veux avoir le cœur net, par exemple !

Elle entre dans la maison.




Scène IV


NOËL et REINE, entrant par la porte du fond ; SUZANNE, cachée.


REINE, voulant reprendre à Noël son panier plein de raisins.

Mais laissez donc, Noël ! J’aurais bien eu la force de porter ça jusqu’à la maison. Merci ; adieu ! Elle tire de sa poche la cravate blanche de Valentin, la replie avec soin et la met dans l’intérieur de la maison de Valentin, par la croisée, qui est ouverte. Puis elle prend une cruche sur le seuil de la porte et va vers la maison de Bienvenu.

NOËL.

Attendez donc !… Ça devait être lourd pour vous, cette charge-là ! (Regardant le raisin.) Ah ! c’est du premier choix ! C’est pour la table du parrain ? Cueilli par vos petites menottes, il semblera meilleur… (il picote le raisin et fait la grimace) quand il sera mûr ! (À Reine, qui ne l’écoute pas.) Eh bien, qu’est-ce que vous faites donc là ?

REINE.

Rien, rien ! le père Valentin aime mieux l’eau de notre source. Je vas lui en chercher ! NOËL. Un bon petit cœur. C’est gentil, ça ! (Arrêtant Reine.) Voyons ! donnez-moi ça.

REINE.

Laissez, laissez, Noël ; je n’ai pas le temps !

NOËL.

Allons, Reine (il lui prend sa cruche), il ne faut pas être si farouche ! Nous avons à causer nous deusse !

REINE.

Nous deux ?

NOËL.

Comme si je ne voyais pas que, depuis ce matin, vos doux yeux n’ont fait que verser des larmes !

REINE.

Qu’est-ce que ça vous fait ? Ça ne vous regarde pas.

NOËL.

Ah ! permettez ! si ! ça me regarde un peu, puisque j’en suis l’auteur.

REINE.

Vous ?

NOËL.

Vous ne voulez pas que je vous en parle ? Vous avez tort ! il faudrait mieux s’expliquer.

REINE.

Parlez donc, je saurai au moins de quoi il s’agit.

NOËL.

C’est ça ! causons ! (Il la fait asseoir sur le banc.) Voyez-vous ma belle amie… je ne vous en veux pas, moi ! C’est pas votre faute ! Dans ces histoires-là, c’est toujours la faute de ceusse qui ne sont pas la prudence même… qui laissent tomber par-ci, par-là une œillade sans penser à mal, un mot flatteur sans se méfier d’eusse !… La jeunesse s’y trompe, à votre âge…

REINE.

Eh bien, quoi donc ? qu’est qu’il y a ?

NOËL.

Il y a, il y a… Dame ! c’est toujours un plaisir, un honneur à tout le moins, qu’une jolie fille comme vous… car vous êtes jolie, et, quant à ça, ceusse qui diraient le contraire…

REINE, impatientée.

Merci ! après ?

NOËL.

Après… après… Écoutez donc, il ne faut pas vous fâcher, mais ça ne se peut pas ! la, vrai, ça ne se peut pas.

REINE.

Mais je ne vous entends point !

NOËL.

Mon Dieu, Reine, ça n’est pas ma faute non plus ! Si j’avais connu vos sentiments plus tôt, avant de donner ma parole… je ne dis pas que… Mais, moi, je suis un honnête garçon, vous sentez !… J’ai bien été comme ça un peu… mais il faut que jeunesse se passe… et c’est pas une raison… quand une famille respectable… Elle en aurait tant de chagrin, la pauvre âme !… Elle est portée à la jalousie… Je ne peux pas trouver ça mauvais, et vous pensez bien… Voyons, faites-vous une raison, ça m’a coûté, l’idée du mariage, et il y en a bien d’autres comme vous qui m’en veulent ; mais, moi, je ne suis point de ceusse qui trompent. J’ai toujours dit : « Voulez-vous ? ne voulez-vous pas ? C’est oui ou non ; c’est pour un temps, c’est pas pour toujours ! » À présent, j’ai dit : « C’est pour toujours. » Alors, c’est pour toujours ! Vous comprenez ?

REINE.

Pas du tout ! (À Suzanne, qui, pendant cette scène, a écouté dans la maison, à la fenêtre qui fait face au public.) Ah ! Suzanne, je crois qu’il perd l’esprit, ton prétendu ! Est-ce que tu sais pourquoi il me fait toutes ces histoires-là ?

SUZANNE, de la fenêtre.

Oui, ma mignonne, et, moi, je vas te le dire. (À Noël.) C’est bon, Noël, vous avez bien parlé, mais vous êtes un grand imbécile.

Elle sort de la maison.
NOËL.

Moi ? Ah ! pour lorsse(Il veut parler à Suzanne, qui lui commande du geste de s’éloigner.) Quand c’est les femmes qui commandent…

Il va au hangar, où paraissent maître Valentin, Valentin et Pierre.



Scène V


Les Mêmes, VALENTIN, MAITRE VALENTIN et PIERRE, se consultant sous le hangar.
SUZANNE, près de Reine, sur le banc.

Écoute, ma pauvre enfant, il y a ici une grosse méprise, mais il faut la laisser durer encore un peu ; autrement, il y aura des peines et peut-être des malheurs. Je vas t’expliquer ça.

Elle lui parle bas en voyant approcher les autres personnages.
VALENTIN, qui a regardé dehors.

Il vient… Allons, Pierre, un peu de gaieté ! Il va être si content !

PIERRE.

Oui, oui ! avertissons ma sœur !

MAÎTRE VALENTIN.

Attendez, attendez ! Vous oubliez le principal !

NOËL.

Non, dans ce panier, avec le premier ruban venu… C’est tout ce qu’il faut !

Il prend des fleurs des champs qui sont dans le panier de Reine, et il va vers la tonnelle avec les autres personnages. — Reine et Suzanne sont à gauche sur le devant, près du jardin, et font un bouquet avec les fleurs que Noël leur jette par-dessus le grillage vert ; elles cueillent aussi celles qui sont à leur portée.




Scène VI


Les Mêmes, BIENVENU.


BIENVENU entre par le fond, un panier de vendangeur au bras, et tenant une serpette ouverte, comme s’il continuait à vendanger.

Une filleule si douce, si douce !… pas un défaut ! Un frêne qui paraissait sain comme l’œil ! (Il vendange par distraction la treille du père Valentin.) Toutes les peines à la fois ! Mon fils désolé ! mon honneur entaché !… Ils diront que c’est moi qui ai refusé mon consentement, par avarice ! que j’avais employé un mauvais bois par ignorance !

MAÎTRE VALENTIN, le voyant ravager sa treille.

Eh bien, qu’est-ce qu’il fait donc ? ma vigne ?

VALENTIN, le retenant.

Laissez, laissez, mon père ! Ne le dérangez pas encore ! On continue le bouquet que Reine orne d’un ruban pris sur sa cornette.

BIENVENU, à part.

Ah ! ils sont là ?… Ils ne travaillent plus… ils ne me disent rien ! Allons, je comprends ! ils y ont renoncé ! tout est perdu ! Montrons-nous philosophe… soyons calme !

Il s’assied sur une souche en jetant sa hotte avec colère. Les autres s’approchent et l’entourent doucement.
REINE, à sa droite, poussée par Suzanne, lui présentant le bouquet timidement.

Mon parrain…

BIENVENU.

Eh bien, quoi ? un bouquet ? Est-ce que c’est ma fête ? Une jolie fête, vraiment !

SUZANNE.

Mon père, embrassez-la ! on embrasse toujours ceux qui vous apportent les premiers une bonne nouvelle.

BIENVENU.

Une bonne nouvelle ! Hein ? quoi ? Est-ce que… ? Il se laisse embrasser par Reine.

VALENTIN

Oui, maître, on embrasse les enfants, et on donne une poignée de main aux amis !

BIENVENU, éperdu, se levant.

Ah ! c’est donc fini ?… Mes enfants !… mes amis !… mon voisin !… (Il lui serre la main.) Vrai ! vous valez mieux que je ne croyais !… Comment ! c’est fini ? je ne rêve pas ?

MAÎTRE VALENTIN.

Et j’ose dire que c’est une pièce un peu réussie ! (Il le mène vers le hangar.) Regardez-moi ça avant qu’on l’enlève ! Ça sera en place avant le coucher du soleil.

BIENVENU, redescendant avec tout le monde, solennellement.

Valentin père !… Valentin fils !… à partir de ce jour, je vous donne le titre d’amis.

PIERRE.

Oui ; mon père, c’est à eux seuls que vous devez cette victoire.

BIENVENU.

Je le sais, Pierre ! Je connais mon devoir… et, avant tout, je veux donner une preuve… une grande preuve de ma reconnaissance à de si braves gens. Tu le veux aussi, Pierre, car tu es grand, tu es mon fils ! — Écoutez donc, père Valentin, écoutez tous ! et apprenez à me connaître. Reine, je t’ai pardonné, je t’aime toujours, tu vas le voir ! Je veux que tu sois heureuse et que tu épouses celui qui te plaît.

NOËL.

Ah ! mais… moi, un petit moment ! dites donc !

BIENVENU.

Tais-toi ! tu n’as pas la parole !

NOËL.

Mais si !…

BIENVENU.

Mais non ! (Noël s’éloigne eu grommelant près du jardin.) Vous avez tous été bien simples, ce matin, de vous imaginer… Non ! ça n’avait pas le sens commun ! j’y songeais dans ma vigne… Je me disais : « C’est impossible ! ma filleule est une personne trop bien élevée pour convoiter le bien d’autrui… » et je vous dis ceci : « Voisin, c’est votre fils qu’elle aime ! »

MAÎTRE VALENTIN.

Ah ! vous croyez ?

VALENTIN, à Pierre, qui a tressailli.

Laisse donc dire ton père : ça l’amuse de rêver comme ça.

REINE, à Suzanne.

Ils me feront mourir !…

NOËL, à part.

Allons ! le beau-père…

Il touche son front.
SUZANNE, observant Pierre, qui est violemment ému.

Mon cher père ; vous ne savez pas…

BIENVENU.

Ta ta ta ! silence. Il n’y a que moi ici qui sache ce qu’il dit. Reine et Valentin se conviennent ; il n’y a pas de mal à ça. Ils croient qu’ils ne peuvent pas se marier parce que la petite n’a rien et le garçon pas grand’chose ? Eh bien, moi, je m’étais toujours promis de lui assurer un sort, à cette pauvre enfant. Fidèle à Valentin, elle refuse la fortune et l’honneur d’être ma bru. Ça fait son éloge. Mon fils et moi, nous l’en estimons davantage. Il ne sera pas dit que je manquerai à mes sentiments, qui ne sont pas ceux d’un homme ordinaire. Donc, je lui donne mille écus en la mariant, les mille écus que je gagne sur la vente de ma bâtisse à la paroisse et la confection du pressoir qui l’occupe. Père Valentin, voilà comment, je répare mes torts, moi ! voilà comment je remercie ceux qui me les ont pardonnés.

MAÎTRE VALENTIN.

À la bonne heure ! à la bonne heure ! Je n’ai jamais nié, moi, que vous fussiez généreux !

PIERRE, à Valentin, avec effort.

Allons, Valentin, mon père a raison ! Il agit noblement… Je ne serai pas indigne de lui… Accepte !… accepte donc… (avec un violent dépit), puisqu’elle t’aime !

VALENTIN, troublé.

Elle m’aime ?… Mais non !… Cela n’est pas ! (voyant l’émotion de Pierre.) Non, non, Pierre, ne crois pas cela !

SUZANNE, bas, à Reine.

Du courage, Reine ! La prudence le veut, le cœur aussi ! Vois comme il regarde Valentin… comme il souffre !

REINE, baisant la main de Bienvenu.

Mon parrain, soyez béni !… Oh ! oui, vous m’aimez, vous voulez mon bonheur ; mais je ne veux pas me marier !

BIENVENU.

Comment !… Sainte Ursule ! elle refuse aussi celui-là ! Ah ! c’est trop fort, pour le coup, et cette fille est folle !… Eh bien, moi, mademoiselle, comme je sais que je suis incapable de me tromper, et que, du moment où j’ai dit : « C’est Valentin, » ça ne peut être que Valentin, je vous ordonne d’aimer Valentin, de l’épouser, et je vous défends de songer à aucun autre !

VALENTIN, regardant Pierre, qui est tombé assis sur le tronc d’arbre.

Doucement, maître… Quoi ! vous voulez la contraindre… ? Vous si bon !… Pourquoi la faire souffrir ? Est-ce que je pourrais accepter une femme dont le cœur ne m’appartiendrait pas ?

BIENVENU.

Eh ! quand je te dis qu’elle est folle de toi ! Comme c’est difficile à voir !

Pierre, assis et pâle, serre les poings et fait tous ses efforts pour se contenir.
VALENTIN, l’observant toujours.

Je vois tout le contraire, et Reine sait fort bien que, n’éprouvant pas d’amour pour elle, je ne peux pas songer à la tourmenter.

REINE, blessée au cœur et vivement.

Oui, oui, je le sais, Valentin. Aussi… de mon côté… (À Suzanne.) Parle donc pour moi !… dis tout ce que tu voudras.

SUZANNE.

Mon père… c’est pour la première fois certainement… mais vous vous êtes trompé. (Elle montre Noël.) C’est lui ! c’était bien lui ; nous nous en sommes expliqués tantôt tous les trois.

NOËL, stupéfait.

Tous les troisse ?

SUZANNE.

Oui, oui… j’ai bien vu que vous teniez à votre parole, et qu’elle m’aimait beaucoup, la pauvre enfant ! J’ai vu que tous deux vous alliez vous sacrifier pour moi… Eh bien, je ne veux pas de ça. J’ai le cœur juste, moi, et grand ! je suis comme mon père… Je vous rends votre liberté, Noël, et je ne vous en veux ni à l’un, ni à l’autre.

NOËL.

Ah ! par exemple !

SUZANNE, bas.

Tais-toi !

Noël reste pétrifié.
MAÎTRE VALENTIN, à Bienvenu.

Qu’est-ce que vous dites de ça ? Je n’y comprends plus rien, moi !

BIENVENU, allant et venant, s’essuyant le front.

Moi, j’en ferai une maladie !… Tenez, il y a de quoi devenir fou, de voir comme ça les mariages se faire et se défaire, depuis ce matin dans ma famille. Chacun prétend savoir mieux que moi ce qui lui convient, et bientôt je ne serai plus qu’un zéro, à ce qu’il parait… Suzanne, Reine, vous êtes deux écervelées ! je vous donne au diable, et je renonce pour aujourd’hui à débrouiller votre politique de femelles !… Mais, ce soir, après la fête, c’est moi qui ferai danser ces péronnelles, si elles ne veulent pas marcher droit !

Il sort en grommelant par le fond.
MAÎTRE VALENTIN, le suivant, à son fils.

Ah ! tu refuses l’argent du pressoir ? Gredin d’enfant ! Il sort.




Scène VII


VALENTIN, PIERRE, NOËL, SUZANNE, REINE.
VALENTIN, à Pierre, l’emmenant vers le hangar.

Pierre ! voyons !… enlevons l’ouvrage et oublions tout le reste !

Pierre se laisse emmener d’un air absorbé, mais il s’arrête sous le hangar, et y retient Valentin, en feignant de chercher un outil. — Reine, assise à l’écart, cache sa figure dans ses mains.
NOËL, à Suzanne.

Ah çà ! maintenant, me direz-vous… ?

SUZANNE, railleuse.

Qu’est-ce que tu veux que je te dise, mon pauvre Noël ? Je n’ai pas de rancune, moi, et, quand je t’ai entendu dire là tout à l’heure : « Si je n’avais pas donné ma parole… Ça m’a bien coûté un peu… Si Suzanne n’était pas si jalouse… la famille si respectable… »

NOËL.

Suzanne, vous me cherchez une mauvaise querelle. Est-ce que, par hasard… ? Pourquoi donc Valentin refuse-t-il d’épouser la petite Reine, quand vous me colloquez cette jeunesse ?

SUZANNE.

Ah ! dame ! je ne sais pas ; mais, si ce pauvre garçon m’aimait… ce ne serait pas de sa faute ; ça fait toujours plaisir, ça flatte, à tout le moins, quand un beau jeune homme… car il est fort bien, il n’y a pas à dire, et ceusse qui diraient le contraire…

Elle se détourne pour rire.
NOËL, à part.

Ah ! la mauvaise ! Elle me reprend ! Eh bien, puisque c’est comme ça, je vas la faire endêver. (Haut.) C’est bien, c’est bien, Suzanne ! Alors, avec votre permission, je vas faire la cour à ma nouvelle amante ?

SUZANNE.

Oui, oui, allez ! (À part, pendant que Noël va s’asseoir auprès de Reine ; et regardant Pierre, qui affecte de repasser son outil sur la meule que lui tourne Valentin, mais qui observe toujours Reine.) Il est temps qu’elle lui explique l’affaire… Mais Pierre en prend-il bien son parti ?

Elle va vers lui.
PIERRE, s’éloignant un peu du hangar avec Suzanne.

Eh bien, Suzanne, tu me donnes le bon exemple. Tu ris de cette chose ridicule, n’est-ce pas ?

SUZANNE.

Tu vois !

PIERRE.

Tu as raison, ma sœur ! J’en ris comme toi, et même… (À Valentin, qui se rapproche de lui avec un peu d’inquiétude.) Oh ! tu peux me laisser regarder ce joyeux couple, qui s’entretient là, sous nos yeux, de son prochain bonheur ! Écouter, admirer ce beau fils ! Cela fait pitié, vraiment, et la pitié chasse l’amour.

Il retourne à la meule.
SUZANNE, bas, à Valentin.

Laissez-le dans ces idées-là… Je vous dirai tantôt…

VALENTIN.

Il a beau faire !… je crains qu’il n’éclate tout d’un coup ! Viens, Pierre, allons-nous-en.

PIERRE.

Oui, j’en ai assez !… mais j’aime mieux être seul ! Laisse-moi !…

Il se dirige vers le fond, et sort en jetant avec colère l’outil qu’il a dans les mains.
SUZANNE, arrêtant Valentin, qui veut le suivre.

C’est moi qui vais avec lui : vous ne savez pas… et moi, je sais ce qu’il faut lui dire !

Elle sort.




Scène VIII


NOËL, REINE, VALENTIN.


Valentin reste au fond, les bras croisés, et contemple Reine et Noël avec un trouble extraordinaire.

NOËL, bas, à Reine, continuant la conversation.

Ah ! vous ne m’aimez point ?… Eh bien, c’est tant mieux pour vous, ma chère mais vous ne m’expliquez pas de qui on se moque… Est-ce qu’il faut que je vous en conte devant Valentin aussi ? Il est là qui nous observe !

REINE, tressaillant.

Oh !… devant lui surtout, monsieur Noël !

NOËL.

Devant lui surtout ? C’est donc que… ? Ah ! oui ! (À part.) C’est-à-dire que je ne comprends pas du tout. Mais ça ne fait rien. (Haut.) Alorsse… attendez !… je jouerai mon rôle mieux que vous ! (Il lui baise la main.) Dis donc, Valentin, tu seras mon garçon de noces ?

VALENTIN.

Avec qui, vos noces, Noël Plantier ?

NOËL.

Tu demandes avec qui ?

VALENTIN.

Sans doute ! vous ne le savez peut-être pas bien vous-même !

NOËL.

Ah ! par exemple ! quand tu me vois là auprès de cette belle enfant, tu ne peux pas croire que ce soit le père Bienvenu que j’épouse ?

VALENTIN.

Ah ! vous plaisantez, en parlant d’un homme à qui vous manquez de parole ? Cela ne siérait guère à un autre que vous ; mais tout est permis aux gens d’esprit.

NOËL.

Ça signifie que je suis une bête ?

VALENTIN.

Je vous renseignerais là-dessus si nous n’étions en présence d’une personne qui vous juge autrement.

REINE, inquiète et se levant.

Monsieur Valentin…

VALENTIN.

Oh ! vous, mademoiselle Reine, je ne veux ni vous affliger, ni vous mortifier. Je n’en ai le droit ni l’envie. Une femme est toujours maîtresse de son choix, et ne fait de tort qu’à elle-même quand elle se trompe.

NOËL, se levant.

C’est fort bien ; mais, moi, dites donc, Valentin ?

VALENTIN, marchant à lui.

Eh bien, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, à vous ?

NOËL.

Ah çà ! est-ce que tu es fou, aussi, comme ton ami Pierre ?

VALENTIN.

Je vous défends de prononcer ici le nom de Pierre.

NOËL.

Tu me défends ? Il n’y a que les femmes pour me parler comme ça. Voyons, entendons-nous ! Tu es un bon camarade, bien gentil, et, jusqu’à présent, je t’ai aimé de tout mon cœur ; mais, quand je fais la cour à une fillette, que ça soit sérieux ou non, je ne souffre pas qu’on me critique. Fais-y attention, et parlons d’autre chose.

VALENTIN.

Noël Plantier, vous êtes aussi un bon camarade, et, jusqu’à ce moment, j’ai eu beaucoup d’amitié pour vous ; mais, quand il me plaît de critiquer un fat, personne ne peut m’en empêcher. Qu’avez-vous à dire ?

NOËL, en colère.

Un fat !… moi un fat ? Si on peut !… Ça, c’est trop fort. Tu soutiendrais que je suis un fat ?

VALENTIN.

Oui, si j’espérais te le persuader assez pour… Mais il n’y aurait pas moyen !…

NOËL.

De me fâcher ? Si fait ! prends-y garde ! ça pourrait bien finir par là !…

VALENTIN.

Allons donc ! (il fait un geste de menace.) Faudra-t-il… ?

NOËL, faisant un geste analogue.

Minute ! ça n’est pas nécessaire, nous ne sommes point des manants !

VALENTIN.

Non, sans doute ; reçus compagnons tous les deux, cela nous fait assez gentilshommes pour que nous puissions nous expliquer clairement… ailleurs qu’ici !

NOËL.

C’est ça ! j’aime mieux ça ! Nous aurons à nous dire deux mots : au compas ou à la canne… comme tu voudras, pourvu que ce soit sérieux.

VALENTIN.

Et quand tu voudras, pourvu que ce soit tout de suite. Allons !

REINE, effrayée et se jetant entre eux.

Oh ! Valentin… Mais c’est abominable, cela ! Se blesser, se tuer peut-être… Entre compagnons, entre amis !… Et vos parents ! et votre état !… Ah ! les malheureux ! ils ne m’écoutent pas !… Suzanne ! (Courant au font.) Oui, venez vite !




Scène IX


Les Mêmes, SUZANNE, MAÎTRE VALENTIN.


VALENTIN, à Reine.

Taisez-vous, Reine.

REINE.

Non ! je ne me tairai pas… Ils veulent se battre ensemble !

SUZANNE, s’emparant de Noël Plantier.

Ça ne sera pas !

MAÎTRE VALENTIN, saisissant son fils.

Ah ben, oui ! On me tuera plutôt ! (À Noël.) Venez-y donc, vous !

SUZANNE.

Parle donc, Reine ; quelle folie est-ce là ?

REINE.

Ah ! je n’y comprends rien ! M. Valentin est en colère… C’est la première fois que je le vois comme ça… C’est à cause de ton frère… parce que…

SUZANNE, regardant Valentin.

De mon frère ? Non ! non ! Je comprends bien, moi, et je vas tout vous dire !…

Elle passe auprès du père Valentin.
REINE, avec angoisse.

Suzanne !…

SUZANNE.

Oh ! il le faut ! tant pis ! Je n’ai pas envie que Noël se fasse tuer ou estropier pour toi, ma fille ! Et, d’ailleurs, j’étais décidée à m’expliquer sur ton compte avec Valentin…

REINE, bas.

Oh ! si tu me réduis à une pareille humiliation… lui qui ne m’aime pas… Suzanne ! tu ne m’aimes pas non plus !

MAÎTRE VALENTIN

Allons, allons, petite Reine, nous savons tout ce qui en est… Il n’y a que lui qui ne s’en avise point.

VALENTIN, courant à Suzanne.

Que dites-vous, mon père !… Suzanne !… Ah ! parlez… Non, taisez-vous !

SUZANNE.

Impossible ! Il faut vous ouvrir les yeux, Valentin ! Sans cela…

REINE.

Non, non, ne les croyez pas, Valentin… Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai !

Elle s’enfuit éperdue dans la maison de Bienvenu.
VALENTIN, ravi et désespéré en même temps.

Elle a raison ! il ne faut rien dire ; il faut oublier tout cela comme un rêve !

SUZANNE.

Alors, commencez donc par oublier votre querelle, vous deux ! Voyons ! donnez-vous la main ! Je vois ce qui vous emporte, Valentin : c’est que vous êtes jaloux pour votre compte, tout en vous cachant derrière la cause de mon frère ! Oh ! plus jaloux que lui, qui n’a que du dépit… Jaloux comme on l’est quand ou aime, enfin !

VALENTIN, se parlant à lui-même.

Oh ! malgré moi, bien malgré moi !… Vous le savez, mon Dieu !… Mais elle…

SUZANNE.

Elle n’a jamais pensé qu’à vous.

MAÎTRE VALENTIN.

Quand on te le dit ! Ce garçon-là a la tête dure comme un maillet.

SUZANNE.

Silence, voilà mon père. On ne peut lui rien confier : vous savez que, sans y prendre garde, il raconte tout. Le secret doit rester entre nous pour un bout de temps, et tout s’arrangera, vous verrez !




Scène X


BIENVENU, SUZANNE, NOËL, MAÎTRE VALENTIN, VALENTIN


Bienvenu est triste et défait.


SUZANNE.

Mon Dieu ! comme vous voilà pâle, mon père ? Êtes-vous malade ?

BIENVENU.

Non ! Je suis triste… bien triste ! Il a beau dire… la gloire ne remplace pas un fils !

VALENTIN, effrayé.

Un fils ? Qu’est-il donc arrivé à Pierre ?

BIENVENU.

Il nous quitte, Pierre ; voilà ! il m’abandonne !

SUZANNE.

Il nous quitte ?

VALENTIN.

Comment ?

BIENVENU.

Son parti est pris. Il veut se mettre seul à son ménage et habiter la maison qu’il tient de sa défunte mère. C’est une idée qu’il a ! Fâcheuse idée ! Que va-t-on penser de moi dans la paroisse ? On dira que je suis un mauvais père, puisque mon fils est las de ma compagnie ! Que sais-je ? quand on a tant d’envieux autour de soi ! Et puis ne plus se voir à toute heure, ne plus manger à la même table ! avoir tout le village à traverser pour se dire un mot, ne plus s’endormir et se réveiller sous le même toit ! Et quand ma fille sera mariée, je vivrai donc tout seul, moi, ici ? De quoi me servira d’avoir une belle maison, de l’opulence, du mobilier ?… À propos, Suzanne, fais-lui porter des meubles, beaucoup de meubles… du linge, tout ce que nous avons de mieux, puisque monsieur veut être chez lui, à présent !

SUZANNE.

Eh ! mon Dieu, pourquoi cela ? quand je venais de le laisser si tranquille !

Reine vient sur la porte et écoute.
BIENVENU.

Il ne t’a rien dit, n’est-ce pas ? Eh bien, il est entré dans le bâtiment où je faisais tout préparer pour la cérémonie de l’inauguration de mon pressoir… Ça me fait penser que je viens vous chercher pour ça… Mais je n’y ai plus la tête !… « Mon père, qu’il a dit, s’il vous plaît, deux mois sur la porte. » Et alors : « Adieu, mon père ; il faut que je quitte votre maison ; j’y souffrirais trop ; j’y serais ridicule. J’y reviendrai quand… cette jeune fille n’y sera plus. »

VALENTIN.

Reine ? Mais où donc pense-t-il qu’elle puisse aller ?

BIENVENU.

Il pense… il pense… je ne sais plus, moi. « Soyez aussi courageux que moi, mon père, a-t-il dit : ou plutôt, donnez-moi l’exemple de la générosité, comme vous avez toujours fait. Mariez cette jeune fille à son idée… Je l’oublierai plus vite en ne la voyant plus si souvent ! »

SUZANNE, sérieuse et réfléchie pendant ce couplet.

Je vas le trouver, je saurai ce qu’il lui faut pour s’installer et le lui ferai porter.

Elle va vers le fond pendant que Bienvenu va s’asseoir sur le banc.

VALENTIN.

Mais non, Suzanne, j’y vais avec vous ! Il ne faut pas le laisser…

SUZANNE.

N’y venez pas, Valentin. Il faut que je sois seule avec lui. Il a raison peut-être.

BIENVENU.

Tu dis que… ? Ah ! tu penses qu’il le faut ?

SUZANNE.

Oui, mon père, croyez-moi, nous nous repentirions peut-être de l’avoir retenu. Je le connais !… Il prend le bon parti. Dieu lui en tiendra compte et nous le ramènera plus sage. (À Noël.) Conduisez-moi jusque-là. Vous m’attendrez sans vous faire voir. Allons, mon père, de la raison, du courage !

Elle l’embrasse, et sort avec Noël par le fond.




Scène XI


BIENVENU, REINE, VALENTIN, MAÎTRE VALENTIN.


VALENTIN, qui va vers le fond avec agitation.

Mais je ne peux pas consentir…

MAÎTRE VALENTIN, le retenant.

Je te défends d’y aller. Il se doute de la vérité : il te chercherait querelle ! Non, je ne te quitte pas !

BIENVENU, tout accablé.

Suzanne le dit… nous nous repentirions… C’est donc décidé comme ça !… Il faut du courage ! Oh ! j’en ai ! Je ne sais pas un homme ordinaire pour me laisser abattre par les coups du sort ! (Sanglotant.) On ne me verra pas faiblir dans l’adversité… On ne me verra pas verser une larme !

REINE, qui est sortie lentement de la maison et tombe à ses genoux.

Oh ! mon cher parrain, comme vous avez de la peine !… Et c’est moi…

BIENVENU, passant à la colère, mais pleurant toujours.

Toi ? (il la repousse.) Oui, au fait ! c’est toi ! enfant de malheur ! Ôte-toi de devant mes yeux, toi à qui l’on offre tout, et qui refuses tout, parce que tu n’as envie que de troubler le bonheur des autres ! Tu n’as pas voulu de Pierre, tu n’as pas voulu de Valentin : il te fallait ce grand sans-cœur de Plantier, parce que je l’avais choisi pour mon gendre. Ce n’était pas assez de désoler mon fils, il te fallait aussi tromper et humilier ma fille, moi, par conséquent ! Ah ! c’est trop, vois-tu ! Tu peux bien, à présent, chérir et suivre qui tu voudras ! je te déshérite de mes bienfaits, je te maudis !

REINE, atterrée, restant à genoux.

Eh bien, écoutez…

BIENVENU, étouffant.

Non ! rien !… je te maudis ! je te… maudis !

Il sort exaspéré par le fond.
MAÎTRE VALENTIN, le suivant. — À part.

Une fille de rien… sans dot… (Haut.) Mon fils, je vous défends de songer à elle ! (À Reine.) Et vous, tenez-vous pour avertie ! vous n’aurez jamais mon consentement, et, si vous résistiez, je saurais si bien ameuter le monde contre vous, qu’on vous forcerait de quitter le pays.

Il sort.




Scène XII


VALENTIN, REINE.
VALENTIN, recueilli.

Reine ! vous voilà bien malheureuse !

REINE, se relevant lentement.

Non ! J’ai la force de souffrir, parce que je n’ai pas mérité ce qui m’arrive. On m’a mise à la torture aujourd’hui pour m’arracher un secret qui doit mourir avec moi : eh bien, je l’emporterai dans mon cœur, avec la consolation de ne l’avoir pas trahi !

VALENTIN.

Où allez-vous ?

REINE.

Je ne sais pas ! Qu’est-ce que ça fait ? Personne ne m’aime plus !

VALENTIN.

Reine, il y a Pierre qui vous aimait !

REINE.

Pierre ne m’estime pas, puisqu’il me fait un crime d’être sincère avec lui !

VALENTIN.

Votre parrain est irrité ; mais…

REINE.

Oh ! lui, il est si bon ! Il me pardonnerait ; mais je ne veux pas être la cause qu’il perdra la société de son fils ! Il faut que je m’en aille tout de suite pour que Pierre ne parte pas. Et votre père qui me repousse, qui me menace… parce qu’il suppose… Ah ! voilà pour moi la dernière des afflictions, et j’aimerais mieux mourir que d’endurer une telle honte !

VALENTIN.

Et… celui que vous aimez, Reine ! il ne peut donc, il ne veut donc rien pour vous ?

REINE.

Lui ?… Je n’ai rien à lui reprocher ! Il fait son devoir !

VALENTIN.

En êtes-vous bien sûre ?

REINE.

Oui ! J’ai réfléchi depuis ce matin, allez ! J’ai compris !

VALENTIN.

Et… qu’est ce que vous avez compris à sa conduite ? Dites-le, Reine ! Il attend peut-être de vous la vérité là-dessus !

REINE.

J’ai compris qu’il se devait à l’amitié, qu’il avait fait une promesse…

VALENTIN.

Ne l’a-t-il donc pas assez tenue ? Vous avait-il jamais dit, jamais laissé soupçonner… ?

REINE.

Non, rien, jamais ! J’étais folle !

VALENTIN.

Mais à présent ? à présent, Reine ! s’il comprend que, forcée de céder la place d’un fils au foyer paternel, vous partez désespérée, humiliée injustement, seule au monde, et n’ayant plus d’autre protecteur que celui pour qui vous souffrez tout cela ?

REINE.

Qu’il n’en sache rien, Valentin, ou qu’il oublie ! Il le faut ! Dieu prendra soin de moi. (Baisant la porte de Bienvenu.) Adieu, chère maison ! Adieu, brave famille !… Moi partie, vous serez tous heureux !… Soyez bénis ! Je prierai pour vous tous… Je vous chérirai toujours… Adieu !

Elle sort par la porte du fond avec un désespoir exalté.
VALENTIN, la suivant, avec un cri de douleur.

Reine ! Reine !

Il s’appuie, accablé, contre le mur du fond.


ACTE TROISIÈME


L’intérieur d’un vaste cellier rustique, tout réparé à neuf et bien construit dans sa simplicité. Au fond, adroite, le pressoir, vu de face, ouvrage très-simple aussi, mais d’une proportion élégante et très-soigné dans ses détails. Il y a quelques sculptures sur l’arbre ou poutre transversale qui reçoit la vis. Les jennevelles ou montants ont des chapiteaux et des moulures. C’est une sorte de chef-d’œuvre d’artisan, il est orné de guirlandes de fleurs et de pampres. Des branches de verdure et des pommes de pin vertes décorent aussi les murs de l’édifice et le ventre de la grosse cuve placés à gauche, au premier plan. Des hottes, des tonneaux sont jetés ou couchés dans les coins, et ces accessoires peuvent servir pour s’asseoir, au besoin. Près du pressoir, il y a un grand tonneau de vendange debout. Au fond du cellier, à gauche, une porte charretière toute grande ouverte, par laquelle on voit le village et une ramée sous laquelle des villageoises servent un repas. Le lit ou maye du pressoir est chargé d’une litée ou mâchée de vendange. Une petite échelle est dressée contre une des jennevelles. Le théâtre est éclairé par des torches ou des lanternes. Au milieu de l’arbre du pressoir, on voit un carré en moulure portant une inscription illisible pour le spectateur.




Scène PREMIÈRE


NOËL, SUZANNE, deux Villageois, trois Apprentis de maître Bienvenu.


Les deux villageois sont occupés, au fond, à retirer la grappe du tonneau et il établir la mâchée sous le rouet du pressoir. Ils roulent ensuite le tonneau à l’écart. Les trois apprentis sont occupés, de leur côté, à décorer et à ranger. — Suzanne, parée, fait des guirlandes. — Noël achève de poser le tourniquet au milieu du théâtre, un peu vers la droite. C’est une grande pièce de bois ronde qui s’ajuste perpendiculairement dans le sol et au plafond, ou dans une solive ad hoc, et qui est destinée à recevoir les barres qu’on tourne à bras.

SUZANNE.

Voyons ! il faut tâcher de distraire et de consoler mon pauvre père en faisant valoir cet ouvrage dont il était si content ! Est-ce que rien ne manque ?

NOËL, sur une échelle, au fond, attache une guirlande.

Non, rien… Si fait, le câble ! Enfants, le câble ! Jardinet, à quoi penses-tu, mon ami ?

SUZANNE.

On va donc déjà pressurer ?

NOËL, attachant le câble au tourniquet, pendant que les apprentis l’enroulent autour du rouet.

Certainement… La grappe donc ! ça n’attend pas.

SUZANNE.

Mais la cérémonie qu’on va faire, mon père appelle ça l’inauguration ?

NOËL.

Oh ! ça, c’est dans les vieux us de la livraison de la chose au syndicat de la paroisse. On fait, devant le conseil et les experts, l’épreuve d’une première mâchée de vendange. Après quoi, ceusse qui veulent pressurer, pressurent toute la nuit, et ceusse qui veulent se divertir, boivent, dansent et chantent jusqu’au jour. (Il redescend auprès de Suzanne ; les autres vont et viennent.) Eh bien, mon amante, ça ne vous va donc pas, d’ouvrir la fête avec ce tendre cœur qui soupire pour vous ?

Les autres personnages sortent.
SUZANNE.

Ah ! mon pauvre garçon, va, je ne peux pas être gaie ; je ne sais quoi m’inquiète. Laisser Pierre comme ça tout seul là-bas, quand on se réjouira ! (Le père Valentin paraît au fond.) Et Reine, que je croyais trouver ici !… Pourquoi n’était-elle point à la maison quand j’y suis rentrée pour m’habiller ? C’est singulier, ça !




Scène II


SUZANNE, NOËL, MAÎTRE VALENTIN.


MAÎTRE VALENTIN.

Reine ! ça vous étonne ? Vous ne savez donc pas que, pendant que vous alliez installer votre frère, votre père l’a chassée de chez lui ?

SUZANNE.

Chassée ?… Reine chassée par mon père ?… Ça n’est pas possible ! ça n’est pas vrai !

MAÎTRE VALENTIN.

Dame ! votre père est bon, mais il est méchant aussi. Il l’a rudoyée et déshéritée de ce qu’il avait promis. Voilà ce que vous lui valez avec votre belle intrigue ! Tout ça pour ménager la fantaisie de M. Pierre ! Un fou, un tyran, qui ne veut pas qu’une fille qui le refuse s’accommode d’un qui vaut mieux que lui… Tenez, vous êtes des gens bien drôles, vous autres ; on ne peut compter sur rien avec vous. Vous êtes tous des originaux dans votre famille, des philosophes, des potentats !

Suzanne, agitée, sort sans l’écouter.
NOËL.

Potentat vous-même, dites donc ! Qu’est-ce que ça signifie, des paroles comme ça ?

MAÎTRE VALENTIN.

Oh ! vous, allez au diable !… Si vous ne vous étiez pas trouvé là comme une grande pancarte en champ de foire, on aurait pu s’entendre.

NOËL.

Pancarte ! moi, pancarte ?… Ah ! c’est trop fort, ça, père Valentin, et, sans vos cheveux blancs…

MAÎTRE VALENTIN, levant son chapeau et s’approchant de lui avec colère.

Eh bien, touchez-y donc, à mes cheveux blancs, je vous en prie !

NOËL, souriant.

Le fait est qu’il n’y en a guère où se prendre !

MAÎTRE VALENTIN.

Oui ; mais, s’il n’y a rien là-dessus, il a quelque chose là dedans, c’est pas comme vous ! Oui, oui, regardez-moi ça : c’est vieux, c’est chauve, c’est têtu ; mais ça ne craint personne, entendez-vous !

SUZANNE, qui est sortie un instant, à Noël, en se plaçant entre eux.

Eh quoi ! voilà encore que vous vous disputez ? C’est bien le moment !

NOËL.

C’est lui qui…

SUZANNE.

Non, c’est vous, toujours vous !

NOËL.

Ah bien, par exemple…

SUZANNE.

Courez jusqu’à la maison pour voir si elle est rentrée ; personne ne l’a vue par ici, ça m’inquiète. Noël va regarder au fond et disparaît un moment.

MAÎTRE VALENTIN.

Rentrée ? Elle était donc sortie, elle qui ne sort jamais seule ! Est-ce que votre père l’aurait mise tout de bon sur le pavé ? Une jeune fille comme ça, ce serait bien dur !

SUZANNE, qui rêve.

Ah ! j’y songe, Valentin l’aura prise chez vous pour donner le temps à mon père de se calmer. En ce cas, il a bien fait : c’était son devoir.

MAÎTRE VALENTIN.

Son devoir ! Une fille qui n’aura pas un sou ?… Ah bien, par exemple, je vas vous la mettre dehors, et un peu vite !

SUZANNE.

Et moi, je vas vous en empêcher !

NOËL, revenant du dehors.

La voilà, la voilà, avec votre père !

SUZANNE.

Ah !… J’en étais bien sûre, qu’il ne l’avait pas chassée !




Scène III

Les Mêmes, BIENVENU, traînant REINE par le bras.


BIENVENU, à ses apprentis, qui sont dehors, et qui ferment la grande porte derrière lui en repoussant un groupe de paysans.

Que personne n’entre encore ! Renvoyez les curieux ! Gardez la porte ! (Il entre et se promène à grands pas, regardant tout sans rien voir, gesticulant et traînant toujours Reine, sans savoir ce qu’il fait) A-t-on mis beaucoup de rubans ? Ah ! Suzanne, tu es là ! Cent aunes de rubans, s’il le faut ! Et ton frère, tu l’as vu ? La grappe est-elle sous la maye ? Il va bien ? il est tranquille ? — Et le câble ? Enroulez le câble ! Enlevez les copeaux !

NOËL, près du pressoir.

Tout est prêt, regardez, maître ! C’est propre, c’est gentil, j’espère ?

BIENVENU.

Ah ! c’est toi, mon garçon !… Oui, oui, ce n’est pas mal ! Ça a de l’œil.

NOËL.

Vous ne m’en voulez donc plus ? À la bonne heure !

SUZANNE, parvenant à s’emparer de Reine.

Ni à elle, n’est-ce pas ?

BIENVENU.

Lui ? Elle ? Pourquoi ? — Ah ! si fait, à propos ! Tiens, Suzanne, oui, garde-moi cette fille-là ! Flanque-la dans un coin, en pénitence comme un mauvais sujet, un mauvais cœur ! Je ne veux pas qu’elle danse ce soir. Voyez comme elle est faite ! Au lieu d’avoir mis son habit de taffetas pour me faire honneur, la voilà en sarrau de vendangeuse, pour me faire honte. On dira que je la laisse en guenilles ! Mais ce n’est rien, ça. Savez-vous ce qu’elle avait imaginé, pendant que vous étiez là à vous donner de la peine ? Elle s’en allait !

Suzanne fait asseoir Reine et tire de son panier un tablier blanc, un fichu, quelques rubans dont elle lui fait à la hâte et maternellement un peu de toilette.

MAÎTRE VALENTIN, faisant l’étonné.

Ah ! oui-da ! Et où allait-elle comme ça ?

BIENVENU.

Est-ce que je sais, moi ? Elle s’en allait, je vous dis ! elle nous quittait comme une sotte, une ingrate qu’elle est ! Mais, moi, je vous l’ai rattrapée, comme mademoiselle sortait du village et se sauvait à travers champs ! Je vous l’ai prise par une patte, et ramenée plus vite que ça ! Pour un peu… c’est une chose qui ne m’est jamais arrivée ! mais je l’aurais battue !

MAÎTRE VALENTIN.

Dame ! c’est que vous l’aviez fièrement humiliée, aussi !

BIENVENU.

Humiliée ! Qu’est-ce qui dit que je l’ai humiliée ? Voilà encore vos calomnies ! A-t-on jamais gâté une enfant comme j’ai gâté celle-là ? Qu’elle le dise, si j’ai jamais fait de différence entre elle et ma propre fille ?

REINE.

Oh ! c’est bien la vérité, ce que vous dites là, mon parrain !

BIENVENU.

Eh bien, alors, pourquoi m’abandonniez-vous, filleule dénaturée ?

REINE.

Je croyais que vous ne m’aimiez plus… Je voulais me tuer !

BIENVENU.

Te tuer ? Eh bien, il ne manquerait plus que ça ! Ose donc me dire en face que tu as cru que je ne t’aimais plus ! (Reine, dans ses bras, lui baise les mains.) Allons, allons ! à la bonne heure ! Que ça ne vous arrive plus jamais ! Mais le temps presse ! Il faut se réjouir… qu’on en ait envie ou non !… Tenez ! je crois qu’ils viennent ! Oui ! voilà les violons, les pétards ! Diantre !… Plantier, mon garçon, tâche que l’épreuve marche bien. Et toi. Reine, fais les honneurs ; car c’est ton avoir, tout ce qui est ici ! c’est ta propriété, c’est ta dot.

MAÎTRE VALENTIN.

Sa dot ! Ah !… vous lui donnez toujours… ?

BIENVENU.

Tiens ! Ça vous étonne ? Est-ce que ce n’est pas pour l’établir que j’ai cédé cette bâtisse et construit cette machine ?

MAÎTRE VALENTIN.

Alors, vous la mariez toujours avec mon enfant ?

BIENVENU.

Votre enfant ? Non certes, puisqu’elle l’a refusé, votre enfant ! Croyez-vous que je veuille la tyranniser, cette pauvre fille ? Elle aime Noël Plantier ? Eh bien, sainte Ursule, elle épousera Noël Plantier ! c’est un bon garçon, un solide ouvrier… Il n’y a pas grand mal, après tout ! Allez, mes enfants, réjouissez-vous, ça me consolera un peu !

Il va vers le fond.
NOËL, à droite.

Ah ! mais, cette fois, Suzanne…

SUZANNE, qui était remontée et vient à lui.

Tais-toi, voilà le conseil qui entre.

MAÎTRE VALENTIN, prenant Reine à l’écart sur le devant du théâtre, pendant l’entrée du conseil.

Comment ! ma pauvre petite Reine, tu voulais t’en aller ? Pourquoi ne venais-tu pas à la maison ? Je t’aurais garée de la colère de ton parrain ! Mais Valentin…

REINE.

Valentin ? Je ne l’ai pas vu !

MAÎTRE VALENTIN, à part.

L’imbécile ! Il ne sait rien faire à propos !




Scène IV


Les Mêmes, le Bailli, avec cinq ou six Anciens du village et une bande de Villageois des deux sexes, lesquels ont couru admirer le pressoir, tandis que Bienvenu, qui a été solennellement ouvrir les portes et recevoir son monde, fait ses révérences. Les Apprentis entrent aussi. Le Violon est entré le premier.
BIENVENU.

Place ! place donc à M. le bailli ! Messieurs du conseil, mes bons compères, salut ! Je suis à vous ! Tout est prêt… Mais procédons avec ordre. Qui de vous est nommé expert ?

LE BAILLI, lisant.

« Maître Robin Chassignol, maçon : absent… Maître Julien Roussel, tonnelier : malade… Reste maître Hyacinthe Valentin, charpentier, ici présent. »

BIENVENU, à maître Valentin.

Ah ! vous êtes nommé expert, vous ?

MAÎTRE VALENTIN.

Eh bien, après ? Voudriez-vous pas être juge et partie ? (Haut et passant auprès du bailli.) Voici le procès-verbal dressé et rédigé d’avance : je n’ai plus qu’à le signer.

Il le tire de sa poche. — Le bailli et les membres du conseil s’asseyent sur une planche que l’on a appuyée sur deux quartauts.

BIENVENU, inquiet.

Quand est-ce que vous avez rédigé ça ?

MAÎTRE VALENTIN, d’un ton rogue.

Hier.

BIENVENU, à part.

Hier ? Justement, nous étions brouillés ! Il m’aura abîmé, c’est sûr !

MAÎTRE VALENTIN, lisant. Noël l’éclaire avec une chandelle plantée dans une bouteille.

« Nous, expert assermenté soussigné… maître charpentier de notre état et science, avons déclaré qu’un pressoir devant être, en tout temps et en tout pays, un ouvrage de charpente (il se découvre), et la confection dudit pressoir ayant été confiée à un menuisier (il se recouvre), ledit pressoir ne pouvait pas être considéré comme un œuvre de charpente (il se découvre), mais comme œuvre de menuiserie (il se recouvre) ; qu’en conséquence, nous ne pouvions pas nous dire compétent à en juger ; mais que, nonobstant, ne voulant désobliger personne, et encore refuser l’honneur qui nous est fait d’être pris pour arbitre, l’avons examiné, et n’y avons rien trouvé de répréhensif. En foi de quoi… »

LE BAILLI.

C’est bon, c’est bon…

BIENVENU, passant au milieu.

Comment, c’est bon ? Non ! c’est une rédaction d’hypocrite, un tour de son métier !… Mais qu’est-ce que ça prouve, vos paperasses et vos sentences ? Admettons (avec aigreur), comme dit le charpentier ici présent, que ça soit une œuvre de menuiserie, est-elle belle et bonne ? Là est la question ! Faites l’épreuve. — Et, d’ailleurs, qu’est-ce que c’est que des épreuves et des expertises, messieurs les syndics, quand c’est à moi, à moi, maître Christophe Bienvenu, que vous avez affaire ? Suis-je capable de vous tromper ? Ai-je besoin de ça, moi ? Croyez-vous que j’attende après le salaire ? Allons donc ! Quand vous voudrez, je vous doterai d’un four banal, moi qui parle…, et d’une buanderie…, et d’un pont…, et d’un clocher… (regardant le père Valentin avec ironie), si vous n’êtes pas satisfait du vôtre !

MAÎTRE VALENTIN.

Allez, allez !… C’est ça ! et d’une cathédrale, et d’un château fort, et d’un port de mer !

BIENVENU.

Vous vous moquez, vous ? Vous voilà revenu à votre mauvais naturel ?

MAÎTRE VALENTIN.

Il me semble que vous n’avez rien rabattu du vôtre !

NOËL, au milieu.

Allons, mes maîtres… s’il vous plaît ! on va lire l’inscription.

LE BAILLI, qui s’est levé pendant la dispute.

Oui, oui ; vous vous disputerez plus tard !

MAÎTRE VALENTIN, avec emphase.

L’inscription monumentale ? Il faut voir ça ! Qu’est-ce qui l’a rédigée ?

NOËL.

C’est Pierre Bienvenu.

BIENVENU.

Je n’y suis pour rien, je vous le déclare.

MAÎTRE VALENTIN.

Oui, oui, croyez ça !

LE BAILLI, qui a mis ses lunettes et qui est monté à l’échelle pour lire l’inscription. Noël lui tient une chandelle.

Silence ! (Il lit.) « Ce jourd’hui vingt-cinquième jour de septembre, mil sept cent septante et sept, nous, Louis-Antoine Valentin… »

BIENVENU.

Hein ?…

MAÎTRE VALENTIN.

Ah !

LE BAILLI.

Taisez-vous donc ! (Il lit.) « Nous, Louis-Antoine Valentin, compagnon charpentier, et Pierre Bienvenu, compagnon menuisier, avons terminé cet ouvrage. » (Changeant de ton et montrant l’inscription.) Et, au-dessous, l’on voit deux mains jointes, emblème de foi et d’amitié. Pierre et Valentin, qui sont entrés et mêlés aux assistants, s’isolent un peu des groupes du fond et se serrent la main.

TOUS.

Vive Pierre ! vive Valentin !

BIENVENU.

Oui, oui… c’est très-joli… Mais qu’est-ce que ça signifie, le fils Valentin nommé le premier ?… Ce n’est pas mon fils qui a fait faire cette inscription-là (à maître Valentin), c’est vous ! Il y a de la fraude, et voler la gloire, c’est pis que piller la bourse ! Je proteste !

MAÎTRE VALENTIN.

Et moi, je jure…

PIERRE, s’avançant.

Je jurerai moi-même…

BIENVENU.

Ah ! mon fils ! te voilà !…

PIERRE.

Oui, mon père, c’est moi qui ai mis Valentin en première ligne, non-seulement parce que je l’aime plus que moi-même, mais encore parce qu’il a plus et mieux travaillé que moi ici. Je suis si heureux de pouvoir le dire, que vous devez m’approuver de l’avoir écrit.

BIENVENU, à Pierre, et serrant la main de Valentin.

Sainte Ursule ! Je suis si content de voir, que j’approuve tout, (Il l’embrasse. — À maître Valentin.) Assez d’autres ouvrages feront connaître mon nom à la postérité.

VALENTIN, à Pierre.

Ah ! Pierre ! ce témoignage d’amitié… c’est une surprise. Oui, je l’accepte ! (À part.) Ma dette sera bien payée.

BIENVENU.

Allons ! le bouquet ! C’est à mon fils de l’attacher ! Suzanne remet à Pierre un gros bouquet. Pierre saute lestement sur le pressoir, et le plante sur la grosse poutre au-dessus de l’inscription.

VALENTIN, s’approchant de Reine.

Reine, tout est réparé. Pierre doit rentrer ce soir dans sa famille ; et moi…

REINE.

Vous ?…

VALENTIN.

Je pars.

BIENVENU.

Et vite ! À l’épreuve, maintenant !

VALENTIN, qui passe les barres dans le tourniquet.

Nous y sommes ! Ici quatre hommes de bonne volonté, et des plus solides !

NOËL et PIERRE.

Voilà ! (Deux autres grands gaillards les suivent et se placent.) Et la chanson ? Est-ce qu’on est des chevaux, pour tourner sans rien dire ?

Noël dit ces mots en conduisant le ménétrier à un tonneau qui est près de la grande cuve, puis va prendre sa place au tourniquet.

LE MÉNÉTRIER, sur le tonneau.

En avant la chanson !

TOUS.

En avant la chanson !

MAÎTRE VALENTIN.
Pendant ce couplet, Pierre, Noël et deux autres poussent les barres du tourniquet à pas comptés et en suivant le rhythme.

     Bons enfants, pressons la grappe ;
     Que le foulon frappe, frappe !
          Foulons le vin.
     Devant que la nuit finisse.
     Que la grand’ cuve s’emplisse.
          Pressons le vin !

CHŒUR

          Le vin, le vin.
          Présent divin !
     Bons enfants, serrons le vin,
          Le vin divin !
     Bons enfants, serrons, serrons le vin !

VALENTIN.
Les tourneurs cessent pendant les couplets de Valentin.

 
     Quand nos bras en cadence
     Font crier le pressoir.
     Sans bruit le vin s’élance,

     Et bientôt va pleuvoir.
          Coule en silence,
     Coule riant et beau,
          Doux vin nouveau !

BIENVENU.

     Bons enfants, pressez encore !
     Déjà le cuvier se dore.
          Je vois le vin.
     Que sous vos efforts tout cède !
     Le bon Dieu nous vient en aide :
          Voilà le vin !

CHŒUR

          Le vin, le vin, etc.
          Voilà le vin !

VALENTIN.

          Il se presse et babille
          Ainsi qu’un gai ruisseau ;
          Avant que le jour brille,
          Il chantera plus haut.
               Chante et pétille.
          Chante dans le tonneau.
          Doux vin nouveau !

NOËL.

          La cuve au gros ventre est pleine :
          Pour oublier notre peine
               Buvons le vin !

SUZANNE.

          Mais qu’une tonne en réserve
          Au pauvre malheureux serve :
               Donnons le vin !

CHŒUR

          Le vin, le vin,
          Présent divin !
     Bons enfants, donnons le vin,
          Le vin divin !
     Bons enfants, donnons le vin !

Ritournelle pendant laquelle on fait une ronde autour du tourniquet.
BIENVENU, près du cuvier du pressoir.

L’épreuve est triomphante, vous le voyez ! et, moi, je jure par ce vin nouveau que mon pressoir durera cent ans et plus ! — Or, sus, à table ! Monsieur le bailli, compères syndics, père Valentin, mes compagnons, mes apprentis même, je vous invite tous sous la ramée, et je paye les violons qui feront danser tout le village ! (Sortant, précédé de tous, excepté de Pierre, Valentin et Reine.) Ah ! c’est bien ! (À Suzanne, en sortant avec elle.) Ça va très-bien !

Il sort.




Scène V


PIERRE, VALENTIN, REINE.


Valentin tend la main à Pierre, l’amène près de Reine, et se dispose à sortir.

PIERRE, le retenant.

Reine, parlez-moi enfin comme à un ami ! Voilà Valentin, mon sauveur, mon frère, qui m’assure que vous n’avez rien promis à personne, et qui attribue à votre désintéressement, à votre fierté le refus que vous faites de moi…

REINE, regardant Valentin avec angoisse.

Ce qu’il vous a dit… c’est à bonne intention… c’est pour le mieux, certainement.

VALENTIN.

Oui, oui, certes ! Je sais qu’avec le temps et la réflexion, on s’explique, on se connaît, on s’apprécie ! Tenez !… venez ensemble à la fête… (Il prend le bras de Reine et le passe sous celui de Pierre.) Moi, je…

REINE, effrayée.

Vous partez ?

VALENTIN, s’efforçant d’être gai.

Je vais au repas… vous garder les places d’honneur !… (À part, en se sauvant.) Oh ! mon Dieu, que je souffre !…

Il sort.



Scène VI


REINE, PIERRE.


REINE.

Est-ce que nous n’y allons pas ? Mon parrain est capable de nous attendre !

PIERRE.

Non, non ! il est heureux maintenant ! Toutes choses vont à son gré. Mais pourquoi êtes-vous inquiète, Reine ? Ne sauriez-vous, sans frayeur et sans ennui, rester un moment avec moi ?

REINE.

Oh ! ce n’est pas cela, certainement…

PIERRE.

Si fait, ma chère Reine ; vous êtes bien singulière avec moi, et j’ai beau chercher pourquoi vous manquez de confiance, je ne trouve rien, sinon que vous êtes portée vers quelque autre. Je ne sais pas en quoi mon amour peut vous blesser ; vrai, je ne le sais pas. On dirait que vous me faites un tort d’être plus riche que vous, comme si, moi, je m’en faisais un mérite ! Ai-je donc l’air d’en tirer vanité ? Est-ce là mon défaut ?

REINE.

Oh ! certainement non !

PIERRE.

Est-ce que je manque de charité, d’éducation, de conduite ?

REINE.

Bien au contraire !

PIERRE.

Pourtant, si j’ai quelques travers dont je dois me corriger…

REINE.

Je ne crois pas.

PIERRE.

Dame ! on ne se connaît pas soi-même… Peut-être mes manières, ma personne vous déplaisent ?

REINE.

Vous, me déplaire ?… Oh ! je serais bien coupable de penser comme ça, monsieur Pierre !

PIERRE, tressaillant.

Monsieur !… Ah ! tenez quelqu’un ici veut me rendre haïssable vis-à-vis de moi-même ou de vous… Ce serait là un bien méchant service !

REINE, effrayée.

Mon Dieu ! on dirait que vous avez besoin de haïr et de soupçonner qui vous aime !

PIERRE.

Qui donc m’aime ?… Est-ce vous ?… Ah ! si c’était toi !… Reine, ma chère Reine ! n’aie pas peur de mon amour ! Je serai très-soumis, très-patient, je t’en réponds ; j’attendrai que tu me connaisses mieux. Écoute : si tu regrettes déjà la parole que tu viens peut-être de dire malgré toi… un bon regard seulement, un sourire qui me donne de la force et de l’espérance ! Je serai heureux pour toute la soirée ; nous irons ensemble là-bas ! tu danseras, puisque tu aimes la danse, toi !… Je sais que tu es jeune, mon Dieu ! je ne veux pas le gâter tes plaisirs… (L’examinant avec intention.) Tiens, tu danseras avec Valentin !

REINE, à part.

Valentin ! il doit être parti à cette heure : je peux parler… (Haut.) Pierre, je vas vous répondre. Je vous respecte, c’est pourquoi je ne veux pas mentir. Je vous aime comme mon frère ; mais on n’épouse pas son frère, et rien que cette idée-là fait peur. Je sais tout ce que vous valez, comme vous êtes généreux, et franc et bon pour les pauvres, et serviable pour les faibles. Tout le monde vous trouve une belle figure, et du savoir, et de l’esprit. Je suis fière et heureuse pour mon parrain et pour Suzanne quand on dit tout cela de vous. Eh bien, c’est raison de plus pour que je ne me sente pas votre égale : je suis trop enfant, trop simple ; je ne saurais pas causer avec vous, tenir vos livres, comprendre vos volontés. Je sens d’avance que je tremblerais toujours de vous déplaire… Tenez, monsieur Pierre (joignant les mains), laissez-moi rester comme je suis, votre servante bien volontairement !… Est-ce que je ne vous ai pas toujours fidèlement obéi ?… Rappelez-vous : j’ai toujours travaillé avec tant d’attention pour tenir vos hardes bien belles, avec tant de plaisir pour préparer vos repas ! Je ne suis bonne qu’à cela, moi : à ranger la maison, à chanter pour vous distraire, à prier pour que vous soyez heureux… Ne me commandez pas de vous aimer mieux que je ne fais, je ne pourrais pas !

PIERRE, qui l’a écoutée, d’un air triste et piqué, appuyé contre les barres du tourniquet.

Si ce sont là toutes vos raisons, ma bonne Reine, je croirai que vous ne savez pas encore ce que c’est que d’aimer !… C’est possible !… Un mot seulement… le dernier. Valentin ne s’est pas trompé en m’affirmant que vous n’aimez pas Noël Plantier ?

REINE.

Oh ! pour cela… Tenez !… (Noël entre.) Voulez-vous que je le lui dise devant vous ?




Scène VII


Les Mêmes, NOËL.


PIERRE, bas, à Reine.

Non certes ! Du moment que vous me parlez avec cette franchise… Merci pour cela, au moins, Reine ! (À Noël.) Tu viens nous chercher ?

NOËL, prenant un cuvier près de la grande cuve.

C’est son parrain qui m’envoie. Il dit qu’il ne sait ni boire ni manger quand elle n’est pas là pour l’avertir que c’est trop ou trop peu.

Il va au pressoir.
PIERRE.

Voyez, Reine, comme il est habitué à vos soins ! Si vous quittiez notre famille, comment pourrait-il se passer de vous ?

REINE.

J’y cours ! (À part.) Mon Dieu ! faites que je le voie encore !

Elle sort.



Scène VIII


NOËL, PIERRE.


NOËL, au pressoir.

On m’a dit de faire attention au cuvier… Ma foi, oui ! il déborde !

PIERRE, qui a suivi Reine jusqu’à la porte, s’arrête. — À part.

Il faut pourtant que je sache pourquoi ma sœur me trompait ! (Il va au pressoir, où il aide Noël à retirer le cuvier plein et à en mettre un autre. Ils parlent tout en agissant.) Noël, dis-moi donc !… pourquoi Suzanne renonce-t-elle à toi si facilement ?

NOËL.

Tiens ! ça dure encore ? Je croyais que Valentin t’avait dit…

PIERRE.

Quoi ? qu’est-ce que Valentin aurait dû me dire ? Tu le sais, toi. Il faut que tu le dises.

NOËL, fâché.

Il faut ! il faut ! D’abord, moi, j’aime pas à être commandé par les hommes !

PIERRE.

Oui, il le faut ! je le répète.

NOËL, posant le cuvier, se grattant l’oreille avec impatience, et descendant sur le devant. — À part.

Si je parle… elle dira que je suis un bavard ! Si je me rebiffe… que je suis un querelleur ! Jolie position !… (Haut.) Pierre ! tu as plus d’esprit et de savoir que moi, c’est connu ; ça m’est égal !… J’ai de quoi me consoler !… Mais tu n’es peut-être pas plus fort, et, si je me fâchais…

PIERRE.

Eh bien ?

NOËL.

Je ne dois pas… je ne souhaite pas me fâcher. Veux-tu que nous causions tranquillement tous les deusse ?

PIERRE.

À la bonne heure. Pourquoi as-tu menti ? Pourquoi as-tu dit… ?

NOËL.

D’abord, moi, je n’ai rien dit du tout.

PIERRE.

Pourquoi n’as-tu pas dit… ?

NOËL.

Ah ! pourquoi as-tu dit ? pourquoi n’as-tu pas dit ?… Demande-le à Suzanne.

PIERRE.

Noël, avoue-moi la vérité en ami, ça vaudra mieux pour tout le monde.

NOËL.

C’est bien mon avis ! mais Suzanne me grondera. Si tu me promettais de lui cacher que c’est moi…

PIERRE.

Je n’ai qu’une parole, j’espère ? Je te la donne !

NOËL.

À la bonne heure ! Eh bien, vois-tu, Reine ne m’aime pas… Elle ne t’aime pas… C’est donc qu’il y en a un autre.

PIERRE.

Qui ?

NOËL.

Est-ce que ça nous regarde ? Moi, ça m’est parfaitement égal ! Elle ne m’a jamais rien promis ! Est-ce quelle t’avait promis quelque chose ?

PIERRE.

Non !

NOËL.

Eh bien, alorsse

PIERRE.

N’importe ! je veux connaître, je veux voir en face celui qui me la dispute. Pourquoi se cache-t-il ? Il est donc bien lâche ?

NOËL.

Il n’est point lâche. J’ai failli m’empoigner aujourd’hui avec lui, oh ! mais de la belle manière !

PIERRE.

Aujourd’hui ?… Et je ne l’ai pas vu ?… Je ne le connais pas ? Oh ! il me craint, moi, alors !

NOËL.

Il ne te craint pas ! il t’aime !

PIERRE, se déchirant presque la poitrine, à part.

Il m’aime !… Ah ! j’en étais sûr, c’est lui !

NOËL.

Voyons ! le beau malheur que d’être refusé par une femme ! Pour en avoir dix, il faut en demander cent. C’est le métier d’un galant compagnon, d’être mis à la porte d’un cœur, pourvu qu’un autre cœur lui ouvre la fenêtre ! Tu crois peut-être que ça ne m’est jamais arrivé, à moi, de perdre mes pas et mes soupirs ? Bah ! j’ai passé par là tout comme les autres.

P
PIERRE, abattu et fâché.

Enfin, tu dis que c’est lui ? tu en es sûr ? ils l’ont avoué ?

NOËL.

Je n’ai nommé personne. Mais, la… voyons ! veux-tu faire comme j’ai fait une fois ?

PIERRE.

Comment t’es-tu vengé ?

NOËL.

Oh ! oui-da ! écoute ! Tu sais comme Jardinet est mon ami et mon camarade ? Eh bien, il en contait sous mon nez à la petite… (Avec ostentation.) Je ne veux pas la nommer ! J’y voyais que du feu. Un beau matin, l’idée me vient… « Jardinet, que je lui dis, c’est pas tout ça, tu me trahis ! — Bah ! qu’il me répond, ça n’est pas trahir. Les cœurs, c’est pas comme l’argent, ça se dérobe entre amis ; ça ne compte pas… Tu me rendras la pareille une autre fois. » Ah ! dame ! ça n’a pas manqué, et, depuis lorsse, ce garçon-là donnerait son sang pour moi. Ça t’étonne ? Qu’est-ce que tu veux ! l’amour, ça se joue à croix ou pile la moitié du temps : et, quand ça en vaut la peine, c’est un jeu d’adresse comme le mail, ou de calcul comme les cartes. Chacun pour soi, c’est la règle et la coutume du genre humain.

PIERRE, se contenant.

Oui, oui, je comprends ! c’est juste ! Rends-moi un service ; va me chercher celui que je croyais être mon ami !

NOËL.

Oh ! il est ton ami ! Il a les atouts dans la main ; mais il voit que ça te chagrine, il te cache son jeu. Il est si gentil, si doux, ce garçon-là ! Il se dit comme ça : « Pierre est mauvais joueur, ça l’enragé de perdre ! Alorsse, il faut le gagner en douceur. » C’est de la délicatesse, voilà ce que c’est !

PIERRE.

Quand je te dis que tu as raison, Noël ! Envoie-le-moi, je t’en prie : je peux rire avec lui de tout cela !

NOËL.

J’y vas bien vite ; c’est le mieux ! Je suis content d’avoir arrangé l’affaire. Vrai, j’en suis content ! (À part en sortant.) Je ne sais pas pourquoi on ne me demande jamais conseil, à moi !




Scène IX

PIERRE, seul.

Enfin, je la tiens, la vérité ! Il faut donc être lâche ou méchant dans ce monde ? Eh bien, je serai méchant !… C’est contre ma nature, je le sais !… Du vin ? (Allant au cuvier.) Non, ça n’agit pas assez vite !… (il voit une bouteille de grès et la saisit.) Cela ? Oui. (Il boit une forte rasade.) J’y ai toujours répugné, parce que ça me rend fou ! C’est ce qu’il me faut ! (Il boit encore et jette la bouteille.) Le voilà ! Allons !

Il passe à droite.




Scène X


PIERRE, VALENTIN.


VALENTIN.

Tu me demandes, Pierre ? Qu’as-tu donc ? Ta figure est bouleversée !

PIERRE.

Valentin ! Je viens de trouver un serpent sous mes pieds. J’ai horreur de ce qui rampe, de ce qui mord traîtreusement… Ça m’a donné froid dans tous les membres ! — Ah ! tu parais étonné de ça, toi ?

VALENTIN.

Non, Pierre, je comprends !… Tu sais tout ! C’est un malheur pour nous deux ! Mais, pour toi, il est réparable ; et, quelque mauvaise que soit ta blessure, je sais qu’elle pourra guérir : je m’en charge.

PIERRE.

Encore ? Grand merci ! Vous vous êtes donné assez de peine pour moi, et je n’en pourrais accepter davantage sans risquer…

VALENTIN.

De me haïr ? Non, Pierre ; tu ne le pourrais pas ! Ce moment d’injustice passera, et tu reconnaîtras que la cause de ta souffrance est en toi-même.

PIERRE.

Ou dans les lâches cœurs qui ont aigri et brisé le mien !

VALENTIN.

Accuse-moi, j’y consens ! Je serai bientôt justifié ; mais garde-toi d’insulter, même dans ta pensée, celle dont tu veux, dont tu dois faire ta femme !

PIERRE.

Ma femme ? Quoi ! vous continuez… ? Ah ! c’est trop, Valentin ! Vrai, c’est trop, de venir faire le généreux avec moi quand vous me volez celle que j’avais choisie entre toutes !…

VALENTIN.

Pierre, vous mentez !… Tu mens, Pierre, tu sais bien que tu mens !

PIERRE.

Je ne sais rien ! Où prendrai-je le respect pour vos paroles, à présent ? Qui me rendra la confiance ? Vous avez fait de moi un impie ! Je ne crois plus à l’amitié, ni à l’amour, ni à l’honneur… Je doute de Dieu et je ne sais plus rien de moi-même. Je sais que je vous méprise… Voilà tout !

VALENTIN, se contenant.

Pierre, taisez-vous ! Cela est peut-être au-dessus de mes forces !

PIERRE.

Allons, lâche ! réveille-toi donc ! Qu’est-ce que tu attends pour me rendre la haine que je te porte ? Tu soupires comme un hypocrite, ou bien tu hausses les épaules de pitié ? — Eh bien… (ramassant une hachette de charpentier,) je veux te faire une injure dont la trace survive à nos deux existences ! (Allant au pressoir.) Voilà ici nos deux noms tracés de ma main. Le voisinage du tien souille celui que m’a donné mon père ; je veux les séparer à jamais. Tiens ! (Il frappe l’inscription d’un coup de hache.) Voilà l’éternel défi que tes yeux seront condamnés à lire tous les jours de ta vie, et dont tu te chargeras d’expliquer la cause aux enfants qui naîtront de toi… (Revenant vers Valentin, qui est resté maître de lui.) Tu ne réponds rien ? J’espérais te pousser à bout ! Mais tu es là tranquille… glacé ! Tu ris en toi-même, ou tu trembles ! — Eh bien, rampe donc, vipère ! Plie sous la crainte, si ce n’est sous la honte ! Repens-toi ! ou bien…

Il lève la hache sur Valentin.
VALENTIN, les bras croisés, le regardant en face.

Jetez cela, Pierre, je vous le commande !

PIERRE, hésitant, fait un second mouvement pour le frapper ; mais, comme terrassé par le regard de Valentin, il laisse lentement tomber la hache et tombe assis lui-même, comme anéanti.

Il me commande !… Il me brise !… Oui ! c’est lui qui est fort… et je suis faible !

VALENTIN, s’animant peu à peu.

Oui, vous êtes faible, parce que vous êtes injuste, et, en ce moment, je suis plus fort que vous, parce que je suis sincère. Pierre, il est temps que je vous dise la vérité, parce qu’elle me frappe moi-même ! Oh ! je ne vous l’ai pas cachée volontairement ; car, autant que vous, je méprise l’amitié qui trahit la confiance, la passion qui ne recule pas devant le mensonge !… Votre égarement ne change rien à ma loyauté, mais il m’ouvre les yeux, il me fait connaître mon devoir ; et c’est pour cela que je vous dis maintenant : vous ne méritez pas l’amour d’une femme ; vous l’opprimeriez, vous la tueriez ; vous n’épouserez pas Reine, je vous le défends ! (Pierre fait un mouvement de colère et retombe.) Oh ! ma volonté là-dessus est bien arrêtée : vous me tueriez plutôt moi-même ! Vous voulez faire le maître, et rien de plus ; vous n’aimez pas ! Il y a quelquefois des passions sans amour, des amitiés sans tendresse, des libéralités sans dévouement. Regardez en vous-même, vous y verrez que l’orgueil est près de corrompre le noble cœur que Dieu vous avait donné. Vous n’aimez pas cette jeune fille, je vous dis, puisque l’idée de son bonheur par un autre vous révolte et vous offense. Vous aimez mal votre ami, puisque son bonheur, à lui, ne vous consolerait pas de la perte du vôtre. Vous n’êtes dévoué à personne, puisque la pensée de vous oublier pour quelqu’un ne vous est seulement pas venue !… Plus heureux et plus fier que vous, je sens encore en moi toutes les forces du dévouement ! Il y a longtemps que j’aime celle qu’il vous a plu de choisir ! Je l’aimais avant que vous eussiez songé à elle ! Qui donc m’a donné le courage d’y renoncer, dès que vous m’aviez confié vos projets ? L’espérance de votre bonheur à tous deux ! J’ai bien souffert, moi !… L’homme est faible, et je ne suis pas plus fort qu’un autre ; — mais j’avais pour moi la vraie religion du cœur !

PIERRE.

Valentin !…

VALENTIN.

Cette religion-là m’a soutenu, elle m’a sauvé ; et, maintenant…

PIERRE.

N’achève pas ! je me sens écrasé !

VALENTIN.

Ce qui me reste à faire, vous le saurez bientôt. Vous avez besoin d’une épreuve, d’une expiation ; car vous venez d’avoir un accès de folie, et il n’en faudrait qu’un second…

PIERRE, pliant le genou devant lui.

Ah ! j’ai horreur de moi-même, et, si tu ne me pardonnes pas… il faut que je me tue !

VALENTIN, le relevant.

Non, Pierre, car je ne te survivrais pas,

PIERRE.

Est-il possible que tu m’aimes encore, moi qui t’ai fait tant de mal ?

VALENTIN, lui ouvrant ses bras.

C’est à cause de cela peut-être ! mais il ne dépend pas de moi de changer.

PIERRE, dans ses bras.

Parle ! ordonne ! que veux-tu que je fasse ?

VALENTIN.

On vient ; silence ! Il ramasse la hache et la jette dans un coin.




Scène XI


Les Mêmes, BIENVENU, REINE, SUZANNE, NOËL, puis MAÎTRE VALENTIN.


NOËL, à Suzanne.

Vous voyez bien, ils sont d’accord. Quand je vous dis que j’ai tout raccommodé ! Il n’y a que moi, pour ça !

BIENVENU, à Pierre.

Eh bien, tu ne veux donc pas venir boire à la santé de ton père ? Pour le bal, on réclame Valentin ; nous venons vous chercher !

VALENTIN.

Maître, nous allions vous parler. Voilà Pierre sur son départ…

Pierre tressaille.
BIENVENU.

Comment ? quoi ? Mon Dieu ! que dis-tu là ?

VALENTIN, bas.

Vous connaissez les motifs… Ils sont graves. (Haut.) Mais ne soyez pas inquiet de lui : il ne voyagera pas seul. Je tâcherai de lui adoucir cette séparation. Je ne le quitte pas : nous partons ensemble !

PIERRE, avec effusion.

Oh ! merci, merci, Valentin !

Reine, à l’écart, se jette dans le sein de Suzanne.
REINE.

Ah ! tu vois bien qu’il ne m’aime pas.

BIENVENU.

Mais enfin… pourquoi faut-il absolument… ?

VALENTIN, bas, à Pierre.

Allons, Pierre ! Cette fois, il ne faut pas faiblir.

PIERRE.

Oh ! cette fois !… Ne crains rien. (Haut.) Mon père, je ne vous ai presque jamais laissé seul ! vous n’avez jamais eu un reproche à me faire. Eh bien, donnez-moi, sans regret, quelques années de liberté. Vous ne vous en repentirez pas. Je m’en vas presque joyeux, vous voyez ! puisque mon ami, mon meilleur ami m’accompagne.

BIENVENU, abattu et fâché.

Si tu le prends ainsi…

MAÎTRE VALENTIN, qui a écouté, de la porte.

Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? En voilà bien d’une autre ! Mon fils veut partir ?

VALENTIN.

Mon père, venez ! Je vous dirai…

MAÎTRE VALENTIN, lui barrant le passage.

Non pas, non pas ! Je n’écoute rien ! Me quitter, vieux comme je suis ?… Je te dis que ça ne sera pas ! Tu me passeras plutôt sur le corps !

BIENVENU.

Laissez, laissez, voisin, puisqu’il faut que Pierre… Ils s’ennuieront moins ensemble.

MAÎTRE VALENTIN.

Ah ! vous voilà bien, vous ! C’est ça ! Parce que votre monsieur qui, pas plus que vous, ne sait ce qu’il dit ni ce qu’il veut, a la fantaisie de voyager, il faudra que mon fils lui tienne compagnie ! Merci ! Allez au diable avec vos histoires ! Est-ce que mon garçon est fait pour servir de valet de chambre au vôtre ? Et, d’ailleurs, est-ce qu’il a le moyen de faire des voyages d’agrément, lui ?

BIENVENU.

Si ce n’est que ça… on lui payera…

MAÎTRE VALENTIN, en colère.

Payer ? Qu’appelez-vous payer ! Pour qui nous prenez-vous ? (Repoussant Valentin, qui veut l’emmener.) Laisse-moi tranquille, toi ! Il faut que tu sois devenu fou pour te sacrifier toujours à ces gens-là qui n’ont ni cœur ni raison, et qui veulent mettre tout le monde sous leurs pieds !

BIENVENU.

C’est vous qui n’avez ni raison ni cœur, de venir me faire une scène dans un pareil moment ! et de dire du mal de mon fils, quand c’est lui qui se sacrifie !

MAÎTRE VALENTIN.

À qui donc, s’il vous plaît ?

BIENVENU.

Dame ! à… (regardant Plantier qui tient la main de Suzanne), à… Ma foi, je ne sais plus, moi !… Je n’y comprends plus rien. J’en ai la fièvre, de tout ce qui m’arrive aujourd’hui ! Et vous êtes là à m’assassiner avec votre méchante langue… Tenez, allez-vous-en ; on s’entendra quand vous n’y serez plus ! C’est vous qui mettez tout sens dessus dessous. Vous êtes la peste des familles !

MAÎTRE VALENTIN.

Plus souvent que je vas vous laisser faire ! Vous vous en moquez bien, vous, de perdre votre fils ? Vous avez du monde pour vous soigner, de la fortune pour vous enfler ! Vous boirez, vous mangerez, vous ferez vos embarras… Mais, moi (pleurant et querellant à la fois), moi qui n’ai que cet enfant-là au monde, moi seul, moi triste, moi pauvre, un enfant si bon, si aimant… qui vaut dis fois le votre !

BIENVENU, attirant Valentin entre eux deux.

Ah çà ! est-ce que j’en dis du mal, moi, de votre garçon ? Est-ce que je ne l’aime pas comme s’il était à moi ? C’est pas sa faute, s’il est votre fils ! Pauvre Valentin, va ! (Il s’attendrit.) Si vous croyez que ça me réjouit, de le perdre aussi, celui-là !

MAÎTRE VALENTIN.

Et qu’est-ce que nous allons devenir tous les deux, je vous le demande ? (Ils se donnent la main sans s’en apercevoir.) Quand nous serons là à nous arracher les yeux…

BIENVENU.

Pardié ! je le sais bien, que ça ne les fera pas revenir ! (Allant à son fils.) Voyons, il faut empêcher ça, que diable !

VALENTIN, à son père.

Mon père, écoutez-moi. Je vais chercher ailleurs un bon établissement pour nous deux.

REINE, défaillante.

Ainsi, vous… Valentin… c’est pour toujours ?

BIENVENU, courant la retenir dans ses bras avec Noël.

Eh bien, eh bien, qu’est-ce qu’elle a donc, cette enfant-là ?

SUZANNE, qui était remontée, prenant Pierre à part.

Tu vois, Pierre, elle en mourra !… Et lui ! celui que tu aimais tant, regarde-le !… Tout cela, parce qu’au lieu de résister à ton orgueil, j’ai eu peur de te dire la vérité. Eh bien, la voilà, la vérité ! Te rend-elle bien fier ? est-ce un beau triomphe ?

PIERRE, après un moment de lutte et d’hésitation.

Mon père, ne comprenez-vous pas ?… Le secret de Reine lui échappe enfin ! Voici celui qu’elle aime (montrant Valentin et lui prenant la main) ! Celui qui doit rester (avec enthousiasme) et qui restera !… (Respirant comme avec soulagement.) Merci, ma sœur !

BIENVENU.

Lui ?…

MAITRE VALENTIN, à part.

C’est bien heureux !

SUZANNE.

Oui, mon père !

VALENTIN.

Non, maître !

PIERRE, bas et vivement, avec énergie.

Tais-toi ! oh ! tais-toi !… Ne m’empêche pas de me relever vis-à-vis de moi-même !… (Haut.) Adieu, mon père !

BIENVENU.

Il le faut donc ?

REINE, à Bienvenu, qui la tient dans ses bras.

Il reviendra, mon parrain !

PIERRE, allant à Reine et lui tendant la main avec franchise et élan.

Oui, ma bonne Reine, je veux mériter l’amitié qu’on m’accordait !

VALENTIN, l’amenant sur le devant du théâtre et lui tenant les mains.

C’est fait, mon Pierre, tu la mérites, notre amitié ; car, s’il ne faut qu’un mauvais moment pour nous perdre, il n’en faut aussi qu’un bon pour nous sauver… Et, à présent, regarde-moi… oui, regarde-moi bien… Est-ce qu’il s’est passé quelque chose de triste entre nous ? Est-ce que nous ne nous aimons pas encore mieux que ce matin ? Est-ce que, généreux à demi, tu vas me laisser là à moitié heureux ?

PIERRE, se jetant dans ses bras.

Ah ! tiens, vrai, je ne sais pas !

MAÎTRE VALENTIN, à son fils.

Eh bien, tu ne t’en vas point ?

VALENTIN.

Non, mon père ! (À Bienvenu, en lui montrant Pierre.) Ni lui non plus[1] !

Pierre se jette dans les bras de son père.



FIN DU PRESSOIR
  1. On m’a dit que cette faute de français avait été remarquée ; mais je crois qu’on doit mettre dans la bouche des artisans les façons de parler les plus naturelles, même quand elles sont incorrectes ; même quand les personnages ont élevé instinctivement leur langage avec leurs idées dans une crise d’émotion exceptionnelle. Des gens plus instruits font, d’ailleurs, dans la vie familière, cent fautes de français par jour, et ils ont bien raison.
    (Note de l’auteur.)