Le Prince (George Sand)

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LE PRINCE.

... Car enfin, à quoi servons-nous ? s’écria-t-il en se laissant tomber sur un banc de pierre en face du château. Quel noble emploi faisons-nous de nos facultés ? qui profitera de notre passage sur la terre ?

— Nous servons, lui répondis-je en m’asseyant auprès de lui, à ne point nuire. Les oiseaux des champs ne font point de projets les uns pour les autres. Chacun d’eux veille à sa couvée. La main de Dieu les protège et les nourrit.

— Tais-toi, poète, reprit-il, je suis triste, et non mélancolique ; je ne saurais jouer avec ma douleur, et les pleurs que je verse tombent sur un sable aride. Ne comprends-tu pas ce que c’est que la vertu ? Est-ce une mare stagnante où pourrissent les roseaux, ou bien est-ce un fleuve impétueux qui se hâte et se gonfle dans son cours pour arroser et vivifier sans cesse de nouveaux rivages ? Est-ce un diamant dont l’éclat doit s’enfouir dans un caillou aux entrailles de la terre, ou bien une lumière qui doit jaillir comme un volcan et promener ses clartés magnifiques sur le monde ?

— La vertu n’est peut-être rien de tout cela, lui dis-je, ni le diamant enseveli, ni l’eau dormante, mais encore moins le fleuve qui déborde, ou la lave qui dévore. J’ai vu le Rhône précipiter son onde impétueuse au pied des Alpes. Ses rives étaient sans cesse déchirées par son impatience, les herbes n’avaient pas le temps de croître et de fleurir. Les arbres étaient emportés avant d’avoir acquis assez de force pour résister au choc, les hommes et les troupeaux fuyaient sur la montagne. Toute cette contrée n’était qu’un long désert de sable, de pierres, et de pâles buissons d’osier où la grue plantée sur une de ses jambes ligneuses craignait de s’endormir toute une nuit. Mais j’ai vu, non loin de là, de minces ruisseaux s’échapper sans bruit du sein d’une grotte ignorée et courir paisiblement sur l’herbe des prés qui s’abreuvait de leur eau limpide. Des plantes embaumées croissaient au sein même du flot paisible, et la bergeronnette penchait son nid sur ce cristal, où les petits, en se mirant, croyaient voir arriver leur mère et battaient des ailes. La vertu, prends-y garde, ce n’est pas le génie, c’est la bonté.

— Tu te trompes, s’écria-t-il, c’est l’un et l’autre ; qu’est-ce que la bonté sans l’enthousiasme ? qu’est-ce que l’intelligence sans la sensibilité ? Toi, tu es bon, et moi je suis enthousiaste ; crois-moi, nous ne sommes vertueux ni l’un ni l’autre.

— Eh bien, contentons-nous, lui dis-je avec un soupir, de n’être pas dangereux. Regarde ce palais, songe à ceux qui l’habitent, et dis-moi si tu n’es pas réconcilié avec toi-même ?

— Hideuse consolation ! répondit-il d’un ton qui m’émut profondément ! Eh quoi ! parce qu’il y a des serpens et des chacals, il faut se glorifier d’être une tortue. Non, mon Dieu ! vous ne m’avez pas créé pour l’inertie, et plus le vice rampe et glapit autour de moi, plus je me sens le besoin d’étendre mes ailes et de frapper ces vils animaux du bec de l’aigle. Que veux-tu dire avec tes ruisseaux paisibles et tes grottes ignorées ? Penses-tu que la vertu soit comme ces poisons qui deviennent salutaires en se divisant ? crois-tu que douze hommes de bien, voués à l’obscurité et renfermés dans les voies étroites de la vie intérieure, soient plus utiles qu’un seul homme pieux qui voyage et qui exhorte ? Le temps des patriarches n’est plus. Que les apôtres se lèvent, et qu’ils se fassent voir et entendre !

— Patience, patience, lui dis-je, les apôtres sont en route, ils vont par divers chemins et par petits groupes. Ils s’appellent de différens noms et se vêtissent de diverses couleurs. Les plus fervens peut-être, parce qu’ils ont été les plus éprouvés, entonnent maintenant sur les grèves de la mer Rouge, comme dans les noires cavernes de la montagne du Dauphiné, leurs simples et sublimes cantiques.


Dieu, Dieu ! vos enfans vous aiment,
Ils seront forts et patiens !


Qu’importent leurs divisions, leurs erreurs, leurs revers et leurs fautes ? Ils répondent avec calme : — Nous périrons, nous sommes des hommes. Mais les idées ne meurent pas, et celle que nous avons jetée dans le monde, nous survivra. Le monde nous traite de fous, l’ironie nous combat, et les huées du peuple nous poursuivent, les pierres et les injures pleuvent sur nous, les plus hideuses calomnies ont attristé nos cœurs ; la moitié de nos frères a fui épouvantée, la misère nous ronge. Chaque jour notre faible troupeau diminue, et peut-être pas un de nous ne restera-t-il debout pour saluer de loin les horizons de la terre promise. Mais nous avons semé dans l’univers intelligent une parole de vérité qui germera. Nous mourons calmes et satisfaits sur le sable du désert, comme ce peuple de Dieu qui couvrit de ses ossemens les plaines sans fin de l’Arabie, et dont la nouvelle génération arriva toute jeune aux vertes collines de Chanaan. — Sont-ce là des paroles de fou ? Et ce prêtre, qui tout seul, un matin, croisa les bras sur sa poitrine et debout, au milieu de sa prière, le front et les yeux levés vers le ciel, s’écria d’une voix forte : — Christ ! chaste amour ! saint orgueil ! patience ! courage ! liberté ! vertu ! — Étaient-ce là des paroles de prêtre ? Les murs de sa cellule en frémirent, et les anges émus dans le ciel s’écrièrent : Dieu puissant ! une flamme brillante vient de jaillir là bas de ce monde épuisé. Nous l’avons vue, et voici que l’éclair traverse l’immensité et vient mourir à tes pieds. N’abandonne pas encore ce monde-là, ô Dieu bon ! car il en sort parfois un rayon qui peut rallumer le soleil dans son atmosphère obscurcie ; de faibles cris, des sons épars, des plaintes, des aspirations, percent de temps en temps la nuée sombre qui l’enveloppe, et ces voix lointaines qui montent jusqu’ici attestent que la vertu n’est pas étouffée encore dans le cœur des hommes infortunés. — Ainsi parlent les anges, et sois sûr, ô mon ami, qu’aucune de nos bonnes intentions n’est perdue. Dieu les voit, il entend la prière la plus humble, et, à cette heure où nous parlons, ces étoiles qui nous regardent et nous écoutent lui répètent les paroles de ta souffrance et lui racontent les vertueuses angoisses de ton ame.

— Ô mon ami ! s’écria-t-il en se jetant dans mes bras, pourquoi n’es-tu pas tous les jours ainsi ? Pourquoi tant de jours d’apathie ou d’aigreur ? Pourquoi tant d’heures d’ironie ou de dédain ?

— Parce que je suis un homme d’une pauvre santé et d’une pauvre tête, lui dis-je, sujet à la migraine et aux spasmes. Dieu me pardonne bien d’être injuste et ingrat à ces heures-là. Les reproches que j’adresse au ciel et la haine que je ressens pour les hommes retombent sur mon cœur comme un flot de bile corrosive, la pureté des étoiles n’en est pas ternie, et la Providence ne s’en émeut pas. La fatigue opère en moi le retour de la résignation, et il arrive une ou deux fois par mois peut-être, qu’entre la colère et l’imbécillité je me sens dans une disposition bonne et calme, où je peux accepter et prier.

— Eh bien ! quand ton âme arrive à ces heures de calme et de soulagement, s’écria mon ami, cours t’enfermer dans ton grenier, prends une plume, écris ! Écris avec les larmes de tes yeux, avec le sang de ton cœur, et tais-toi le reste du temps. Quand tu souffres, viens avec nous, ne va pas te promener seul là-bas, le long des grottes humides, au clair de la lune ; n’allume pas ta lampe à minuit, et ne reste pas les coudes appuyés sur ta table et le visage caché dans tes mains jusqu’au jour naissant. Ne nous dis plus qu’il y a des époques dans l’histoire où l’homme de bien doit se lier les pieds et les mains pour ne point agir. Ne nous dis pas que Siméon Stylite était un saint, et conviens que c’était un fou. Ne nous dis pas que la vertu est comme la chasteté des vestales, et qu’il faut l’enterrer vivante pour la purifier. N’affecte pas cette tranquille indifférence et cette inertie volontaire qui cachent mal tes déchiremens énergiques. Ou, si tu dis tout cela, ne le dis qu’à nous, qui essaierons de te combattre ; ne le dis qu’à moi, qui pleurerai avec toi et souffrirai moins en ne souffrant pas seul.

Je serrai la main de mon ami, et lui répondis après un moment d’émotion. — Ne crois pourtant pas que ma seule indolence fasse conseiller le repos à mes ardens amis. Quand on peut empêcher un forfait, c’est une lâcheté de s’en laver les mains comme Pilate. Mais quand on est, comme nous, perdu dans la masse vulgaire, la raison, et peut-être la conscience, commandent d’y rester. Que celui qui se sent investi d’une mission divine sorte des rangs. Dieu l’appelle, Dieu le soutiendra. Il guidera sa marche difficile au milieu des écueils ; il l’éclairera, dans les ténèbres, du flambeau de la sagesse. Mais, dis-moi, combien crois-tu qu’il naisse de Christ dans un siècle ? N’es-tu point effrayé et indigné comme moi de ce nombre exorbitant de rédempteurs et de législateurs qui prétendent au trône du monde moral ? Au lieu de chercher un guide et d’écouter avidement ceux dont la parole est inspirée, l’espèce humaine tout entière se rue vers la chaire ou la tribune. Tous veulent enseigner. Tous se flattent de parler mieux et de mieux savoir que ceux qui ont précédé. Ce misérable murmure qui plane sur notre âge n’est qu’un écho de paroles vides et de déclamations sonores, où le cœur et l’esprit cherchent en vain un rayon de chaleur et de lumière. La vérité, méconnue et découragée, s’engourdit ou se cache dans les ames dignes de la recevoir. Il n’est plus de prophètes, il n’est plus d’auditeurs. Le peuple égaré est plus orateur que les envoyés de Dieu. Tous les élémens de force et d’activité marchent en désordre et s’arrêtent paralysés dans le choc universel. Nous arriverons, dis-tu ? Mais dans combien de temps ? Eh bien ! résignons-nous, attendons ! Pour se faire jour avec le bras et le flambeau dans cette multitude aveugle et impotente, il faudrait massacrer et incendier autour de soi. Ne sais-tu pas cela ? Par combien de désastres certains ne faudrait-il pas établir un succès douteux ! combien de crimes faut-il commettre envers la société pour lui faire accepter un bienfait ! Cela ne convient point à des paysans comme nous, ô mon ami, et quand je vois un homme supérieur ouvrir la bouche pour parler, ou avancer le bras pour agir, je tremble encore, et je l’interroge d’un regard méfiant et sévère qui voudrait fouiller aux profondeurs de sa conscience. Ô Dieu ! que ne faudrait-il pas avoir senti, que ne faudrait-il pas avoir étudié, par quelles austères réflexions, par quelles épreuves sanctifiantes ne faudrait-il pas se préparer à jouer un rôle sur la scène du monde ? Tiens, plantons dans notre jardin vingt-sept variétés de dahlia, et tâchons d’approfondir les mœurs du cloporte. N’aventurons pas notre intelligence au-delà de ces choses, car la conscience n’est peut-être pas assez forte en nous pour commander à l’imagination. Contentons-nous d’être probes, dans cette existence bornée où la probité nous est facile. Soyons purs, puisque tout nous y convie au sein de nos familles et sous nos toits rustiques. N’allons pas risquer notre petit bagage de vertu sur cette mer houleuse où tant d’innocences ont péri, où tant de principes ont échoué. N’es-tu pas saisi d’un invincible dégoût et d’une secrète horreur pour la vie active, en face de ce château où tant d’immondes projets et d’étroites scélératesses couvent et éclosent incessamment dans le silence de la nuit ! Ne sais-tu pas que l’homme qui demeure là joue depuis soixante ans les peuples et les couronnes, sur l’échiquier de l’univers ! Qui sait si la première fois que cet homme s’est assis à une table pour travailler, il n’y avait pas dans son cerveau une honnête résolution, dans son cœur un noble sentiment ?

— Jamais ! s’écria mon ami, ne profane pas l’honnêteté par une telle pensée ; cette lèvre convexe et serrée comme celle d’un chat, unie à une lèvre large et tombante comme celle d’un satyre, mélange de dissimulation et de lasciveté, ces linéamens mous et arrondis, indices de la souplesse du caractère, ce pli dédaigneux sur un front prononcé, ce nez arrogant avec ce regard de reptile, tant de contrastes sur une physionomie humaine, révèlent un homme né pour les grands vices et pour les petites actions. Jamais ce cœur n’a senti la chaleur d’une généreuse émotion, jamais une idée de loyauté n’a traversé cette tête laborieuse ; cet homme est une exception dans la nature, une monstruosité si rare, que le genre humain, tout en le méprisant, l’a contemplé avec une imbécille admiration. Je te défie bien de t’abaisser au plus merveilleux de ses talens ! invoquons le Dieu des bonnes gens, le Dieu qui bénit les cœurs simples !

Ici, mon ami s’arrêta d’un air ironiquement joyeux, et après quelques instans de silence, il reprit : — Quand je pense aux idées qui viennent de nous occuper en ce lieu, presque sous les fenêtres du plus grand fourbe de l’univers, nous pauvres enfans de la solitude, dont tous les rêves, tous les soucis vont à rendre notre honnêteté contagieuse, il me prend envie de me moquer de nous ; car nous voici pleurant de tendresse pour l’humanité qui nous ignore et qui nous repousserait, si nous allions l’endoctriner, tandis qu’elle s’incline et se courbe sous la puissance intellectuelle de ceux qui la détestent et la méprisent. Vois un peu la face immobile et pâle de ce vieux palais ! écoute, et regarde, tout est morne et silencieux. Il semble que nous soyons dans un cimetière. Cinquante personnes au moins habitent ce corps de logis. Quelques fenêtres sont à peine éclairées, aucun bruit ne trahit le séjour du maître, de sa société ou de sa suite. Quel ordre, quel respect, quelle tristesse dans son petit empire ! Les portes s’ouvrent et se ferment sans bruit, les valets circulent sans que leurs pas éveillent un écho sous ces voûtes mystérieuses. Leur service semble se faire par enchantement. Regarde cette croisée plus brillante à travers laquelle se dessine le spectre incertain d’une blanche statue, c’est le salon. Là sont réunis des chasseurs, des artistes, des femmes éblouissantes, des hommes à la mode, ce que la France peut-être a de plus exquis en élégance et en grâce. Entend-on sortir de cette réunion un chant, un rire, un seul éclat de voix attestant la présence de l’homme ? Je gage qu’ils évitent même de se regarder entre eux, dans la crainte de laisser percer une pensée sous ces lambris où tout est silence, mystère, épouvante secrète.

Il n’est pas un valet qui ose éternuer, pas un chien qui sache aboyer. Ne te semble-t-il pas que l’air autour de ces tourelles mauresques est plus sonore qu’en tout autre lieu de la terre ? Le châtelain aurait-il imposé silence au vent du soir et au murmure des eaux ? Peut-être a-t-il des oreilles ouvertes dans tous les murs de sa demeure, comme le vieux Denys dans ses Latomies, pour surprendre au passage l’ombre d’une opinion et faire servir cette découverte à ses puérils et ténébreux projets. — Voici, je crois, le roulement d’une voiture sur le sable fin de la cour. C’est le maître qui rentre ; onze heures viennent de sonner à l’horloge du château. Il n’est point de vie plus régulière, de régime plus strictement observé, d’existence plus avarement choyée que celle de ce renard octogénaire. Va lui demander s’il se croit nécessaire à la conservation du genre humain pour veiller à la sienne si ardemment. Va lui raconter que vingt fois le jour il te prend envie de te brûler la cervelle, parce que tu crains d’être ou de rester inutile, parce que tu t’effraies de vivre sans vertu, et tu le verras sourire avec plus de mépris qu’une prostituée à qui une vierge pieuse irait se confesser de quelque tiédeur dans sa prière ou de quelque bâillement durant les offices divins. — Demande par quel dévouement, par quelles bonnes actions sa journée est occupée ; ses gens te diront qu’il se lève à onze heures et qu’il passe quatre heures à sa toilette (temps perdu à essayer sans doute de rendre quelque apparence de vie à cette face de marbre, que la dissimulation et l’absence d’ame ont pétrifiée bien plus encore que la vieillesse). À trois heures, te dira-t-on, le prince monte en voiture seul avec son médecin, et va se promener dans les allées solitaires de sa garenne immense. À cinq heures, on lui sert le plus succulent et le plus savant dîner qui se fasse en France. Son cuisinier est dans sa sphère un personnage aussi rare, aussi profond, aussi admiré que lui. Après ce festin, dont chaque service est solennellement annoncé par les fanfares de ses chasseurs, le prince accorde quelques instans à sa famille, à sa petite cour. Chaque mot exquis, miséricordieusement émané de ses lèvres, va frapper des fronts prosternés. Un saint canonisé n’inspirerait pas plus de vénération à une communauté de dévotes. À l’entrée de la nuit, le prince remonte en voiture avec son médecin, et fait une seconde promenade. Le voici qui rentre et sa fenêtre s’illumine là-bas, dans cet appartement reculé, gardé par ses laquais en son absence, avec une affectation de mystère si solennelle et si ridicule. Maintenant il va travailler jusqu’à cinq heures du matin. Travailler !… Ô lune, ne te lève pas encore ! cache ton rayon timide derrière les noirs horizons de la forêt ! rivière, suspends ton cours déjà si lent et si pauvre. Feuilles, ne tremblez pas au front des arbres ; grillons de la prairie, lézards des murailles, couleuvres des buissons, n’agitez pas l’herbe, ne soulevez pas les rameaux du lierre et de la scolopendre, ne faites pas crier les feuilles sèches et les tiges cassantes de l’ortie et du coquelicot. Nature entière, fais-toi muette et immobile comme la pierre du sépulcre ; le génie de l’homme s’éveille, sa puissance doit t’effrayer et te frapper de respect ; le plus habile et le plus important des princes de la terre va se courber sur une table, à la lueur d’une lampe, et du fond de son cabinet, comme Jupiter du haut de l’Olympe, il va remuer le monde avec le froncement de son sourcil.

Misères, vanités humaines ! superbes puérilités, orgueilleuses niaiseries ! qu’a donc produit cet homme étonnant, depuis soixante années de veilles assidues et de travaux sans relâche ? Que sont venus faire dans son cabinet les représentans de toutes les puissances de la terre ? Quels importans services ont donc reçu de lui tous les souverains qui ont possédé et perdu la couronne de France depuis un demi-siècle ? Pourquoi cette terreur inconcevable sur laquelle cet homme au doucereux regard a toujours marché, à travers un monde d’obstacles, comme sur un tapis moelleux ? Quelles révolutions a-t-il opérées ou paralysées ? quelles guerres sanglantes, quelles calamités publiques, quelles scandaleuses exactions a-t-il empêchées ? Il était donc bien nécessaire ce voluptueux hypocrite, pour que tous nos rois, depuis l’orgueilleux conquérant jusqu’au dévot borné, nous aient imposé le scandale et la honte de son élévation ! Napoléon, dans son mépris, le qualifiait par une métaphore soldatesque et d’un cynisme énergique ; et Charles x, dans ses jours d’orthodoxie, disait bien bas, en parlant de lui : C’est pourtant un prêtre marié ! Les a-t-il arrêtés dans leur chute terrible, ces maîtres tour à tour par lui adulés et trahis ! Où sont ses bienfaits ? Où sont ses œuvres ? Nul ne sait, nul ne peut, ne doit, ou ne veut déclarer quels titres l’homme d’état inévitable possède à la puissance et à la gloire : ses actes les plus brillans sont enveloppés de nuages impénétrables, son génie est tout entier dans le silence et la feinte. Quelles turpitudes honteuses couvre donc le manteau pompeux de la diplomatie ? Conçois-tu rien à cette manière de gouverner les peuples, sans leur permettre de s’occuper de la gestion de leurs intérêts, et d’entrevoir seulement l’avenir qu’on leur prépare ? Voici les intendans et les régisseurs qu’on nous donne, et à qui l’on confie sans nous consulter nos fortunes et nos vies ! Il ne nous est pas permis de réviser leurs actes et d’interroger leurs intentions. De graves mystères s’agitent sur nos têtes, mais si loin et si haut, que nos regards ne peuvent y atteindre. Nous servons d’enjeu à des paris inconnus dans les mains de joueurs invisibles. Spectres silencieux qui sourient majestueusement en lisant nos destinées dans un carnet.

— Et que dis-tu, m’écriai-je, de l’imbécillité d’une nation qui supporte cet infâme tripotage et qui laisse signer de son nom, de son honneur et de son sang, d’infâmes contrats qu’elle ne connaîtra seulement pas ? N’as-tu pas envie de monter à ton tour sur le théâtre politique ?

— Plus mes semblables sont avilis, répondit-il, plus je voudrais les relever. Je ne suis pas découragé pour eux. Laisse-moi m’indigner à mon aise contre cet homme impénétrable qui nous a fait marcher comme des pions sur son damier, et qui n’a pas voulu dévouer sa puissance à notre progrès. — Laisse-moi maudire cet ennemi du genre humain qui n’a possédé le monde que pour larroner une fortune, satisfaire ses vices, et imposer à ses dupes dépouillées l’avilissante estime de ses talens iniques. Les bienfaiteurs de l’humanité meurent dans l’exil ou sur la croix. Et toi, tu mourras lentement et à regret dans ton nid, vieux vautour chauve et repu ! Comme la mort couronne tous les hommes célèbres d’une auréole complaisante, tes vices et tes bassesses seront vite oubliés : on se souviendra seulement de tes talens et de tes séductions. Homme prestigieux, fléau que le maître du monde repoussa du pied et jeta sur la terre comme Vulcain le boiteux, pour y forger sans relâche une arme inconnue au fond des cavernes inaccessibles, tu n’auras rien à dire au grand jour du jugement. Tu ne seras pas même interrogé. Le créateur, qui t’a refusé une ame, ne te demandera pas compte de tes sentimens et de tes passions.

— Quant à moi, je le pense, interrompis-je, je suis convaincu que chez certains hommes le cœur est si chétif, si lent et si stérile, que nulle affection n’y saurait germer. Ils semblent éprouver des attachemens plus durables que les autres, et leurs relations sont en effet solidement établies. L’égoïsme, l’intérêt personnel les a formés, l’habitude et la nécessité les maintiennent. N’estimant rien, de tels hommes ne rencontrent jamais les déceptions qui nous abreuvent, nous pauvres rêveurs, qui ne pouvons aimer sans revêtir l’objet de notre affection d’une grandeur idéale. Nous nous trompons souvent, souvent il nous arrive d’écraser avec colère ce que nous avons caressé. Mais l’honneur, mais la foi aux sermens, mais les scrupules de la probité, ne sont aux yeux du diplomate que des ressorts propres à imprimer certains mouvemens à quelque rouage connu de lui seul ; il sait les presser à propos et les faire servir à leur insu à l’accomplissement de l’œuvre d’iniquité dont lui seul possède le secret. Cela s’appelle voir de haut en politique. Si l’homme pur s’éclaire de l’immoralité du diplomate, s’il s’assouplit en se corrompant, il est chaque jour plus apprécié de son maître ; car en diplomatie ce qui est le plus utile est le plus estimable. Les mots ont un autre sens, les principes ont un autre aspect, les sentimens une autre forme, dans ce monde-là que dans le nôtre. Au reste, il n’est pas si difficile qu’on le pense d’atteindre aux sublimités de cette science immonde. Il ne s’agit que de mettre sa conscience sous ses pieds et de prendre exactement à rebours tous les principes de la morale universelle. Cela, il est vrai, serait impossible à plusieurs dans la pratique. Mais, si nous voulions tous deux jouer une scène de comédie pour divertir nos amis, je gage qu’avec un peu de hardiesse et un certain choix de mots adroitement expressifs, prudemment intelligibles, de ces mots de moyenne portée, comme la langue française peut en offrir beaucoup, nous saurions habiller très décemment d’impudens sophismes, et nous donner sur un théâtre des airs d’hommes d’état sans beaucoup d’étude et sans la moindre invention. Nos amis nous comprendraient et riraient. Mais si quelque niais bien ignorant venait à nous écouter, sois sûr qu’il nous prendrait pour de très grands hommes, et qu’il s’en retournerait chez lui, ébranlé, surpris, plein de doutes, avec la conscience malade et déjà à demi paralysée, avec le mauvais instinct déjà éveillé, frémissant d’espoir à l’idée de quelque larcin permis, de quelque injustice excusable, et surtout avec la tête farcie de nos jolies phrases de cour, les répétant à ses amis, les apprenant par cœur à ses enfans, sans s’apercevoir que le vol, le rapt et l’assassinat sont au bout de ces maximes élégantes. Ou bien, pour peu que ce niais fût éclairé, on le verrait se frotter les mains, affecter un sourire sardonique, un regard mystérieux, décocher, dans la conversation intime, quelqu’un de nos gracieux préceptes d’infamie, et recueillir autant de mystérieux regards d’approbation, autant de sardoniques sourires de sympathie qu’il y aurait de ses pareils autour de lui. Je ne me révolte guère contre l’existence inévitable de ces scélérats d’élite à qui la Providence dans ses secrets desseins laisse accomplir leur mission sur la terre. La fatalité agit directement sur les hommes remarquables, soit dans le bien, soit dans le mal. Il n’est pas besoin qu’elle s’occupe du vulgaire. Le vulgaire obéit à l’impulsion de ces leviers qu’une main invisible met en mouvement. C’est contre cette classe impotente et stupide, contre cette vase dormante qui se laisse remuer et creuser, produisant tout ce qu’on y plante, sans savoir pourquoi, sans demander quelle racine venimeuse ou salutaire on enfonce dans ses flancs gras et inertes, c’est contre ces forêts de têtes de chardon que le vent penche et relève à son gré, que je m’indigne, moi qui veux rester dans la foule et qui ne peux supporter son poids, son murmure et son ineptie. C’est contre ces moutons à deux pieds qui contemplent les hommes d’état dans une lourde stupéfaction, et s’étonnant de se voir tondre si lestement, se regardent et se disent : Voilà de fiers hommes ! et que nous voilà bien tondus ! butors ! vos pourceaux crient et ne s’amusent pas à admirer les ciseaux qui les châtrent.

— On ouvre une fenêtre ; c’était celle du prince. Depuis quand les cadavres ont-ils chaud ? dit mon ami en baissant la voix ; depuis quand les marbres ont-ils besoin de respirer l’air du soir ? quelles sont ces deux têtes blanches qui s’avancent, et se penchent comme pour regarder la lune ? Ces deux vieillards, c’est le prince et son… comment dirai-je ? car je ne profanerai pas le nom d’ami dont se targue M. de M… devant les serviteurs et les subalternes. C’est un titre d’ailleurs qu’il ne se permettrait pas sans doute de prendre en présence du maître ; car celui-ci doit sourire à tous les mots qui représentent des sentimens. Pour me servir d’un terme de leur métier, je dirai que M. de M… est l’attaché du prince, quoique ses fonctions auprès de lui se bornent à admirer et à écrire sur un album tous les mots qui sortent depuis quarante ans de cette bouche incomparable. En voici un que je t’offre pour exemple, et qu’il faudra commenter dans le rôle que nous jouerons, si tu veux, au carnaval prochain entre deux paravens, avec une toilette convenable, un maintien grave, des bâtons dans nos manches et des planches dans le dos, pour empêcher tout mouvement inconsidéré du corps ou des bras ; nous aurons des masques de plâtre, et la scène commencera par ces mémorables paroles historiques : — Méfions-nous de notre premier mouvement, et n’y cédons jamais sans examen, car il est presque toujours bon.

— Qui croirait que la scélératesse érigée en doctrine de bonne compagnie, chose neuve par elle-même, et d’un effet piquant, eût aussi son pédantisme et ses lieux communs ? Mais écoute ce cri rauque ; lequel des deux philosophes patibulaires vient donc de rendre l’esprit ? Je me trompe, c’est le cri de la chouette qui part des grands bois. Bien ! chante plus fort, oiseau de malheur, crieuse de funérailles !… Ah ! monseigneur, voilà une voix que vous ne sauriez faire rentrer dans la gorge de l’insolent. Entendez-vous ce refrain brutal des cimetières, qui ne respecte rien, et qui ose dire à un homme comme vous que tous les hommes meurent, sans y ajouter le presque du prédicateur de la cour ?

— Ton indignation est acerbe, lui dis-je, et ta colère est cruelle. Si cet homme pouvait nous entendre, voici comment je lui parlerais : — Que Dieu prolonge tes jours, ô vieillard infortuné ! météore prêt à rentrer dans la nuit éternelle ! lumière que le destin promena sur le monde, non pour conduire les hommes vers le bien, mais pour les égarer dans le labyrinthe sans fin de l’intrigue et de l’ambition. Dans ses desseins impénétrables, le ciel t’avait refusé ce rayon mystérieux que les hommes appellent une ame, reflet pâle, mais pur, de la Divinité, éclair qui luit parfois devant nos yeux et nous laisse entrevoir l’immortelle espérance, chaleur douce et suave qui ranime de temps en temps nos esprits abattus, amour vague et sublime, émotion sainte qui nous fait désirer le bien avec des larmes délicieuses, religieuse terreur qui nous fait haïr le mal avec des palpitations énergiques. Être sans nom, tu fus pourvu d’un cerveau immense, de sens avides et délicats ; l’absence de ce quelque chose d’inconnu et de divin, qui nous fait hommes, te fit plus grand que le premier d’entre nous, plus petit que le dernier de tous. Infirme, tu marchas sur des hommes sains et robustes ; la plus vigoureuse vertu, la plus belle organisation n’était devant toi qu’un roseau fragile ; tu dominais des êtres plus nobles que toi ; ce qui te manquait de leur grandeur fit la tienne ; et te voilà sur le bord d’une tombe qui sera pour toi creuse et froide comme ton sein pétrifié. Derrière cette fosse entrouverte, il n’est rien pour toi, pas d’espoir peut-être, pas même de désir d’une autre vie. Infortuné ! l’horreur de ce moment sera telle qu’elle expiera peut-être tous les maux que tu as faits. Ton approche était funeste, dit-on, ton regard fascinait comme celui de la vipère. Ton souffle était comme la brise des matinées d’avril qui dessèche les bourgeons et les fleurs et les sème au pied des arbres attristés. Ta parole flétrissait l’espérance et la candeur au front des hommes qui t’approchaient. Combien as-tu effeuillé de frais boutons, combien as-tu foulé aux pieds de saintes croyances et de douces chimères, problème vivant, énigme à face humaine ? Combien de lâches as-tu faits ? combien de consciences as-tu faussées ou anéanties ? Eh bien ! si les joies de ta vieillesse se bornent aux satisfactions de ta vanité encensée, aux rares jouissances de la gourmandise blasée, mange, vieillard, mange et respire l’odeur de l’encens mêlée à celle des mets ! Qui pourrait t’envier ton sort et t’en souhaiter un pire ? Pour nous, qui te plaignons autant d’avoir vécu que d’avoir à mourir, nous prierons pour qu’à ton lit de mort les adieux de ta famille, les larmes de quelque serviteur ingénu, n’éveillent pas en toi un mouvement de sensibilité ou d’affection inconnue, pour qu’il ne jaillisse pas une étincelle de ce caillou qui te servait de cœur. Nous prierons afin que tu t’éteignes sans avoir jamais pris feu au rayon du soleil qui fait aimer, afin que ton œil sec ne s’humecte point, que ton pouls ne batte pas, que tu ne sentes pas ce tressaillement que l’amour, l’espoir, le regret ou la douleur éveillent en nous ; afin que tu ailles habiter les flancs humides de la terre sans avoir senti à sa surface la chaleur de la végétation et le mouvement de la vie ; afin qu’au moment de rentrer dans l’éternel néant, tu ne sentes pas les tortures du désespoir, en voyant planer au-dessus de toi ces ames que tu niais avec mépris, essences immortelles que tu te vantais d’avoir écrasées sous tes pieds superbes, et qui monteront vers les cieux quand la tienne s’évanouira comme un vain souffle ; nous prierons alors afin que ton dernier mot ne soit pas un reproche à Dieu auquel tu ne croyais pas !

Une forme blanche et légère traversa l’angle du tapis vert, et nous la vîmes monter l’escalier extérieur de la tourelle à l’autre extrémité du château. — Est-ce l’ombre de quelque juste évoquée par toi, me dit mon ami, qui vient danser et s’ébattre au clair de la lune pour désespérer l’impie ? — Non, cette ame, si c’en est une, habite un beau corps. — Ah ! j’entends, reprit-il, c’est la duchesse ! On dit que… — Ne répète pas cela, lui dis-je en l’interrompant, épargne à mon imagination ces tableaux hideux et ces soupçons horribles. Ce vieillard a pu concevoir la pensée d’une telle profanation ; mais cette femme est trop belle, c’est impossible : si la débauche rampante ou la sordide avarice habite des êtres si séduisans, et se cachent sous des formes aussi pures, laisse-moi l’ignorer ; laisse-moi le nier. Nous sommes des hommes sans fiel, de bons villageois ; Paul, ne laissons pas flétrir si aisément ce que nous possédons encore d’émotions douces et de sourires dans l’âme. Ne disons pas à notre cœur ce que notre raison soupçonne, laissons nos yeux éblouis lui commander la sympathie. Vous êtes trop charmante, madame la duchesse, pour n’être pas honnête et bonne. — Eh bien ! soit : vous êtes bonne autant que belle, madame la duchesse, s’écria mon ami en souriant ; c’est ce que je me persuadais volontiers ce matin en vous voyant passer. J’étais couché sur l’herbe du parc, à l’ombre des arbres resplendissans de soleil ; à travers ce feuillage transparent de l’automne, vous sembliez darder des rayons dorés dans la brise chaude et moite de midi. Vêtue de blanc comme une jeune fille, comme une nymphe de Diane, vous voliez, emportée par un beau cheval, dans un tilbury souple et léger. Vos cheveux voltigeaient autour de votre front candide, et de vos grands yeux noirs (les plus beaux yeux de France, dit-on), jaillissaient des éclairs magiques : je ne savais pas encore que vous étiez duchesse ; je ne voyais qu’une femme ravissante, j’avais envie de courir le long de l’allée que vous suiviez pour vous voir plus long-temps. Mais depuis, je suis entré dans votre chambre, et ce portrait, placé dans les rideaux de votre lit… — Cela seul, repris-je, m’empêcherait de mal interpréter le sentiment ingénu d’une reconnaissance presque filiale pour des bienfaits et une protection légitimes. Non, non, on n’est pas corrompu avec un regard si brillant et si doux, avec une si merveilleuse jeunesse de beauté, avec cette démarche fière et franche, avec ce son de voix harmonieux et ces manières affables. Je l’ai vue s’occuper d’un enfant malade ; la beauté, la bonté chez une femme s’appellent et se soutiennent ! Le Dieu des bonnes gens, que tu invoquais tout-à-l’heure, je l’invoque aussi pour qu’il me préserve d’apprendre ce que je ne veux pas croire, le vice sous des dehors si touchans, un insecte immonde dans le calice d’une fleur embaumée ! Non, Paul, retournons au village avec cette jolie apparition de duchesse dans la mémoire, et, si nous écrivons jamais quelque roman de chevalerie, souvenons-nous bien de sa taille, de ses cheveux, de ses belles dents, de son beau regard et du soleil du parc à midi.

Nous quittâmes le banc de pierre, et mon ami, revenant à sa première idée, me dit : — D’où vient donc que les hommes (et moi tout le premier en dépit de moi-même) sont si jaloux des dons de l’intelligence ? Pourquoi ceux-là seuls obtiennent-ils des couronnes immortelles, sans le secours d’aucune vertu, tandis que la plus pure honnêteté, la bonté la plus tendre demeurent ensevelies dans l’oubli, si le génie ou le talent ne les accompagne ? Sais-tu que cela est triste et prouverait à des ames chancelantes que la vertu est peine perdue ici-bas ? — Si tu la considères comme une peine, lui répondis-je, c’est en effet une peine perdue. Mais n’est-ce pas une nécessité douce, une condition de l’existence, dans les cœurs qui l’ont comprise de bonne heure et de bonne foi ? Les hommes la paient d’ingratitude, parce que les hommes sont bornés, crédules, oisifs, parce que l’attrait de la curiosité l’emporte chez eux sur le sentiment de la reconnaissance et sur l’amour de la vérité ; mais, en servant l’humanité, n’est-ce pas de Dieu seul qu’il faut espérer sa récompense ? Travailler pour les hommes dans le seul but d’être porté en triomphe, c’est agir en vue de sa propre vanité, et cette sorte d’émulation doit s’éteindre et se perdre dès les premiers mécomptes qu’elle rencontre. N’attendons jamais rien pour nous-mêmes quand nous entrons dans cette route aride du dévouement. Tâchons d’avoir assez de sensibilité pour pleurer et pour jouir seuls de nos revers et de nos succès. Que notre propre cœur nous suffise, que Dieu le renouvelle et le fortifie quand il commence à s’épuiser !

— Pourtant, je t’avoue, me dit mon ami en suivant en lui-même le fil de sa rêverie, que je ne puis pas me défendre d’aimer ce Bonaparte, ce fléau de premier ordre devant l’ombre duquel tous les fléaux secondaires, mis en cendre par lui, paraissent désormais si petits et si peu méchans. C’était un grand tueur d’hommes, mais un grand charpentier, un hardi bâtisseur de sociétés. Un conquérant, hélas, oui ! mais un législateur ! Cela ne répare-t-il point les maux de la destruction ? Faire des lois, n’est-ce pas un plus grand bien que tuer des hommes n’est un grand mal ? Il me semble voir un grand agriculteur, une divinité bienfaisante, Bacchus arrivant dans l’Inde, ou Cérès abordant en Sicile, armé du fer et du feu, aplanissant le sol, perçant les montagnes, renversant les hautes bruyères, brûlant les forêts, et semant sur tout cela, sur les débris et sur la cendre, des plantes nouvelles destinées à des hommes nouveaux, la vigne et le blé, des bienfaits inépuisables pour d’inépuisables générations.

— Il n’est pas prouvé, lui répondis-je, que ces lois soient durables ; mais, en admettant cela, je ne saurais aimer l’homme dont Dieu s’est servi comme d’une massue pour nous donner une nouvelle forme. J’ai été fasciné dans mon enfance, comme les autres, par la force et l’activité de cette machine à bouleversemens qu’on gratifie du titre de grand homme, ni plus ni moins que Jésus ou Moïse. Puisque la langue humaine ne sait pas distinguer les bienfaiteurs de l’humanité de ses fléaux, puisque l’épithète de bon est presque un terme de mépris, et que la même appellation de grand s’applique à un peintre, à un législateur, à un chef de soldats, à un musicien, à un dieu et à un comédien, à un diplomate et à un poète, à un empereur et à un moine, il est fort simple que les enfans, les femmes et le peuple ignorant s’y méprennent et se soient mis à crier : Vive Napoléon en 1810, avec autant d’enthousiasme qu’on en met aujourd’hui à Venise à crier : Vive le patriarche ! L’un faisait des veuves et des orphelins ; c’était un puissant monarque. L’autre nourrit la veuve et l’orphelin ; c’est un prêtre modeste. N’importe, tous deux sont de grands hommes.

— En effet, répondit mon ami, cet enthousiasme aveugle qui couronne sans distinction le génie, la charité, le courage, le talent, ressemble plutôt à une excitation maladive qu’à un sentiment raisonné. Mais sais-tu qu’il y aurait bien peu de grands hommes dans le monde si l’on n’accordait ce titre qu’aux hommes de bien ?

— Je le sais ; mais qu’on les appelle comme on voudra, ce sont les seuls hommes que j’estime, pour lesquels je puisse me passionner, et que je veuille inscrire dans les fastes de la grandeur humaine. J’y ferai entrer les plus humbles, les plus ignorés, jusqu’à l’abbé de Saint-Pierre avec son système de paix universelle, jusqu’au dieu Enfantin malgré son habit ridicule et ses fantasques utopies ; tous ceux qui à quelques lumières auront uni de consciencieuses études, de patientes réflexions, des sacrifices ou des travaux destinés à rendre l’homme meilleur et moins malheureux. Je serai indulgent pour leurs erreurs, pour les misères de la condition humaine plus ou moins saillantes en eux ; je leur remettrai beaucoup de fautes, comme il fut fait à Madeleine, s’il m’est prouvé qu’ils ont beaucoup aimé. Mais ceux dont l’intention est froide et superbe, ces hommes altiers qui bâtissent pour leur gloire et non pour notre bonheur, ces législateurs qui ensanglantent le monde et oppriment les peuples pour avoir un terrain plus vaste et y construire d’immenses édifices, qui ne s’inquiètent ni des larmes des femmes, ni de la faim des vieillards, ni de l’ignorance funeste où s’élèvent les enfans ; ces hommes qui ne cherchent que leur grandeur personnelle, et qui croient avoir fait une nation grande parce qu’ils l’ont faite active, ambitieuse et vaine comme eux, je les nie, je les raie de mon tableau : j’inscris notre curé à la place de Napoléon.

— Comme tu voudras, répondit mon ami, qui ne m’écoutait plus. La nuit était si belle, que son recueillement me gagna. Des éclairs de chaleur blanchissaient de temps en temps l’horizon, et semaient de lueurs pâles les flancs noirs des forêts étendues sur les collines. L’air était frais et pénétrant sans être froid. Ce lieu est un des plus beaux de la terre, et aucun roi ne possède un parc plus pittoresque, des arbres d’une végétation plus haute, des gazons d’un plus beau vert et ondulés sur des mouvemens de terrain plus gracieux. Ce vallon frais et touffu est une oasis au milieu des tristes plaines qui l’environnent, et qui n’en laissent pas soupçonner l’approche. On tombe tout à coup dans un ravin hérissé de rochers et de forêts, dans des jardins royaux du milieu desquels s’élève un palais espagnol élégant et poétique, qui se mire du haut des rochers dans les eaux d’une rivière bleue. Il semble qu’on soit arrivé en rêve dans quelque pays enchanté, qui doit s’évanouir au réveil, et qui s’évanouit en effet au bout d’un quart d’heure, lorsqu’on traverse seulement le vallon et qu’on suit la route du midi. Les plaines sans fin, les bruyères jaunes, les horizons plats et nus reparaissent. Ce qu’on vient de voir semble impossible et imaginaire.

Nous suivions le sentier qui mène aux grottes. Les peupliers de la rivière prolongeaient jusque sur nous leurs ombres grêles et démesurées. Les biches fuyaient à notre approche. Nous arrivâmes à ces carrières abandonnées, qui s’encadrent dans la plus riche verdure, et dont les profondeurs offrent une décoration vraiment théâtrale. — Entre sous cette voûte sonore, me dit mon ami, et chante-moi ton Gloria. J’irai m’asseoir là-bas pour entendre l’écho.

Je fis ce qu’il demandait, et, quand j’eus fini, il revint à moi en répétant les paroles naïves du cantique :

Gloire à Dieu dans les cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne intention !

— Tu vois bien, lui dis-je, le cantique ne dit point : Gloire sur la terre aux hommes de savoir ou d’intelligence. Le repos est le plus précieux bienfait que Dieu ait à nous accorder ; Dieu seul peut porter dignement le fardeau de la gloire, et les hommes simples qui veulent le bien, sont plus grands devant lui que les grands hommes qui font le mal.


George Sand.