Le Prince Fédor/I/14

La bibliothèque libre.
et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 19-20).

XIV

LE MYSTÈRE DU MARIN

Le capitaine du steamer démarra pendant que le canot de Mariska, Flirt, partait aussi, la proue tournée vers l’Île Rose.

Boris avait enveloppé sa sœur dans un ample plaid par-dessus sa pelisse et la tenait d’un bras protecteur, car la mer était houleuse.

Le Stentor tanguait sur les vagues moutonnantes. Le prince Fédor, debout sur le pont, sans même songer à se couvrir d’une pèlerine, regardait venir à lui l’horizon lointain.

— Très vite ! ordonna-t-il à l’homme de quart, toutes voiles dehors et les feux au maximum.

— Par ce temps ? observa le marin.

— Oui, par ce temps.

Il se retourna sans un mot d’explication, perdant qu’à travers le porte-voix passait l’ordre étrange. Le navire bondit comme sous un coup de fouet et fila, vertigineux, dans l’immensité.

— Yousouf, dit le prince, descends.

Fédor passa le premier, obligé de se tenir ferme aux rampes. Une fois dans le salon, il s’assit sur le divan circulaire et indiqua au marin une place en face de lui.

— Écoute, je t’ai promis, hier, de te raconter ta vie. J’ai hésité d’abord, puis j’ai réfléchi, qu’en somme, c’était un devoir.

» Je n’ai pas le droit de m’arroger la direction de ton libre arbitre. Le seul droit que j’aie — et celui-là je n’y faillirai pas — c’est de te rappeler à l’ordre par tous les moyens admis d’après les règlements de notre association — dont tu es membre volontaire — si, par hasard, tu manquais à ton serment.

» Maintenant, quand je t’aurai dit ce que tu ignores, quand j’aurai comblé cette lacune qui sépare hier de demain, tu songeras à ce que tu préfères : prendre du service où bon te semblera tout en gardant, bien entendu, la marque de l’Étoile-Noire, ou rester chez moi. »

Yousouf avait violemment rougi. Ses yeux, ardemment fixés sur le prince, ses mains agitées d’un tremblement involontaire, disaient son angoisse.

— Il y a cinq ans depuis Pâques, reprit Fédor, que s’est déroulé à Arétow un procès retentissant.

» Un Kouranien de la partie annexée avait prêté, comme tous les conscrits, serment de fidélité à l’empereur. Il se nommait Josef Astor.

» Brave, intelligent, ambitieux, il entra aisément à l’école des sous-officiers, gagna ses grades en quelques petites escarmouches coloniales, revint décoré et fut attaché au ministère de la guerre où il devint un des secrétaires du ministre.

» II avait travaillé jusqu’à ce jour. Les tentations du monde, les plaisirs prirent son cœur, mal aguerri encore, et il céda aux entraînements du jeu.

» Comme il ne possédait que peu de ressources personnelles étant d’une famille modeste, il eut vite absorbé son capital et dut avoir recours aux expédients.

» Le malheur voulut qu’il se liât avec quelques étrangers dont les conseils le perdirent.

» Ils lui montrèrent les gains faciles sans grande peine, le moyen de recueillir en abondance les louis nécessaires pour la satisfaction de ses basses passions et il céda, détourna des plans de guerre, des cartes secrètes, fit des copies, des photographies, alla jusqu’à enlever des papiers concernant la défense nationale.

» Après quelques mois de folies où il tomba dans les pires excès, on découvrit en haut lieu les fuites. De là à filer le coupable et à le trouver, il n’y eut qu’un pas. Ce jeune homme, qui tout à coup jetait l’or à pleines mains, donna l’éveil. On chercha… on découvrit… »

Yousouf, le front dans ses mains, pleurait silencieusement.

Fédor continua :

— Josef Astor fut dégradé au milieu du carré de justice, condamné à mort…

» Mais le jour de son exécution tombait juste en même temps que la naissance du petit prince impérial Rorick. Cette heureuse coïncidence sauva sa vie.

» On l’envoya aux mines de mercure, à Kourk.

» C’eût été pis que la mort, si Dieu n’eût eu des vues sur ce criminel, peut-être plus faible que coupable, plus inconscient que traître.

» Moi, vois-tu, je l’excuse davantage, parce que, en somme, il était Kouranien. S’il n’avait pas juré fidélité à l’empereur, je l’excuserais tout à fait. Quoi qu’il en soit, je l’ai sauvé…

» Donc, Josef Astor partit pour Kourk. On l’envoya au fond des mines, travailler, à l’extraction du vif-argent, métal fluide, glacial, mystérieux, aux propriétés si étranges.

» Après un séjour de quelques semaines aux galeries du fond, Josef dut être remonté, mourant.

» Au contact du grand jour, il eut un accès de folie furieuse… On l’enferma dans un cabanon matelassé qu’il emplissait de ses cris, jour et nuit, car il n’avait plus de sommeil.

» Ceci se passait précisément quand je visitai le bagne. Malgré l’épaisseur des murs, je perçus les hurlements inhumains de l’infortuné, et posai une question au gouverneur qui m’accompagnait.

» — Hélas ! me dit-il, c’est un bien grand coupable, mais il expie lugubrement son crime. Il est fou à lier, je ne sais qu’en faire. Il souffre le martyre… Je ne peux pourtant pas le tuer.

» — Si vous essayiez de le guérir ?

» — Comment ? On l’a mis à l’infirmerie, il a blessé une sœur, saccagé la chambre où on l’avait placé. Il est encore robuste et ses nerfs sont dans un tel état d’exaspération, qu’ils triplent sa force.

» — Voulez-vous me le laisser voir ?

» Le gouverneur donna l’ordre d’ouvrir le cabanon. Un être tordu, sanglant, broyé par des chaînes dans lesquelles il mordait, m’apparut, hideux.

» D’abord, je reculai.

» Puis, dominant cette lâcheté, je revins.

« À cette époque, je travaillais activement avec un Égyptien, docteur et mage, la physiologie, le magnétisme et la chimie. Une idée me vint.

» — Donnez-moi ce martyr, dis-je au gouverneur, je tenterai sur lui une expérience médicale, peut-être utile à l’humanité. Il ne souffrira pas davantage, et, s’il est délivré de la vie, ce sera son bonheur.

» — Oh ! prenez-le, répondit le directeur, enchanté d’être débarrassé d’un pareil forcené. Prenez-le vite, vous me rendez un immense service.

» J’appelai plusieurs de mes matelots ; on fit avaler au prisonnier une liqueur somnifère, on le déchaîna et on l’emporta inerte à bord. »

Yousouf avait relevé la tête. Il fit un mouvement pour se jeter aux genoux du prince.

Celui-ci l’arrêta d’un signe et reprit :

— Le savant égyptien, Amnoun, examina avec soin l’être lamentable qu’on avait étendu sur une table dans l’entre-pont. Il palpa les bosses crâniennes, comprit à la chaleur qu’elles dégageaient d’une manière différente, où se trouvait le siège du mal. Il mesura au biomètre la résistance animique du fou, puis me pria de faire lever l’ancre.

« — Voulez-vous, me dit-il, que nous fassions une tentative ? Elle est si grave que je n’ai jamais encore osé en entreprendre de pareille. Mais, dans le cas présent, que risquons-nous ? Tuer ou guérir. Il est probable que si nous pouvions consulter le malade, il se prononcerait pour l’essai.

» J’approuvai.

» Nous éveillâmes Josef Astor à l’aide d’un puissant réactif. Il roula autour de lui des yeux épouvantés, bondit, tel un jaguar, et nous n’eûmes que le temps de le maintenir afin qu’il ne se brisât pas contre les parois de la cabine.

» — Voilà qui est concluant, dit Amnoun. Il faut agir.

» Des marins lièrent de nouveau l’homme sur une table. Un aide lui fit respirer du chloroforme, et le docteur pratiqua l’opération du trépan.

» Quand le cerveau fut à nu, le chirurgien me montra un petit abcès à peine gros comme une tête d’épingle, placé sur une circonvolution médiane.

» — Le mal est ici, dit-il… Je vais enlever cet abcès et ses adhérences. Il y a pas mal de lésions autour, mais j’ai vu des corps vivre avec une moitié de cervelle. Cet homme n’en perdra que le dixième environ.

» II opéra avec une dextérité admirable, replaça le couvercle de la boîte crânienne, banda, aseptisa, mit le patient au lit et ne le quitta guère pendant neuf jours.

» La suture se faisait normalement, Josef ouvrait les yeux, balbutiait des mots.

» Au bout d’un mois, il marchait droit, le cervelet était demeuré intact. Il mangeait, dormait et causait. Toute agitation avait disparu.

» — C’est une éducation à faire, m’expliqua le praticien. Nous allons de nouveau ensemencer cette cervelle. Cet homme a perdu entièrement la mémoire du passé. Nous avons une tâche superbe à tenter : transformer ce bandit en honnête homme, faire de ce traître un dévoué.

» — Comment ?

» — Il faut tout de suite l’enlever du milieu où des indiscrétions pourraient le troubler. Voulez-vous me le confier ? Je vais parcourir l’Inde. Je l’instruirai en voyageant.

» — D’accord !

» Nous débarquâmes le ressuscité, nous l’appelâmes Yousouf… »

Le marin s’était emparé de la main du prince. Il la pressait sur ses lèvres, les yeux en larmes, incapable de parler.

— Calme-toi, dit Fédor, je n’ai pas encore achevé : le mage découvrit chez son pupille des dispositions précieuses pour la marine. Ce déséquilibré adorait la mer, il avait l’instinct des changements atmosphériques.

» Amnoun l’appelait parfois en riant sa « rose de Jéricho », parce qu’il était hygrométrique, pressentant les grains, les vents, les tempêtes.

» Il lui enseigna les mathématiques extrêmement vite. Les anciennes cellules cérébrales, jadis impressionnées par les études antérieures, retrouvaient sans doute leur activité première, étant soumises à un exercice spécial de coordination.

» Yousouf, en peu de temps, devint un parfait marin. C’est alors que je lui confiai la direction d’un de mes navires… »

— Monseigneur, balbutia Yousouf, vous me demandiez, au début de cet entretien, si je voulais quitter mon bienfaiteur… Oh ! non, jamais ! Je lui appartiens pour toujours, corps et âme.

— L’âme est à Dieu. Continue à maintenir la tienne sur le chemin du salut. Tout ce que je viens de te dire a-t-il réveillé en toi une vague réminiscence ?…

— Aucune…

— Cependant, tu ne doutes pas…

— Moi ! Douter de votre parole !

— Je veux, malgré cela, te donner une preuve. Ton visage n’a pas changé, tu as à peine vieilli, chose étrange. Quand nous serons à Kronitz, tu te rendras à la bibliothèque de la ville, tu t’y feras livrer la collection des journaux de mars 1900, tu y liras le procès de Josef Astor. Dans les journaux illustrés, tu verras ton portrait… et tu compareras…

— Un mot encore, monseigneur. Et ma famille ?… M’en reste-t-il ?

— Ton père mourut de chagrin pendant le procès. Tu avais une sœur fiancée à un officier de la garde impériale. Le mariage fut rompu et la pauvrette se réfugia, je crois, dans un couvent.

— Mon Dieu ! Où ?… Vit-elle encore ?

— Cela, je l’ignore. Mais tu feras aussi bien de ne pas t’attacher à retrouver ta sœur.

— Pourquoi ?

— Tu serais pris peut-être pour un imposteur et, dans le cas contraire, reconnu ce qui te donnerait de nouveaux ennuis avec la justice impériale. Qui sait même si on ne te renverrait pas à Kourk ?

— C’est vrai.

— Non, tu es « un autre » ; tu as accompli une évolution terrestre. Il serait nuisible pour toi de trop penser. Rejette de tes songeries cette histoire lamentable, occupe-toi de tes travaux, attache-toi à ton métier tu pourras peut-être encore cueillir un peu de bonheur.

— Du bonheur ?…

— Tu as paru aimer cette femme que tu as sauvée presque malgré moi des flammes de l’Alcyon. Vos deux existences peuvent se mêler pour l’avenir.

— L’avenir !… répéta encore le marin.

— Remonte sur le pont. Une véritable tempête nous secoue, il va falloir carguer les voiles, ne plus marcher qu’avec la machine. Je crains de ne pouvoir entrer dans le port. Vois donc à la manœuvre… Comme je veux arriver cette nuit, dis qu’on ne craigne pas d’échouer le yacht sur la côte ; on se sauverait toujours avec les embarcations. Je ne tiens qu’à la vie de l’équipage ; si le navire est perdu, peu m’importe.

— Cependant, un si beau bateau !…

— On en construira un autre. Si rien ne s’usait, à quoi donc s’occuperaient les ouvriers ? Quelle besogne mettrait dans leur poche le salaire de vie ? Ceux qui ont l’or doivent le semer pour qu’il produise, non en aumônes, mais en travail… Va…