Le Prince Fédor/I/7

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et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 9-11).

VII

LE SERMENT DES VENGEURS

Fédor ne se rendit pas immédiatement auprès de sa tante, non prête encore à recevoir aussi matin, mais il alla dans l’appartement où la femme du colonel Pablow avait été transportée.

Aucun remords ne venait à l’âme ulcérée du Vengeur, lui si doux et si tendre envers sa sœur, lui si parfait pour sa famille, ses serviteurs, pour tous ceux enfin qui l’entouraient.

Lui, l’organisateur charitable de tant d’œuvres philanthropiques, l’apôtre des opprimés, des faibles, de tous les souffrants, des déshérités de la société, il n’éprouvait pas un atome de pitié pour la malheureuse dont il avait brisé la vie.

Lui, le prince altier qui avait plus d’une fois versé des larmes d’émotion auprès des mille petits orphelins abandonnés qu’il faisait élever à ses frais en son domaine de Narwald… Lui qui gardait toujours une parole affectueuse pour les mille vieillards entretenus et soignés dans sa fondation de Kronitz, il n’avait pas l’ombre d’attendrissement envers cette pauvre créature si éprouvée.

L’asile des enfants portait le nom de sa mère : « Refuge Maria-Féodorowna ». Celui des vieillards portait le nom de son père : « Refuge Nicholas-Féodorowitch ».

Là, chaque jour, on priait pour les bienfaiteurs, et dans l’enclos de Narwald, en terre bénie, à la place du château ancestral détruit pendant la guerre, s’élevait le mausolée de marbre blanc où les trois frères avaient réuni ce qu’ils avaient cru pouvoir reconnaître des restes calcinés de leurs parents.

Voici quelques années, une cérémonie religieuse avait été accomplie avec toute la pompe imaginable. Le pays entier s’était rendu à Narwald à cet effet, et de larges aumônes avaient été répandues sur les gens ruinés par la guerre, la plupart sans asile et sans pain.

Après l’office, le prince Fédor, entouré de ses frères, avait eu le courage de rappeler devant tous les horribles circonstances qui donnaient lieu à cette réunion funèbre. Il s’était étendu sur les détails atroces, sur le rôle joué par les ennemis et, sans conclure publiquement, il avait laissé comprendre ses intentions de vengeance irrémissible, tout en annonçant les œuvres de rédemption et de pitié auxquelles il jurait de consacrer son incalculable fortune.

Une autre scène intime, mais non moins impressionnante, avait clos la cérémonie publique.

Devant le groupe de la famille restreinte par la mort et composée seulement de la tante Hilda et de deux cousins des défunts, les trois frères, la main sur le cercueil des victimes, avaient prononcé le terrible serment de répression, de vengeance irréductible.

Ce serment, ils l’accomplissaient, maintenant, envers et contre tous, l’œil fixé sur le but sanglant qu’ils appelaient une œuvre de justice :

— Nous jurons de poursuivre à travers tous les obstacles les six meurtriers de notre père et de notre mère, de les anéantir, eux, leurs femmes et leurs enfants. Nous déposons ici leurs noms, moins un — que nous ignorons encore — sur ces croix de pierre qui seront successivement érigées au fur et mesure de leur trépas, afin de marquer notre pardon dans la mort et pour que leurs âmes participent aux prières fondées perpétuellement ici !… »

À l’heure actuelle, deux croix de pierre se tenaient debout au pied du mausolée. L’une portait, gravé en noir, le nom de Michel Popoloff et l’autre celui de Serge Rostopsky. Les quatre autres croix où se trouvaient inscrits : colonel Pablow, commandant Karénieff, Yvan Orankef, et une sans nom, restaient étendues à terre.

Le sauvage serment achevé, Fédor seul avait pris la parole :

— Je jure, accentua-t-il d’un ton moins âpre, de relever le prestige des Romalewsky, de sacrifier en toute occurrence mes désirs personnels au bien de tous, de protéger mes frères et ma jeune sœur, de garder cette dernière hors de notre funeste secret et de la laisser paisible et sans rancune achever ses études au couvent du Sacré-Cœur, à Paris, où elle est actuellement. Au nom de ceux auxquels je dois la vie et qui ont cueilli ici-même la palme du martyre, je jure que la mort seule pourra m’empêcher de tenir ma parole !

Après cette journée lugubre, les deux cousins des défunts vieillards de Narwald s’étaient enfuis dans leurs domaines éloignés jusqu’aux rives du Lénor. Hilda Romalewsky s’était réembarquée pour l’Île Rose ; Boris, Michel et Fédor avaient passé la nuit entière en conciliabule secret, élaborant chacun l’idée qu’ils se proposaient de suivre séparément, mais d’un commun accord.

Le premier, Fédor expliqua :

Relever les ruines de Narwald me semble inutile. Ces pierres calcinées sont pour nous comme le serpent d’airain des israélites : elles nous rappellent un devoir. Laissons-les se couvrir de lianes et de lierres qui en cacheront l’horreur et bâtissons au pied le monastère où prieront sans cesse les moines de notre fondation. Qu’en pensez-vous ?

— D’accord.

— Dans le parc, installons une maison d’asile pour les orphelins et transformons notre hôtel de Kronitz en hospice de vieillards. Nul de vous ne veut l’habiter, je pense ?

— Pas moi, fit Boris.

— Ni moi, confirma Michel ; mais quelles intentions as-tu au sujet de l’exploitation de nos terres de Narwald ?

— Oui, ajouta Boris, décide, frère. Tu es la tête du corps unique que nous formons tous les trois ; nous sommes tes bras. Tu es à la fois le mondain, le diplomate, le savant et le guerrier. Nous sommes, nous, tes serviteurs.

— Vous êtes mes amis et mes alliés ceux qui, avec la petite Mariska, se partagent mon cœur ; car il est, je pense, inutile de vous dire que je n’ai et n’aurai jamais en dehors nulle affection… Mais vous n’avez pas à me suivre en cette voie ; vous êtes plus jeunes que moi, robustes, faits pour aimer… Vous pouvez créer une superbe famille.

— Jamais ! prononça Boris.

— Jamais ! acquiesça Michel. Il vaut mieux, Fédor, que notre race meure, puisque nous n’avons plus de patrie. Il vaut mieux que notre nom disparaisse de l’histoire des Kouraniens, où il n’a plus de place… Tu ne voudrais pas que mes fils, si j’avais le malheur d’en avoir, fussent exposés à servir sous les drapeaux de l’usurpateur… de l’ennemi. Le nom de notre patrie sera rayé de carte du monde… Un jour aussi, il n’y aura plus de Romalewsky.

— Seulement, ajouta Boris, Mariska, qui est en exil en France, notre enfant à tous les trois, la chère fillette que nous devons garder du malheur et du mal, pourra choisir librement sa voie. Elle ignore nos haines légitimes, nos projets, nos actions ; son cœur n’a pas saigné comme le nôtre… Elle pourra aimer, elle !

— Oui, dit Fédor, songeur, elle pourra se marier…

— Oh ! nous verrons plus tard… Nous avons le temps. Mariska a quatorze ans à peine…

La pensée de la mignonne fit sourire les trois frères. Mais ce fut bref. Boris, très grave, reprit :

— Je songe à une chose. Je ne puis garder ici mon laboratoire. À présent que toute liberté nous est ôtée, je serai soumis aux inquisitions des vainqueurs.

— Mais, où iras-tu ? Tu es ici au milieu de nos terres.

— Oh ! nos terres paieront maintenant l’impôt au maître du jour ; les fils de nos fermiers seront sous ses drapeaux.

— Ceci nous sera utile, Boris, répondit Fédor. Réfléchis. Les jeunes gens de nos propriétés seront de fidèles Kouraniens, tout en étant soldats de l’empereur Alexis. Avant de partir, ils passeront par nos mains.

— Comment ?

— Tu te souviens, n’est-ce pas, de l’antique association de l’Étoile Noire. L’E. N., comme nous disons ?

— Oui, une secte secrète, ennemie de l’empire…

— Depuis longtemps, j’y suis initié, annonça Fédor. À l’époque de mes études, à Aretow, on m’offrit de m’admettre au nombre des compagnons, des « joueurs », comme ils s’appellent, de même qu’ils appellent « salons » les assemblées de la secte. Je devins un des chefs de section, un « partenaire ». Je portai dès lors sur moi l’insigne de l’Étoile Noire.

Ce disant, le prince tira de sa ceinture une petite plaquette couleur d’ébène, sur laquelle se dessinait un pentagramme en acier poli.

— L’association est bien organisée, reprit-il, mais traquée, poursuivie, et chaque compagnon saisi est ou tué ou envoyé aux mines de mercure. Nous non plus, il est vrai, ne faisons pas de grâce… Le talion !…

— Eh bien ?

— Cette association va nous servir maintenant…

— En quoi ? Tu as juré de ne pas attenter à la vie de l’empereur.

— Oui, mais entre sa vie à lui et mes revendications à moi, il y a un monde. Je ne suis pas le seul chef, d’ailleurs, et je n’ai juré que pour moi… Donc, nos jeunes conscrits, avant de partir dans les régiments d’Alexis, viendront ici recevoir l’ordre des compagnons. Ils auront l’Étoile Noire, seront nos courtiers à la caserne. Ils distribueront clandestinement nos brochures, nos journaux de propagande. Ils mettront en un mot leur hostilité au service de notre cause.

— Et s’ils sont pris ?

— Plusieurs le seront certainement. Mais quelle cause n’a ses martyrs ? C’est même ce qui la consacre. Ce qu’il ne faut pas, par-dessus tout, c’est que notre imprimerie soit anéantie.

— Deux fois déjà, rappela Boris, les presses ont été saisies, brisées, et les ouvriers et patrons emprisonnés, envoyés au bagne. Et, continua Michel, un de nos libraires, Morritz, un fidèle, un dévoué, a été knouté jusqu’à la mort.

— C’est pour éviter ces malheurs, reprit Fédor, que j’ai organisé un navire-imprimerie. Sous l’allure mondaine d’un yacht de plaisance, le Stentor voyage d’une rade à l’autre, y dépose chez nos correspondants ses feuilles clandestines, composées dans l’entrepont, en pleine mer…

— Mais pour s’approvisionner ?

— Jamais au même point de la côte.

— Et les papiers du bord ?

— En règle. Écoute et comprends : sir Thomas Johnson, explorateur américain, navigue pour son plaisir, écrit ses observations, les imprime. Il a même créé : Trans-Navigation-Journal, feuille internationale des océans, qui se vend aux escales et en mer. Qui crois-tu capable de deviner un « partenaire » sous le flegmatique Yankee ?

— J’ai une idée, Fédor, proposa Boris. Tante Hilda possède trois îles bien disposées en triangle dans l’ouest levantin. Elle a son merveilleux palais sur l’Île Rose, mais l’Île Verte et l’Île Blanche sont désertes…

— Reconnues improductives.

— Non cultivées, plutôt. Et, d’ailleurs, que m’importe la culture ? Je veux installer mon laboratoire à l’Île Verte. J’y serai aussi libre qu’un goéland sur une crête, fier, souverain, et indépendant d’Alexis.

— Bravo !

— Pourquoi toi, Fédor, ne mettrais-tu pas ton imprimerie et tes « Jeux » dans l’Île Blanche ? Elle possède un port naturel. Nous aurions un câble sous-marin et secret avec le continent. Qu’en dis-tu ?

— Que l’idée est parfaite seulement, il faut la réaliser.

— Une réalisation est facile, quand le plan est bon.

— Oui, dit Michel, mais il nous faut des millions. Nos terres sont’ruinées pour plusieurs années, nos forêts ont brûlé, nos paysans sont endettés, misérables, incapables d’un effort.

— Je le sais aussi. C’est pourquoi, au lieu de pressurer ces malheureux, nous allons les aider. Notre fortune est largement suffisante encore.

— Mais il faut laisser intacte la part la plus grande pour notre petite sœur.

— Cette part-là est sacrée. Nous ne la toucherons jamais, sous quelque prétexte que ce soit.

— Il nous faut donc d’autres richesses pour servir nos projets et nos desseins, dit Michel.

— Oui, mon frère. Et pour cela, je compte sur la découverte que tu as faite au cours de notre exploration en Afrique.

— La mine d’or du Zambèze ! s’écria Boris.

— Sans doute. Il faut l’exploiter. Le monde entier l’ignore… Et le filon est à fleur de terre !

— Il y a longtemps que j’y songe.

— Toi qui aimes les aventures, Michel, qui as parcouru le continent noir avec la mission Hartoff, tu es déjà acclimaté.

— J’ai depuis longtemps le désir ardent d’y retourner… Vois-tu, Fédor, si je puis arriver à vous jeter par pelletées l’or et le diamant, je serai heureux de penser que j’accomplis ma tâche et mon rôle. Je voulais justement te conter mes premiers essais. Écoute.

— Hâte-toi, dit Fédor. Le jour va venir. Nous avons passé insensiblement la nuit entière près du cher mausolée.

Michel reprit :

— Lors de la dernière exploration, j’ai pu m’isoler de la compagnie Hartoff. J’ai pris avec moi deux nègres achetés à une tribu où on allait les torturer à l’occasion de la fête du sang, et je me suis enfoncé à travers la cordillère de la Chella.

» Après mille détours, je suis parvenu à ce lieu que toi et moi avions marqué lors de notre premier voyage. La hutte avait pourri, mais les graines de rocou semées par moi avaient poussé.

» Je pus donc aisément refaire le tracé primitif. Sur mon ordre, mes deux noirs se mirent à creuser avec des pierres plates ; et à l’aide de cartouches de dynamite que j’avais apportées, je pus faire sauter un bloc de roches crayeuses.

» Au-dessous existait ce que les indigènes appellent la mollassa, sorte de marne dangereuse où l’on enfonce indéfiniment. J’étais perplexe ; ce marécage m’empêchait de creuser, parce qu’à chaque coup de pelle le trou se comblait. Et je craignais de voir s’épuiser mes hommes.

» Heureusement, tout près, se trouvait un ruisseau établi par la saison des pluies qui régnait en plein. J’eus l’idée de dériver le courant. Quand il eut coulé quelques heures avec une impétuosité de torrent sur la mollassa, l’eau avait disparu et le roc lavé apparaissait au-dessous.

» Là, de longs sillons d’or marquaient leur coulée jaune. J’avais trouvé ce que je cherchais. De nouveau, je remis le ruisseau sur le gisement et je repris ma course en observant soigneusement mon chemin. J’irais maintenant là-bas les yeux fermés.

» Au retour, je découvris encore des gisements : certaines plantes m’avertirent, par leur présence, du terrain affectionné par l’or.

— Comment ?

— Oui, il y a des espèces de graminées qui recherchent les terrains aurifères, de même que l’eau de certaines sources donne un goût de métal révélateur. Je m’aperçus combien cette contrée était riche en filons d’or natif, et je revins rapidement, appelé par vous pour combattre en cette guerre maudite. Maintenant, je vais reprendre la pioche et la poudre de prospecteur.

— Tu monteras un bateau à nous ?

— Non, je m’embarquerai sur un paquebot allemand, qui me déposera au Damara-Land. Là, je suivrai par terre les affluents du Koubango et du Kounéné et j’arriverai en ce site perdu, où j’ai installé mes deux nègres. Ils ont dû y bâtir des huttes, rassembler des travailleurs, en un mot, me créer une petite colonie.

— Mais s’ils t’ont trahi ?… S’ils ont vendu ton secret ?

— Ils l’ignorent. Ils ont travaillé sans savoir à quoi. J’ai eu soin de leur faire semer des graines pour leur faire donner le change. D’ailleurs, sans moi, ils seraient morts dans d’atroces supplices, et s’ils retournaient vers leurs congénères, ce serait pour y subir ce triste sort. Ils m’ont offert de réelles preuves de dévouement.

— Comment feras-tu pour amener ton or à la côte ?

— Je prendrai des canots plats d’écorces, les canots indigènes ; je les ferai flotter à la saison des pluies jusqu’au Kounéné, qui débouche dans la baie des Tigres. Là, de nombreux paquebots passent. Ils emporteront mes premiers chargements. Ensuite, vous enverrez un de vos navires quand vous aurez organisé votre flotte. Moi, je construirai un port à Oroko. J’achète plusieurs milliers d’hectares aux Portugais, je serai donc chez moi…

— Mais les invasions des sauvages ?

— J’aurai un personnel que je gouvernerai à ma guise. Avec quelques piles électriques, quelques procédés chimiques, quelques ressources d’imagination employées à propos, je passerai pour un être surnaturel et je serai vite leur maître. Ne craignez rien, je saurai me tirer d’embarras.

— Le climat est affreusement malsain, mon cher sorcier.

— Oui, mais je suis aguerri, je me suis saturé de quinine au cours de mes explorations. Je suis rebelle à la fièvre, comme Mithridate l’était au poison. Puis nous avons là-bas, comme partout ailleurs, l’antidote à côté du mal.

» J’ai planté justement des baies de nature inconnue en France et que seuls les sauvages connaissent et nomment kyris. Elle poussent d’une curieuse manière, sur des tiges épineuses. Leur première formation se dessine en terre. Quand elles sont de la grosseur d’un pois blanc, elles paraissent à la surface et peu à peu s’élèvent sur une tige unique et hérissée de piquerons protecteurs de leur faiblesse.

» À mesure qu’elles montent, elles grossissent, brunissent, et quand elles sont parvenues, à deux mètres environ du sol et forment un épais buisson aux branches retombantes sous le poids du fruit, elles se détachent, mûres.

» Les sauvages recueillent ces baies avec soin et les emploient de trois manières.

» L’écorce, très ligneuse, est tissée et forme des liens, des courroies. La pulpe est une nourriture saine, farineuse, nourrissante. Le pépin est le remède souverain des maux de toutes sortes : écrasé, il produit une huile dont on panse les blessures ; mangé frais ou sec, il fortifie, aseptise, purifie l’estomac et l’intestin. La matière non employée de l’enveloppe, quand on la brûle, donne une fumée odorante, dont les émanations annulent les miasmes délétères.

— C’est une panacée merveilleuse ! Apportes-en en Kouranie.

— Volontiers, mais hors du sol et du climat natal, produira-t-elle ? Pas plus que nous au pays slave…

— Essaie toujours. Ce fruit étrange pourra entrer dans mes préparations chimiques. Apporte aussi du venin de cobra et du curcuma, son antidote.

— Je m’en souviendrai.

— Maintenant, frères, dit gravement Fédor, que chacun de nous se rende à son poste mais gardons ici notre berceau, notre cœur, notre pensée, nos résolutions inébranlables, et marchons avec foi vers l’avenir. L’Orient s’empourpre un peu ; voilà, au sommet du mausolée blanc, une lueur rosée.

— On dirait un sourire du ciel.

— En route !

Alors, les trois frères s’étaient séparés pour accomplir chacun son œuvre.

Depuis, Fédor avait parcouru le monde, noué des relations dans chaque capitale, propagé la doctrine et accru la secte des compagnons de l’Étoile-Noire dont il était devenu grand maître.

Il avait pu réaliser quatre fois déjà sa vengeance et jeter dans l’éternité quatre des assassins de son père et de sa mère.

En revanche, il avait créé d’immenses maisons de retraite et de charité. Les malheureux ne l’invoquaient jamais en vain.

Boris avait accompli à l’Île Verte et à l’Île Blanche des tours de force comme exploitation.

Le rocher inculte de l’île aux vertes algues s’était couvert de tamaris au milieu desquels s’élevait le singulier bâtiment, en forme de pentagramme, où il se livrait aux expériences fantastiques de la transmutation des métaux, où il reproduisait ou reconstituait, à des températures effroyables, des rubis et des saphirs, où il composait d’étranges liqueurs aux vertus surprenantes, occultes… étranges !

L’Île Blanche offrait l’aspect d’une cité ouvrière en pleine activité, pareille à une ruche.

Des maisons basses et blanches logeaient une centaine d’ouvriers. Au milieu s’élevait une fabrique sans cesse en marche. Un port et un canal, creusés à travers les couches crayeuses, amenaient les bateaux au quai de l’usine où d’immenses docks recevaient les matières premières à l’arrivée et les produits manufacturés au départ.

Autour de l’île, une ceinture de canons, allongés sur leurs affûts et cachés dans des touffes de tilleuls blancs, montraient, par certains vents écartant les branche, leurs bouches menaçantes.

Une série de torpilles dormantes, disposées en travers du triangle formé par les trois îles, en défendaient l’entrée.

C’était, pour les non initiés, un danger permanent.

Boris et Fédor Romalewsky avaient ainsi réalisé leurs plans de résistance et de combat.

Michel, lui, retirait des tonnes d’or du sol libéral et mystérieux de l’Angola, en Afrique. Il les chargeait sur des chalands plats, aptes à sauter les barrages et les cascades du Kounéné.

À la baie des Tigres, un va-et-vient d’échange avec le port de l’Île Blanche assurait un service de navires à voiles, armés en bateaux de plaisance.

Michel aussi avait accompli le songe énoncé la nuit des funérailles de ses parents bien-aimés.

Tous, ils s’étaient tenu parole.

Le personnel employé par les trois frères et la tante Hilda appartenait à la secte des compagnons de l’Étoile-Noire ; tous étaient liés d’un serment dont la violation eût été pour eux la mort.

Deux fois, seulement, des « joueurs » avaient été jugés par le Conseil Suprême de l’Ordre, et une double exécution avait eu lieu publiquement, au sommet de la falaise de l’Île Blanche.

Là, une colonne s’élevait avec ces mots :

« Ci-gisent deux traîtres. »

Et le cérémonial de leur forfaiture était entré comme une indicible épouvante dans l’âme de tous les assistants.