Le Prince Fédor/II/10

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et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 34-35).

X

VERS LES NEIGES

À la marée du soir, par un temps radieux, merveilleux de transparence, le Stentor quitta la baie d’Etchingen. Le comte Rumka, debout sur le port, envoyait de la main un geste affectueux et désolé…

Fédor Romalewsky y répondit de la dunette, et Roma, installée à l’arrière dans un rocking-chair, souriait à l’hôte si bon qui l’avait recueillie.

Près d’elle, Rosa, anxieuse aussi, effrayée toujours d’une nouvelle étape de vie.

Roma était vêtue de laine blanche, une casquette de yachting couvrait sa mousseuse chevelure.

Elle avait d’abord voulu adopter la robe noire de deuil, mais en la voyant paraître sous cette livrée austère avec son pâle visage et ses cheveux de neige, elle avait semblé si fantastiquement impressionnante, que Fédor et Rumka la supplièrent de revenir au blanc, également deuil et bien plus en harmonie avec sa beauté.

Très douce, Roma avait cédé.

Avant de partir, elle avait reçu du vieux comte un paternel baiser. Il lui demandait de revenir, de ne pas l’oublier, et elle avait promis par bonté sans trouver en elle-même de désir concordant, toujours indifférente et lasse de tout ce qui n’était pas l’introuvable, vague et pourtant latente sensation qu’elle cherchait.

Maintenant, selon la promesse de Fédor, on voguait vers Tornwald.

Le prince éprouvait quelque regret d’avoir inconsidérément cité ce nom, car le pays était bien éloigné, la route mauvaise, peut-être même dangereuse. Mais il n’y avait plus à reculer, la jeune femme voulait aller là-bas.

Sa nature, pourtant, ne montrait aucun entêtement. Elle cédait aisément mais lui causer l’ombre d’un souci, d’une déconvenue, ne pouvait venir à l’esprit de son tuteur. Il espérait, par sa patiente douceur, la conquérir.

Car ce cœur hautain, rongé de haines patriotiques et de vengeances personnelles et filiales, avait vibré d’amour devant cette jeune femme si adorablement belle, au charme irrésistible.

Il oubliait qu’Yvana était un otage. Il ne songeait qu’au bonheur de sa présence. Il ne rêvait que de lui faire une vie douce, pleine de quiétude et de joies… Il étouffait ses remords.

Malgré son avatar étrange, sa presque réincarnation, Roma avait conservé l’allure remplie de dignité fière. Son attitude, ses actes accomplis machinalement, par les réflexes, en quelque sorte, conservaient l’empreinte d’autrefois.

Il était impossible de ne pas sentir, en l’abordant, un être supérieur excluant toute familiarité, mais imposant par sa bonté visible. Et le charme spécial qui émanait d’elle se résolvait en un sentiment invincible d’attirance.

Son ascendant souverain était une force infiniment prenante.

Ceux qui l’avaient vue ne pouvaient l’oublier ; son départ d’Etchingen avait été un deuil.

Les premiers jours de la traversée furent agréables. L’eau restait calme, transparente, ridée à peine sous un souffle frais.

Roma aimait la mer, le balancement léger allait à son rêve. Elle lisait sur le pont, attentive, cherchant sous les choses le mystère caché, essayant sans cesse de deviner, de saisir, à travers le voile épais qui embrumait ses souvenirs, un peu de clarté.

Un jour, carte en main, elle alla trouver son tuteur, qui travaillait sur le rouf dans une sorte de cabine de toile qu’il s’était aménagée, à un ouvrage de science.

Il consignait ses observations et en faisait de remarquables sur les pressions des grands courants, il étudiait les différentes espèces de poissons qu’il remontait avec ses sondes.

Il la vit entrer et sourit, toujours heureux quand elle lui donnait une preuve quelconque d’attention, sinon de sympathie.

— Tenez, dit-il, voyez les choses curieuses. Je viens de ramener un animal sans yeux. Voici une espèce de crustacé que je crois pouvoir ranger dans le groupe des galathées. Ses yeux ne sont représentés que par une simple épine, dernière trace du pédoncule qui, chez le homard, par exemple, porte l’œil à son sommet…

La bête était bizarre, en effet.

— Cet animal, poursuivit Fédor, vit a une telle profondeur que la lumière n’y pénètre pas. Aussi se traîne-t-il sur les fonds vaseux… Voyez cette autre espèce de crevette, ses pattes sont plus longues que son corps. Quelle singulière couleur ont ces bêtes !

— Mais, fit Roma, comment mangent ces poissons, s’ils ne voient pas clair pour chasser ?

— Aussi restent-ils sans presque remuer. Leur bouche est énorme ; leurs dents, avancées en avant, sont préhensives. Ils attendent que les nombreuses proies mortes qui tombent constamment à travers les eaux arrivent à leur niveau. Ils les happent, et leur estomac est si dilatable qu’ils parviennent à avaler des organismes plus gros qu’eux. D’autres espèces, tels les oursins, se contentent d’avaler la vase, d’où leur estomac parvient à extraire et à s’assimiler les parcelles rudimentaires. Ces animaux vivent à quatre et cinq mille mètres de profondeur.

— Jusqu’à quelle profondeur peut pénétrer la lumière du soleil ?

— À peine cinq cents mètres. Mais, vous n’êtes pas venue me demander une leçon d’histoire naturelle, n’est-ce pas ? acheva le prince en souriant.

— Non. Seulement cela m’intéresse.

— Vous aimez la science ?

— Je sais si peu de choses !… Ce que j’étais venue solliciter de vous, Fédor, c’est de relâcher un moment à Arétow. Nous passons devant la ville, d’après cette carte.

Le prince laissa sa plume, posa son regard soudain sérieux sur le visage intelligent de sa pupille.

— Pourquoi ? C’est un détour, et nous arriverions là dans une triste saison.

— Pourquoi ?… Je n’en sais rien… Une chose m’y attire… Je voudrais entrer dans la capitale d’Alaxa. Je ne puis m’expliquer ce que je ressens, mais mon cœur est poussé vers Arétow, comme ce bateau par le courant.

— Écoutez-moi, chère enfant, vous pouvez croire un vieil ami comme moi, très expérimenté, sincèrement attaché à votre bonheur. Vous vous laissez entraîner par des impulsions, non par des raisonnements. Vous allez au-devant d’un mal moderne et pénible, appelé neurasthénie, et qui est une faiblesse cérébrale. Vous rêvez trop…

— Je ne puis faire que des rêves, puisque je n’ai pas la réalité du souvenir. Vous ne pouvez juger, vous qui savez vos étapes de vie, ce qu’il est pénible d’avoir derrière soi un grand mur sans horizon !… La plupart des pensées, observez-le sur vous, oncle Fédor, sont des rappels, et c’est fort simple puisque l’avenir ne peut être que des suppositions.

— Mais il vous reste le présent…

— C’est ce présent qui me fait vous prier instamment de vous arrêter à Arélow. Y consentez-vous ?

— Non.

— Même si je le veux ?

Fédor voulut prendre les mains de la jeune femme, essayer avec une caresse, une douce persuasion.

— Ne me touchez pas ! fit-elle. J’ai horreur de tout contact. Quel motif avez-vous pour craindre de stopper dans un port aussi sûr ?

— Je ne crains rien. J’ose tout, sauf vous déplaire. Écoutez-moi, ajouta-t-il avec plus, de bonté, cette escale au pays des vainqueurs nous met chez nos plus mortels ennemis… et me causerait à moi une cruelle torture. Nous n’avons pas de passe-port, il nous faudrait solliciter un visa de séjour pour quelques heures.

— Vous me donnez souvent des conseils, prince. Permettez-m’en un à mon tour. Votre âme est ulcérée, vous avez souffert dans vos fibres intimes ; mais Dieu a pardonné aux bourreaux de son fils… Ne pardonnez-vous pas à ceux de votre père ?

— Je ne suis qu’un homme, Roma, je n’ai pas devant moi l’éternité, mais quelques jours… et je ne suis pas parfait comme Dieu.

— Il ne pardonnera qu’à ceux qui auront pardonné, Fédor, ne l’oubliez pas.

— Enfin, Roma, je suis votre serviteur et, je ferai ce que vous souhaitez, vous suppliant seulement de ne pas m’imposer plus d’une journée de séjour au milieu de cette ville triomphante de toutes mes douleurs.

— C’est entendu.

— Je vous conduirai à la cathédrale, où vous verrez, parmi les trophées de gloire, nos drapeaux troués. Dans ce port splendide, vous remarquerez nos vaisseaux capturés, battant maintenant pavillon aux trois couleurs : d’azur, de sable et d’argent, au lieu de notre lion de gueule sur champ d’or.

— Quand arriverons-nous ?

— Probablement demain.

— Je vais faire changer nos papiers de bord, puisqu’ils ne portaient pas cette escale, et mettre le cap à l’est. À votre réveil, Roma, vous apercevrez les tours et les clochers, les magnificences du palais impérial.

D’elle-même, Roma tendit la main au prince.

— Merci ! dit-elle simplement.

Ce fut vers midi que le Stentor doubla le promontoire de l’Aigle, où se voyait la pointe extrême des rochers : le Nid d’Aigle, résidence temporaire de l’empereur.

Appuyée au bastingage de bâbord, la jeune femme suivait, les yeux noyés de larmes, le cœur battant, ce passage au ras des côtes.

Le navire arrivait à point ; le pavillon de marée, avec sa flamme en dessus, indiquait la marée montante.

Fédor fit arborer à côté de son drapeau personnel noir et rouge, représentant les couleurs de son blason, le drapeau d’Alaxa, puis les signaux conventionnels demandant l’entrée du port et un pilote. Après, il mit en panne.

L’hémicycle de la ville se présentait en amphithéâtre sous un soleil froid, mais clair ; les navires rangés à quai portaient tous pavillon de la marine impériale.

Par un hasard étrange, les cloches de la cathédrale se mirent à carillonner, et leurs accords, apportés par une brise de terre, vinrent frapper de leurs ondes le pont du bateau.

Fédor, près de sa nièce, regardait avec une angoisse profonde l’expression de la jeune femme. Il vit frémir ses mains, briller ses yeux ; une faible rougeur teinta ces joues pâles.

— Oh ! ces cloches ! dit-elle.

Alors, le prince, lui aussi, frissonna. Son regard durcit, sa figure refléta une volonté puissante ; il posa ses prunelles dorées, aux éclairs fluidiques rayonnants, sur celles de la jeune femme, et il dit lentement :

— Vous n’avez jamais entendu ces cloches, Roma ; vous n’êtes jamais venue ici. Tous ceux qui habitent cette cité de sang sont vos ennemis.

Alors, une tristesse plus grande tomba sur le visage, si ardemment extatique l’instant d’avant. Roma courba le front vers la mer.

Le pilote montait à bord, suivi d’un douanier et d’un homme de la police. Le capitaine présenta ses papiers, le policier les visa avec courtoisie :

— Le yacht du prince Romalewski peut entrer dans les eaux d’Alaxa, dit-il, et y demeurer à sa convenance.

Aussitôt, la machine, de nouveau actionnée, reprit son élan et, vers quatre heures du soir, le bateau se rangeait à quai, précisément derrière le Brise-Lame, yacht particulier de l’empereur.

Le prince Fédor s’approcha de sa nièce, lui jeta sur les épaules une mante noire doublée d’hermine, et lui offrit la main pour descendre à terre.

Il se dirigea tout droit vers la station de voitures toute proche du quai.

— Veuillez monter, dit-il. Nous profiterons, si vous le jugez à propos, des deux heures de jour que nous avons encore. Où dois-je dire de nous conduire ?

— Je veux voir d’abord le palais impérial.

Très ému, Fédor transmit l’ordre au cocher. Les dents serrées, il ne parlait pas, sa compagne non plus. Elle regardait par la portière les rues animées, propres, bordées de magasins splendides.

Quand le landau déboucha sur la place Impériale, au fond de laquelle apparut soudain le palais de l’empereur, Roma porta les deux mains son front, le pressa fortement, puis eut un grand soupir et retomba comme brisée au fond de la voiture.

Fédor la fixait de son étrange regard, acéré maintenant, comme un regard d’aigle.

Le drapeau au sommet du palais était en berne ; un crêpe noir le couronnait.

Des courriers, des équipages passaient, des soldats de la garde aux uniformes blancs frôlaient le fiacre où deux malheureux cœurs se tordaient de douleur.

Roma regardait avec des yeux de rêve. Fédor avec une expression de haine féroce.

— Arrêtez, dit la jeune femme par l’acoustique qui reliait l’intérieur de la voiture au cocher. Je descends, Fédor, ajouta-t-elle, en se tournant vers lui. Attendez-moi.

— Je vous suis, répondit le prince avec décision.

Il l’obligea à lui donner le bras. Ils firent le demi-tour de la grille qui entourait le palais, du côté extérieur.

Roma marchait très vite, presque courant ; elle contournait d’instinct le parc établi derrière le château et dont les arbres surplombaient les piques de fer doré de l’enceinte.

Elle ne s’arrêta qu’à une claire-voie, précédée d’un saut-de-loup.

Là, que se passa-t-il ?

Un enfant jouait sur la pelouse. Des gardes du corps se promenaient dans l’allée, à l’intérieur. Plusieurs femmes veillaient sur le petit garçon.

Roma vit ce tableau, tomba à genoux, les bras tendus vers l’enfant.

Le factionnaire de planton au dehors s’approchait. Le prince Fédor n’eut que le temps de relever sa compagne, inerte, évanouie, et de l’emporter jusqu’à la voiture.

— Au port ! ordonna-t-il d’une voix altérée.

Une heure plus tard, le yacht levait l’ancre.

Rosa avait couché sa maîtresse et veillait anxieusement sur elle.

Fédor, nerveux, arpentait le pont