Le Prince Fédor/II/14

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et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 39-40).

XIV

NOUVELLE ÉTAPE

Le Stentor descendait vers le sud. L’air s’adoucissait sensiblement.

Bien abritée, la jeune femme était de nouveau assise sur le pont, Fram, son chien fidèle, tout à côté, ses bons yeux roux fixés sur elle.

— Où vais-je aborder en France ? se demandait Fédor, anxieux.

Et mentalement, il cherchait.

Enfin, il prit une carte et vint près de sa nièce, dont l’attitude vis-à-vis de lui s’était légèrement modifiée depuis le voyage de Tornwald.

— Où voulez-vous choisir votre résidence d’hiver, ma chère enfant ? interrogea-t-il.

— Où vous voudrez. Je croyais que nous allions à Paris.

— J’ai réfléchi. L’air de Paris n’est pas doux ; l’hiver, la vie y est bruyante. Maintenant que je devine mieux vos goûts, il me semble que la liberté de la campagne vous plairait davantage.

— Oui, je la préfèrerais.

— Voulez-vous passer quelques semaines à Pau ? C’est un chemin exquis à parcourir. L’horizon des Pyrénées est splendide. De là, nous prendrons un parti pour la saison.

— Tout m’est égal.

— Ne dites pas cela, ma chère Roma. Si vous saviez combien votre indifférence me fait mal !

— Pourquoi, Fédor ? Je suis résignée à vivre le mieux possible une existence sans but… à être comme une boule que le vent roule au hasard.

— Il peut y avoir pour vous des jours très heureux, ma douce petite amie. Il faudrait arranger en vous-même un autel où vous placeriez quelques affections vraies.

— Où en prendre ? Je n’ai plus de parents, m’avez-vous dit…

— Sauf moi et les miens.

— Sans doute, et je vous sais gré de vos inlassables bontés… Mais nos existences sont totalement différentes ! Je suis même pour vous, je le pense souvent, un embarras.

— Oh.

— Vous croyez avoir vis-à-vis de moi un devoir ; je ne voudrais pas qu’il fût incompatible avec votre bonheur.

— Il ne l’est pas. Il est pour moi d’un charme infini… Je ne songe qu’à vous, d’ailleurs. Peut-être un jour — nul ne sait les surprises de l’avenir — pourrez-vous vous refaire un foyer.

— Tous les éléments manquent pour cela. Un foyer se compose du père, de la mère et de l’enfant. Or, j’ai perdu l’un et je n’ai pas eu l’autre, avez-vous dit… À mon foyer détruit que reste-t-il ? Ce chien…

Elle montrait Fram allongé de tout son long sur le tapis.

— Fram est quelque chose, continua-t-elle ; il me comprend, je vous assure qu’il me sourit… Tenez, je viens de le nommer, il a retroussé ses lèvres, ses yeux ont brillé, il a eu une mimique expressive de joie.

Fédor ressentit au fond de lui un attendrissement. Il prit la petite main de sa nièce, et, lentement, la baisa.

— Un jour, vous serez heureuse, Roma. Dieu le voudra, dit-il d’une voix grave.

Et il sortit pour se reprendre, car il sentait par trop s’amollir en sa conscience la fibre vengeresse.

Dès l’arrivée à Pau, à l’hôtel, Roma éprouva un bien-être. Cette terre hospitalière de France, cette ville enchanteresse imprégnaient son être de paix.

Elle aima tout de suite la superbe terrasse dominant l’horizon sans fin des Basses-Pyrénées…

Sa santé se fortifiait. Elle perdait un peu de sa pâleur de lys : ses yeux s’animaient ; son sourire plus facile dégénérait en rire, parfois…

Avec Fram, elle faisait de délicieuses promenades, et quand Fédor l’accompagnait, lui racontait l’histoire de Gaston Phébus aux cheveux de soleil pour en venir aux prouesses d’Henri IV, elle oubliait presque la douleur de vivre.

Le prince était un causeur érudit et charmant. Il savait instruire sans ennui, à propos ; et comme il avait affaire à une intelligence neuve et merveilleusement assimilable, il éprouvait un charme sans cesse grandissant à ensemencer ce sol vierge.

Roma lisait beaucoup. Le prince avait soin de lui choisir des lectures intéressantes et distrayantes.

L’hiver s’accomplit très calme. Les voyageurs de l’hôtel ne s’occupèrent point de ces hôtes de passage qui ne les remarquaient même pas.

Au mois de mai, le prince dut se rendre à l’importante réunion des compagnons de l’Étoile Noire. Il lui était pénible de laisser Roma seule à l’hôtel avec Rosa et son chien. Il songea à lui trouver une dame de compagnie digne de son intelligence et de son éducation.

Son choix se fixa sur la veuve d’un commandant, Mme de Riffemont, femme éminemment distinguée et d’âme délicate, que des revers successifs avaient réduite à une situation précaire. Elle avait été très chaleureusement recommandée au prince Fédor par la propriétaire de l’hôtel.

De tenue parfaitement correcte en sa simplicité, d’extérieur très sympathique, Mme de Riffemont plut tout de suite à Roma.

Lorsque Fédor la présenta à sa pupille, au premier regard, au premier rayon de leurs yeux se choquant, l’arrivante et la fière jeune femme se comprirent.

Toutes deux eurent un sourire. Roma fit asseoir la veuve du commandant.

— Je viens vers vous, madame, pour essayer de combler un vide, dit Mme de Riffemont avec une dignité gracieuse. Vous avez besoin d’une dame de compagnie ?… Je serai heureuse de vous offrir tout mon dévouement.

— Merci, répondit Roma simplement, en lui tendant la main. J’ai surtout besoin d’une amie ; voulez-vous, le devenir ?

— Je l’espère, madame. Vous aimer me sera doux, après les épreuves que je viens de traverser.

— Vous avez donc souffert, vous aussi ?

— J’ai perdu tragiquement un mari adoré, puis mon père, le comte de Rambure, après qu’il eut, hélas ! englouti notre fortune en de folles entreprises sportives et de coûteux essais dans le domaine de l’automobilisme électrique.

— Pardonnez-moi. Je réveille de douloureux souvenirs.

— Je vis avec eux, madame. La souffrance n’est-elle pas le lot de toute créature humaine ?

Dès le lendemain, Mme de Riffemont entrait en fonctions auprès de Roma, qu’elle sut gagner définitivement. Son tact inné lui avait fait deviner tout de suite à quelle femme supérieure par la naissance et par le cœur elle devait tenir compagnie. Cette situation de confiance devint un bonheur pour la pauvre déshéritée.

La semaine suivante, le prince Fédor Romalewsky trouva à acheter une villa que l’on disait splendide, située dans l’Auvergne, au milieu de ce merveilleux panorama d’un pittoresque si varié.

Fédor pensa qu’en cette délicieuse solitude Roma pourrait se plaire, en compagnie de la femme d’élite que Dieu avait mise sur sa route.

Et, en effet, ce fut avec une satisfaction réelle et ingénue que l’ancienne impératrice Yvana s’installa à Tourleven, près de Volvic, au centre des monts d’Auvergne.

De son côté, Fédor, rassuré et libéré de son doux mais en même temps cruel servage, put reprendre ses habitudes de voyages et de travail. Il put poursuivre ses projets de vengeance, faisant néanmoins de fréquentes apparitions auprès de sa bien-aimée pupille.

Depuis six ans, l’existence, ainsi réglée, n’avait pas varié.