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Le Prince Fédor/II/16

La bibliothèque libre.
et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 41-44).

XVI

LA VOYANTE

L’automne, la douce saison calme, entrait par la porte-fenêtre de la salle à manger de Tourleven.

Des feuilles rouges de vignes et de pêchers, chassées par le vent, venaient se poser comme des oiseaux sur la natte d’alpha tressée, où elles mettaient une note plus chaude.

Trois convives seulement étaient à table : le prince Fédor Romalewsky, sa nièce, et entre eux, Mme de Riffemont.

Le maître d’hôtel servait sans bruit, Fram assis près de sa maîtresse, attendait, confiant, les gâteries qui tombaient à chaque service dans sa gueule ornée d’un râtelier à faire rêver les intrus.

— Quelles sont vos intentions pour cet après-midi, ma chère Roma ? demanda le prince.

— Descendre à Châtel-Guyon, et aller à l’hôtel où sont les Montflor.

— Cela vous amuse ?

— Un peu. Il y a là deux fiancés intéressants. Deux êtres qui s’aiment, c’est toujours joli. Voulez-vous venir avec moi, Magda ?

— Si vous n’avez pas besoin de moi, non, chère madame ; je n’ai pas encore ouvert ma malle.

— C’est juste. Vous rentrez de voyage. Reposez-vous.

— Si vous voulez de moi, je vous accompagnerai, dit Fédor. Songez que je vais bientôt partir.

— Cela ne changera guère vos habitudes : vous êtes toujours entre deux voyages.

— Oui, puisque ma vie est arrangée ainsi.

— C’est vous qui l’avez arrangée ainsi, dit Roma un peu amère. N’avez-vous pas même arrangé ma vie à moi ?

— Ingrate ! répondit le prince. Ne cherché-je pas en tout votre intérêt et votre bonheur ?

— Peut-être !… J’ai, en effet, extérieurement, tout ce qui pourrait rendre heureuse une autre âme. Mais est-ce ma faute, s’il y a un trou dans mon cœur ?… un trou noir d’où jamais ne jaillit une étincelle ? La nuit, je rêve des choses étranges, impossibles. C’est comme un dédoublement d’existence ; je suis ailleurs, je ne suis plus moi…

Fédor s’irritait.

— Ne creusez donc pas éternellement votre âme ! Vous usez vos facultés à force de psychologie, le mal triste. Vous manquez de distractions, ici. Cet hiver, j’ai résolu de vous mener à Paris, de vous conduire au théâtre, aux concerts. Vous visiterez les expositions d’art, les magasins ; ce seront de nouveaux éléments de pensées.

» Et, ajouta-t-il mentalement, après six ans, je pense qu’il n’y a aucun danger de rencontrer des compatriotes… L’oubli va vite !… »

Roma répondit d’un air las :

— Je ne tiens pas à aller à Paris. Je ne m’ennuie jamais. La souffrance que j’ai, ancrée en moi, me suit partout… C’est comme si mon cœur mourait de faim.

Agacé, Fédor chercha une diversion en portant ses yeux sur le parc.

— Tiens, dit-il, voilà un cycliste qui escalade nos lacets. Il a un véritable mérite et de solides jarrets pour aborder une pareille pente. Eh ! il me semble reconnaître notre chauffeur malheureux de l’autre jour.

— Pourquoi vient-il à ce moment de la journée ? Il est à peine une heure.

Georges Iraschko venait de sauter de machine devant la porte grande ouverte donnant sur la terrasse. Il avait en mains un paquet de journaux.

Il entra simplement :

— Pardon, dit-il, j’espère ne pas vous déranger, madame. Mais, fidèle à mon rôle de début, je joue encore en ce moment le courrier. Toujours le sport !

— Avec une variante de véhicule, dit Roma en souriant, pendant que Georges et le prince, échangeaient une poignée de main.

— Asseyez-vous et prenez une tasse de café. Avez-vous déjeuné ?

— Oui. Il y a une demi-heure. Je suis venu sur ma machine pour vous prévenir à temps.

— De quoi ?

— Vous avez bien voulu annoncer votre visite à notre amie Mme la marquise de Montflor… Elle avait complètement oublié de vous dire que nous devions partir au lac de Tazenat et elle a craint que vous n’arriviez en son absence à son hôtel. Alors, moi, j’ai saisi l’occasion de me montrer une fois de plus votre serviteur, madame, Je suis le messager de nous tous pour vous prier de vous joindre à nous dans cette promenade.

— Acceptez, Roma, acquiesça Fédor, heureux de la diversion qui s’annonçait pour la jeune femme. Je suis sûr que vous n’êtes pas encore allée jusque-là ?

— C’est vrai. Alors, veuillez faire atteler, prince.

Et, se tournant vers Georges :

— Nous vous emmènerons, monsieur.

— J’avais bon espoir en votre amabilité pour nous faire le plaisir d’être des nôtres, madame. J’ai avisé Mme de Montflor et sa fille que nous les retrouverions là-bas. Maintenant, voici vos journaux, prince.

— Facteur à présent ? fit Roma.

— Parce qu’en bas de votre parc sur la route, à l’endroit néfaste — où vous savez — le pauvre diable de facteur s’était jeté avec sa bicyclette sur une pierre coupante, et je l’ai trouvé là, en panne, essayant de boucher la fissure de son pneu.

— Je devine la suite.

— Me voyant prendre vos lacets, il s’est écrié :

« Dites donc, confrère, je suis en panne, vous voyez. Puisque vous montez à Tourleven, portez donc les journaux, voulez-vous ? Comme ça, on n’attendra pas là-haut… » J’acceptai de grand cœur la commission du messager aux pieds nickelés.

« Et voilà, madame, comment je suis chargé d’un service d’État, investi d’une mission officielle. »

Roma souriait, prenait les gazettes.

— Il y a des journaux d’Arétow, à ce que j’ai vu, dit le jeune homme, d’Arétow, notre patrie…

Il dit ces mots avec une intonation très douce, voulant évoquer entre eux un lien.

— Il y a même des feuilles de nuances très différentes, accentua Fédor. Je lis, moi, l’Avenir du Monde. Et ma nièce s’est abonnée, je ne puis comprendre pourquoi, à la Voix du Jour, qui est le Moniteur officiel de l’empire.

— Tandis que l’Avenir est le journal d’opposition, fit Georges… Je reçois, moi, le Bulletin de la Cour. Je me fais suivre à toutes postes restantes, où je dois passer, par mon courrier. De la sorte, je sais les nouvelles et demeure au courant des ordres de service.

— Vous avez sur vous ce journal, monsieur ? demanda Roma.

— Non, madame. Mais s’il vous intéresse, je cours le chercher.

— Pas si vite. Vous me l’apporterez à une de vos visites.

— En quoi ce journal spécial peut-il bien vous intéresser, Roma ? insista Fédor.

— Cela m’intéresse, mon oncle, je ne saurais vous dire pourquoi, mais c’est ainsi. J’aime tout ce qui est militaire, impérial…

— Tenez, dit Mme de Riffemont, qui avait déplié la Voix du Jour, voici un cliché de la grande revue de septembre à Arétow, voyez. Cela doit être superbe, un pareil déploiement de soldats symétriques et brillants.

— Et tellement inutiles ! dit Fédor en haussant les épaules. Une parade écrasante pour les pauvres diables qui en font les frais ! Écoutez ce que dit l’Avenir du Monde :

« Jeudi a eu lieu la grande exhibition annuelle de la revue. Le maître absolu, l’homme de bronze est arrivé à cheval, suivi de son lionceau déjà altier comme son digne père, et par ses acolytes empanachés. Il a parcouru le front des troupes, a terminé par ses phrases creuses habituelles après le flon-flon de la musique, et… »

— Oh ! c’est odieux ; s’écria Georges, frémissant ; j’en ai vu, moi, de ces revues… Le peuple est enthousiaste, les régiments sont fiers et joyeux, l’empereur est juste et bon… Quel mal font des récits pareillement dénaturés !

— Ils éclairent. Il faut à toute balance un équilibre, riposta Fédor.

— Voici maintenant la contre-partie, dit Mme de Riffemont. C’est la Voix du Jour qui parle :

« La revue de septembre a eu lieu sous un soleil resplendissant d’automne ; les troupes, d’une tenue parfaite, respiraient la force calme et confiante. Sa Majesté l’empereur Alexis est arrivé à cheval, suivi pour la première fois de Son Altesse Impériale le jeune prince Rorick, qui a été longuement acclamée.

« L’enthousiasme populaire fut porté à son comble quand l’empereur, après avoir parcouru les lignes, exprima sa satisfaction d’un pareil ensemble et accorda des récompenses en annonçant une grande fête militaire dans les casernes en l’honneur du prince Rorick, dont on célébrait le dixième anniversaire.

« Dans la soirée, Son Altesse Impériale a parcouru les casernes, où un repas de gala était servi aux soldats. Il se mêla à eux, causant avec la simplicité digne et naturelle de sa race vieille de huit siècles… »

Roma dévorait des yeux la lectrice… Une flamme brillait dans ses larges prunelles de velours, tandis que l’émotion — une émotion inexplicable — faisait battre son cœur.

— Encore ! dit-elle quand Mme de Riffemont s’arrêta. Parlez encore du prince Rorick… Je l’ai aperçu à Arétow, dans le parc du palais… Il était beau… adorable, cet enfant… aux longues boucles sombres, aux yeux illuminés de naïves tendresses…

Et la jeune femme, comme en rêve, semblait évoquer une image qui la bouleversait d’un étrange et mystérieux émoi.

Elle regardait au loin, en extase…

Nerveux, Fédor s’approcha de Roma et lui prit le bras. Il comprenait ce qui se passait en cette âme inquiète, tourmentée, qu’un reste de l’ancien « moi » faisait vibrer d’un amour lointain, comme enseveli, et dont quelques étincelles venaient de jaillir des cendres lourdes qu’avaient jetées la volonté et la haine des Romalewsky…

Il lut en Roma et il voulut l’arracher au songe.

— Venez, ma chère nièce, fit-il. La marquise de Montflor doit nous attendre au lac. Ne voulez-vous pas vous préparer ?

Sans répondre, comme une automate, Roma se leva et, suivie de Mme de Riffemont, elle gagna sa chambre.

Sa fidèle camériste, Rosa, lui passa un léger costume de batiste écrue, ajouré de broderies de Tananarive, lui présenta un chapeau souple de Panama orné d’un foulard blanc à pois bleus, lui boutonna des bottines de chevreau blanc claqué de vernis jaune et lui offrit des gants de peau de Suède crème.

Mais Roma était loin de sa toilette. Ces détails lui importaient peu. Elle se laissait habiller… Son esprit retournait au palais d’Arétow, où le bel enfant qui jouait auprès des dames d’honneur lui avait causé une si violente émotion…

Tout à l’heure, pourquoi cette simple évocation du prince impérial lui causait-elle une si poignante angoisse ?…

Roma ne pouvait comprendre… Et pourtant elle essayait d’analyser, d’expliquer… de déduire… Son cerveau se débattait dans une sorte de chaos, de cauchemar, de nuit sinistre, où tout se confondait, se déformait : souvenirs, images, pensées, tendresses, élans !…

Elle sentait que derrière cette nuit il y avait une lumière resplendissante, un passé radieux…

Mais elle avait beau concentrer toute sa volonté, toutes ses forces psychiques, elle ne parvenait pas à sonder ce passé, à relier ces fils ténus, imprécis…

Et cette inutile tension de tout son être vers un mystère implacable, à peine pressenti, était atrocement douloureuse.

— Laissez-moi, Rosa, dit enfin la jeune femme lorsqu’elle fut prête…

Et elle vint s’accouder sur la cheminée de sa chambre où, dans deux cadres dorés, vivaient les regards de deux photographies…

Fiévreuse, elle contempla ardemment les deux figures : celle d’un homme vêtu d’un uniforme militaire, superbe de prestance, et celle d’un enfant aux traits ingénus et charmants…

On eût dit qu’à force de vouloir elle cherchât à arracher aux deux portraits, qui l’impressionnaient si fort, leur secret.

Elle était absorbée au point qu’elle n’entendit pas frapper à sa porte plusieurs fois et fut surprise par l’intrusion brusque de son oncle.

— Les chevaux s’impatientent, Roma, ne venez-vous pas, mon enfant ?

À ce moment, il aperçut sur la peluche de la tablette de cheminée les deux photographies. Il comprit, pâlit de colère, eut un geste pour saisir les portraits, les briser…

Roma se plaça devant Fédor, menaçante :

— Ne les touchez pas !… Je suis ici chez moi… Je ne veux pas que vous osiez ainsi m’épier… Je ne veux pas… Entendez-vous ?

Elle était haletante d’émotion, de colère.

Il réprima un geste violent.

— C’est de la folie d’avoir dans votre chambre les photographies de nos pires ennemis… de ceux que je hais !… Prenez garde !

— Pour moi ou pour eux ? fit-elle, agressive.

— Pour tous ceux que je hais… Ne savez-vous pas que j’ai sans cesse devant les yeux les drames de Kouranie, les horreurs que cet homme dont vous admirez le portrait a ordonnés… Mon père, ma mère assassinés par ses ordres…

— Non par ses ordres, par ses soldats, peut-être… Et puis, que vous importent mes préférences ? Moi, d’instinct, je l’aime, votre empereur, votre ennemi, et j’adore ce petit Rorick, si beau, si brave, déjà… Que m’importent vos rancunes et vos haines, à vous qui vous imposez à moi… qui me racontez mon histoire ? Dites-vous vrai ?… Suis-je ce que vous dites ?

Stupéfait, Fédor ne répondit pas. Une indicible fureur montait en lui.

— Vous prenez à tâche de me braver, Roma, fit-il. Je vous le répète, prenez garde !

— Fédor ! Ne menacez pas, c’est inutile… Vous savez que je ne crains rien. Je ne tiens même pas à la vie… Je vous en veux presque, à vous et à votre frère Boris, de m’avoir arrachée à la mort.

— Ingrate !

— Vous avez rendu la vie à mon corps… mais ma pensée et mon cœur sont morts… Est-ce vous qui avez éteint mon intelligence ?

Fédor arpentait nerveusement la chambre.

Ses doigts craquaient, il les serrait si fort, que la pierre d’onyx sur laquelle étaient gravés ses armes, jaillit du chaton d’or qui la griffait dans une bague. Ses lèvres tremblaient.

— Votre cerveau est réellement malade, Roma. J’excuse votre exaltation, car vous n’êtes pas responsable.

— Je ne veux pas de pitié. Je suis libre d’aimer qui me plaît, sans vous reconnaître le droit de contrôler mes sentiments. Ce dont je ne suis pas responsable, c’est d’aimer vos ennemis, cette belle et noble figure d’Alexis et celle de son adorable fils… et de sentir parfois que je vous déteste vous-même !

— Vous prenez plaisir à me torturer ; ce n’est pas digne de votre cœur, bons pour tous… Vous savez que le but de ma vie a été désigné, invariable, par un passé de malheur. Vous refusez de vous y associer, soit. Mais ne me bravez pas.

— Laissez-moi, fit la jeune femme.

— Vous venez de faire saigner la plaie jamais fermée de mes souvenirs : je viens de revivre, grâce à vous, une scène atroce. Mais cette douleur a noyé ma colère. Venez vous promener, Roma ; oubliez, pardonnez une vivacité qui a son excuse.

Elle le suivit sans répondre.

Un dernier regard en arrière lui montra les fiers yeux bleus des deux portraits qui lui souriaient.

Les chevaux auvergnats étaient excellents ; ils enlevaient les côtes au petit trot, au trot de promenade.

Assise à droite du prince Fédor dans la victoria, Roma admirait vaguement un horizon apaisant immense et calme, tout panaché de nuances d’automne.

Georges Iraschko, en face d’elle, prenait des instantanés photographiques.

— Adorable, cette promenade en voiture, dit le prince pour rompre le silence embarrassant.

— Oui, mais ça ne vaut pas l’auto.

— Même quand elle vous laisse en plan.

— C’est là l’accident, l’exception, prince.

— Une exception un peu trop fréquente.

— Sur dix pannes, neuf sont imputables à l’inexpérience des chauffeurs.

— Vous faites votre mea culpa !

— Si vous voulez… N’empêche que l’automobile, tout en étant le dernier cri du sport, est le summum de l’agrément pour le touriste.

— En quoi, je vous prie ?

— En tout… D’abord le confortable de nos voitures actuelles : on ne saurait faire mieux. Ensuite, leur docilité, leur silence, leur admirable mécanisme… Enfin, la griserie de la vitesse…

— Oh ! oui, dit Roma jusqu’ici songeuse… Être emportée ainsi que dans un vol d’oiseau, sentir le vent vous caresser le visage, voir défiler les paysages comme au cinématographe, filer comme en plein rêve, avec des ailes… immatérielles !

— À la bonne heure ! dit Iraschko. Vous comprenez, vous sentez les joies de l’automobilisme, madame.

Et tout en parlant, il fit déclencher son kodack.

Au fond d’un cirque apparaissait Châtel-Guyon, puis sur une colline le château de Chazeron, le village de Roche-Servière et un défilé de vignes rousses qu’on vendangeait, et de noyers immenses d’où roulaient les noix mûres.

— C’est la fertilité même, ce pays, remarquait Georges. Abondance de tout.

— Surtout de baigneurs, remarqua Fédor, encore énervé de la scène récente. Quand j’achetai ici une villa, il y a six ans, je n’aurais jamais cru que ce pays prendrait si vite une telle extension.

— Les eaux guérissent, répondit Georges Iraschko, Mme de Montflor prétend leur devoir la vie.

— Curieuse coïncidence, reprit Fédor. Ces eaux sont nées en même temps que la maladie qu’elles emportent.

— Dites plutôt : que le nom de la maladie, car je crois que celui-ci est moderne ; l’humanité dut toujours souffrir des mêmes maux.

— Non, c’est une erreur : les misères suivent les temps, les régimes, les habitudes différentes des individus. Châtel-Guyon a été connu à l’heure voulue pour attirer les visiteurs sur cette partie de l’antique Auvergne.

— Les volcans morts alimentent les sources.

— Et les nuages vont alimenter la pluie. Voyez, le puy de Dôme a son chapeau de vapeurs. C’est signe d’averse. Y a-t-il quelque abri à Thazenat ?

— Une bicoque.

— Nous sommes habitués à tous les temps et rien ne nous effraie, ni ne nous arrête, n’est-ce pas… mon oncle ? fit Roma en hésitant un peu, avec un remords en son âme si bonne, d’avoir fait souffrir Fédor tout à l’heure.

— Vous êtes héroïque, répondit le prince ; on a dit d’Anne du Bourg, dont je voyais l’autre jour la maison natale à Riom, qu’elle était incapable de se plaindre d’un mal physique. Je pense que vous êtes de même.

— Assez d’histoire. Regardons les grands horizons mauves. Prenez donc des photographies de l’espace, monsieur Iraschko. Vous aurez, au développement, de curieuses surprises.

— Lesquelles, madame ?

— Sur tous ces monts, il y a des génies que nos yeux ne voient pas, mais que les plaques sensibles, infiniment plus subtiles, enregistrent…

Elle retomba dans son coin, le long du haut dossier de victoria. Ses yeux n’erraient plus sur les points de vue lointains ; ils regardaient en dedans, au fond obscur où se perdait la source de ses pensées, comme le feu mort au cratère profond.

La course est longue de Châtel-Guyon au lac de Thazenat. Il était près de quatre heures lorsque les promeneurs y parvinrent.

Déjà l’équipage des Montflor y était arrivé. Le cheval baignait dans le lac ses pattes raidies, et le groupe, assis sur un rocher, contemplait l’eau bleue du petit cirque, ancien cratère évidemment.

Tous se joignirent et, après l’échange banal des politesses obligées, quelques-uns eurent l’idée de faine le tour du lac par le sentier ombragé suivant la rive.

De pâles petites fraises mûries sana soleil s’y montraient encore, malgré la tardive saison.

— Qu’y a-t-il à voir ici ? demanda Georges.

— Nous, répondit Jean de Montflor ; c’est assez pour vous satisfaire, je pense, mon ami.

— Absolument ; mais enfin, nous ne sommes pas des types très pittoresques.

— Vous vous trompez, nous le sommes. Voyez, sur la pointe de l’unique roche — on chante ainsi dans Fra Diavolo — la jolie silhouette fine de Roma, la châtelaine mystérieuse de Tourleven.

— Pourquoi mystérieuse ?

— Je ne sais pas… une idée. Je trouve le couple de l’oncle et de la nièce étrange, charmant, captivant au possible, mais je flaire un mystère.

— Alors, vous croyez à un drame, à une idylle ?… questionna Georges Iraschko.

— À de l’inconnu, mon cher. Regardez les yeux aux rayons jaunes, irradiants, magnétiques, de l’oncle Fédor… Regardez les yeux de nuit et de rêve de la nièce Roma… Voyez son attitude à elle vis-à-vis de lui. Attitude sans abandon, sans sympathie même…

— Vous croyez qu’elle ne l’aime pas ?

— J’en suis sûr. Je puis même dire : cette femme n’aime pas, n’aime rien, ni personne. Elle n’a pas l’âme à fleur de lèvres des amoureuses.

— Oh ! psychologue de la jeune école !

— Observez, vous qui êtes presque de leur intimité.

— Hélas ! je le voudrais. Cette femme me cause une impression indéfinissable, faite de trouble, de respect mystique… Où sont donc les fiancés ?

— Isolés. Ils causent, assis dans les mousses, devant un vieux moulin là-bas… C’est inouï comme les amoureux affectionnent les moulins… Tiens, que se passe-t-il ? Mme de Montflor nous fait des signes éperdus.

— Il y a qu’il pleut, mon bon. Le petit lac de poupée se pique de gouttelettes.

— Mais on ne va pas nous ramener. Nous arrivons.

— Que voulez-vous faire ici, mon cher ?

— Causer, se promener… voir… passer le temps…

— Et recevoir la pluie ! Voilà ces dames qui s’enfuient dans une baraque en planches noires, à l’entrée de laquelle se tient une vieille Auvergnate, ravie de l’aubaine. Cette bonne femme-là doit évoquer la pluie. Allons vite. Paul et Yolande courent aussi vers l’abri.

L’averse crevait, en effet, mais l’asile était suffisant.

— Nous vous avons entraînée dans une mauvaise expédition, madame, regretta la marquise de Montflor.

— Non, j’aime cela, répondit Roma. La pluie a même une influence heureuse sur les nerfs, vous ne trouvez pas ? Elle calme…

— Elle rafraîchit surtout, remarqua Jean.

Des bancs de bois, une table de même, couverte de verres douteux et de bouteilles à étiquettes, meublaient l’unique pièce de la baraque.

— Que désirent ces messieurs et ces dames ? demanda la vieille Auvergnate aux arrivants.

— Du champagne, de la bière, des sirops, tout ce que vous aurez, fit Jean de Montlor.

— Je n’ai que de la bière, répondit la bonne femme. On ne s’approvisionne pas facilement ici. C’est si loin de la ville.

— Eh bien, donnez-nous de la bière, et venez nous raconter les légendes de votre beau pays d’Auvergne…

La vieille servit, gravement.

Mme de Montflor sortait d’un réticule une bouteille d’eau minérale.

— Heureusement, dit-elle, que j’ai pensé à me munir de mon eau. Au moins, votre folle excursion n’aura pas interrompu mon traitement.

Elle but, par petites gorgées, confiante en la vertu curative.

— Comme l’eau minérale perd moins vite sa chaleur que l’eau ordinaire ! dit-elle. Celle-ci est tiède encore.

— Mais toujours, dit Paul Karakine. Cela tient…

— Au radium qu’elle contient, acheva Jean. Le docteur m’a expliqué que les sources contiennent, en dissolution, des sels du métal sorcier. Il est tout simple, alors, que cette eau reste chaude. Elle devrait même rester lumineuse.

Le lac semblait bouillir sous la cinglante averse. Les cochers avaient relevé les capotes de leurs voitures et abrité les chevaux sous les arbres.

— Les naïades du lac doivent se cacher dans leurs retraites profondes, fit Jean en riant. Attendons que l’orage soit passé pour les voir sortir, ruisselantes et jolies, du sein de cette onde verte.

— Peut-être vont-elles, par des communications souterraines jusqu’à Châtel-Guyon pour lutiner les génies des sources… fit Georges Iraschko.

Roma, silencieuse, contemplait le lac, les frondaisons voisines, l’œil perdu, comme en un rêve, comme suivant une vision…

Yolande aussi songeait, en regardant les gouttes irisées pleuvoir sur la nappe liquide.

— À quoi pensez-vous, ma jolie fiancée ? demanda Paul Karakine. Est-ce qu’un nuage troublerait votre ciel ?

— L’avenir est si gros d’imprévus ! répondit-elle en souriant.

— Que l’homme devrait bien connaître, acheva Georges Iraschko. Cela l’aiderait à mieux diriger sa vie. L’expérience ne vient que lorsque la vieillesse sonne, c’est-à-dire quand on ne peut plus en profiter.

— Oh ! oh ! des dissertations philosophiques et mélancoliques ! s’écria Jean de Montflor. Assez ! Assez ! Vous nous gâtez la partie de plaisir. Moi, j’aime mieux vivre dans une joyeuse ignorance et m’amuser avant l’heure des tristesses.

— Qui ne tardent jamais ! observa sentencieusement la vieille Auvergnate en se rapprochant de ses hôtes. La route de chacun est semée de larmes ou rayonnante de clartés. Cela dépend des fluides de chacun.

— Tiens, tiens, la mère, s’écria Jean, est-ce que par hasard vous vous occuperiez d’occultisme ou de magie noire ?

— Je ne suis ni spirite ni sorcière. Je ne sais pas lire dans la main, ni prédire l’avenir. Mais je possède un don que possèdent les treizièmes enfants d’une famille quand ils sont nés un vendredi 13 et une année au millésime 13 ou dont les chiffres additionnés font 13. Or. je suis né en 1840, je suis la treizième fille de chez nous et je naquis un vendredi 13. Je réunis donc les conditions voulues et je possède le don…

— Oh ! mais, c’est passionnant ! s’exclama Georges.

— Oui, j’aperçois le rayonnement de chaque individu, la lumière de sa route, la clarté dans laquelle il marche. Il est venu ici des savants docteurs en occultisme qui me disaient que je voyais le fluide radiant de chaque être.

— Dites-moi mon chemin ! dites-moi mon chemin ! s’écrièrent à l’envi les assistants.

— Voulez-vous débuter par moi, prophétesse lucide ? fit Georges Iraschko. Je ne suis pas impressionnable pour deux sous… Je servirai de modèle.

— Très bien, monsieur : je prie seulement qu’on ne m’interrompe pas une fois que j’aurai commencé le cercle, car les rayons se brisent devant mes yeux et se brouillent… Tenez-vous debout successivement, que je puisse voir l’ora de chacun.

Le prince Fédor observait sans un mot. Les fiancés, la main dans la main, se souriaient. Roma regardait la vieille femme avec un intérêt évident.

L’Auvergnate se recueillait. Au bout d’un instant, son visage calme et sérieux, excluant toute idée de plaisanterie, elle regarda attentivement Georges Iraschko, placé debout, seul sur le fond plus clair de la porte ouverte.

— Oh ! fit-elle, quel déchaînement des éléments là-bas ! Vous courez de toutes vos forces vers un orage tel que les éclairs se croisent, se choquent et s’éteignent dans une obscurité opaque.

— Bigre ! Quel cataclysme ! Allez donc, prince… À vous.

— Mais ces dames…

— Non, moi j’ai peur, fit la marquise. Je suis trop vieille, la voyante va me jeter dans les ténèbres.

— Avancez, ordonna l’oracle.

Le prince Romalewsky s’était posé à l’endroit convenu. La haute et robuste silhouette barrait la porte. Il fixait la vieille, dont les mains, soudain tremblantes, couvrirent les yeux.

— Eh bien, dit-il, qu’attendez-vous ? Je ne redoute ni l’ombre ni le soleil.

— C’est le feu. Vous êtes environné de lueurs rouges, pourpres, ardentes, des étincelles jaillissent sous vos pas… Votre route est éclairée sous des nuages cuivrés par des lueurs cramoisies… À vous voir sur cette voie hérissée, montueuse, pavée d’obstacles, on dirait un géant que rien n’arrête : car vous passez sur tout dans cette clarté aveuglante… La planète Mars brille à votre orient.

Fédor se retira, sans que sa physionomie trahit une impression. Silencieux, il reprit sa place.

— À vous, Paul, conseilla Yolande à son fiancé.

Aussitôt le jeune homme installé, il dit :

— Venez avec moi, Yolande. Notre chemin doit être le même, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, approuva-t-elle en courant s’accrocher au bras du jeune homme.

La sybille sourit :

— Ah ! le beau ciel ! dit-elle. Un soleil clair plane sur une voie doucement ascendante : peu de nuages, à peine des menaces au couchant. La lueur du côté de mademoiselle est bleue. Du côté de monsieur, la lueur est rouge. Elles se marient heureusement dans un horizon calme.

— À moi ! dit Jean, bondissant de sa chaise avec entrain. Je veux savoir aussi. Vous me tentez, ô prophétesse.

Il se dessina à son tour dans le rectangle brumeux de la porte, devant l’horizon de pluie.

— Vous êtes entouré de lumière astrale, dit l’Auvergnate, sans nuances vives. Ce sont des teintes fondues et neutres, le chemin où vous marcherez est quelconque, sans aspérités, sans élévations ; il est plane, vide, je n’y vois ni chute ni élan.

— Rien des montagnes russes ! fit le jeune homme avec une grimace. À vous, madame, ajouta-t-il en s’inclinant respectueusement devant Roma. Ne désirez-vous pas savoir aussi…

La jeune femme se leva, silencieuse, une ardente flamme de curiosité anxieuse dans ses yeux sombres, pour aller prendre la place de mystère.

— Un chemin sous la lune, dit la sybille, une nuit avec des étoiles, des rayonnements crépusculaires mauves et gris. Le croissant, très net, monte, éclairant bien une ligne droite bordée de monts sur lesquels brille une lumière intense. Ce sont des aurores boréales, des clartés merveilleuses et lointaines, où cette route ombrée ne peut encore atteindre… Elle s’enfonce, disparaît sans que je puisse apercevoir la fin…

Roma vint s’asseoir avec un soupir.

Elle n’avait rien appris… Elle demeurait dans sa nuit, dans le mystère où agonisait son âme.

La marquise de Montflor restait seule pour interroger l’oracle.

— Allons, maman, au trépied ! fit Jean. Ayez confiance en votre radium intérieur.

— Madame, dit la voyante, vous êtes sur une fort belle avenue, vivement éclairée de reflets ; ce n’est pas sur vous une lueur directe, ce sont des reflets chauds, gais, limpides. Je n’en vois aucun se briser, tous rayonnent sans choc, avec le plus grand calme.

— La devineresse a bien deviné. Elle voit ici une maman dont le bonheur dérive de celui de ses enfants, dit Paul.

— Bravo !

— La séance est terminée ! déclara Jean. Nous voilà avec une énigme à déchiffrer pendant notre retour sous la pluie, car elle ne cesse guère, et je crois que la nuit viendra avant le beau temps.

— Hélas ! le dîner de l’hôtel ne nous attendra pas, gémit Mme de Montflor.

— Aussi, nous vous emmenons dîner à Tourleven, proposa Roma, hospitalière. Ces messieurs nous parleront de leur pays d’Alaxa, ajouta-t-elle en s’adressant à Paul Karakine et à Georges Iraschko.

— Vive l’Auvergne ! s’écria Jean, elle dépasse l’Écosse comme hospitalité.

— C’est vraiment trop aimable, hésitait la marquise, et ce serait abuser…

Mais Roma sourit gracieusement, insistant d’un geste.

— Madame la sybille, nos compliments, fit Georges, en mettant dans la main de la vieille auvergnate une pièce d’argent.

Tous l’imitèrent.

— Nous viendrons vous donner des nouvelles de notre luminaire particulier, ajouta le fiancé de Yolande.

Les voitures avançaient, trempées. Fédor enveloppa sa nièce dans un chaud manteau de laine blanche, se plaça prés d’elle, rabattit sur eux le tablier de la victoria, tandis que Georges Iraschko allait s’asseoir avec un ennui mal dissimulé, dans la voiture de louage des Montflor.

— À tout à l’heure, fit Roma. Nous vous attendrons à Tourleven.

— Te voilà en exil, dit Paul Karakine, malicieux, à Georges. Tu préfèrerais, je crois, t’asseoir sur le strapontin de la victoria, au risque de te mouiller jusqu’aux os.

— Non, car j’ai comme compensation un joli vis-à-vis.

— Merci de l’envoi, fit en riant Yolande, installée en face du jeune homme. Mais c’est tout naturel, quand on est en… balade.

— Pardon, mademoiselle, je suis un sot… Nul n’a plus le droit de lever sur vous un regard admiratif, sans s’exposer à mille dangers.

— Est-ce que vous supposez les dangers moindres dans la victoria ? remarqua Jean. Le cavalier servant de là-bas ne m’a pas l’air plus pacifique que Paul, certes.

— Il n’est pas fiancé.

— Il est le gardien, répondit Jean, presque le geôlier.

— Comment ?

— Je ne saurais le dire, c’est une intuition. Vous n’avez pas trouvé drôle, ce que la voyante vous a raconté à son sujet ? On aurait dit qu’elle dépeignait Méphisto en personne.

— Moi, lança Yolande, j’aurais peur de cet homme. Il me glace. Il doit avoir commis des crimes…

— Quelle idée, ma fille ! protesta la marquise. Ne nous raconte pas chose pareille au moment où nous allons dîner chez lui.

— Je me demande, dit Georges, ce que signifie ma course au-devant des foudres ?

— Tu cours vers des orages de passion, mon cher, concéda Paul. Tu me fais l’effet d’un garçon arrivé au tournant de son histoire.

On montait au pas, doucement. La pluie s’acharnait.

Enfin, la splendide villa de Tourleven s’aperçut au haut de la côte, étincelante de lumières brillant au travers des feuillages. Le Prince Fédor et sa nièce étaient déjà arrivés, en leur équipage fringant.

La voiture de louage stoppa devant le perron. Et bientôt la bande pénétra dans le hall, où Mme de Riffemont l’accueillit avec sa courtoisie du meilleur ton.

— Veuillez entrer. Mme de Sarepta descend à l’instant. Elle change de toilette. Nous avons fait préparer des chambres où vous pourrez vous arranger un peu si vous le désirez, mesdames.

La marquise de Montflor accepta avec empressement. Elle avait besoin de donner à sa coiffure quelques points d’appui.

Quant à Georges, apercevant le prince déjà transformé et lisant dans le fumoir, il alla vers lui :

— Il est écrit, prince, que je ne pourrai jamais me présenter à vous en tenue convenable.

Le prince sourit.

— J’aime assez connaître les gens et les âmes sous leur jour réel, simple et sans artifice mondain…