Le Prince Fédor/II/19

La bibliothèque libre.
et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 47-48).

XIX

IMPOSSIBLE AMOUR

— Georges Iraschko a du plomb dans l’aile, disait Jean de Montflor à son futur beau-frère, Paul Karakine. Il perd l’appétit, ce qui est un indice grave. Il repousse la douce purée de pois ou de pommes de terre qui fait le fond de notre régime châtelguyonnais. Quand il descend au salon, il bouleverse les journaux sans les lire. Quand il va au casino, c’est pour se mettre en colère parce qu’il gagne quelques menus francs à la boule, sœur roulante et active des ex-petits chevaux.

— Bizarre, en effet.

— Et, symptôme encore plus alarmant, il avale comme du champagne l’eau bouillonnante de la source.

— Quatre heures ont sonné depuis longtemps, dit Paul, levant les yeux sur le cadran du nouvel établissement devant lequel se promenaient les deux jeunes gens. Voilà toutes les dames qui affluent vers la douce entérochyse… Où doit être notre ami Georges maintenant ?

— Sur la route de Volvic, parbleu ! Il y passe sa vie, le pauvre diable.

— En voilà une panne qui peut s’appeler complète, car elle paraît avoir enrayé pour longtemps la marche en avant de notre chauffeur.

— Tu sais qu’il restera encore ici après nous. Il ne peut se détacher du roc de Tourleven, ou, plutôt, de la lave de Volvic.

— Sa machine est raccommodée, cependant.

— Archi-prête ; mais il la démolirait plutôt que de filer d’ici.

— Il prétend maintenant avoir besoin d’une cure. Il a été sérieusement voir le docteur, qui lui a trouvé la langue blanche, le pouls rapide, le cœur ralenti, l’estomac détraqué, l’intestin congestionné. Bref, il va faire la cure complète… et c’est grave.

— Oui, et absorbant. Maman n’a pas d’autre occupation, elle ne pense qu’à son intestin, ne parle plus que de cela.

— Comme tout le monde ici, d’ailleurs. C’est la grande actualité.

— Oui, et c’est inouï ce qu’on ose se dire. Les baigneurs me font penser à une secte extraordinaire : le quiétisme.

— Qu’est cela ?

— Une hérésie, mon cher. Ses adeptes, sous l’inspiration d’un moine du mont Athos, nommé Siméon, prétendaient qu’en contemplant attentivement et sans distraction son nombril, on parvient à se procurer des extases et à voir la gloire, les rayons de splendeur, la lumière incorruptible qui part du trône de l’Éternel.

— Quels imbéciles !

— Ils eurent pourtant de grands défenseurs, entre autres Jean Cantacuzène et Jean Paléologue. Les dévots de Constantinople, au XIVe siècle, passaient des journées entières immobiles sur un siège, les yeux attachés à leur nombril afin de se procurer la céleste vision.

— C’est trop bête, en vérité.

— Il n’y a que les choses bêtes pour réussir. Au XVIIe siècle, ne voit-on pas Mme Guyon rénover une sorte de quiétisme, être soutenue et défendue par Fénelon ?

— Et attaquée par Bossuet…

—…Puis condamnée par Rome !

— En fait de quiétisme, c’est la quiétude de notre pauvre ami qui est troublée. Roma, la blanche Roma, la fée de Tourleven, l’a fait amoureux éperdu… et amoureux sans espoir.

— « Le vent qui vient à travers la montagne l’a rendu fou », chantonna le jeune homme. Eh bien, mon cher Paul, moi qui suis loin, certes, d’être un romantique, j’ai dû, à deux ou trois reprises, me défendre contre moi-même. Je pensais trop à elle.

— Va prendre une douche.

— Pourquoi ? Mon état d’esprit est agréable, en somme. J’aime à regarder le beau et il est difficile de rencontrer sur son chemin une pareille perfection. Dites donc, ne serait-ce pas elle qui se dirige à petits pas vers les sentiers du Chalusset ?

— Ma foi si ! Il n’y a pas ici d’élégance comparable à la sienne. Que fait-elle là ?

— Allons la saluer.

Ils marchèrent à pas lents de promenade et s’arrêtèrent près d’un petit pont jeté sur le Sardon, en face d’une des sources.

Quand Roma passa, ils s’avancèrent.

— Vous dit-elle. Est-ce que par hasard, messieurs, vous feriez comme moi ?

— Nous voudrions faire comme vous, madame, répondit Jean galamment, même sans savoir quoi.

— Eh bien je viens de voir les bébés boire à la source. Ici, à cette heure, c’est une procession ininterrompue de marmots, et j’aime à regarder ces physionomies riantes, à contempler les garçonnets vifs et alertes.

— Comme vous aimez les enfants !

— Je les adore ! Et, chose curieuse, ils me le rendent. Tenez, il y a là un gamin entêté et rageur, qui fait des scènes affreuses pour avaler son eau ; sa mère, sa bonne, la distributrice des eaux n’arrivent pas à le convaincre. Deux ou trois fois, j’ai été témoin de véritables luttes. Quand je suis là, il boit tranquillement son demi-verre. Je le lui donne, et il dit que c’est bon.

— Vous avez un pouvoir persuasif… fit Paul Karakine.

— Je m’intéresse aux bambins ; il faut bien que j’occupe ma vie, ajouta-t-elle avec tristesse. Où sont ces dames ?

— À l’établissement. C’est l’heure de la douche. Ma sœur accompagne maman. J’ai laissé Yolande sur la bascule. Elle se développe au régime de la suralimentation.

— Et de l’amour, fit Roma en souriant. Elle aime, elle est heureuse, elle voit le ciel bleu.

— Et elle digère bien, dit Jean, très note locale.

— Tais-toi, gronda Paul. Tu vas rapporter à Paris ces locutions de Châtel-Guyon, admissibles tout au plus autour des sources.

— Il faudra en effet que je m’en corrige.

— Le prince Romalewsky a quitté Tourleven, madame ?

— Hier.

— Son départ vous laisse bien seule. Vous paraissez soucieuse.

— Non. J’ai une parfaite amie. Mais j’éprouve un autre chagrin ; j’ai perdu mon pauvre petit anneau mystique. Il était si faible qu’il se sera brisé… et cela me fait de la peine. Maintenant, bonsoir, messieurs. Je ne puis m’attarder, la bonne Magda serait inquiète.

— Mais vous n’êtes pas à pied, je suppose, objecta Jean.

— Si. Mon oncle a voulu que je marche. Il prétend que la promenade à pied, le footing, fortifie, et il m’a fait promettre de descendre de voiture pour revenir à pied jusqu’à Tourleven. La montée surtout est saine, dit-il. Il appelle cela comme les Allemands, une « cure de terrain ». Moi, j’aimerais autant m’en dispenser. Je le fais parce que je l’ai promis.

— Vous serez fatiguée.

— Un peu. Je manque d’habitude, d’entraînement, comme on dit en langage sportif.

— Permettez-nous de vous accompagner.

— Non, merci. Je préfère ne pas causer. Puis, je devrai marcher assez vite, il fera sombre vers six heures, nous touchons à octobre. Au revoir, messieurs.

Elle les quitta, résolue, et ils suivirent des yeux sa silhouette gracieuse entre les massifs.

Elle gravissait un petit sentier bordé de vignes, formant un raccourci sur la route de Chazeron. Elle aimait à être ainsi seule dans la nature calme, au soir, lorsque le ciel devient rose au couchant, que les branches d’arbres se découpent sur le fond lumineux.

Elle regardait toujours le côté le plus clair, d’instinct fuyant l’ombre, et, derrière elle, les deux jeunes gens muets, immobiles, ne songeaient plus à retourner sur leurs pas.

Jean de Montflor dit :

— Je ne sais ce qui m’arrive, mais j’ai le cœur serré, ému, je voudrais pleurer…

— Allons, ne t’amollis pas, mon vieux. Il y a assez d’un emballé dans notre groupe. Viens au casino boire quelque chose avant le dîner. Il n’y a que nous pour varier la sempiternelle camomille demandée par les consommateurs. Je t’offre une machine apéritive quelconque.

Le long du sentier encaissé, devant Roma, au tournant un peu obscur des grands hêtres, un jeune homme était assis. Il était là depuis de longues heures.

Comme un sauvage à l’affût, il avait relevé le pas des chevaux allant de Tourleven à Châtel-Guyon, puis leur retour avec la voiture vide, et maintenant il pensait bien que la châtelaine rentrerait à pied… qu’il pourrait l’entrevoir au passage, fût-ce de loin.

Et, en la voyant soudain, là tout près, montant à petites enjambées lentes, il eut un battement de cœur fou.

Il se leva de son banc de mousse, voulut être naturel, jouer une rencontre de hasard, mais il ne put y parvenir.

Il bredouilla, sincère malgré lui :

— Bonsoir, madame. J’ai eu un instant d’inquiétude en croisant votre voiture vide. Je vous ai cru partie.

— Ce n’est pas encore, mais ce sera bientôt, monsieur Iraschko.

— Quand ?

— Quand cela me conviendra. Je me déciderai et je partirai.

Sans adieu à vos amis ?

— Je n’en ai aucun ici ! Quelques relations de passage tout au plus.

— Comme vous me faites de la peine !

— Je ne veux jamais causer de peine à qui que ce soit. Je vous dis ce qui est ; cela ne constitue pas motif à souci, ce me semble.

— Pour vous, évidemment… mais pour moi !…

— Comment ?

— J’ai vécu des heures près de vous ; elles m’ont été si douces que je devine combien les autres me seront amères, loin de votre rayon.

— Ne pensez pas de choses inutiles, vides et trop mondaines pour le cadre où nous sommes.

Il répondit désolé :

— Vous aurai-je offensée ?

Elle eut un mouvement de tête évasif. il poursuivit :

— Je donnerais, je vous le jure, ma vie pour vous prouver à quel point je vous respecte, et…

— De grâce, monsieur, les compliments et les propos flatteurs m’irritent. Laissez-moi continuer mon chemin.

— Vous êtes bien seule, cependant, entre ces bois.

— Je ne crains jamais rien, monsieur.

— La route est déserte à la nuit tombante.

— Que vous importe ? Veuillez, monsieur, retourner vers Châtel…

— Emmenez-moi un instant ! soupira-t-il. Donnez-moi encore ce soir la pâture du pèlerin. Je mendie comme un errant, je suis un étranger ici, un compatriote à vous, un ami, quoique vous ne vouliez pas me laisser prononcer ce mot…

— Trois erreurs, monsieur. On est toujours étranger dans une ville d’eaux ; vous n’êtes pas mon compatriote, puisque je suis Kouranienne. Mon oncle ajouterait que nous sommes ennemis-nés, si, par un hasard rare, vous n’aviez personnellement réussi à conquérir ses sympathies. Ensuite, ami, voilà une situation réciproque qui ne se crée pas en huit jours.

— Croyez-vous ? En France, on a une expression qui peint l’élan d’une affection spontanée. On appelle cela : le coup de foudre.

— Ah ! C’est vrai, l’orage dont vous menaçait la sorcière de Thazenat… Il fallait bien le placer à propos.

— Vous raillez…

— Mais non, je m’en vais.

— Vous êtes cruelle.

— Non, je m’essouffle.

— Prenez mon bras, je vous en supplie.

— J’ai horreur de mettre mon pas au rang de celui d’un autre ; je n’y arrive même jamais ; mon oncle a essayé souvent sans succès.

— Asseyons-nous un peu, alors, supplia Georges. Voyez ces racines à fleur de terre ; on dirait des fauteuils rustiques.

— Très rustiques. Seulement, je n’ai pas le temps d’en juger. Tenez, voici mon chien Fram qui accourt au-devant de moi. Il va me donner le courage d’achever plus vite la montée… Adieu.

— C’est sans appel, cet adieu ?

— Absolument.

Fram, avec des élans de joie, jappait en voyant sa maîtresse. Elle caressa sa bonne grosse tête grise.

— Être Fram ! Quel rêve !… osa Georges.

— C’est vrai, approuva-t-elle, être Fram, vivre comme lui, dormir comme lui, mordre comme lui.

— Vous parlez de mordre, vous si douce ?

— J’entends tellement parler d’ennemis et de vengeance ! Beaucoup de gens, je vous assure, voudraient être chien. Les uns, mon oncle, par exemple, pour mordre, les autres, comme moi, pour ne pas penser…

— Ceux, comme moi, pour avoir le droit, à l’exemple de Fram, de mettre leurs lèvres sur vos doigts.

— Allez-vous donc enfin me laisser ?

— Ne me chassez pas si cruellement ! Je semblerai vous obéir, puis, quand vous aurez tourné le dernier lacet, je reviendrai sur mes pas, je chercherai la trace des vôtres, je tâcherai de passer où vous aurez passé pour respirer dans votre sillage, puis je me cacherai entre les massifs du jardin et je vous regarderai dîner de loin, ainsi qu’un chemineau sans asile.

— C’est du roman !

— Ayez pitié… Voyez, votre chien m’aime, lui, qui aboyait, féroce, quand les autres sont entrés chez vous l’autre soir. Moi, il m’a toujours bien accueilli… en ami, Soyez généreuse, laissez-moi m’asseoir au petit bout de votre table, ce soir encore.

— Venez alors, puisque cela vous plaît… Seulement je vous dirai, des choses pénibles qu’il vaudrait mieux pour nous deux ne jamais prononcer ni entendre.

— Pourtant…

— Sincère ou non, vous allez vers un but plus irréalisable que la traversée de la terre pour joindre notre antipode…

— Écoutez-moi…

— Vous me dites, en de puériles périphrases, à peu près ceci : Je vous aime ! Or, à quoi ce sentiment insensé pourrait-il jamais vous conduire ?

— Qui sait ? À être votre ami. Peut-être à avoir chez vous droit d’asile, à vous offrir tout de moi : biens, cœur, famille, nom.

— Je ne veux rien accepter.

— Rien ?…

— Rien !…

Et, après un silence, la jeune femme poursuivit :

— Vous aimerais-je, ce ne serait pas le sens qu’on attache à ce verbe, car, au sens banal, je vous trouve sympathique. Tenez, le mot « like » des Anglais rend ma pensée que ne traduirait pas le mot « love ». J’ai l’âme prise par un rêve, un fantôme, un héros idéal, forgé par mon cœur… Il vit en moi et je l’adore.

— Et c’est tout ?

— Tout !

— Un souvenir, peut-être… Je vous comprends, vous avez aimé, vous avez été aimée, vous restez fidèlement liée au passé.

— Le passé ? Je l’ai oublié !… Il est comme un gouffre comblé depuis longtemps. Non, ce n’est pas un souvenir que j’aime, c’est une réalité rêvée, si on peut ainsi s’exprimer, mais présente. En moi, s’élève un autel d’amour pour un homme que je ne connais pas, que je n’ai jamais vu, ne verrai jamais peut-être, qui m’ignore… Un homme à qui m’a pensée appartient sans cesse, auquel, la nuit, j’appartiens en songe, que j’aime enfin et ne veux pas trahir !…

Elle s’exaltait, maintenant, pressant l’allure sous l’empire d’une émotion, l’âme envahie de chaleur et de joie.

Cette femme de marbre vibrait…

Georges, frissonnant, la suivait anxieux.

— Vous me croyez certainement folle, acheva Roma ; je me rends très bien compte que je puis le paraître. Mon oncle me le dit souvent…

— Oh…

— Mais si c’est une folie, je l’aime et n’en veux pas guérir. Si, comme je le crois, c’est une intuition toute spéciale, un reflet peut-être d’une vie antérieure, je la garde en moi, j’en vis, et c’est même ma seule raison de vivre… Donc, jamais, retenez-le bien, je n’aimerai personne… Jamais à qui que ce soit, je ne dirai un mot d’amour…

— Jamais ?

— Non. Ne vous attardez pas à me suivre — non sur ce chemin, car nous sommes arrivés, et vous resterez — mais sur la voie de mon cœur… Ne perdez pas vos jours, votre jeunesse en inutiles propos, allez donc où vous appelle la nature, aimez ma petite parente Mariska ; elle est délicieuse, vous dit-on.

— C’est vous que j’aime ! dit-il dans un sanglot. Vous !…

Elle s’arrêta ; ils allaient franchir la grille.

— Vous ressemblez à Pierrot, amoureux de la lune, fit-elle, les yeux aux nuages.