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Le Prince Fédor/II/6

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et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 28-30).

VI

LE VAISSEAU MYSTÉRIEUX

La tour de l’Observatoire, à Kronitz, lançait des projections électriques sur la mer, tandis qu’un officier de l’armée d’Alaxa. la lunette marine aux yeux, inspectait les eaux.

— Qu’est-ce donc que ce bateau qui passe à la pointe de Glotz ? murmurait-il, à part lui… Ce n’est ni un navire de guerre, ni un bâtiment de commerce, on dirait un yacht de plaisance… Ce n’est pourtant guère l’heure de se promener sous nos feux et dans un port hérissé de torpilles !

Il regarda encore plus attentivement, et murmura :

— Il court à une allure vertigineuse, il évite tous les écueils, il connaît la passe à merveille. Que fait-il ici ?… Dites donc, capitaine ? acheva tout haut l’officier.

— Mon commandant ?

— Regardez ce maraudeur, là-bas. Si on le saluait d’un boulet ?

— Je ne crois pas que cela en vaille la peine, mon commandant. Il a le pavillon kouranien à sa corne, il est trop petit pour être porteur de munitions, ce doit être un courrier ou simplement un promeneur, un amateur de sport nautique.

— Un promeneur diantrement pressé, alors…

— Il s’est fourvoyé sur nos côtes, sans doute… Il est naturel qu’il fasse de la vitesse. Du reste, il va être hors de portée, il est près de doubler l’embouchure du Lénor.

— Oh ! mais, que se passe-t-il à son bord, capitaine ? Le voilà qui lance une fusée…

— Tiens !

— C’est un signal, évidemment.

— Parbleu, en temps de guerre, ces gens-là ont leurs espions, mais cela ne m’inquiète guère. Nous n’en ferons plus qu’une bouchée, de ces bandits kouraniens.

L’empereur ne veut plus de quartier… Il est fou de douleur et de colère, à cause de l’attentat contre notre malheureuse et bien aimée souveraine…

— Du sang… toujours du sang…

— L’empereur va quitter le théâtre de la guerre avec le corps de sa femme, que l’on conduit à Arétow… Il veut maintenant être près de son fils…

— Je le comprends… Pauvre petit !… Pauvre père !…

— Et pauvre impératrice Yvana, si jolie, si bonne… Tous l’aimaient.

— Tous !

— J’ai contemplé ses traits charmants, sous la tente funéraire. La mort ne l’a point rendue impressionnante. Elle garde toute sa grâce et sa beauté, comme en un calme sommeil d’enfant.

— Les poisons de ces Kouraniens sont bien étranges.

— Mais que se passe-t-il donc là, à gauche, sur la colline ?… Voyez…

— Encore un incendie. C’est un village qui brûle, sans doute… Les nôtres y seront allés.

— Ah ! les Kouraniens vont payer cher leur crime. Maintenant, c’est plus qu’une guerre, c’est une vengeance nationale.

— Ce qui brûle, capitaine, c’est le château de Narwald. Regardez sur la carte…

— C’est vrai… L’aire des princes Romalewsky, dit-on, les chefs de la révolte kouranienne…

— Les bandits !… Ce sont eux et leurs satanés partisans qui ont culbuté nos chasseurs du Nigel dans le Lénor.

— Qu’ils flambent donc et que le feu détruise à jamais leur race de fanatiques et d’indomptables !

Ils tournèrent le projecteur vers Narwald, oublieux de la mer, où d’ailleurs le bateau fugitif avait disparu, emportant son secret…

Que se passait-il donc à son bord ?

Boris Romalewsky, aidé d’une infirmière, se multipliait auprès du corps adorable d’Yvana.

Il venait de l’enlever, avec un rare bonheur, du cercueil où l’avaient apporté les moines, à l’endroit convenu, à l’orée des forêts, en la nuit mystérieuse…

Boris avait traversé les bois, portant son fardeau, et s’était jeté épuisé dans la tartane apostée derrière les haies d’aloès bordant la grève.

Une femme l’y attendait : Rosa, l’intendante dévouée et habile de Narwald, envoyée par Fédor.

Azad, le valet fidèle, conduisait un cheval robuste et vite. Malgré la difficulté des routes, la voiture, aux roues bien caoutchoutées, filait à une allure vertigineuse. En moins d’une heure, il parvint à la crique où était mouillé le Stentor.

Sans perdre une minute, Boris fit lever l’ancre pour gagner le large et y accomplir en sûreté le plus inquiétant de sa tâche : la résurrection !

Depuis déjà huit heures d’horloge, dans la grande cabine du Stentor, le cadet des Romalewsky et l’infirmière Rosa observaient avec une attention passionnée le visage couleur de cire de la pauvre victime des haines politiques.

Ses traits n’avaient aucune rigidité, ce qui rassurait le chimiste ; son corps n’était pas glacé…

L’infirmière avait enveloppé d’ouate la jeune femme, autour de laquelle étaient disposées des bouillottes d’eau chaude. Sur un réchaud brûlaient des grains d’encens, afin de faciliter la respiration. Une bouche d’aération envoyait du pont une quantité d’air pur.

Boris, à deux ou trois reprises, avait pratiqué, à l’aide d’une seringue de Pravaz, plusieurs injections sous-cutanées de caféine. Il avait rasé les cheveux de la jeune femme avec soin et posé sur le cuir chevelu une calotte de coton hydrophile imbibé d’une solution spéciale préparée, à l’avance, destinée à atteindre la couche du derme où se trouvent les glandes sébacées et à modifier à l’avenir la couleur des cheveux.

Il avait également coupé les cils et les sourcils et passé avec un léger pinceau la composition piliforme. Avec un tube de verre, glissé entre les dents, il envoyait dans les poumons de la patiente des vapeurs végétales prises en un récipient, où se consumaient des herbes.

Le prince Boris Romalewsky suivait sur son chronomètre la marche de l’aiguille, avec une angoisse réelle. La sueur perlait à son front.

— Rosa, dit-il, je vais élever les bras, faites de légères pesées alternatives sur la poitrine, puis insufflez de l’air chaud dans les poumons, avec le tube.

Ils agirent très lentement d’abord ; les membres étaient souples.

Après quelques minutes de ce manège, Rosa prit une glace, la passa devant les lèvres de la patiente. Le verre se ternit légèrement.

— Voyez s’exclama-t-elle, radieuse.

— Allons, courage ! fit Boris, en écoutant le cœur à l’aide d’un instrument spécial… Je perçois quelques légères palpitations. Il faut opérer la respiration artificielle, la traction rythmique des membres, puis vous frictionnerez la poitrine avec le contenu de ce flacon.

Ils se hâtèrent, et bientôt de faibles frémissements coururent le long du corps dont l’inertie était vaincue. Une nuance un peu rosée reparaissait aux lèvres. En soulevant les paupières, on pouvait voir la prunelle, tournée en haut, s’abaisser un peu vers le bord inférieur.

Boris passa sur les tempes, à l’épigastre, à la nuque, un rouleau électrisé faiblement. Soudain, une secousse nerveuse agita en entier la patiente, ses dents grincèrent et des craquements se firent entendre aux jointures.

— Gloire à Dieu ! fit Boris.

Rosa se signa.

Dès lors, ils cessèrent tout mouvement, ayant soin de maintenir un peu hauts les bras, afin de faciliter l’amplitude du jeu des poumons.

— Vous avez du café très fort, Rosa ?

— Voilà.

— Faites-lui en passer quelques gouttes dans la bouche toutes les dix minutes.

— Bien, monseigneur.

— Je vais monter sur le pont. Je pense qu’elle va ouvrir les yeux, et il ne faudrait pas que ma présence l’effrayât. Votre visage très doux ne saurait lui causer d’alarme. Appelez-moi par l’acoustique à la moindre alerte. Je resterai à portée.

Les prévisions de Boris Romalewsky ne tardèrent pas à se réaliser.

Deux heures à peine s’étaient écoulées depuis son départ quand Yvana leva ses lourdes paupières. Son regard vague roula aux entours, puis, lasse de l’effort, elle referma les yeux.

À présent, le pouls que tenait Rosa battait presque régulièrement ; des soupirs s’échappaient de la bouche entr’ouverte.

La garde alla à l’acoustique ;

— Voulez-vous descendre, monseigneur ?

Boris accourut et, dans sa joie de constater le miracle, serra avec effusion les mains de Rosa.

— Sauvée, ma bonne Rosa ! Sauvée ! Combien mon frère sera heureux !… Les Kouraniens n’auront pas consommé ce crime atroce.

Et, saisissant le cordon téléphonique :

— Capitaine, ordonna-t-il, faites lancer une fusée quand dix heures sonneront.

(C’était ce signal qu’avaient aperçu les deux marins d’Alexis au port de Kronitz.)

Boris revint à la table où Yvana était toujours étendue :

— Mettez-la au lit, Rosa, et donnez-lui d’heure en heure une cuillerée de bouillon alternant avec du lait. Suivez bien son regard, afin de constater si elle donne quelques signes d’intelligence.

Yvana venait justement de rouvrir les yeux. Elle les promenait sans but. Aucun signe de frayeur ou de joie ne transparaissait.

Un appel vague sortit de ses lèvres.

Rosa se pencha :

— Que voulez-vous, madame ? dit-elle avec douceur.

Elle n’obtint aucune réponse.

Boris s’approcha à son tour, toucha le front de la pauvre créature, d’une main tremblante.

— Mon enfant, dit-il, ma chère petite, désirez-vous quelque chose ?

Un autre vagissement dénué de sens s’entendit à nouveau.

Boris Romalewsky suivait anxieusement le réveil de cette âme… Son regard semblait boire avidement les moindres mouvements de ces regards éteints.

Rapidement, il enleva la calotte médicamenteuse qui couvrait la tête d’Yvana et la remplaça par une mousseline légère qu’il venait de magnétiser au préalable. Puis il s’assit près de la couchette, observant le pouls, montre en main.

Bientôt, il eut un sourire :

— Il est presque normal. Rosa, procédez aux soins que je vous ai prescrits. Je vais préparer une potion. Vous m’appellerez en cas de besoin.

Toute cette fin de nuit et la journée qui suivit se passèrent sans changement notable. Yvana respirait maintenait librement ; ses membres s’étaient réchauffés ; elle regardait avec calme et sans surprise son entourage ; elle agitait faiblement ses membres, mais ne parlait pas.

Trois jours s’écoulèrent ainsi. Boris tremblait pour l’intelligence de sa miraculée. Elle acceptait le lait, les œufs, souriait aux fleurs et à la bonne figure de Rosa, émettait quelques sons doux, sans expression.

Soudain, un éclair de lucidité sembla passer dans ses larges prunelles. L’observateur le nota.

— Mais, c’est une enfant ! s’écria-t-il. Elle a perdu toute mémoire, non toute intelligence. C’est de nouveau un sol vierge. Il faut le semer.

Rassuré, il se mit à écrire à son frère une longue lettre avec les mots de convention spéciaux entre eux ; puis, le soir venu, il fit approcher le bateau à proximité du port.

Depuis huit jours, il manœuvrait au large, courant des bordées hors de la zone dangereuse.

— Azad, dit Boris à son valet de chambre, tu vas aller en canot jusque devant Narwald, tu remettras cette lettre à mon frère et tu attendras une réponse que tu me rapporteras avec les nouvelles du pays, car nous vivons de telle manière, ici, que j’ignore tout.

— Il y a des batailles, monseigneur. Nous avons entendu le canon.

Boris, lui, n’avait rien entendu.

— Tu me rapporteras encore de Narwald des fleurs fraîches, continua-t-il. Tu auras peut-être de la peine à passer. Mais si on t’arrête, ne crains rien. La lettre que tu portes ne saurait te compromettre, j’y ai simplement transcrit une fable enfantine.

Seulement, Boris se dispensa d’expliquer que, dans cette fable, un seul mot comptait par ligne et qu’il était placé à intervalles irréguliers, selon une formule connue uniquement des Romalewsky.

— Devrai-je revenir cette nuit même, monseigneur ? demanda Azad.

— Aussi vite que tu pourras.

Au lever de la lune, le canot électrique était mis à flot, emportant vers la côte le fidèle serviteur.

À l’aube, Azad rentrait épouvanté.

Il avait trouvé Narwald en cendres et appris que le prince Fédor était prisonnier. On parlait d’une paix ruineuse et honteuse, et pourtant impossible à éviter.

La Kouranie, ravagée de fond en comble, était définitivement perdue.

Boris pleura à cette atroce nouvelle. Il sentait son cœur se tordre en un indicible désespoir. Ses parents avaient dû succomber, malgré la vaillante résistance de leur fils aîné.

C’était le commencement des répressions prévues, hélas à la suite du crime commis contre l’impératrice.

Le malheureux Boris ne parvint à se calmer que pour se rendre auprès de sa malade.

Elle était assise sur sa couchette, ses yeux regardaient à travers le sabord ouvert par un temps calme et doux.

Elle se tourna vers l’arrivant et quand il fut près d’elle avec son visage bouleversé, la douleur visible en toute son attitude, elle eut un geste charmant, un geste d’enfant. Elle passa sa petite main fine sur la joue du Kouranien.

— Ah ! soupira Boris ! Quel mal nous nous sommes involontairement causé l’un à l’autre !

Il fléchissait encore sous cette caresse attendrissante ; ses larmes jaillirent malgré lui. Il conta le malheur à Rosa, dont les enfants, en service également à Narwald, avaient dû succomber tous, là-bas…

La pauvre femme, émue, désolée, se mit à prier ardemment.

La journée s’écoula, à bord, en explosion de chagrin et en imprécations de rage. Chaque homme de l’équipage avait sûrement un deuil à déplorer. On mit le pavillon en berne et on récita les psaumes pour les morts.

Qu’allait faire Boris, à présent ?

Il ne pouvait croiser sans trêve sur cette mer du Levant. Yvana était sauvée ; ses forces reviendraient vite, maintenant. Il faudrait recommencer son éducation, mais cela valait mieux ainsi. En ce cerveau remis à neuf, on jetterait les graines qu’on voudrait.

Boris résolut d’aller aborder au sud de la Kouranie, à Etchingen, dans un petit port tranquille, loin de la guerre, où un parent des Romalewsky, le vieux comte Rumka, possédait une vaste propriété.

Très probablement, le comte serait à la guerre, mais en tout cas sa maison pourrait être ouverte aux proscrits.

Boris donna l’ordre, en conséquence, de cingler vers le midi, et quarante-huit heures plus tard il abordait à Etchingen.

Le pays n’avait pas été ravagé aussi loin. Ici, l’aspect restait paisible, gai, ensoleillé, fleuri.

Yvana — Roma Sarepta désormais — put descendre à terre, au bras de Boris. Ses forces faisaient de rapides progrès. Elle montra une joie d’enfant à se trouver sur le sable de la grève, à voir dans le parc splendide de Rumka des myrtes et des rosiers en fleurs.

Dès les premières escarmouches, le comte Rumka était allé combattre pour son pays, mais son intendant mit à la disposition du parent de son maître le château et les serviteurs.

Quand Boris eut installé confortablement Yvana et Rosa, il recommanda à cette dernière de veiller avec le plus grand soin sur sa protégée, de la soigner physiquement et moralement, d’éviter surtout ce qui pourrait lui rappeler le passé, de lui parler ainsi qu’à un bébé, de lui enseigner seulement le français et de lui apprendre à lire dans cette langue.

C’était d’autant plus aisé que Rosa avait été bien des années à Nice avec sa maîtresse, la princesse Romalewsky, cliente assidue de la Côte d’Azur.

Ensuite, rassuré, sachant à quel point il pouvait compter sur la fidèle servante, Boris repartit pour Narwald.

En route, il apprit que la guerre était terminée, que la plupart des chefs kouraniens s’étaient soumis, le couteau sur la gorge, il est vrai, mais que cependant ils avaient dû jurer fidélité à l’empereur.

Parmi ces derniers, on citait son frère Fédor…

Le cadet des Romalewsky eut peine à le croire ; mais il fallut se rendre, lui aussi, pour franchir la limite du territoire annexé.

Dans l’état d’esprit où il se trouvait, las, épuisé, désemparé, prêt à croire à la fin de tout : honneur et patrie, il n’avait plus de force de résistance. Il écrivit, au bas du laisser-passer qui lui fut délivré, son beau nom de prince, indépendant jusqu’à ce jour, comme fidèle sujet de l’empereur Alexis.

Pour joindre Narwald, il dut traverser un pays saccagé, des maisons fumantes encore des incendies récents, des cadavres restés sans sépulture, des mourants se traînant, privés de secours, implorant pitié…

Boris put en secourir quelques-uns, rafraîchir leurs lèvres brûlantes, adoucir leur dernier soupir.

Des soldats passaient avec des cacolets, emportant ceux qui avaient encore assez de forces pour supporter le voyage.

À tous, Boris demandait des nouvelles de ses vieux parents et de ses frères, Fédor et Michel.

Aucun ne pouvait répondre à ses questions.

Le malheureux vaincu mit plus de dix jours à parvenir à Narwald.

Décrire son désespoir en voyant ce qu’était devenue la splendide demeure de ses ancêtres est impossible. Le somptueux domaine, château et dépendances, n’était plus que cendres et ruines ; tout restait vide et morne, comme lorsque la dévastation et la mort viennent de passer…

Telle une âme désolée promenant sa douleur aux bords du Styx, Boris erra en sanglotant sous la voûte de la forêt jadis verdoyante, aujourd’hui brûlée, jaunie par les flammes ou déchirée par les balles.

Mais sur les ruines fumantes encore, deux mains se fendirent vers Boris, prêtes à le consoler, à unir leur douleur la sienne.

C’étaient ses deux frères, Fédor et Michel.

Les trois fils du prince Nicolas Romalewsky avaient eu la même pensée en leur infinie souffrance filiale, doublée des hontes de la défaite : celle de se réunir en ce lieu — sacré maintenant, puisqu’il recelait sous les décombres les chères et vénérées dépouilles — et de s’y attendre.

Tendrement ils s’étreignirent, mêlant leurs larmes et leurs imprécations de rage contre les vainqueurs.

Puis, cherchant pieusement parmi les ruines et les décombres, ils découvrirent les pauvres corps calcinés des parents tant aimés et purent enfin leur rendre le dernier devoir.

Alors, la colère et le chagrin bouleversant leur âme, les trois frères prononcèrent devant la tombe le serment de vengeance et de meurtre… le serment auquel ils ne devaient point faillir…