Le Prince Fédor/III/10

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et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 67-68).

X

L’ENFANT

Les magasins et nombre d’appartements avaient arboré des faisceaux de drapeaux aux couleurs d’Alaxa, jointes aux trois couleurs de France.

Les deux drapeaux se mariaient bien sous le vent léger du printemps.

La bannière de sable et d’argent complétait à merveille le bleu-blanc-rouge républicain.

C’était une alliance jolie, éclatante au gai soleil, une alliance comme l’avenir nous en garde quand la roue de la fortune du monde aura tourné encore quelques rayons.

Aux drapeaux on avait ajouté, sur beaucoup de fenêtres, des fleurs.

Il s’agissait du passage d’un enfant, et toutes les femmes étaient intéressées, d’autant que le pauvre petit prince n’avait plus de mère.

On ressentait pour lui une sympathique pitié.

Une foule énorme — une foule de Paris — se pressait sur les trottoirs.

L’enfant était arrivé le matin par train spécial. Il était descendu à l’hôtel de l’ambassade de son pays, boulevard Saint-Germain, y avait déjeuné, et, maintenant, il se rendait à l’Élysée vers trois heures de l’après-midi.

L’hôtel des Romalewsky était décoré comme beaucoup de ceux du faubourg. Roma l’avait exigé, malgré l’opposition de Fédor. Et celui-ci, par courtoisie, et pour ne pas afficher ses sentiments, avait dû céder, dévorant sa rage et sa colère.

Aux balcons, Roma et Mariska avaient voulu des roses et des lilas blancs, et toutes les deux étaient assises au premier étage, en compagnie de plusieurs amis, devant une grande baie donnant sur la rue.

Georges Iraschko se trouvait là, naturellement, debout derrière Mariska ; les yeux rivés sur Roma, dont il observait le visage anxieux ; puis les Montflor, le jeune ménage Karakine, les futures demoiselles d’honneur de Mariska avec leurs parents.

Fédor et Boris allaient de groupe en groupe. Le lunch était servi dans la salle à manger et déjà quelques coupes de champagne avaient été vidées en l’honneur du prince Rorick.

Roma, elle, très pâle, ne parlait pas, ne se mêlait pas aux allées et venues des assistantes, à leurs causeries, ni à leur exubérance… Immobile sur le balcon, détachant sa fine silhouette des fleurs qui le décoraient, elle fixait le coin de la rue par où l’enfant allait passer.

Froide comme une statue, le cœur battant à se rompre, l’âme oppressée d’une indéfinissable émotion, elle attendait…

Qu’attendait-elle ?… Elle ne savait… ne pouvait ni préciser ni analyser… C’était en elle un tumulte confus, étrange, d’impressions, de sensations. C’était une angoisse atroce et délicieuse…

Bientôt, à l’angle de la rue Royale, apparurent des agents cyclistes, suivis d’un rang de sergents de ville déployés sur la largeur de la rue, après des cavaliers de la garde de Paris à cheval, quelques officiers de l’Élysée, puis tout seul, en avant de son escorte, bien détaché des groupes :

L’Enfant !

Il montait un cheval blanc sans tache, un superbe poney à longue queue flottante, à la crinière fine, sur lequel il semblait absolument à l’aise, parfait cavalier, malgré ses dix ans.

Il était revêtu de l’uniforme de la garde impériale blanc et or, et avait les galons de lieutenant.

Sur son casque léger retombait un panache blanc. Ses petites jambes étaient enveloppées de bottes souples de cuir également blanc ; il avait aux mains les gants d’ordonnance et à la ceinture un sabre à sa grandeur.

Au cou, la croix de l’ordre de Gloire.

Sa physionomie sérieuse, ses superbes yeux, fiers et limpides comme ceux de son père, s’éclairaient d’un sourire fréquent aux acclamations enthousiastes qui le saluaient et auxquelles il répondait du geste de la main droite portée à son front.

Derrière lui, le général K…, son précepteur, deux écuyers, deux pages, deux chambellans et son escorte personnelle, en uniforme de la garde impériale, montés sur de splendides chevaux du Transraz.

Pour clore la marche, un bataillon de la garde de Paris et encore les fidèles et inévitables sergents de ville.

— Vive le prince impérial ! Vive Rorick ! lançait la foule charmée, sympathique et joyeuse.

Beaucoup criaient :

— Vive l’enfant ! Vive le gosse !

Roma, l’œil dilaté, la poitrine soulevée, dévorait des yeux ce petit. Sans un mot, sans un mouvement, elle le suivait du plus loin qu’elle avait pu l’apercevoir.

Quand il passa sous les fenêtres de l’hôtel, Mariska et les jeunes filles lui jetèrent des roses, mais il ne les vit pas.

Son œil bleu s’était arrêté sur celui de Roma, et tous deux se fixaient maintenant, le regard noué…

Et Rorick se retournait, contre toute étiquette, se sentait attiré, en quelque sorte tiré en arrière à mesure qu’il s’éloignait.

Son dernier acte avant de disparaître fut spécial et joli. Il enleva son casque, salua sans détacher ses yeux, puis, comme les femmes lui envoyaient des baisers, pour la première fois, il rendit le geste touchant à l’adresse de celle — l’inconnue ! — dont toute l’âme volait vers lui.

Après ce passage, les invités des Romalewsky s’étaient rapprochés de la table de lunch et les exclamations sur la beauté, la grâce simple et fière de Rorick ne tarissaient pas.

Fédor chercha Roma… Elle s’était enfuie…

Ennuyé, car il avait vu et compris la scène muette de tout à l’heure, il se rendit à la chambre de la jeune femme.

— Madame vient de sortir ! dit la camériste.

Alors, contrarié au suprême degré, mais se composant un masque souriant et aimable, le prince rentra parmi ses invités.

Georges, aussi bien que lui, avait vu le drame sentimental, mais avec une impression très différente ; il ne s’occupait maintenant que de sa fiancée.

Qu’était devenue Roma ?

Elle était sortie par l’avenue Gabriel, avait trouvé un fiacre et donné l’ordre d’aller attendre au coin de l’avenue Marigny. Là, elle s’était blottie au fond du véhicule de hasard, pour voir le petit prince au retour.

Seulement, le service d’ordre ne supporta pas la présence de la voiture en un pareil endroit et force fut à l’automédon de rebrousser chemin.

Impossible de stopper non plus sur l’avenue des Champs-Élysées.

Alors, Roma eut une idée géniale. On en trouve quand le cœur conduit et on trouve aussi le moyen de les exécuter.

— À l’ambassade d’Alaxa ! dit-elle au cocher.

Devant la porte, elle descendit de voiture, passa sans une hésitation près des gardes, entra dans le hall et attendit.

Son assurance n’avait amené aucun doute parmi les surveillants. Elle devait être sûrement de la suite du prince.

Roma était violemment émue. Ses forces trahissaient sa volonté. Elle s’assit sur un divan abrité de plantes vertes et elle resta là, dissimulée, haletante…

Un bruit de chevaux, le commandement bref de l’officier qui faisait rendre les honneurs dans la cour l’avertirent du retour de Rorick.

Elle l’aperçut montant tes marches du perron, en avant de tous.

Alors, elle s’avança, ouvrit les bras…

Et on vit une chose inoubliable : l’enfant se précipiter au cou de cette inconnue, l’embrasser à plein cœur et se retirer les yeux remplis de larmes quand son gouverneur vint le prendre par la main, surpris et mécontent.

Roma sortit comme elle était entrée, sans que nul ne lui dit mot. Beaucoup la saluèrent profondément, tandis que tous les témoins de cette scène étrange restaient émus, attendris, anxieux, comme si une grande douleur venait de passer…

Roma remonta dans son fiacre et s’y écroula…

— Où faut-il vous conduire, ma bourgeoise ? demanda le cocher.

— Où vous voudrez… Au Bois.

Le vieux sapin — c’était un maraudeur des moins brillants — s’en alla au tout petit trot sautant jusqu’à l’entrée du Bois.

— Nous entrons ? demanda-t-il en se penchant sur son siège.

— Oui.

Alors ils allèrent au pas à travers toutes les allées, Roma, bercée par le mouvement de la voiture, songeant éperdûment.

Un travail extraordinaire se faisait en elle. La tête et le cœur en feu, elle souffrait un martyre sans nom.

— Rorick ! mon enfant !… murmuraient ses lèvres inconscientes.

La sueur perlait à son front, malgré le courant d’air froid des portières ouvertes, auxquelles elle ne songeait pas.

Au Bois, il y avait peu de monde : des bébés, des nourrices. Toute l’animation était ailleurs.

Roma ne voyait rien. Elle sentait encore sur sa poitrine l’empreinte du petit corps de l’enfant ; elle percevait, mêlés aux siens, les battements de son cœur.

Elle ne vivait plus la vie extérieure, elle était hors du milieu ambiant, noyée d’un fluide inconnu, mais réel :

Le fluide d’amour !

À la nuit, l’automédon, surpris du silence de sa cliente, ennuyé de voir les pieds raidies de son cheval butter de lassitude, arrêta son fiacre et vint à la portière.

— Faudrait que je vas relayer, ma bourgeoise… Où dois-je vous conduire avant ?

— Faubourg-Saint-Honoré, 41 ter.

— Aurait fallu le dire plus tôt ma petite dame ; Cocotte en a assez, voyez-vous.

Roma n’entendait plus.

On déambula par l’avenue de la Grande-Armée, des Champs-Élysées, l’avenue Marigny, et enfin le véhicule stoppa devant l’hôtel du Faubourg-Saint-Honoré.

Le cocher, ne voyant pas descendre sa cliente à l’arrêt, vint encore à la portière, l’ouvrit, grommelant :

— En voilà une particulière ! Faut se trotter, la petite dame et me payer. Cinq heures passées. Pas loin de six.

— Ah ! cela fait combien ?

— Un louis, ma petite dame ! lança audacieusement le cocher.

— Voici. Il empocha la pièce, surpris de l’aubaine, et remonta sur son siège, tandis que Roma rentrait enfin comme sonnaient neuf heures à l’horloge de la cour d’honneur.

— D’où venez-vous ? demanda Fédor, que l’anxiété rendait presque brutal, en s’élançant au-devant de sa nièce, qu’il guettait depuis des heures.

— D’où bon me semble, monsieur, laissez-moi passer.

Mme de Riffemont et moi étions horriblement inquiets. Nous vous cherchions partout, on vous attend pour diner.

— Inutile. Je ne dînerai pas.

Mariska accourait, suivie de Georges Iraschko.

— Ah ! enfin, fit-elle en prenant Roma dans ses bras, nous ne savions plus que penser, ma chérie. Vous êtes brûlante de fièvre. Vous ne souffrez pas ?

— Du tout. Au contraire. Ne vous occupez pas de moi, chère mignonne, je préfère me retirer. Magda, veuillez me faire servir seulement du thé.

— Oh ! venez, je vous en supplie ! protesta Mariska… Songez que ce soir a lieu mon dernier dîner de famille. Demain, c’est le grand jour…

— Venez ! implora Georges.

Elle les regarda tous. Elle lut leur désir, elle comprit à quel point ils seraient déçus.

Elle put sourire :

— Allons, oui, dit-elle. Je ne change pas de costume ?

— Non, non, venez ainsi.

Mariska suivit son amie, lui ôta elle-même son chapeau, lui retira ses gants.

Georges n’avait pu s’empêcher d’accompagner les jeunes femmes ; il devinait le but de la fugue de Roma, sans en savoir les détails, mais il comprit qu’une chose décisive s’était passée et il fut heureux ; toute son âme vibra à l’unisson de celle de Roma quand il prit la main de la jeune femme pour y coller ses lèvres.

Le dîner fut gai. Il y avait les Montflor, les jeunes Karakine.

Mariska était pleine d’entrain, Boris et Fédor d’une amabilité extrême, Mme de Riffemont, complaisante envers tous.

Soudain, Roma se mit à l’unisson. Son cœur s’était inondé de joie, il avait battu comme autrefois sous une caresse vraie, ses joues pâles se teintaient de rosé.

Elle causa, rit, transformée…

Paul Karakine et Georges Iraschko se regardèrent. Tous deux venaient d’être frappés ensemble de la si parfaite ressemblance qu’à peine, maintenant, le doute était possible.

Fédor saisit leur regard d’entente, fixa Roma durement à travers la table et le visage joyeux s’altéra, les yeux lumineux s’éteignirent…

Roma reprit sa pose languissante, un visage las sous ses cheveux blancs.