Le Prince Fédor/III/20

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et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 80-81).

XX

QUI SAIT ?

La dépêche de l’empereur avait achevé de désespérer le malheureux Georges Iraschko. Il était donc abandonné, anéanti.

Il renonça à toute nouvelle tentative et passa ses journées assis sur la plage de Kronitz, fixant l’horizon lointain où s’accomplissaient les destinées des deux femmes qu’il avait aimées.

Il attendait la date fatale du 15 comme une délivrance. L’envie de vivre ne lui tenait plus au cœur. Il préférait quitter la terre, voir cet au-delà dont parlait Roma avec tant d’espoir et de foi.

Il sentait son infériorité vis-à-vis de ses redoutables adversaires.

Il éprouvait de son impuissance, un dégoût, une mésestime de lui-même. Il écrivit à Paul Karakine, à son père, il leur dit adieu avec douceur, les priant de l’oublier, de n’avoir pas une larme parce qu’il aimait mieux s’en aller.

Le malheureux était déjà si détaché de toute pensée humaine que Vasili était obligé de lui rappeler le moment des repas, de le suivre dans ses promenades de loin, afin qu’il n’oubliât pas de rentrer, le soir venu, quand le soleil descendait dans la mer, au lieu de rester assis sur un rocher, indéfiniment.

Le matin du 15 avril, un air très doux baignait la terre, le printemps montait, éclatant de vie, à travers toutes les sèves.

Georges se leva tôt :

— Enfin, dit-il, je saurai donc ce soir le mystère des existences. Mon âme n’aura plus à traîner ce corps lourd et gênant, elle voguera dans l’éther éternel. Je saurai ce que nul humain ne peut savoir. Peut-être contemplerai-je les heurts et les peines de la terre ainsi que fumées sans consistances.

Il s’achemina vers la cathédrale grandiose. Il se rappelait les stations aux lieux saints avec sa mère, et au moment de partir, dans l’éternité, il accomplissait les mêmes gestes que lorsqu’il était enfant…

Il allait prier, chercher l’absolution de sa vie courte si prématurément brisée.

Il ne s’illusionnait en rien sur l’issue du combat. D’ailleurs il ne voulait pas tuer ; il considérait comme l’expiation du mal commis par lui le don de sa vie.

Peut-être aurait-il dû refuser la lutte ; peut-être eût-il été plus chrétien de ne pas se mesurer l’arme en main avec un ennemi, mais cet ennemi avait juré sa perte. Une fuite n’aurait été que temporaire, du reste.

Quand il rentra à l’hôtel, Boris Romalewski l’attendait au rendez-vous.

Il avait amené deux chevaux sellés. Son domestique tenait en main, enveloppées de serges vertes, deux épées :

— Me voici, dit le Kouranien, quand il vit paraître le jeune homme, je suis exact, n’est-ce pas ? Vous plairait-il de sauter en selle pour notre promenade matinale.

— Je vous attendais, dit Georges.

Et, se tournant vers son domestique :

— Il est possible que je ne revienne pas de sitôt, Vasili. Prends tout ce qui m’appartient ici, je te le donne.

Il tendit la main à son valet et monta à cheval.

— Monsieur Georges !…

Le trot rapide des bêtes empêcha l’officier d’en entendre davantage. Le long de la route gaie bordée de tendres pousses claires comme pour faire honneur aux passants, les deux hommes ne se disaient pas un mot. Chacun se recueillait en soi.

Boris était parti dès l’aube de l’Île Rose, après avoir embrassé tendrement sa sœur.

Au moment de s’embarquer, il avait reçu un câblogramme du capitaine du Stentor :

« Arrivons à bon port baie des Tigres, escorte de nègres avec hamacs nous attendent. Prince Michel venu lui-même. Passagères en bonne santé. »

Cette dépêche avait réveillé les doutes de Boris.

N’était-ce pas mal, ce qu’ils avaient décidé, Boris et lui, d’envoyer Roma, cette adorable jeune femme, cette victime innocente, en Afrique, en ce pays lointain ; d’emmurer sa vie comme ils avaient déjà emmuré son âme et atrophié son intelligence…, d’avoir torturé son cœur en lui enlevant même le souvenir de ceux qu’elle aimait ?

N’était-ce pas un crime plus grand que de donner la mort ?

Agissait-il loyalement, en condamnant ainsi la jeune femme à ce nouvel exil ? Devait-il vraiment encore chercher la vengeance absolue ?… Son rôle d’homme comportait-il le pouvoir de se faire justice en ce monde ?

Boris restait très grave… Une effrayante angoisse le tenaillait… un remords même.

Arrivé à Kronitz, le trouble de sa conscience ne s’apaisait pas.

Sur la route qui conduisait à Narwald, au champ sacré où reposaient les restes de ceux pour lesquels il allait encore verser le sang, Boris sentait redoubler son angoisse.

Laisserait-il s’accomplir la douloureuse destinée de Roma ?…

Consommerait-il le dernier crime ? La mort de Georges était-elle nécessaire ? Son châtiment n’était-il pas suffisant de voir sa vie brisée, son bonheur détruit ?…

Tous deux chevauchaient en silence, tandis qu’en silence un tourbillon de pensées s’agitait.

Georges ne cherchait pas à réagir… Il s’abandonnait à sa destinée, ayant conscience de suivre une fatalité implacable qu’il ne pouvait fuir, dont il était le jouet…

Boris, lui, sentait qu’il était temps encore de reculer… d’empêcher ce qui allait être l’irréparable…

Sa bonté native montait de son cœur à ses lèvres, noyant toute haine. Le secret de Roma l’étouffait…

Plusieurs fois, il ouvrit la bouche pour parler. Un sentiment d’amour-propre le retînt… Puis la crainte d’être blâmé par Fédor, le frère aimé et vénéré, empêcha tout élan.

Alors, il se grisa de vitesse, mit au galop son cheval.

Georges suivit.

C’était une singulière préparation à une rencontre que cette course, car tous deux seraient également las, énervés, agités.

Après environ deux heures de chevauchée, Boris s’arrêta court. Georges l’imita. Boris descendit de son cheval. Son compagnon aussi.

L’écuyer, qui avait suivi, prit les brides des animaux et remit le paquet des armes à son maître.

Toujours silencieux, le Kouranien et l’officier s’avancèrent à travers bois.

Ils marchaient sans haine, maintenant, l’un près de l’autre, résignés, mélancoliques, écoutant machinalement le chant joyeux des oiseaux.

Des nids se formaient au-dessus de leur tête. Georges levait les yeux vers eux… Lui aussi, il avait rêvé de bâtir un nid…

Sur la mousse, le soleil se jouait ; ses rayons étaient déplacés par la brise qui faisait onduler les branches. La nature sentait bon, une joie venait dans les souffles du vent, dans les chants des oiseaux, dans les effluves des plantes. On respirait avec bonheur.

Les deux hommes marchaient sombres, le front courbé.

Ils touchaient l’enclos du repos. Les cyprès hauts et tristes dépassaient les clôtures ; la colonne blanche surmontée de l’aigle aux ailes éployées resplendissait entre les verdures.

Ils entrèrent. Jamais Georges n’avait revu ces lieux, cette forêt de Narwald où il fuyait après la nuit terrible… Il ne reconnaissait rien…

Il n’eût même pas reconnu le château de Narwald, où il était entré le soir parmi les lueurs d’incendie et l’ivresse sanglante des heures de carnage… Et le château avait disparu.

À sa place, des ruines sur lesquelles la nature toute puissante passait la paix de son nivellement… Plus loin, émergeant des frondaisons du parc, les toits ardoisés des hospices des enfants orphelins… Partout, la paix et l’oubli succédaient à ce qui avait été horreur et guerre…

N’y aurait-il donc qu’en ce champ sacré du repos qu’on ne pardonnerait pas ?… Devant ces tombes, cet ange en prière, aux ailes implorant miséricorde, que l’on n’oublierait pas ?

Le jeune comte se découvrit, très ému…

Là dormaient ses victimes… les victimes de la guerre maudite… les parents de Mariska… Mariska sa femme !…

Et là, à côté, les cinq croix noires des compagnons d’armes… les bourreaux involontaires qui avaient payé leur dette… qui avaient apaisé la colère vengeresse des frères Romalewsky…

Fédor l’avait dit : à côté de ces cinq croix, il fallait que, bientôt, s’en dressât une nouvelle : la sienne.

Mais cela n’effrayait pas Georges… Il ne tremblait pas…

La mort le libérerait de ses tortures morales…

Kalir, le gardien du campo-santo, se tenait devant la grille. Un homme était prosterné au pied du mausolée…

Au bruit que firent les arrivants, il se leva.

— Fédor !…

— Boris !…

Les deux frères s’élancèrent aux bras l’un de l’autre.

Pendant cette étreinte et quelques mots échangés à voix basse, Georges regardait les cinq croix érigées autour du tombeau principal, et s’approchant, il vit la sixième, étendue à terre…

Elle portait son propre nom…

— Finissons-en, fit-il.

Fédor tenait les deux épées égales…

— Choisissez, dit-il à Georges.

Le jeune homme prit au hasard la première venue.

Ils s’alitèrent devant la colonne de marbre. Le soleil les frappait également de côté. Fédor joignit les pointes, se retira sans prononcer le traditionnel : « Allez, messieurs. »

Aucune voix d’outre-tombe ne venait interrompre ce crime inutile.

Georges, las, dès le premier assaut, affaibli depuis de longs jours, se défendit mollement, parant à peine, sans riposter.

— Défendez-vous donc ! cria Boris, irrité, tandis que l’épée s’échappait des mains du comte.

Un repos était nécessaire. Kalir apporta de l’eau-de-vie. Georges but machinalement et ramassa son arme.

Un merle penché sur l’aile de l’ange sifflait, une pie traversa le champ clos.

— Allez, dit Fédor.

Georges fit un effort, attaqua avec une fougue puisée dans le liquide qui lui brûlait la poitrine. Boris para. Lui aussi, hésitait. Il savait qu’il fallait en finir, mais toujours reculait la minute suprême…

On aurait dit, à voir ses yeux levés rapidement vers l’ange, entre deux ripostes, qu’il attendait un avis céleste, un signe de pardon, un miracle apaisant les colères et les vengeances…

Les adversaires durent encore s’arrêter. Fédor s’impatientait, anxieux de prendre la place de son frère mais celui-ci le repoussait :

— Non, ce ne serait pas loyal.

Encore ils s’alignèrent et Fédor dit en regardant Boris avec autorité :

— Va !

Un choc eut lien.

Georges chancela, l’épée de son adversaire venait de se briser au ras de sa clavicule, un morceau de fer lui traversait la gorge. Kalir s’élança, soutint le jeune homme, retendit sur l’herbe.

Il ouvrit encore les yeux. Une expression d’infinie douceur se peignait dans son regard. Il essaya de parler, mais un flot de sang lui coupa la parole.

Fédor entraîna, son frère, pâle et glacé.

— Et, maintenant, dit-il, élevons la sixième croix !…

. . . . .

Le soir de ce jour, deux moines, nommée Mark et Josef, vinrent à la maison du gardien du campo-santo.

Ils en ressortirent peu après… Ils emportaient sur une civière, avec de grandes précautions, un corps sans mouvement…

. . . . .

Ils reprirent ainsi le chemin de leur monastère.