Le Prince Fédor/III/6

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et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 62-63).

VI

L’EMPEREUR ALEXIS

Rien n’est triste comme les retours solitaires dans les maisons où l’on vécut entouré d’affection, où l’on fut reçu joyeusement par des parents aimés, où l’impression chaude de tendresse s’épanouit sur toutes choses.

Georges Iraschko éprouvait chez lui une sensation de froid, malgré les grands feux allumés dans les pièces où il se tenait. Il ne pouvait s’abstraire en aucune occupation.

Il errait dans les appartements, ainsi qu’une âme en peine, cherchant il ne savait quoi, ouvrant des armoires, contemplant les glaces, comme si, au fond de leur eau claire et vide, il allait voir surgir une image flottante.

Quand la nuit tomba, le désert sonore des grandes chambres l’attrista au point qu’il sortit pour aller diner au restaurant ; mais il ne choisit aucun de ceux des boulevards.

Son âme, envahie d’une misanthropie passagère, quoique intense, le fit aller encore vers les quais de l’Ourga.

Une autre idée le poussait, une autre inquiétude.

Il avait respiré dans le café du port une bouffée de mystère ; des regards singuliers s’étaient arrêtés sur lui. Il semblait que son uniforme et son attitude eussent été un événement rare et curieux.

En conséquence, vêtu d’un sombre costume civil, il partit à pied.

La grande place de la foire, sise au bout du quai de l’Ourga, était déjà brillamment illuminée par les parades des forains. Le cirque Marini, sous une rampe de gaz, flamboyait. Des écuyers, des écuyères, sur l’estrade, montraient leurs formes en maillots ; des chiens, des singes, des petits chevaux se tenaient en postures variées.

L’officier s’en alla diner peu loin, dans un restaurant où parfois il était venu en partie avec des camarades.

Il y mangea seul et mal, préoccupé, observant l’entourage, composé d’étrangers pour la plupart. Après son repas, vite expédié, il retourna vers les saltimbanques.

La représentation était commencée au cirque. Marini se trouvait au comptoir, devant l’entrée ; personne ne venant plus, le directeur lisait un journal au bruit des flonflons intérieurs, des sonnailles et des applaudissements répétés.

Le fiancé de Mariska s’éloigna, fit le tour des roulottes et des tentes, en pleine animation populaire ; puis il revint par les quais déserts et sombres, éclairés seulement par des candélabres électriques haut perchés dans la nuit.

À cette heure, toute la vie de la foire avait quitté les boutiques pour aller aux attractions. L’eau clapotait sur la berge. Le jeune homme s’accouda au parapet.

Qu’avait-il ? Jamais encore il n’avait éprouvé pareille oppression.

Ce voyage, dont il s’était réjoui, le navrait. Un autre promeneur solitaire passa à sa portée. Il n’aperçut de lui que la pointe d’une moustache blonde, et la haute carrure, l’allure militaire.

Derrière les étalages couverts de toile cirée, une ombre se dressa aussitôt, rasa les baraquements, suivit à pas de loup le chemin noir.

Au moment où l’ombre humaine passait devant la raie lumineuse d’une ampoule électrique, Georges reconnut son Chinois vendeur de noix de Lyron.

L’homme aux moustaches blondes s’était arrêté non loin du Chinois. Il regardait l’entrée du port, très éclairé par les phares tournants des jetées, illuminant à éclats réguliers le pavillon indicateur de la marée dressé à l’extrême pointe.

Le Chinois avait en deux bonds traversé la chaussée ; il allait sournoisement vers le rêveur sans défiance.

Georges se rapprochait.

Il lui sembla entendre le déclic d’une arme.

Au même moment, le noctambule isolé se retourna, aperçut le Chinois ramassé en boule derrière un candélabre, alla droit à lui ; mais, agile comme un singe, l’homme jaune disparut dans l’obscurité.

Les gardes de la cité, lance au poing, venaient au bout du quai, annonçant leur passage par le bruit de leur hampe sur le pavé de bois.

— Encore un chacal qui se sauve ! dit l’homme aux moustaches blondes.

Georges reconnut l’empereur Alexis et se découvrit.

— Que fais-tu là ? demanda le souverain.

— J’essaie de passer une interminable soirée, sire, je ne pars que demain.

— Tu es venu ici sans but. Ce n’est pourtant guère attrayant, pas même sûr, tu le vois…

— Aussi ai-je tremblé pour Votre Majesté, il y a un instant. Je n’avais pas deviné l’empereur, mais j’étais prêt à…

— Je sais me défendre seul ; sois calme, fit Alexis, ironique. J’aime le danger, d’ailleurs, et sais le vaincre. Toi, c’est autre chose, tu n’as pas l’air d’un amoureux bien gai.

— C’est vrai, sire, je suis inquiet ; c’est pourquoi j’ai voulu explorer ces alentours de la foire universelle.

— Dis ce que tu penses, nettement.

— Il y a, parmi ces forains, des gens mal intentionnés. Des complots, je le crains, se trament.

— Oui, tous les ans, il en est ainsi…

— L’empereur le sait ?…

— J’ai une police. Qu’as-tu remarqué ? Je crois que Marini, le directeur du cirque, est un compagnon de l’Étoile-Noire.

— Pourquoi le crois-tu ?

Georges hésita. Allait-il livrer son futur beau-frère ?

— Allons, parle, fit Alexis d’un ton qui admettait peu de patience.

— Il a témoigné une grande joie en apprenant que dix chevaux, envoyés de pays divers, allaient lui venir.

— Et tu conclus ?

— Que j’ai servi sottement de truchement entre lui et…

— Fédor Romalewsky, parbleu… Tu as rapporté comme un naïf une petite note que la poste aurait prise, annonçant l’arrivée des chefs étrangers affiliés à l’Étoile-Noire internationale. C’est cela, n’est-ce pas ?

— Oui… dit Georges à voix basse.

— Seulement, tout est prévu. Quand la bande sera enclose dans le cirque, la police agira et ton futur beau-frère sera pris s’il s’y trouve.

Georges eut un geste désolé… Alexis continua :

— J’ai ménagé Fédor jusqu’à ce jour ; je comptais sur sa parole… Mais puisqu’il veut détruire l’ordre universel, je saurai sévir, tu peux l’aviser.

— Sire, est-ce un ordre ou une pensée d’ironique défiance à mon sujet ? Je supplie l’empereur de s’expliquer.

— Je n’ai pas d’ironique défiance à ton sujet, parce que tu m’appartiens et que je peux t’envoyer achever ta nuit dans une forteresse. Tu es libre d’avertir Fédor, tu ne comprends pas ?

— Non, sire, je suis désemparé ; j’ai commis involontairement une bévue que je ne me pardonnerai jamais.

— Eh bien, je t’ouvre sur l’avenir une porte échappatoire. Ton futur beau-frère peut être une terrible entrave à ton bonheur. Si tu en juges ainsi, laisse-le venir ici tenir sa cour plénière au cirque ; elle ne se terminera pas en largesses, crois-le. Si, au contraire, tu aimes le prince kouranien, empêche-le de passer la frontière… Quand retournes-tu en France ?

— Demain, sire. Le rapide d’Orient ne part que deux fois la semaine.

— C’est bien, va maintenant, laisse-moi.

— Oh ! sire, je vous en supplie permettez-moi de vous suivre. Ces quartiers obscurs sont remplis d’embûches.

— Va.

Georges ne pouvait se décider à obéir.

Il osa encore une protestation, contraire cependant à tous les usages reçus.

— Par grâce, sire, écoutez-moi une minute seulement… Uhe chose me brûle le cœur, laissez-moi l’expliquer, je vous en conjure.

— Tu parles et agis comme un enfant.

— J’ai du moins la même pureté d’intention.

— Allons, profite du hasard qui te met sur mon chemin. Hâte-toi.

— Le prince Romalewsky a une pupille adorablement jolie, une âme admirable dans un corps digne d’elle, des yeux noirs que tempère une inguérissable mélancolie.

— Pas de roman, je t’en prie, des faits.

— Cette créature unique, qui est tout le portrait de l’impératrice…

— Encore tes absurdités…

— Non, sire, des vérités, fit Georges dont l’anxiété était à son comble. Cette femme a un culte pour le petit prince impérial, elle l’adore, elle a rêvé une fois qu’il était malade, l’appelait sa mère. Deux jours plus tard, mon colonel me contait dans une lettre la scène vue dans le sommeil par ma pauvre amie…

— Et tu conclus ?

— Rien, sire, je n’ose…

— Écoute, Georges, tu es un rêveur, aisé à suggestionner, tu es un véhicule indiqué pour être la proie des intrigants. Mon fils est doué du charme naturellement attractif qu’avait sa mère ; toutes les femmes de l’empire l’aiment ; il est adoré du peuple. Si la personne dont tu parles n’est pas une comédienne, elle est simplement une névrosée apte aux suggestions.

— Sire, au moment de cette guerre horrible de Kouranie, il y avait des armes empoisonnées avec des stupéfiants… Est-ce que ?…

— Tais-toi, tu deviens fou !…

Mais Georges était lancé, il ne voulait pas se taire. Son amour pour Roma le rendait audacieux. Il continua :

— Les Romalewsky ont toutes sortes de moyens magiques. Ils ont un laboratoire d’alchimie ; ils ont…

Alexis avait légèrement sifflé. Deux gardes de la cité surgirent :

— Reconduisez cet homme chez lui, dit l’empereur.