Le Prince Fédor/IV/14

La bibliothèque libre.
et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 96-97).

XIV

LE MYSTÈRE DU TOMBEAU

Lorsque l’empereur Alexis reçut à Arétow la troublante dépêche que Georges Iraschko lui avait envoyée de sa première escale, il venait de quitter le conseil des ministres. L’heure était avancée déjà ; la séance s’était prolongée tard dans la soirée à cause des événements politiques d’Orient, et le Maître, ainsi que d’habitude, entrait dans la chambre de son fils avant de regagner ses appartements particuliers.

Rorick dormait tranquille son joli visage calme appuyé sur l’oreiller tout blanc et enguirlandé de broderies, était tourné vers son père ; un souffle régulier s’échappait de ses lèvres ; sur ses joues, d’une roseur exquise et veloutée, où l’on sentait courir un sang vigoureux et sain, la veilleuse mettait un reflet atténué.

L’empereur se pencha vers l’enfant, mit doucement un baiser sur son front, se releva, sortit par le passage particulier et intime qui reliait les appartements du père et du fils.

Une fois chez lui, il ouvrit le câblogramme qu’un page venait de lui remettre, et qu’il tenait froissé dans sa main… et le tut…

Un tressaillement le secoua aussitôt.

— Quoi ! ce n’est pas un leurre ? songea-t-il. Ce pauvre garçon a réussi à triompher de cette extraordinaire mission ? Il ramène cette femme… Celle que Rorick réclame… Y aurait-il là une intervention providentielle ?

Alexis alla s’asseoir devant son bureau, en tira deux photographies, celle de sa femme adorée, telle qu’il l’avait revue, et celle de Roma Sarepta, que lui avait donné son officier d’ordonnance.

Réellement, il y avait une surprenante similitude. L’expression du visage était changée, oh ! combien ! mais les traits étaient identiques, en vérité.

L’empereur avait beau repousser l’angoissante ressemblance, il avait beau chasser de son esprit ce trouble, cet espoir vague, imprécis, qui l’envahissait, malgré lui, malgré sa force de volonté.

Cette femme, qui ressemblait si étrangement à Yvana — à l’aimée ! — cette femme vivait… Georges la ramenait… Dans quelques semaines, elle serait à Arétow…

Si pourtant c’était…

Mais non, l’esprit pondéré et méthodique d’Alexis luttait contre cette invraisemblance, contre cette impossibilité…

Et ce fut, dans l’âme de cet homme, de ce monarque dont la blessure du cœur ne s’était, jamais fermée, un combat douloureux…

Georges avait loyalement rempli sa promesse… Il avait bravé mille périls et mille dangers pour retrouver Roma Sarepta…

Lui, Alexis, n’avait-il pas, maintenant, aussi une promesse à remplir ?

Quand Georges l’avait supplié d’aller aux caveaux de la cathédrale de Saint-Rome pour se rendre compte de l’état du corps de l’impératrice… pour voir si aucune substitution n’avait été opérée, l’empereur avait fini par promettre.

Et la parole donnée lui était sacrée…

Puis une pensée secrète le décida soudain.

— Enfin, j’en aurai le cœur net, songea-t-il. Ce Georges m’a mis en tête de folles idées. Je suis troublé, inquiet ; il faut en finir. Ces doutes sont indignes de moi…

J’irai dans les cryptes de Saint-Rome. Le tombeau me révélera son secret…

Et, pensif, douloureusement, Alexis revivait les terribles heures de la mort d’Yvana. Je l’ai bien vue, pourtant, couchée dans son cercueil, mon épouse adorée… J’ai contemplé son charmant visage, à travers la glace du cercueil… Il est impossible que l’on m’ait trompé à ce point…

Puis, irrité à force de souffrir, il se leva, murmurant :

— Ah ! Ils le paieraient cher, ces Romalewsky… ces alchimistes, ces nécromanciens maudits, au pouvoir occulte et malfaisant !… Mais non, c’est impossible… Cette Roma, dont parle Georges Iraschko, est un sosie, un simple sosie d’Yvana… Et ma visite au tombeau va m’en convaincre définitivement et confondre cet audacieux et romanesque jeune homme.

Mais l’empereur était plus ému qu’il na voulait se l’avouer à lui-même.

Fiévreusement, il arpentait son cabinet de travail.

Enfin, résolu, il sonna son premier valet de chambre :

— Une pelisse, dit-il, une casquette de petite tenue, un revolver.

Le valet s’inclina, sortit vivement et revint, l’instant d’après, porteur des objets demandés, qu’il présenta successivement à son maître.

Une fois prêt, Alexis sortit seul, ainsi qu’il le faisait souvent, à travers le parc, et prit la petite porte dont il avait la clef.

Le factionnaire, qui faisait les cent pas devant cette porte du mur d’enceinte du parc, ne présenta pas les armes, ne devinant pas l’empereur dans cet officier solitaire.

Alexis marcha rapidement vers la cathédrale de Saint-Rome, par les rues sombres et désertes.

Il pouvait être onze heures du soir.

Les gardes de nuit passaient, armés de leurs lances, croisant ce promeneur pressé qui ne les regardait pas.

Il s’arrêta devant la grille close de l’église, tira sans hésiter la sonnette des sacrements et secours nocturnes.

Quelques minutes s’écoulèrent, puis un sacristain, portant une lanterne, arriva grommelant :

— C’est pour un mourant ? demanda-t-il.

— C’est pour m’ouvrir cette porte, ordonna Alexis.

— À l’heure qu’il est ?

— Pas de réflexion. Ouvre, et vite.

— Je ne puis pas, riposta le gardien, le règlement s’y oppose.

— Rien ne s’oppose aux ordres de l’empereur.

— Avez-vous un ordre impérial ?

— Allons, lève la lumière et regarde-moi.

— L’empereur ! s’écria l’homme, effaré.

Il finit par trouver le moyen d’entre-bâiller la porte lourde, massive, grinçante.

— Maintenant, referme, ordonna le maître, et ouvre-moi la porte de l’église.

Sans un mot, désormais, le sacristain obéissait.

Il ne comprenait pas mais nul en Alaxa n’hésite, quand l’empereur parle.

Les nocturnes visiteurs pénétrèrent par une porte de côté.

La grande nef déserte, noire, éclairée seulement de la lampe du sanctuaire et de la lanterne du guide, était fantastique.

De temps à autre, un éclair de l’or des tableaux ou des autels vrillait au passage de clarté ; un écho des pas répondant dans les angles obscurs ; mais ni l’un ni l’autre des deux noctambules n’y prenaient garde.

— Ouvre la crypte ! ordonna le maître.

— C’est que je n’ai pas la clef… Il faut aller la chercher à la sacristie.

— Va.

Le sacristain s’éloigna, et l’empereur resta seul dans l’abside.

Une angoisse poignante tordait le cœur de cet homme si fort.

Il songeait aux tortures passées, à ce deuil atroce qui avait brisé sa vie ; et, à présent, touchant à la preuve suprême, il éprouvait un indicible émoi.

Ses yeux se levaient vers la voûte qu’ils n’apercevaient pas. Les colonnes, vaguement visibles, semblaient être les arbres d’une forêt silencieuse. Un recueillement venait de partout, une odeur d’encens, mêlée à celle des fleurs, planait dans l’air calme.

L’homme d’église revenait.

Son pas, le bruit de ses clefs, la mouvant lueur de sa lanterne, son ombre, passant fantastique sur le mur blanc, rappelèrent Alexis à la réalité.

Il se raidit, marcha, suivit le porte-flambeau à travers l’escalier de pierre situé derrière l’autel.

Au bas, une autre porte massive dut encore s’ouvrir.

Puis ils furent dans la chapelle souterraine.

Là encore, une lampe de sanctuaire brûlait devant l’autel où se trouvaient enchâssées dessous, en un reliquaire de cristal, les reliques de Saint Rome.

De chaque côté du chœur, des pierres de marbre, gravées de lettres d’or, marquaient la place des tombeaux de tous les anciens empereurs d’Alaxa et des impératrices.

C’était la grande nécropole.

Ainsi que d’habitude, les deux derniers restaient exposés dans leur cercueil jusqu’au jour où un nouvel arrivant, prenant leur place, les ferait descendre au caveau définitif.

Là était la bière d’Yvana.

Alexis passa sur son front une main tremblante. Il se signa, très pâle.

C’était l’heure décisive. Il allait sortir de là navré — irrémédiablement désespéré et déçu — ou bien l’alleluia du bonheur aux lèvres.

Il saisit la lanterne aux mains du sacristain, la leva haut, la posa sur le dessus du cercueil d’Yvana.

Avec son mouchoir, il essuya la glace réservée, selon la coutume, à l’endroit du visage.

La belle tête pâle était intacte sous la forêt de cheveux noirs, les mains jointes s’apercevaient à demi par la petite ouverture.

Alexis contemplait ardemment ce spectacle :

— Quoi ! elle n’a pas changé depuis si longtemps !

Un éclair traversa son cerveau. Il saisit son sabre, enfonça la lame entre le couvercle et la boîte de chêne massif.

Il pesa… L’arme se brisa net.

— Sire ! avait murmuré le sacristain scandalisé.

— Aide-moi ! reprit l’empereur, tendant à l’homme le tronçon de l’arme, dévisse avec ceci les boulons.

L’homme hésitait, craintif. Mais Alexis, avec l’autre moitié du sabre, commençait lui-même la besogne.

— Seigneur Dieu ! que faisons-nous ? gémissait le pauvre gardien d’église. C’est un sacrilège, pour sûr…

Mais de ses doigts tremblants, il travaillait obéissant quand même.

La sueur perlait au front des deux violateurs de sépulture.

Ils avançaient cependant. D’un dernier effort, se servant du pommeau de son sabre comme d’un marteau, Alexis fit sauter le couvercle.

Le gardien était tombé à genoux, se frappant la poitrine.

Sous l’œil angoissé de l’époux, apparut le corps de l’épouse, voilé d’un fin linceul. Aucune odeur ne se dégageait, aucune forme décharnée ne se devinait.

Alexis osa toucher… Le contact dur le surprit, il posa sur le visage deux doigts tremblants.

Quoi ! Une substance lisse, solide, que son ongle éraillait.

Il tressaillit. D’un geste brusque, il arracha le linceul… puis frémit des pieds à la tête…

Une poupée de son se montrait intacte !

— Éclaire mieux ! cria-t-il d’une voix tellement changée, que le sacristain affolé, épouvanté, en laissa tomber la lanterne qui s’éteignit, se brisa.

Puis à travers les tombes, le bonhomme s’enfuit, éperdu…

Mais Alexis ne s’inquiétait plus de lui ; il frottait une allumette trouvée dans sa poche, allumait les cierges de l’autel, revenait au cercueil, enlevait ce simulacre de celle qu’il avait tant aimée…

— Ah ! Dieu ! fit-il haletant, bouleversé, fou de joie… Ce n’est pas elle !… Ce n’est pas elle !… Elle vit !… Elle vit !…

Et, éperdu, presque inconscient de sa brutalité même, Alexis jetait sur les dalles cette odieuse poupée qui lui avait coûté tant de larmes…

Sa surexcitation s’accroissait, s’exaspérait…

— Ah ! de quel ex-voto, de quelles prières et de quels bienfaits pourrai-je jamais payer cette minute suprême ?

Et il ajouta :

— Soyez maudits, Romalewsky de malheur qui vous êtes joués de moi !… Je vais vous retrouver, maintenant !

Ses yeux s’emplissaient de larmes, larmes de folle ivresse… Son cœur battait à coups redoublés…

Et cet homme si fier et si fort, brisé, éperdu d’émotion, s’écroula à genoux, près de l’autel… devant le cercueil vide, béant…

Le flot d’adoration qui s’épancha de son âme ardente n’avait plus de mots humains…