Le Prince Fédor/IV/2

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et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 82-83).

II

LE GARDIEN DU SÉRAIL

Un nègre, en livrée blanche, avait soulevé la portière au fin tissu de soie, et, la tenant ouverte, livrait passage au visiteur.

Michel Romalewsky ressemblait beaucoup à ses frères, mais sa physionomie était plus douce que celle de Fédor, plus jeune et plus belle que celle de Boris.

Admirablement découplé comme eux, il représentait la force calme, la tranquille assurance, la parfaite pondération de l’être bien constitué au moral et au physique.

Il vint, avec un sourire, baiser la main de la jeune femme et salua, d’un geste amical la dame de compagnie.

Après avoir senti sur sa peau l’effleurement des lèvres du prince, Roma posa ses doigts le long du frais museau de son chien, comme pour les purifier de ce contact.

Le sourire de Michel s’accentua.

— Fram ne m’en aimera que davantage, fit-il ; un peu de mon souffle joint au parfum de votre main fera une petite association sympathiquement mêlée à travers le sens olfactif de notre ami à quatre pattes.

— Qu’apportez-vous, prince ? Vous avez des papiers, mais naturellement aucune lettre pour moi ?

— Si, précisément, voici pour vous un gros paquet.

Une faible rougeur colora le charmant visage de Roma.

Quoi ? Un message !… Qui pouvait bien penser à elle ?

Elle saisit le ruban qui liait ensemble livres, journaux et lettres. Et tout de suite sa joie fugitive s’éteignit.

— C’est de Mariska, prononça-t-elle, déçue.

— C’est de quelqu’un qui vous aime, madame, et qui a joint à son message ce qu’elle a pensé vous plaire : des revues, des romans nouveaux.

— Rien ne me plaît que la liberté, Michel, et je crains bien de ne la conquérir qu’en abandonnant sur terre mon pauvre corps, entrave de tout être vivant.

— Il en est de vous comme de nous tous.

— Sans jouer sur les mots vous me comprenez.

— Un navire est arrivé ?

— À l’instant. Malgré ce temps affreux, il a pu se réfugier dans le port. Yousouf, le capitaine, me dit avoir une caisse de bibelots pour vous.

Roma eut un geste d’indifférence.

Elle dit :

— Il vient pour se marier ?

— Oui. Hanna l’attend avec impatience. Vous voudrez bien prendre quelque intérêt à cette cérémonie que je veux préparer aussi brillante que possible. Ce sera la première fois qu’un mariage de blancs sera célébré dans notre église d’Afrique.

— Je m’y intéresserai parce qu’il me paraît y avoir quelque analogie entre l’internement d’Hanna et le mien.

— Comme vous avez toujours des mots blessants !

— En rapport avec vos actes… ou plutôt ceux de votre frère, car vous êtes, je crois plutôt le bras que la tête de cette trilogie néfaste des Romalewsky.

Michel, patient sous l’insulte, s’assit près de la jeune femme. Il prit dans sa poche un petit portefeuille de cuir, l’ouvrit, et montra ainsi un passe-partout où se voyaient, deux photographies en face l’une de l’autre. Il les tendit à Roma :

— Voici ce que vous aviez demandé, dit-il.

À cette vue, une clarté de joie illumina le visage de la jeune femme. Une rougeur de vie anima ses joues pâles.

— L’empereur Alexis ! Rorick ! murmura-t-elle.

Soudain, d’un geste spontané, elle porta à ses lèvres ces portraits aimés et, oubliant tout, les contempla…

Michel, pendant ce temps, t’observait, lui aussi… et un incroyable attendrissement gagnait ses yeux.

Un long silence suivit, troublé seulement par le craquement des branches fouettées au dehors et par la douche de la pluie sur le toit incliné de la terrasse.

Puis Roma revint de son rêve, regarda son patient ennemi :

— Merci, j’espérais moins. Seulement, ajoutez encore à cette bonne action en partant…

— Vous me chassez ?

— Je vous libère. Nous n’avons, l’un et l’autre, aucun charme à nous voir. Vous accomplissez un devoir imposé, moi, je subis une obligation. La chose faite, ne la prolongeons pas.

Michel, sans ajouter un mot, se leva, s’inclina profondément et sortit, escorté de Mme de Riffemont, toujours prête à atténuer, dans la mesure de ses forces, les difficultés de l’ambiance.

Roma avait glissé les photographies sur son cœur, et elle lisait maintenant la lettre de Mariska :

« Roma chérie :

» Je viens vous dire les événements depuis notre séparation. Je suis sans force pour aucun commentaire… J’ai le cœur meurtri, profondément… mais n’est-ce pas, il vaut mieux que mon cœur reste brisé que d’avoir épousé le meurtrier de mes parents…

» Ma vie sera solitaire et désespérée, mais les âmes de nos chers morts peuvent être fières de leurs enfants… Nous avons tout sacrifié au soin de leur vengeance… Boris a blessé mortellement en duel ce pauvre Georges que j’ai eu la faiblesse de tant aimer…

» Je pense que malgré votre amitié pour lui, Roma, vous serez heureuse de le savoir quitte des chaînes de la vie… Vraiment, on doit se réjouir de voir partir ceux qu’on aime, car il est impossible que l’au-delà ne soit pas meilleur que le présent.

» J’ai bien souffert quand même, lorsque mes frères sont revenus aux Îles, après le drame récent de Narwald, me dire que justice était faite… que l’ennemi — mon mari ! — allait reposer auprès de ses compagnons de meurtre, dans l’enclos où s’élèvent les tombes des meurtriers et celles des victimes…

» Voilà, close ma vie extraordinairement courte de jeune femme. De fiancée, je passe à l’état de veuve…

» Et dans quel horrible cauchemar, dans quelle sanglante tragédie s’est effondré mon bonheur d’un jour !…

» Pensez à moi, Roma… Mon cœur déchiré a besoin de tendresses, et la vôtre m’est précieuse…

» Je vis comme autrefois en robinsonne… mais en robinsonne irrémédiablement attristée, dont l’avenir est terminé, déjà ! dont l’espoir est mort… J’aime ces Îles, où je suis seule, où ma souffrance et mon désenchantement se promènent sur la grève et les rochers, en mélancolique et sauvage harmonie avec mes pensées.

» La mer seule me donne quelques émotions qui me distraient : le yachting et la natation me plaisent. J’aime à m’étendre sur les rockings du rouf, bord de notre petit yacht, et à contempler éperdument l’eau bleue aux remous profonds et le ciel, où les nuages qui chevauchent sur l’azur semblent être des monstres fabuleux ou des héros de fantastiques légendes… Ou bien, je nage, je me lance à des kilomètres sur le dos berceur des lames, je tache de me retremper dans l’onde, de me baigner jusqu’à l’âme pour oublier…

» Je m’intéresse aussi aux travaux de Boris, j’ai fait récemment une découverte. Je vais vous la dire, Roma ; essayez l’expérience, cela vous amusera.

» Vous savez que les Fakirs indous prennent une graine et la font pousser et fleurir rien qu’en la regardant… Ils mettent un peu de terre, un peu d’eau, puis la graine. Ils couvrent le tout d’un voile et regardent… La chose monte et s’épanouit.

» Or, nous causions de cela avec Boris et il m’a dit :

» — Veux-tu en faire autant toi-même ? C’est fort simple. Arrose de la terre avec un peu d’acide formique, ou, plus simplement, prends de la terre, venant d’une fourmilière, mets au milieu une fève tendre et peu mûre, arrose et attends. Tu n’auras même pas besoin de regarder le petit tas mystérieux ; en quelques heures, tu auras une plante présentable.

» Je l’ai fait, j’ai triomphé ; vraiment, il n’y a plus de sorcellerie ; c’est dommage !

» Ce que j’ai demandé à mon frère à présent, ce sont des apparitions, et il m’en a promis, même des apparitions de vivants… C’est qu’ils sont si puissants, mes frères ! Aucun mystère de la nature ne résiste à leur science et à leur audace de recherches.

» Voulez-vous, Roma, que nous fassions toutes deux de la télépathie ? À la même heure, nous regarderons la même étoile — seulement, à la distance où nous sommes, ce ne sera jamais la même heure — et, a travers elle, nos pensées communiqueront.

» J’ai été à Kronitz acheter en cachette les deux photographies que vous aviez demandées, et je vous les adresse avec les livres que je crois devoir vous intéresser et toutes les grandes publications de France.

» Tante Hilda est bonne, comme toujours. Elle m’apprend le détachement du monde. Fédor est grave. Il parle de vous avec émotion… Boris travaille avec ardeur à son laboratoire.

» Depuis quelque temps, nous entendons des grondements souterrains ; nos îles sont des volcans, paraît-il ; je m’attends un de ces jours à être lancée dans les nuages ; cela m’amusera… Je vous écrirai de là-haut.

» Votre tendrement attachée,

 » Mariska.

Une autre enveloppe montrait la grande, énergique et volontaire écriture de Fédor. Roma l’ouvrit avec répugnance :

« Ma chère nièce,

» J’ai accompli mon œuvre et suis désormais libre de mes actes. Vous plairait-il de me voir exécuter une chose vous intéressant ?

» Je n’appartiens même plus à la secte des Compagnons de l’Étoile-Noire, qui vous faisait horreur. J’ai pris la résolution de ne plus répandre de sang : jamais, même pour ma défense personnelle. À l’issue du duel mortel qui sacrifia le dernier bourreau de ma famille, j’ai juré sur le tombeau des miens de ne plus jamais faire usage d’une arme.

» Je pense, en vous disant ces choses, vous être agréable. Désormais, je puis me consacrer à telle œuvre qui serait susceptible d’avoir votre approbation. Voulez-vous me faire le très grand honneur de me répondre ?

» Votre respectueusement fidèle

 » Prince Fédor Romalewsky. »

Roma fit des boules avec ces lettres, fort peu attrayantes pour elle, les lança au dehors où elle les vit d’abord rouler, puis se disjoindre, se désagréger, se perdre.

Ah ! combien ce qu’on lui écrivait la laissait indifférente !

Elle ouvrit un journal de France. Tout de suite, elle se plut à l’article politique, parce qu’on parlait de l’empereur Alexis, de son intervention dans les affaires européennes, de ses décisions.

On parlait aussi d’explorations à travers le sud-africain, on nommait son lieu d’exil à elle. Des ingénieurs de France allaient s’embarquer pour explorer les rives du Zambèze, y tracer les plans d’un chemin de fer.

Elle lut longtemps, puis l’heure coula, la pluie se mit à diminuer de violence, et Roma, soudain, eut l’idée de sortir, de s’en aller à travers cette campagne baignée, fraîche, calme enfin.

Toujours un peu fiévreuse, elle aurait plaisir à respirer l’humide senteur, à sentir sur son front les gouttelettes dernières.

Elle se fit apporter des chaussures solides, un manteau léger, et, sans le dire à Magda, en cachette de la vigilante amie, elle se glissa dehors.

Un dernier rayon de soleil, très bas, filait sous les branches, tout près de fuir ; accompagnée de Fram, elle suivit la coulée claire, jusqu’à la palissade de l’enclos.