Le Prince Fédor/IV/7

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et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 87-88).

VII

LE SECRET DU COUVENT

La forêt de Narwald, couverte de sa toison épaisse, s’agitait sous la douce brise de mai. Les moines du couvent, en longue file pieuse, se rendaient chaque jour à l’oratoire créé par eux en l’honneur de la Vierge, pour y célébrer l’office du mois de Marie.

Parmi eux, plus pâle, plus lent, mais le visage resplendissant de bonheur, se tenait un jeune moine, qui peu à peu s’éloignait de la procession. Il avait fui, rêveur, sous les grands hêtres au feuillage, brun aux troncs gris, dont les hauts fûts gigantesques évoquaient une idée de cathédrale sous le toit en ogive des ramures.

Il s’écarta de la ligne suivie par les frères et vint tourner autour du Campo-Santo des Romalewsky, où se dressait, toute blanche, la colonne du mausolée entre les ifs sombres.

La grille était ouverte. Il la franchit. Le gardien, occupé à frotter les marches de marbre blanc, l’aperçut, mais ne s’émut pas. La visite ne le surprenait en rien.

Le moine se pencha sur l’herbe touffue, grasse vivante.

— C’est là ! murmura-t-il. Le sang répandu a fertilisé le sol. ̃

Il rêva un peu, s’en alla vers les six croix alignées autour du tombeau : il s’approcha de celle où le nom de Georges Iraschko se lisait nettement sans qu’aucune mousse encore n’altérât le creux.

Il passa sa main sur l’inscription comme pour l’effacer. Un faible sourire entr’ouvrit ses lèvres et il passa :

— Bonjour Kalir, mon ami, dit-il au gardien.

— Bonjour, monsieur Georges, je suis heureux de vous voir si bien.

— Merci.

— Vous voilà debout et assez fort pour accomplir la longue route qui nous sépare du couvent.

— Oui, j’ai pu marcher sans fatigue, aujourd’hui ; je renais de si loin ! Vous n’avez pas idée comme à présent j’aime la vie, la nature… comme tout me paraît beau et lumineux !

— C’est vrai, monsieur, la nature est merveilleuse ici… Je vis dans cette forêt depuis six ans… et je ne m’en lasse pas. Il est vrai que les bois de Narwald sont un peu mon pays.

— Oui, vous serviez déjà les princes Romalewsky, autrefois ?

— Non, monsieur. Jusqu’à la guerre de Kouranie, j’étais jardinier au couvent des moines de Saint-Gratien.

Georges dressa, l’oreille.

Le gardien continua :

— Le jour de la mort de l’impératrice Yvana. j’avais aidé les frères qui allaient veiller le corps sous la tente, à emporter les fleurs et les branchages que l’on renouvelait sans cesse dans la chapelle ardente. Même en dernier lieu, c’étaient les frères Mark et Josef que j’avais secondés. Ils emportaient une longue caisse toute pleine de cyprès et d’immortelles.

— Ah !… le frère Mark, qui est aujourd’hui supérieur du couvent, et le frère Josef ont veillé l’impératrice ?…

— Ils étaient là lors de la mise en bière… Ils rentrèrent au monastère tout émus, bouleversés même, tant la douleur de l’empereur et du petit prince Rorick les avait impressionnés. Le lendemain, Fédor Romelewsky m’a fait venir pour me prendre à son service ; et, après l’incendie du château de Narwald et la mort de ses parents, il m’a institué le gardien de ce Campo-Santo.

Georges Iraschko plongeait ses regards avides dans les yeux de Kalir. Ce que le brave homme lui disait là éveillait dans son âme tout un monde de pensées.

Le supérieur du couvent et frère Josef avaient assisté à la mise en bière de l’impératrice. Frère Mark et frère Josef savaient alors quelque chose…

Ils pourraient l’aider à démêler l’angoissante énigme dans laquelle il se débattait au sujet de Roma. Ils lui diraient, eux, si l’impératrice était bien morte, ou si elle avait pu, sous l’influence magnétique et maléfique des princes Romalewsky, devenir l’être douloureux, sans pensée et sans souvenir, qu’était à présent leur pupille.

L’officier d’Alexis n’écoutait plus, maintenant, que d’une oreille distraite le gardien qui continuait :

— Oh ! oui, j’aime ces bois de Narwald, et j’y suis heureux, avec ma femme et mon fils, grâce à la générosité des princes Romalewsky. Mais vous, monsieur le comte, vous n’avez pas idée de rester au couvent ?

— Je ne suis pas admis à faire partie de la sainte communauté. Et puis, mon ami, je n’ai pas la vocation. Dès que je pourrai voyager, j’irai consoler mon pauvre père.

— Soyez prudent, monsieur Georges… Il ne faut pas qu’on sache par quel miracle vous avez échappé à…

— Par le miracle de votre pitié, mon brave Kalir.

— Je ne pouvais guère ne pas avoir pitié, monsieur. Quand un homme respire encore, on ne peut pourtant pas l’enterrer tout vif.

— Il eût été dans l’esprit de votre maître que vous acheviez le mourant, mon ami.

— Je ne pense pas, monsieur. Ce que j’aurais dû faire, si j’avais été un serviteur fidèle, c’eût été d’aviser mon maître de l’événement. Mais ma femme n’a pas consenti. Elle a dit : « Dieu veut qu’il vive, malgré la haine de ses ennemis ! Puisqu’avec sa gorge traversée, il respire encore, c’est qu’il n’a pas fini son rôle sur la terre. Va chercher les frères du couvent de Narwald, Kalir. Ils sauront le soigner. »

— Ah ! oui ! ils ont su me soigner, avec une patience et un cœur dont je serai toujours reconnaissant. L’épée de Boris avait effleuré la carotide, j’ai été préservé par une force occulte.

— Je le crois, monsieur le comte ; c’est pourquoi je me suis tu, et pourquoi quand même j’ai élevé votre croix. Mais il faut renoncer à votre nom et à votre personnalité, monsieur Georges, car si un des princes Romalewsky savait ce subterfuge, il vous provoquerait de nouveau.

— Soyez sans crainte, brave gardien. Sans me cacher — car en vérité si je suis de ce monde c’est pour agir — je ne m’exposerai pas à plaisir. Avez-vous revu mes adversaires ?

— Pas encore, monsieur. Je redoute leur venue, maintenant, car vis-à-vis d’eux, je n’ai plus la conscience tranquille.

— Pourquoi donc ?

— J’ai trompé, pour vous sauver, la confiance de mes maîtres..

— Il est des cas où tromper est mérite, et mentir vertu. Bonsoir mon ami, votre Stello devient superbe ; quel frais et bel enfant ! L’ombre des croix du Campo n’est pas néfaste à sa santé.

— Heureusement !

— Je serrerais bien volontiers les mains de sa mère à laquelle je dois mon sauvetage.

— Elle est allée jusqu’à Kronitz pour renouveler nos provisions.

— Dites-lui ma gratitude, je vous prie. Adieu, Kalir.

Les deux hommes échangèrent une cordiale poignée de main et le moine s’éloigna.

Il marchait d’un pas allègre, ses pieds nus suivant la règle, protégés seulement par une semelle et des courroies, se déchiraient aux ronces du chemin. Mais il n’y prenait nullement garde, absorbé par une pensée qui concentrait toute son âme.

Sa face rasée, son cou enveloppé encore d’une mousseline, sa longue robe ceinturée d’une corde transformaient l’ex-officier en un jeune novice.

Il marchait à l’aise, fortifié par le bon air des bois, qui achevait sa guérison, repris tout entier, et plus que jamais, par le grand rêve de jadis : retrouver Roma ; sauver la jeune femme.

Et il y arriverait, il en avait maintenant la foi absolue. Bien évidemment, la Providence l’avait gardé pour cela en ce monde. Il accomplirait sa tâche, il allait la reprendre d’un cœur si ardent ! Le gardien du Campo venait d’ouvrir un horizon à ses nouvelles recherches.

Quand il arriva au couvent, les moines étaient de retour. Le frugal déjeuner, composé de fruits superbes et de légumes cuits à l’eau, assaisonnés d’huile et de vinaigre, le réjouit.

Il s’assit à sa place, sur le banc de bois poli, devant la table sans nappe. Un lourd morceau de pain largement taillé reposait sur son assiette.

Il y fit le plus grand honneur, ainsi qu’aux mets simples et sains qui durent l’assaisonner.

Après le repas, la récréation commença. Comme de vieux enfants, les moines s’amusaient. Sauf pendant cette heure, ils devaient observer le plus absolu silence et, toute la journée, méditer en travaillant. Aussi éprouvaient-ils une indicible joie à délier leur langue pendant cette liberté.

Ils disaient des puérilités. Vivant hors du monde, craignant sans cesse de manquer a la charité ou de se glorifier, ils parlaient comme des bébés, pour entendre le son de leur voix.

C’était le seul moment où Georges Iraschko pouvait espérer apprendre ce qui lui tenait au cœur plus que la vie.

Il avait essayé d’aborder frère Mark, le supérieur actuel du monastère. Il n’y était point parvenu.

Au sortir du réfectoire, il le guetta et s’élança au-devant de lui :

— Mon père, par pitié !… Donnez-moi quelques minutes… J’ai besoin de vous parler.

— Je vous donnerai toute l’heure de la récréation, mon fils. Je suis moi-même heureux de vous voir guéri, et d’avoir pu triompher du mal en rendant à la vie une créature de Dieu.

— Ah ! mon père, quelle reconnaissance je vous dois !

— Je ne fus que l’instrument. C’est Dieu qu’il faut remercier. Vous voilà plus fort, mon enfant ; allez-vous commencer vos études de noviciat ?

— Mon père, pardonnez-moi, mais je n’ai nulle vocation… Je me crois appelé à un autre devoir ; mais pour l’accomplir, j’ai grand besoin de vous.

— Je vous suis tout acquis, mon fils. Parlez.

— Éclairez-moi, mon père. Vous étiez déjà ici lors de la guerre de Kouranie, n’est-ce pas ?

— Il y a vingt ans que j’y suis, mon enfant. Le camp de l’empereur Alexis était à quatre kilomètres environ. L’endroit est aisé à reconnaître ; les arbres ont repoussé, mais ils y sont plus petits.

— Mon père, vous avez assisté l’impératrice Yvana à ses derniers moments ?

— Nous arrivâmes trop tard. Nous dûmes nous borner à veiller près d’elle et à essayer, par nos prières, d’obtenir la résignation de son mari.

— Mon père, d’où vient que, dans vos prières pour les morts, vous ne nommiez jamais l’impératrice Yvana ? J’ai remarqué que vous disiez dans vos oraisons : « Prions pour l’empereur, le prince impérial et la famille impériale. » Quelle est cette famille, mon père ?

— C’est une habitude, mon enfant… Un ancien rituel…

— Enfin, mon père, êtes-vous sûr que l’impératrice Yvana soit morte ?

À ces mots, le supérieur du monastère tressaillit. Une teinte pourpre envahit son visage. Il se tut :

— Dieu est maître ! dit-il enfin.

— Oh ! mon père, de grâce, dites-moi la vérité ! Vous gardez un mystère enfoui dans votre cœur.

Silencieux, le moine avait joint ses deux mains, le front courbé.

— Je vous en supplie, insista Georges… Votre attitude parle, mon père… Vous avez un doute, une incertitude ?

Le moine se leva.

— Je vous quitte, mon enfant. D’autres devoirs m’appellent.

— Aucun devoir ne peut primer celui-là, mon père. Vous avez un secret, n’est-ce pas ?… Ce n’est pas le trahir que me l’avouer, car j’ai, je vous le jure, les plus pures intentions.

— Savez-vous, mon fils, ce qu’est un serment ?

— Je le sais d’autant mieux, mon père, que je me suis juré de vivre pour retrouver celle qui n’est pas morte, et qui fut l’impératrice Yvana, pour la rendre à ceux qu’elle aime. J’ai de fortes raisons de croire à un crime d’un genre spécial, que mon courage et mon adresse sauront peut-être réparer… Pour l’amour de la justice et de la vérité, pour sauver une pauvre créature qui se débat dans l’exil et la douleur maléfique d’un alchimiste princier, puissant, je vous en supplie, mon père, parlez… éclairez-moi !

— Mon enfant, les moines de Saint-Gratien ne parlent qu’une heure par jour. Cette heure va finir ; or, j’ai encore bien des choses à dire. Ne me faites pas perdre un temps précieux en discussions vaines.

Le moine s’éloignait, résolu. Georges s’attacha à lui, retint ses mains :

— Mais, mon père, il s’agit d’un devoir imprescriptible ! Vous êtes complice d’un crime en vous taisant. Si vous saviez quel martyre vous faites endurer à une innocente !

Le moine, de nouveau, tressaillit, se retourna, ébranlé :

— Que voulez-vous dire, mon fils ?

— Je dis ce que j’ai vu : une martyre qui a les traits de l’impératrice, de celle qu’une flèche a jetée à terre ici, dans cette forêt. Cette jeune femme est au pouvoir des Romalewsky. Elle a oublié dans une mort factice, je le crois, tout ce qui fut son passé. Mais une lueur fugitive éclaire parfois sa pensée, une intuition plane sur elle, son cœur endormi a des éclairs. Vous pouvez m’aider, mon père, à la sauver… Un seul mot : l’impératrice Yvana est-elle morte ?

Absorbé lui-même, le moine se taisait. Georges suivait sur le grand cadran suspendu au mur l’aiguille s’avançant vers l’heure, où, dans quelques minutes, sonnerait le silence des religieux.

Une angoisse atroce le tordait. Il savait que rien au monde ne ferait parler le Père supérieur jusqu’au lendemain, et, en vérité, attendre ainsi vingt-quatre heures, cela le poignait !

— Mon père, dites, au nom du ciel, de votre mère, de tout ce qui vit et aime sur la terre : l’impératrice Yvana est-elle morte ?

— Mon fils, quand un moine de Narwald a juré de ne pas parler, il se tait pour l’éternité.

— Alors, c’est que vous avez promis au prince Fédor Romalewsky… Vous aussi, mon père, êtes-vous sous la puissance magnétique de cet homme redoutable, néfaste ! Réfléchissez, je vous en conjure, que votre silence sert ses projets criminels… La fidélité au serment deviendrait alors une faute terrible…

Le supérieur, avait eu un mouvement d’autorité, puis son regard s’était radouci, traversé d’une flamme d’inquiétude et d’effroi…

— Laissez-moi me recueillir, prononça-t-il après un silence… prier et implorer les lumières d’en-Haut… Dieu m’inspirera mon devoir.

— Alors ?…

— Après vêpres, j’irai avec mon frère Josef recueillir les herbes vulnéraires qui servent à la composition de nos élixirs, vous pourrez nous accompagner, et nous…

Un son net de cloche vibra dans l’air calme et coupa court la phrase du supérieur.

Georges, en proie à une extrême agitation, suivit à la chapelle, pour l’office, la sainte communauté.