Le Prince Louis-Napoléon/05

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Le Prince Louis-Napoléon
Revue des Deux Mondes4e période, tome 139 (p. 831-868).
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LE PRINCE LOUIS-NAPOLÉON

IV[1]
LE PROLOGUE DE 1870


I

Dans la politique intérieure nous avons jusqu'à présent rencontré deux courans parfois se contrariant, parfois cheminant côte à côte, celui des ministres et celui du Président. Dans la politique extérieure, ces deux courans persistent, mais non plus avec une force égale ; celui du Président l'emporte. Sans cesser d'être contrariée, sa pensée intime l'est moins ; elle s'accuse mieux et prévaut plus souvent. Aussi l'analyse des affaires qui surgirent dans ce temps en Orient et de l'évolution nationale qui commence en Italie et en Allemagne est de premier intérêt. On y retrouve quelques-uns des traits essentiels de cette diplomatie impériale qui a exercé sur nos destinées et sur celles du monde une influence décisive. En ce sens, je considère les événemens de l'année 1850 et du commencement de l'année 1851 comme le prologue du drame qui, se déroulant à travers l'Empire en plusieurs actes successifs, s'achèvera en 1870.

En Orient, Palmerston impatienté de l'obstination avec laquelle la Grèce se refusait à son influence, tout à coup, sans avertir la Russie et la France, les puissances co-garantes, lance un ultimatum sommant la Grèce de satisfaire immédiatement à certaines réclamations et notamment à celles d’un juif portugais né à Gibraltar, don Pacifico (17 janvier 1850). Sur le refus de la Grèce, il fait bloquer le Pirée et mettre l’embargo sur les navires du gouvernement grec et sur les navires marchands. Nicolas, encore frémissant de sa récente humiliation dans l’affaire des réfugiés hongrois, prend parti pour la Grèce, en vertu de ses droits de co-garant. (Note du 19 février 1850.) Il semblait naturel que la France s’unît à lui, ses intérêts et son droit étant les mêmes. Mais cette intervention collective eût été désagréable à l’Angleterre. Le Président offre ses bons offices et substitue une médiation isolée, tout amicale, à une action collective blessante. Palmerston remercie et accepte. Puis aussitôt, emporté par son impatiente passion, tandis qu’un arrangement se concluait à Londres entre lui et notre ambassadeur (18 avril), sous prétexte qu’à Athènes le médiateur français avait renoncé à sa mission, il méconnaît l’arrangement consenti par lui-même. Malgré les représentations de l’envoyé français, la Grèce, attaquée de nouveau par les forces navales britanniques, menacée d’une ruine complète, se rend à merci et concède au Pirée bien au-delà de ce qui lui avait été imposé à Londres (27 avril 1850). Le Président se fâche et notifie à Palmerston que les respects mutuels sont la condition première de toute alliance et qu’il ne permettra à personne de froisser impunément notre dignité. Il demande que le cabinet de Londres considère comme non avenus des faits regrettables, constituant la violation d’un engagement. Cette demande n’ayant pas été agréée, il juge que la continuation du séjour à Londres de notre ambassadeur n’est plus compatible avec la dignité de la République ; il le rappelle et le ministre des Affaires étrangères dit à la tribune : « J’ai eu l’honneur d’annoncer à l’Assemblée qu’à la nouvelle fâcheuse et inattendue de l’insuccès de nos bons offices dans les négociations suivies à Athènes, le gouvernement de la République avait cru de son devoir de demander au gouvernement anglais des explications. La réponse qui nous a été faite ne se trouvant pas telle que nous avions le droit de l’attendre, le Président de la République, après avoir pris l’avis de son conseil, m’a donné l’ordre de rappeler de Londres notre ambassadeur. » (Très vive approbation, triple salve d’applaudissemens, abstention sur la plupart des bancs de l’extrême gauche.)

Les conséquences de cette déclaration eussent été fort graves si l’Angleterre ne les eût pas conjurées en reconnaissant la justice de la susceptibilité française. Le procédé de Palmerston fut blâmé par la Chambre des lords, et malgré un admirable discours de quatre heures, célèbre dans les annales parlementaires, il ne fut couvert à la Chambre des communes que par une majorité de quarante-six voix. Palmerston comprit qu’il avait excédé la mesure ; il revint sur son premier refus et il substitua l’arrangement conclu à Londres le 18 à celui arraché le 27 à Athènes à la faiblesse des Grecs. A la suite de quoi les relations entre le Président et lui redevinrent d’autant plus confiantes que toute inégalité humiliante en avait été exclue.

Dans cette affaire percent la prédisposition du Prince, dans tout conflit entre l’Angleterre et la Russie, à pencher plutôt vers l’Angleterre ; sa tendance, chaque fois qu’on le lui permettrait, à intervenir dans tout différend européen comme médiateur agissant seul : enfin sa résolution de ne tolérer de qui que ce soit, même d’un allié, la moindre atteinte à l’honneur national.


II

L’évolution nationale, encore obscure, balbutiante, mal assurée dans sa marche, qui commença presque en même temps en Italie et en Allemagne et fit définitivement entrer en scène Cavour et Bismarck, n’attirait pas l’attention des politiques absorbés dans leurs combinaisons ambitieuses, encore moins celle de notre opinion toujours ignorante des réalités étrangères et dont toute la science consiste à croire qu’on nous adore partout. Sa gravité et ses conséquences lointaines n’échappèrent pas à la sagacité en éveil du Président. Sans prendre aucune décision immédiate, il se mit discrètement en mesure d’y intervenir à l’heure propice, lorsqu’il aurait plus de pouvoir et que les événemens s’accentueraient.

Après Novare, le Piémont, accablé par la nécessité de subir une paix écrasante, ressentit un dernier soubresaut des sectes révolutionnaires. Deux défaites ne leur suffisaient pas ; l’honneur était compromis ; à tout prix il fallait le reconquérir par une guerre à outrance soutenue par la nation entière appelée aux armes. Parmi les plus fougueux défenseurs de ce beau dessein se signalait Lanza. C’était aussi lavis des Génois ; ils le manifestèrent en se soulevant. Le brave La Marmora les réduisit promptement sans avoir besoin du secours offert par Louis-Napoléon (avril 1848). Les protestations belliqueuses recommencèrent avec le parlement nouveau élu en janvier 1849. Il débuta en choisissant pour président le chef de la révolte génoise, Pareto ; puis, quand le ministère lui demanda de ratifier le traité de Milan qui refoulait le Piémont dans ses limites de 1815 et lui imposait une indemnité de 75 millions, il refusa de le voter jusqu’à ce que le sort des émigrés lombards eût été assuré : ce qui équivalait à une troisième déclaration de guerre. Imaginez la royauté renversée après Novare, le roi faible et mal conseillé : la guerre à outrance commençait, le malheureux Piémont, après une résistance certainement héroïque, n’en eût pas moins été réduit, anéanti pour longtemps, et il n’aurait pas eu la force, en moins de dix ans, d’effacer Novare par San-Martino. Le roi, inspiré par d’Azeglio et La Marmora, n’hésita pas, au risque d’un violent conflit intérieur, à entrer en lutte avec la démence démocratique. Il prononça la dissolution et, par sa vigoureuse proclamation de Moncalieri, mit le pays en demeure de répudier les révolutionnaires et d’accepter un traité inévitable, laissant comprendre entre les lignes qu’à défaut il aviserait. Le pays comprit et ne renomma pas les députés de la guerre à outrance (15 juillet 1849).

Cavour, revenu dans le Parlement, approuva le manifeste royal, soutint le ministère, et conseilla l’approbation du traité. « La question, dit-il, est une question entre nous et la fatalité. Sur quelques bancs de la Chambre qu’ait été pris le ministère, il doit reconnaître cette loi fatale et l’accepter. » Le traité fut ratifié. Le peuple, le roi, les hommes politiques du Piémont, malgré les erreurs et les infortunes, s’étaient toujours montrés au-dessus des événemens : après leur défaite suprême, ils s’élevèrent encore plus haut. Dans aucune histoire ancienne ou moderne, je ne connais aucune période plus digne d’admiration que l’histoire du Piémont depuis la paix de Milan jusqu’à la guerre de 1859. Cavour s’y révèle et y domine, mais d’Azeglio, pendant trois ans, s’y montre égal à celui qui lui succédera ; les services qu’il rendit par son courage mêlé de prudence et par une fermeté que la modération n’abandonna jamais furent moins éclatans, ils ne furent pas moins réels.

Le premier il substitua à l’ancienne politique municipale une politique italienne en prenant en tout le contre-pied des autres gouvernemens de la Péninsule. Ils s’étaient jetés dans une réaction effrénée, et cette réaction avait trois caractères : elle était autrichienne, anticonstitutionnelle, surtout cléricale. Ainsi, en Toscane, le grand-duc répudiait les principes des lois léopoldines réputées jusque-là inviolables. Son confesseur lui ayant écrit qu’il ne l’admettrait pas au tribunal de la pénitence, s’il ne reconnaissait que, de droit divin, le patrimoine de l’Eglise est inaliénable, le grand-duc l’avait reconnu. D’Azeglio adopta une politique anti-autrichienne, constitutionnelle, anticléricale. Il la rendit anti-autrichienne, en faisant du Piémont la terre d’asile des émigrés, des fugitifs, surtout du Lombard-Vénitien. On ne se contentait pas de les recevoir, on les aidait, les employait, soit dans les fonctions de l’Etat, soit dans les universités ou les tribunaux, soit dans la presse. Réunis le soir sous les portiques de la rue du Pô, ils constituaient une représentation de l’Italie : l’Italie gémissante. Ils excitaient les ministres, tenaient en haleine les vaillans demeurés au pays natal, remplissaient l’Europe de plaintes et de malédictions contre l’Autriche. Il rendit sa politique constitutionnelle en s’attachant à maintenir les franchises parlementaires et les libertés publiques, imperturbablement libéral au milieu de l’éclipse presque générale de la liberté en Europe. Pour rendre sa politique anticléricale, il entreprit la réforme de la législation religieuse.

On retrouvait encore en Piémont les institutions les plus surannées du moyen âge, abandonnées partout ailleurs, telles que le droit d’asile dans les églises, l’immunité ecclésiastique ; d’innombrables fêtes obligatoires interrompaient à chaque instant le travail ; aucune disposition ne protégeait les familles contre les legs aux corporations religieuses. Un légiste éminent, Siccardi, proposa une série de lois pour réformer ces abus, ramener l’Eglise nationale au droit commun, abolir l’immunité ecclésiastique, assujettir le prêtre aux tribunaux ordinaires, réduire le nombre des fêtes obligatoires à quatre ou cinq, subordonner l’acceptation des legs pieux à l’autorisation du conseil d’Etat. En un mot, il proposa d’introduire la législation en vigueur en France, et sur laquelle, même en ses jours les plus cléricaux, la Restauration n’avait pas porté la main.

Ni Balbo ni la droite ne contestèrent cette réforme si justifiée ; ils prétendirent seulement que, soit qu’on les considérât comme un droit, soit comme une simple coutume, les privilèges ecclésiastiques ne pouvaient être abolis sans le consentement de l’Eglise et du corps ecclésiastique. Des négociations avaient déjà été essayées, elles n’avaient donné aucun résultat. D’Azeglio se retrouvant, comme il l’était souvent dans sa chevalerie, un malin Piémontais répondait familièrement à ces preneurs de négociations inutiles : « Avec le Pape il faut beaucoup de formes, de salamalecs, de baisemains, mais une fermeté de fer, et surtout du fait accompli. »

Cavour défendit énergiquement la loi Siccardi : « Parcourez tous les pays d’Europe, dit-il, quels sont ceux qui ont résisté à la tempête révolutionnaire ? ce ne sont ni les princes de l’Allemagne qui tous virent plus ou moins leurs capitales ensanglantées, ce n’est pas la France où un trône s’écroula en quelques heures, ce fut l’Angleterre, le seul pays où les hommes d’Etat dévoués au principe d’autorité, savent accomplir eux-mêmes à temps les réformes nécessaires. Suivez cet exemple, messieurs les ministres ; ne craignez pas, en marchant largement dans la voie des réformes, d’affaiblir le trône constitutionnel confié à vos mains ; vous le fortifierez au contraire, et vous lui ferez pousser dans le sol des racines si profondes que, la tempête révolutionnaire dût-elle se déchaîner de nouveau, non seulement il aura la puissance de lui résister, mais encore celle de rassembler autour de lui toutes les forces vives de l’Italie et de conduire notre nation vers ces hautes destinées auxquelles elle est appelée. » Députés et auditeurs debout unirent leurs voix dans une même acclamation (7 mars 1850).

Victor-Emmanuel secondait d’Azeglio et Siccardi. Il avait eu quelque peine à se plier aux exigences constitutionnelles ; et recevoir des conseils, véritables injonctions en réalité, ne lui plaisait guère. Par exemple, il avait écrit de sa main une lettre au Pape sur l’abolition de l’immunité ecclésiastique. Il chargea d’Azeglio de l’expédier. Celui-ci la lut, ne la trouva pas à son gré, la refit et la renvoya. Le roi lui répondit : « Quand je fais une chose, je sais ce que je fais, et pour dire la vérité, je ne suis pas amateur de conseils. Quand j’en aurai besoin, je vous en demanderai. Malgré cela, ne m’en veuillez pas. Ciao[2], Massimo. Votre très affectionné. » D’Azeglio offrit sa démission. Le roi lui répondit : « Cher Massimo, ne soyez pas si féroce. Je comprends que vous m’avez refait cette belle lettre pour que je dise : Bravo ! Bravo donc, vous dirai-je, puisque vous le voulez. Il n’en reste pas moins vrai qu’avec vos observations vous m’avez donné une patente d’ânerie. Et cependant je crois que je ne suis pas un sot. » Dans une autre circonstance le conseil de d’Azeglio fut mieux accueilli. « Il y a eu peu de rois dans l’histoire qui aient été galantuomini, il serait temps d’en commencer la série, lui avait dit un jour le ministre — J’ai donc à faire le galantuomo ? Le métier me paraît facile, répliqua Victor-Emmanuel. Et, prié d’inscrire son nom sur le registre de recensement de sa capitale, il ajouta à la colonne de la profession : re galantuomo. — Ne laissez pas aux autres le soin de vous qualifier, on vous prendra pour ce que vous vous donnerez.

La loi Siccardi votée (9 avril 1850), le roi la sanctionna malgré les supplications de sa mère et de sa femme. L’archevêque de Turin, Franzoni, enjoignit à ses prêtres de n’y pas obéir. On se demandait qui, de Franzoni ou de Victor-Emmanuel, serait le roi. L’incertitude ne se prolongea pas. L’archevêque fut cité en justice, condamné par défaut, à un mois de prison, à une amende et emprisonné. Cela ne le calma point, et il recommença les hostilités à la mort de Santa-Rosa, le ministre de l’agriculture et du commerce. Santa-Rosa, après s’être confessé dévotement, et avoir reçu l’absolution, demanda la communion. Son curé, Pittavino, moine de l’ordre des servites, vint, par ordre de l’archevêque, déclarer que les derniers sacremens et la sépulture chrétienne ne seraient accordés que s’il rétractait formellement sa participation aux lois Siccardi. Le confesseur protesta par écrit que le mourant était persuadé de n’avoir ni violé les droits de l’Eglise ni méconnu l’autorité de son chef visible ; sa femme se jette en sanglotant aux pieds du curé, le suppliant de ne pas refuser les suprêmes consolations à son mari bien-aimé. Le curé reste inflexible : « Non, il me faut une rétractation formelle. » Le moribond, portant ses mains tremblantes à sa tête, murmure : « On me demande des choses que ma conscience ne me permet pas d’accorder ; je ne veux pas laisser un nom déshonoré à mes enfans ! » Il rend l’âme. Le prêtre inexorable se retire sans prononcer une parole. Il rencontre en sortant Cavour, l’ami de Santa-Rosa, qui, exaspéré de ce qu’on était venu lui raconter, l’invectiva. On eut grand’peine à les empêcher d’en venir aux voies de fait. L’exaspération publique ne fut pas moindre que celle de Cavour. Le gouvernement dut expulser incontinent le curé, les moines servites et l’archevêque. Une souscription pour élever un monument commémoratif de l’abolition de l’immunité ecclésiastique fut aussitôt couverte, et de toute part on demanda à d’Azeglio et au roi de répondre à l’agitation cléricale en donnant la succession de Santa-Rosa à son ami Cavour, le plus énergique champion de la loi maudite.

D’Azeglio, quoique ne l’aimant pas, consentit à le prendre pour collègue. Le roi, qui avait hérité des sentimens de défiance de son père, refusa. « C’est trop tôt, son heure viendra plus tard, proposez-moi un nom plus sympathique. » La Marmora insista et démontra que ce nom « peu sympathique » était le nom nécessaire. « Eh bien, soit ! dit Victor-Emmanuel, seulement rappelez-vous qu’il ne tardera pas à devenir le maître de la maison et qu’il nous enverra dans la rue tous les jambes en l’air. »

Cavour, malgré son triomphe récent, était alors dans un profond découragement. Les hommes de la droite lui reprochaient de les abandonner ; ceux de la gauche continuaient à le suspecter. « Il est probable, écrivait-il, que mon rôle finira bientôt. Dans un temps comme le nôtre, un homme politique est vite usé : je le suis déjà à demi ; avant longtemps, je le serai tout à fait. » Et voilà que soudain, à l’improviste, pour la première fois, il se voyait soulevé par la faveur populaire. Le ministère qu’on lui offrait était au-dessous de ses mérites : une raison de cette nature empêcha un jour le jeune Pitt d’entrer aux affaires. Cavour accepta, certain d’obtenir bien vite la prééminence à laquelle il était destiné (11 octobre 1850). Le jour de son entrée au ministère, il ordonna de liquider toutes ses valeurs de bourse, opération dans laquelle il perdit une trentaine de mille francs. Bientôt à son premier portefeuille étaient joints celui de la marine et celui des finances (19 avril 1851). Le roi avait prédit juste. Dès que Cavour fut ministre, il devint le ministère. « Ce petit homme, ce coq de combat, disait d’Azeglio, me traite comme Louis-Philippe ; je règne et ne gouverne pas. » En effet il parlait et décidait pour tous, et bon gré mal gré les entraînait, soit dans la réalisation de ses idées de liberté commerciale, soit dans ses mesures financières pour sortir de la dépendance ruineuse de Rothschild. D’Azeglio s’essouffla tellement à le suivre qu’il en tomba malade.


III

Les petits princes italiens ne cachaient pas leur inquiétude de la conduite de Victor-Emmanuel, condamnation implicite de la leur, excitation à leurs sujets d’être mécontens. Le roi de Naples chargea un de ses envoyés de quelques remontrances. Quand le Napolitain parla des dangers qui menaçaient son trône constitutionnel : « Quels sont donc ces dangers, signor cavaliere ? » fit le roi. Le Napolitain déconcerté parla des journaux, des conspirations. « Je n’ai rien à craindre, parce que derrière mon trône ne siègent ni la trahison ni le parjure, dites-le à votre roi, mon bon ami. »

Pie IX n’était pas moins mécontent que les autres princes. Il s’était enfin décidé à rentrer à Rome 12 avril 1850. Son secrétaire d’État, Antonelli, s’appliquait à réaliser les promesses du motu proprio. Il forma un ministère, dont trois membres sur cinq étaient laïques (18 septembre 1850) ; un conseil d’État, en majorité également laïque et dont faisaient partie deux ecclésiastiques seulement (10 septembre 1850) : une consulte des finances entièrement choisie par le Pape parmi les candidats désignés par les conseils provinciaux 28 octobre 1850) ; des conseils provinciaux choisis parmi les candidats présentés par les conseils municipaux 23 novembre 1850) ; des conseils municipaux directement élus par les plus imposés de chaque commune 24 novembre 1850). Les sociétés modernes placent, en matière d’impôt, deux règles au-dessus de toute discussion : Les charges publiques doivent peser également sur tous, et être consenties par des représentans élus. Le Pape n’avait pas à établir la première, car dès 1537, Paul III avait décrété que l’impôt serait supporté indistinctement par tous les sujets de l’Église romaine « sans exception de marquis et de barons, pas plus que de vassaux et fonctionnaires ». Pie IX, sachant que qui tient les cordons de la bourse dispose tôt ou tard de l’État, refusa d’admettre le second principe, dans la crainte de ressusciter le Statuto, dont le seul souvenir était un cauchemar.

Malgré la sincérité avec laquelle les nouvelles institutions furent établies, elles ne tardèrent pas en fait à devenir purement nominales ; aucun libéral ne voulant, par crainte du poignard mazzinien, se prêter au fonctionnement de ce mécanisme, le gouvernement théocratique se rétablit par la force des choses. Les ministres ne furent que des commis aux ordres du sous-secrétaire d’État, et les consulteurs d’État des conseillers complaisans. De sorte que Pie IX put affirmer en parfaite bonne foi qu’il avait tenu ses promesses tout en gouvernant selon les erremens de Pie VII et de Grégoire XVI. Cependant les tracasseries policières n’en arrivèrent pas aux rigueurs en usage dans les duchés et le Napolitain. Le Saint-Père institua même une commission formée de quelques-uns des membres de la consulte pour réviser ou annuler tous les procès politiques encore pendans. Les mesures sévères auxquelles un gouvernement sourdement miné se trouva réduit, ont été démesurément grossies. Le tribunal du Saint-Office, dont la réouverture suscita tant d’alarmes, continua à se montrer aussi bénin qu’il l’était depuis bien longtemps, et à ne brûler ni torturer qui que ce fût[3]. Dans l’ordre des intérêts matériels, les désastres économiques causés par la Révolution furent réparés avec intelligence et sollicitude. On retira le papier-monnaie, on réduisit le déficit, on n’augmenta les impôts que dans la mesure indispensable, on reprit les bénéfices lucratifs du monopole du tabac, on améliora les tarifs douaniers, on prépara l’établissement des chemins de fer.

Même dans l’édilité le Pape effaça les derniers vestiges révolutionnaires. En ses accès de bestialité destructive l’homme se rue sur les plus divines créations de l’art, saccage les villes, brûle les monumens, met en pièces les statues de Phidias, accroche des arquebuses sur les personnages de l’Ecole d’Athènes, dépèce le Colisée, bombarde l’Acropole, mutile les cathédrales, et rase les châteaux. Puis, revenu de ses fureurs, il fouille, relève, s’acharne à remettre debout ce qu’il a jeté à bas. Labeur inutile ! Le Néant garde ce qu’on lui a donné et la Mort ne rend pas sa proie. Reconstituer l’antique, c’est ajouter une ruine à celle qu’on veut réparer. A grand’peine on remet au jour quelque squelette difforme, mais on salit, on déchire le manteau de pourpre et d’or, le manteau diapré d’asphodèles et de pervenches, que, plus ingénieuse et plus féconde qu’aucun artiste, la nature a tissé sur des débris, redevenus ainsi vivans d’une radieuse et éternelle jeunesse.

La Papauté s’était gardée de profaner, en la remuant, la plus antique et la plus illustre poussière humaine. Elle ne contraria pas le travail spontané de restauration opéré lentement par les années sur les restes du palais des Césars ; elle ne dérangea pas l’opulente végétation qui s’étalait sur les gradins disjoints du Colisée : sur le Forum elle avait établi une allée majestueuse d’ormes, allant de l’arc de Septime-Sévère à celui de Titus, nouvelle Via sacra par laquelle le pontife de l’univers se rendait à sa basilique d’évêque de Rome, Saint-Jean de Latran. Les révolutionnaires à la chemise rouge ne goûtaient pas cette poésie ; ils décrétèrent que le Forum serait éventré. Aussitôt de retour, Pie IX fit couvrir les fouilles commencées, reconstitua l’ancienne allée en la plantant d’acacias afin que l’ancien état fût plus vite rétabli.

Dans l’ordre spirituel Pie IX n’avait pas eu à réparer des dommages que la révolution n’avait pu accomplir : ce sont ses propres inclinations qu’il modifia. Ainsi, sans avoir jamais été l’ennemi des jésuites, ces grands serviteurs de l’Eglise et ces dévoués infatigables de la Papauté, il en avait parfois médit. Quand Prosper Faugère, l’érudit éditeur de Pascal, vint à Rome, Rossi le conduisit à l’audience du Saint-Père, et, dans la causerie, rappela l’édition des Pensées d’après les originaux. « Je le sais, dit Pie IX : Pascal, ajouta-t-il, a bien mérité de la religion ; son ouvrage réunit la splendeur et la solidité. » L’ambassadeur, craignant que le Pape oubliât les Provinciales, fit remarquer que Faugère ne s’était occupé que des Pensées. « Oh ! répondit vivement Pie IX, à la réserve peut-être de bien peu de choses, tout ce qu’a écrit Pascal est bon. « Puis il dit en italien : Anch’egli avea veduto che tutte le cose non erano genuine. — « Lui aussi avait vu que tout n’est pas parfait. » — En 1850, il prodigua les marques de confiance aux jésuites et les encouragemens à leur célèbre revue, la Civiltà Cattolica.

La propagation, la défense, l’exaltation de la foi le consolèrent de ses déceptions terrestres. Il rétablit la hiérarchie catholique en Angleterre et commença à s’occuper de la définition du dogme de l’Immaculée Conception. Aussi fut-il profondément affligé des innovations ecclésiastiques du Piémont. Quoi que pût tenter Victor-Emmanuel pour l’apaiser, il se montra intraitable. Aux lettres explicatives il répondit par des plaintes hautaines, il éconduisit les envoyés Sauli et Pinelli, approuva et loua Franzoni, et fulmina contre le Piémont dans une allocution consistoriale (1er novembre 1850).

Il est de style d’imputer au cardinal Antonelli cette attitude intransigeante. Livré à lui-même, Pie IX eût traité, dit-on, mais son abominable ministre l’en détourna par ses artifices. L’âme fière et forte d’Antonelli ne souffrit pas de cette calomnie plus que de toute autre ; il ne s’en est défendu plusieurs fois avec moi que parce qu’il jugeait coupable le dessein de vouloir imposer ses vues personnelles au vicaire de Jésus-Christ ; son unique ambition était de le servir docilement, docilité qu’il a poussée jusqu’à accepter, devant ses contemporains et devant l’histoire, la responsabilité des actes qu’il s’était permis de déconseiller. C’est par la volonté propre, réfléchie, de Pie IX que s’engagea le conflit qui mit Victor-Emmanuel, déjà en hostilité latente avec ses « bons amis » les princes italiens, en lutte ouverte avec le chef de la catholicité.

Dans ce combat un encouragement, qui fut en même temps une force, vint au roi de celui-là même qui avait, en 1847, poussé les Italiens aux pieds de Pie IX.


IV

Gioberti, démissionnaire de son ambassade, s’était condamné à un exil volontaire. Retiré à Paris, dans un modeste appartement de la rue de Parme, il suivait avec anxiété les douloureuses étapes de la liquidation du Risorgimento dont il avait été l’initiateur et l’apôtre par son livre du Primato. Chacune des pierres croulantes de son édifice idéal paraissait détachée de son cœur, et pendant ses nuits d’insomnie il scrutait le désastre, l’interrogeait pour en tirer la règle de l’avenir. Peu à peu, avec cette décision du penseur désintéressé qui ne redoute pas des contradictions dont il ne profite pas, il en vint à opérer une transformation radicale dans ses vues politiques. De Guelfe il devint Gibelin, Le Risorgimento avait avorté, il prépara le Rinnovamento. Il avait placé le succès du premier dans l’union des Princes avec le Pape ; le second ne lui parut réalisable qu’en dehors des Princes devenus autrichiens et du Pape hostile au principe national. Une nationalité ne peut surgir que d’une hégémonie quelconque. Or il n’en existe que deux dans la péninsule, Rome et le Piémont. Unis, ils forment l’hégémonie complète. Désunis, Rome ne peut rien, tandis que le Piémont peut beaucoup ayant une armée nombreuse, disciplinée, aguerrie. Puisque Rome refuse de s’unir au Piémont, il faut que le Piémont prenne seul en main la cause italienne, et qu’il vienne s’établir à Rome, non à la place du Pape, mais à ses côtés.

La première ville et la première Église du monde ne peuvent se passer l’une de l’autre, c’est à Rome que doit demeurer le pontife du culte universel, mais il doit y vivre sans pouvoir d’Etat, ni territoire. Sa personne y sera indépendante et inviolable ; ses palais, ses villas, ses églises inviolables aussi comme le palais des ambassadeurs ; une loi débattue avec l’Etat établirait ces garanties et les mettrait d’accord avec le bon ordre et la justice ; il serait subvenu aux dépenses d’entretien de l’Etat ecclésiastique par une dotation de l’Italie ou, plus dignement encore, par la contribution des peuples catholiques. Débarrassée de la sixième de ses plaies, celle du pouvoir temporel, oubliée par Rosmini, la Rome nouvelle brillerait d’une splendeur inconnue ; elle deviendrait un forum et un sanctuaire, une cité et un temple sibyllin ; elle montrerait à l’Univers émerveillé la Diète italienne, consistoire des laïques, et le consistoire des cardinaux vivant à côté l’un de l’autre dans la paix et l’harmonie.

De ces hauteurs extatiques Gioberti descendait dans les réalités et essayait de les prédire et de les diriger. Pour réunir en une unité une nation démembrée, il faut un grand ministre et une puissante alliée. Le grand ministre existe, ce sera Cavour. Son brio, son activité, même son erreur magnanime de régir une province comme si elle était une nation, contrairement à ceux qui traitèrent la nation comme si elle était une province, tout le désigne aux Italiens et il saura gagner leur confiance par des actes d’italianité. L’allié existe aussi, c’est la France. Jamais, même si elle devenait possible, l’alliance autrichienne, pleine de malheurs et de honte ! Mieux vaut mourir seul que vivre déshonoré. On ne peut compter sur la Prusse qui vient de refuser follement la gloire de l’hégémonie allemande et qui est de plus lige de la Russie et de l’Autriche. L’Angleterre est une puissance maritime de secours inefficace ; elle n’accorde d’ailleurs son appui qu’au prix d’un dur vasselage. L’alliance de la France est seule souhaitable, naturelle, utile. Indépendamment de la contiguïté matérielle, de l’affinité des mœurs et de la langue, toutes les deux sont riveraines d’une mer commune qui les rapproche plus que les rochers et les neiges des Alpes ne les séparent. L’alliance stable de ces deux patries pour la délivrance italienne préparerait peut-être un jour l’union des peuples latins complétée par l’adjonction de la normande Angleterre, en opposition à la ligue baltique des races slavo-allemandes du nord.

Gioberti s’est-il donc identifié à Mazzini, qui depuis son adolescence prêchait l’unité et la destruction du pouvoir temporel ? Détrompez-vous : de nombreuses divergences les séparent encore. Mazzini est sorti du catholicisme, Gioberti lui reste fidèle. Mazzini poursuit une réforme religieuse vague, sans dogme et sans surnaturel ; Gioberti n’admet qu’une réforme catholique. Quelles qu’aient été les erreurs des Pontifes et les corruptions de la curie romaine, le catholicisme demeure la forme la plus parfaite et la plus exquise du christianisme. Mazzini croit à l’efficacité des conspirations, des programmes, des comités, des journaux ; Gioberti ne compte que sur l’action légale, constitutionnelle, et sur l’influence toute-puissante de la pensée exprimée dans les livres. Mazzini ne croit à la résurrection que par la république, Gioberti ne prononce pas un veto éternel contre celle-ci, mais il démontre que Charles-Albert a été moins inepte que les républicains, et, comme il avait dit à Charles-Albert : « Marchez, nous vous soutiendrons ! » il crie à Victor-Emmanuel : « La misérable Italie attend depuis Machiavel le Prince qui élèvera la bannière sous laquelle elle est prête à courir, soyez ce Prince ! »

Déjà dans l’année 1850, chez Lamennais, j’avais entendu Gioberti, les yeux étincelans derrière ses lunettes d’or, développer avec une intarissable et entraînante faconde ces vues qu’il exposa l’année suivante dans son Rinnovamento. Cet ouvrage, malgré sa composition confuse et sa redondance, malgré ses injustices envers Pinelli, Da Bormida et quelques autres, restera un des plus remarquables monumens de la langue, de l’éloquence, de la science et du génie philosophique et politique de l’Italie moderne. Son action, aussi considérable que l’avait été celle du Primato, a été plus durable et surtout plus efficace. Après l’avoir lu, Victor-Emmanuel s’écria : « Je serai ce que dit Gioberti ! » Sans le dire Cavour le pensa ; et avec eux le pensèrent de même les Italiens patriotes d’un bout à l’autre de la péninsule. Plus que Garibaldi dont les statues encombrent tant de places italiennes, plus que Mazzini à l’indomptable ténacité, plus que Manin au bon sens profond, autant que Cavour, que Victor-Emmanuel, Gioberti a créé l’Unité italienne. Il a été le phare toujours visible sur lequel tous ont constamment tenu leurs yeux fixés durant la marche dans les sentiers ténébreux.

Le Contrat social de Rousseau et le Pape de J. de Maistre avaient démontré déjà qu’un livre fortement conçu est aussi une épée, et que parfois le philosophe solitaire, à la pensée et à la parole vaillantes, conquiert, renverse, édifie.

V

Le Président, ne se sentant pas encore maître de suivre ses inspirations personnelles, évitait d’intervenir, soit dans les affaires politiques, soit dans les affaires religieuses du Piémont. Son ministre fut moins circonspect. Pressé par le nonce et par l’ambassadeur autrichien, le général Lahitte offrit les bons offices de la France, insinuant que leur prompte acceptation arrêterait en temps utile une intervention moins amicale. D’Azeglio répondit fièrement qu’il accepterait avec gratitude les bons offices d’une puissance amie, mais qu’il repousserait toute ingérence n’ayant pas le caractère d’une intervention bienveillante. Lahitte insista, signala les dangers de la licence des journaux piémontais, et annonça l’intention d’envoyer Corcelles à Turin comme pacificateur : « Envoyez-le plutôt à Rome, riposta sarcastiquement d’Azeglio, c’est là qu’il faut prêcher la conciliation, et que vous avez les moyens d’imposer vos conseils. Nous ne comprendrions pas que vous tentiez de nous contraindre au maintien de ce que vous avez été les premiers à ne pas supporter chez vous. »

Le Président averti et informé, intervint, interrompit les remontrances de son ministre, et déclara à l’ambassadeur sarde qu’il approuvait l’abolition de l’immunité ecclésiastique, qu’il déplorait la conduite de l’archevêque de Turin ; et il chargea son ambassadeur à Rome de combattre les « tendances exagérées » de la curie pontificale et de seconder les démarches du Piémont en vue d’un arrangement.

Ainsi, au premier choc entre le Piémont et la Papauté, sans cesser de se montrer à Rome respectueux, conciliant et protecteur, Louis-Napoléon opine en faveur du Piémont. Voilà encore un indice de ce que sera le Prince devenu tout-puissant.

Il laissa aussi entrevoir dès ce temps-là le penchant qui l’entraînait vers la Prusse.


VI

Depuis Frédéric et Marie-Thérèse, la rivalité entre la Prusse et l’Autriche, malgré les rapprochemens des souverains, ne s’était pas éteinte, l’événement n’ayant pas encore décidé à qui appartiendrait l’Allemagne. Le maréchal Suchet, dans ses Mémoires, raconte que parcourant un champ de bataille, il voit un Autrichien couché dans son sang se relever et lui dire d’une voix expirante : « N’est-ce pas que nous nous sommes battus mieux que les Prussiens ? » L’antagonisme, assoupi depuis 1815, s’était réveillé en 1848, il ne va plus s’arrêter jusqu’au dénouement de 1866.

Frédéric-Guillaume avait craint que son front de monarque de droit divin ne fût dévoré par la couronne de feu d’empereur de la Démocratie allemande, mais il essaya d’y poser une couronne moins large, forgée par ses mains princières. Il concerta avec les rois de Saxe et de Hanovre l’établissement d’une confédération du Nord, de laquelle serait exclue l’Autriche, et dont il deviendrait le maître. Le suffrage universel n’y aurait aucune part ; sa Charte serait l’œuvre d’un Parlement élu par un suffrage à deux degrés, à base censitaire. On appela cela l’Union restreinte, par opposition à l’Union de la Confédération de l’Allemagne entière rêvée à Francfort. Le général Radowitz, catholique convaincu, homme d’instruction, d’éloquence et de décision, dont on disait qu’il était un moine farouche et un soldat hardi, fut chargé de conduire l’affaire.

Schwarzenberg, à peine délivré des insurrections italiennes et hongroises, sans se donner le temps de réparer l’édifice impérial de toutes parts lézardé, se jeta au travers de l’entreprise. Il le notifia d’un ton impérieux : Il ne tolérerait pas la création d’un État fédéré, même dans le nord de l’Allemagne, en dehors de l’Autriche : ce serait un casus federis. — Si vous tenez à une réforme de l’ancienne Constitution, introduisez dans la nouvelle Union l’Autriche avec toutes ses provinces ; placez à la tête de cette vaste machine un Directoire à trois, composé de la Prusse, de l’Autriche et d’un roi des États moyens, présidé par l’Autriche, et ne le paralysez point par une Chambre populaire. Répugnez-vous à cette Allemagne impériale autant qu’à l’Allemagne démocratique, revenez au pacte de 1815, à l’acte final du Congrès de Vienne, et rouvrons ensemble la Diète conformément aux anciens erremens.

Radowitz protesta de ses bonnes intentions : « Exclusion ne signifiait pas hostilité, l’Union restreinte nouerait avec l’Autriche une alliance éternelle. » Puis il passa outre, publia une loi électorale provisoire et fixa au 30 janvier 1850 les élections au Reichstag de l’Union restreinte. Les rois de Saxe et de Hanovre furent moins braves. Effrayés des menaces de Schwarzenberg, appuyées par la Bavière et le Wurtemberg, ils rompirent sans vergogne l’accord. Sous prétexte que leur concours avait été subordonné à l’adhésion de tous les princes allemands, ils refusèrent d’ordonner les élections dans leurs États. L’Union restreinte mourut de ce non saxon et hanovrien, comme l’union démocratique de Francfort était morte du non prussien. Radowitz, résolu jusqu’au bout, malgré cet abandon, vint ouvrir son parlement à Erfurt, sans autre cortège que celui d’un certain nombre de petits États (20 mars 1850). Là, sous le coup de la nécessitera lenteur allemande se transforma en fougue. Constitution, loi électorale, tribunal d’Empire, acte additionnel, tout fut voté en un tour de main (29 avril).

Schwarzenberg laisse discuter et voter, il agit. Il convoque les gouvernemens allemands à Francfort. Les plénipotentiaires des quatre royaumes, Saxe, Hanovre, Wurtemberg, Bavière, de la Hesse électorale, du Danemark pour le Holstein, des Pays-Bas pour le Luxembourg, s’y rendent et fixent au 15 septembre la réouverture définitive de la Diète.

Comment trancher un tel conflit, si ce n’est par les armes ? Cependant ni l’un ni l’autre des adversaires ne se décide à les prendre sans s’être assuré des dispositions du Tsar, véritable arbitre de la victoire, qui vient d’arriver à Varsovie pour écouter, répondre et décider.

Les vues de Nicolas, fort multiples, n’étaient pas aisées à démêler. Attaché à la famille royale de Prusse par la parenté et par de communs souvenirs, il n’était pas moins dévoué au Danemark dont la Prusse poursuivait la dislocation. Il détestait toute perspective d’unité allemande, et la Prusse flattait et préparait cette unité. Il avait en horreur la révolution, et le roi de Prusse lui accordait, tout en déclamant contre elle, de larges concessions. Il jugeait indispensable à la sécurité de son empire que l’Autriche, unie à la Confédération germanique, ne fût pas réduite à ses aspirations orientales ; il ne voulait pas que, rendue trop forte par l’anéantissement de la Prusse, elle devînt un voisin incommode.

Brandebourg et le prince de Prusse, puis Schwarzenberg vinrent chacun plaider leur cause à Varsovie. Les Prussiens soutinrent qu’ils poursuivaient un intérêt prussien et non révolutionnaire, et ils furent un moment au point de gagner leur juge en concluant la paix avec le Danemark (2 juillet 1850). Mais les Autrichiens reprirent l’avantage dans la conférence réunie à Londres sur les affaires danoises, en signant le protocole sur l’intégrité de la monarchie danoise auquel la Prusse refusa d’adhérer. Tour à tour attiré et éloigné par les deux supplians, le Tsar, se décida à imposer une paix qui, sans être trop cruelle à la Prusse, consacrât la prépondérance de l’Autriche. Il dit aux ministres des deux cours : Sur le premier qui tire, je tire ; je serai contre celui qui attaquera, sans y avoir été contraint par une provocation inacceptable. Aucun des deux rivaux ne se souciant d’être celui sur lequel on tire, l’ardeur belliqueuse se calma, et l’on s’en tint à d’interminables notes, répliques, dupliques, tripliques. Mais on ne pouvait pas longtemps se borner à ces hostilités inoffensives ; deux incidens, comme il s’en produit toujours pour dénouer les situations trop tendues, surgirent presque simultanément. Les insurgés expulsés du Schleswig après la journée d’Idestedt s’étaient réfugiés dans le Holstein. Le roi de Danemark et le Tsar demandèrent contre eux à la Diète restaurée, l’exécution fédérale. Dans des circonstances plus graves, la Hesse électorale adressait à la Diète la même demande.

Frédéric-Guillaume, le prince électeur, instruit, intelligent mais despote cupide, tout occupé de constituer une fortune à de nombreux enfans nés d’une union disproportionnée, avait, à l’instar de ses frères princiers, renvoyé les ministres libéraux subis en 1848, et confié les affaires à un ancien président du tribunal prussien, Hassenpflug, gros homme trapu, insolent, dépensier, fanatique d’absolutisme, qui, à peine installé, demanda des impôts sans présenter de budget. Les États refusant, il déclare l’état de siège en vertu d’une loi de 1832, abrogée. Alors les employés refusent leur concours, les trois quarts des officiers donnent leur démission. Grand-duc et ministre sont obligés de fuir. Ils se rendent à Francfort et réclament de la Diète restaurée l’exécution fédérale contre les rebelles. Cette exécution est ordonnée et confiée à l’armée bavaroise.

La Prusse, intéressée au bon ordre dans cette principauté traversée par deux routes d’étapes, liaison entre Cologne et Berlin, ne pouvait rester immobile et indifférente ; le roi, libre de suivre sa pente naturelle, n’eût pas donné le détestable exemple de soutenir une révolte ; mais s’il tolérait l’exécution fédérale par une Diète convoquée sans lui et contre lui, l’Union restreinte croulait. Il sacrifie son devoir de monarque conservateur à son ambition prussienne, et il intervient en faveur du peuple hessois. Deux corps de troupes s’avancent presque simultanément dans la Hesse. Les Bavarois venus du sud entrent à Hanau, les Prussiens, descendus du nord, occupent Fulda et marchent sur Cassel.

Nicolas réprouve l’intervention prussienne ; toute résistance aux mesures de la Diète de Francfort lui est une offense personnelle qu’il ne tolérera pas. La Bavière et le Wurtemberg contractent avec l’Autriche une alliance offensive et défensive. Une armée de 200 000 hommes se prépare. Schwarzenberg, ses derrières ainsi assurés, somme les Prussiens de s’arrêter, leur promettant de respecter leurs routes d’étapes, et d’évacuer le pays dès l’arrangement du conflit constitutionnel.

Un conseil extraordinaire se réunit aussitôt à Berlin. Radowitz, appuyé par le prince de Prusse, dit qu’il ne s’agit pas de discuter si les prétentions prussiennes sont ou non fondées. Ne le fussent-elles pas, il n’y a plus à délibérer ; la question d’honneur est posée ; reculer devant une menace serait une tache à l’écusson. — Négociez encore, si vous le voulez, mais en armes après avoir mobilisé toute l’armée. — Le ministre de la guerre, Stockhausen, combat cet avis : — Nous ne sommes pas prêts, notre armée n’est pas en force d’affronter seule l’Autriche grossie des États moyens, soutenus par la Russie ; en plus de quinze jours nous pourrions à peine réunir 70 000 hommes entre l’Elbe et l’Oder et nous en aurons devant nous 150 000. — Et pourquoi nous battrions-nous, ajoute Brandebourg ? Ne voulons-nous pas comme l’Autriche que l’alliance du 26 mai soit définitivement abandonnée ; que la Hesse soit soumise et le Holstein pacifié ? Nous battrions-nous pour savoir si l’ordre également désiré des deux côtés sera rétabli par la Diète ou par nous ? Cela vaut-il de risquer notre prestige national dans une guerre sans espoir ? Je n’accepte pas cette responsabilité. — Cette opinion prévalut dans le conseil.

Qu’allait décider le roi ? Radowitz le supplia de ne pas fléchir. Le roi, ému, se promenait sur la terrasse de Potsdam avec agitation, en proie à de violentes perplexités. Il se tut longtemps ; enfin, les larmes dans les yeux, il répondit à son conseiller consterné : « Non, je ne puis faire la guerre à l’Autriche, les os de la reine Louise frémiraient dans leur tombe. » Il enveloppa sa résolution de recul d’un constitutionnalisme inusité. Il dit à ses ministres : « Je ne partage pas votre manière de voir, et je souhaite que vous n’ayez jamais à la regretter ; cependant je m’y range, ne voulant pas me séparer de vous. » Il fut décidé qu’on ne mobiliserait pas, et qu’on continuerait à négocier aux conditions proposées naguère par l’Autriche (3 novembre 1850). Radowitz désavoué, vaincu, désolé, donne sa démission. Brandebourg, atteint par une fièvre subite, trouve à peine la force de signer la dépêche annonçant à Vienne la résolution du cabinet ; il meurt dans le délire, foudroyé par le désespoir patriotique.

Son successeur Manteuffel, troublé par l’explosion de la fureur publique, essaya de donner quelque couleur de dignité à la reculade. Il signa l’ordre de mobilisation (5 novembre au soir). Les deux ministres belliqueux qui avaient suivi Radowitz, Ladenberg et de Heydt, retirent leur démission. Une joie universelle se manifeste dans la presse, dans l’armée, dans l’opinion ; les hommes de la landwher rejoignent avec enthousiasme ; le général prussien reçoit l’ordre de ne plus s’inspirer que des considérations militaires et de repousser les Bavarois s’ils s’avancent. A son tour, Schwarzenberg redouble de hauteur. Il somme la Prusse de se retirer et fait expédier l’ordre au général bavarois de marcher sur Cassel (27 novembre). En Bohême trois corps autrichiens se massent ; 30 000 Saxons se disposent à rejoindre les 80 000 Bavarois déjà en campagne ; le tsar mobilise les grenadiers de sa garde ; les vedettes des deux camps échangent quelques coups de fusil. Si la guerre s’engage, en quelques jours Berlin sera à discrétion, et, pour longtemps, si ce n’est pour toujours, selon le désir de Beust, l’épisode de Frédéric va être effacé de l’histoire d’Allemagne ; et la Prusse réduite à n’être qu’un État moyen de plus.

Le roi et Manteuffel s’épouvantent de cette perspective imminente, certaine, et revenant sur leur velléité guerrière, transmettent dans la Hesse aux troupes prussiennes, l’ordre de ne plus avancer. Manteuffel court à Olmütz où l’attend Schwarzenberg, et il capitule : capitulation entière et sans merci, égale à celle du Piémont après Novare. On lui concède l’occupation des routes d’étapes qu’on n’avait jamais contestée et le maintien d’un bataillon à Cassel ; surtout le reste, il se soumet. La Prusse renonce à l’Union restreinte, promet de désarmer avant l’ouverture des conférences, à Dresde, sur l’organisation fédérale ; elle ne s’opposera plus à l’exécution fédérale ni dans la Hesse, ni dans le Holstein, et ses routes d’étapes pourront être traversées par les Bavarois.

Une nation militaire fière et forte a été rarement soumise à une telle avanie. « C’est un second Iéna ! » s’écria le prince de Prusse. — C’était pis. À Iéna on succombait sous un Napoléon et après une vigoureuse résistance ; ici la chute était sans gloire, sans honneur. Schwarzenberg avait dit : « Il faut avilir la Prusse avant de la démolir. » Il l’avait avilie et ne la démolit pas. Le tsar n’y consentit pas. Humilier à ce point un peuple sérieux sans l’achever est une imprudence qu’on expie. Beust, le principal instigateur de l’alliance des États moyens avec l’Autriche, pressentit si vivement les conséquences de cette demi-victoire qu’il en eut un épanchement de bile. — « Malheur à toi ! dit un personnage de Schiller, il ne te pardonnera jamais d’avoir été témoin de sa faiblesse. » De ce jour la passion nationale de tout Prussien fut de venger l’outrage d’Olmütz.

La Russie tira moins de profit encore que les États secondaires de cette campagne si bien conduite et si mal achevée. L’Autriche lui garda rancune d’avoir modéré sa victoire, la Prusse de l’avoir permise. Les héros de l’opposition prussienne qui, après les désastres inévitables, eussent lapidé Radowitz pour avoir engagé la guerre sans être prêt, huèrent Manteuffel qui n’avait pas voulu s’y décider parce qu’il n’était pas prêt. Bismarck, informé de la vérité par les confidences du ministre, défendit l’arrangement au milieu des exclamations et des colères, poussant l’audace jusqu’à célébrer cette Autriche par laquelle on venait d’être meurtri. Aucun intérêt prussien, ajouta-t-il en substance, n’est en jeu, ni l’intégrité de nos frontières, ni la sûreté de notre constitution, et nous ne voulons pas faire de conquête. Reste la question d’honneur ; mais céder à une force majeure, ce n’est pas forfaire à l’honneur. La honte et le malheur pour la Prusse serait de ne pas se garder de tout contact ignominieux avec la démocratie et surtout de se charger du rôle que le Piémont joue en Italie.

Ce discours est le premier acte par lequel Bismarck s’est révélé maître en cet art de l’homme d’Etat qui consiste à discerner, au milieu du fracas des phrases et des excitations de la presse et de la rue, après un examen rapide du pour et du contre, le point de possibilité ou mieux la raison de décider. Le ministre de la guerre déclarant n’être pas prêt, la raison de décider était qu’une humiliation provisoire, dont on restait le maître d’abréger la durée par un sérieux effort, était préférable à une guerre qui conduisait à un écrasement dont il était difficile de calculer la durée. Cavour aussi avait défendu la paix forcée de Milan avec autant de courage que Bismarck la capitulation d'Olmütz. En Prusse aussi bien qu'en Piémont, les charlatans et les spéculateurs en patriotisme, ardens à convertir la calamité nationale en moyen de triomphe personnel restèrent sourds à ces conseils du bon sens. Le Parlement blâma le traité. Mais en Prusse, comme en Piémont, existait un roi obéi ; le Parlement fut dissous, celui qui lui succéda ratifia le traité. Manteuffel commença aussitôt le relèvement très fier à la conférence de Dresde. Il y heurta résolument son vainqueur de la veille ; il contribua à l'échec du projet d'une grande Allemagne, et exigea, sous forme d'ultimatum, la parité de la Prusse et de l'Autriche dans toute organisation fédérale. Schwarzenberg, surpris et irrité, se fût certainement emporté à une nouvelle arrogance si, sans s'en douter, Louis-Napoléon n'eût pacifié la querelle recommençante.


VII

Le Prince se montrait aussi favorable à la Prusse qu'il l'avait été au Piémont.

Je ne comprends pas qu'on ait expliqué cette prédilection prussienne par l’arrière-pensée de reprendre les provinces rhénanes. La main de la Prusse était la seule dont on ne pût les attendre. Ses rois ont l'habitude de prendre et non de donner. Leur ambition actuelle les obligeait plus que jamais à respecter, à flatter, à seconder les passions nationales : en eussent-ils eu la volonté, ils n'auraient pas eu le pouvoir de céder un territoire allemand quelconque. Il leur était même interdit, sous peine de ruiner leur avenir, d'accepter une conversation diplomatique sur ce sujet. La poursuite de l'alliance prussienne impliquait le renoncement à la revendication des provinces rhénanes. C'est l'Autriche qui aurait pu les donner ou plutôt aider à les conquérir, en retour d'une garantie de ses possessions italiennes et d'un concours armé dans sa lutte pour la prépondérance en Allemagne. Mais, préoccupé de la transformation de l'Europe plus que de l'accroissement de la France, n'admettant pas la conquête comme un titre valable d'annexion, le Prince ne songeait pas à obtenir de l'Autriche ou de qui que ce fût, une province dont il connaissait les sentimens allemands et à laquelle la violence même n'eût pas arraché un vote d'union. Il était sympathique à la Prusse parce qu’il espérait d’elle plus que de l’Autriche, symbole de l’oppression internationale, le développement, des progrès modernes et des aspirations des peuples, et qu’il la jugeait destinée fatalement à poursuivre en Allemagne le rôle d’émancipation assumé par le Piémont en Italie.

Il ne put pas se rapprocher du cabinet prussien dans l’affaire du Danemark, se croyant obligé de défendre avec l’Angleterre l’intégrité de « l’ancien allié qui eut tant à souffrir de sa fidélité à la France, lors de nos désastres ». Cependant il stipula en même temps en faveur des droits des duchés, et par là il se rapprocha, en partie du moins, de la thèse prussienne. Dès qu’il eut l’occasion de complaire au roi de Prusse, il la saisit. Ce fut en lui envoyant Persigny comme ambassadeur. Personnellement il n’eût pas songé à investir de cette fonction délicate cet ami trop impatient de s’élever au-dessus du rang secondaire auquel il s’était lui-même destiné par sa devise : Je sers. Il commençait à être gêné, importuné par ses intempérances de parole et de jugement. Il céda aux instances répétées du roi de Prusse, et à la pression exercée sur lui et sur ses ministres encore plus rétifs que lui, par Hatzfeld, l’ambassadeur prussien, gendre du maréchal de Castellane, et par la princesse Stéphanie de Bade. Le roi de Prusse, dilettante de l’esprit, avait été amusé par la verve de Persigny lors de sa mission en 1849. Ce n’était pas cependant ce qui le rendait si pressant. Engagé alors dans son affaire de l’Union restreinte, il supposait que l’envoi auprès de lui de celui qu’on considérait comme le confident et l’inspirateur de l’Elysée lui apporterait une force contre l’Autriche et contre les résistances des États du Nord.

Persigny partit avec des instructions contradictoires. Le ministère lui prescrivait de s’abstenir de toute ingérence, de tout engagement, de toute compromission, et de ne manifester quelque sympathie que pour les États moyens « dont la protection est un des intérêts permanens de notre politique. » Cela équivalait à dire, les États moyens gravitant alors dans l’orbite de l’Autriche, qu’il fallait pencher vers l’Autriche. Le Président recommandait aussi de « s’abstenir de toute ingérence, de tout engagement, de toute compromission », mais de pencher surtout vers la Prusse, de l’aider discrètement et d’essayer de l’attirer à une alliance. Il prit soin, du reste, d’instruire la cour de Berlin par Halzfeld de la véritable mission de son envoyé : « Ses intentions envers la Prusse étaient entièrement amicales ; il n’avait aucune objection contre un accroissement de ses forces obtenu par une confédération étroite. » D’après le récit de Hatzfeld, il aurait ajouté : « Si les adversaires de la Prusse offraient à la France la perspective d’accroissemens territoriaux, la Prusse ne devrait-elle pas faire du Palatinat bavarois la matière d’une offre de ce genre ? » L’ambassadeur aurait interrompu, disant que la plus légère indication d’un pareil désir rendrait impossible tout rapprochement. Déjà antérieurement, ajouta-t-il, les ministres Drouyn de Lhuys et Tocqueville avaient déclaré que, dans une semblable conjoncture, la France n’aurait besoin d’aucun accroissement de territoire, car un avantage très réel résulterait pour elle d’une guerre austro-prussienne : la rupture de la Sainte-Alliance et du faisceau solide formé par les trois puissances de l’est qui, pendant une génération, avait opposé à la France une barrière inexpugnable. Le Prince convint aussitôt de la justesse de ce langage et n’insista pas ; il n’avait fait son observation qu’en l’hypothèse de l’Autriche offrant des territoires prussiens. — S’il avait eu à se convaincre de la résolution invincible de la Prusse de ne consentir à aucune cession de territoire allemand, même en dehors de chez elle, il l’aurait été par cette conversation. Néanmoins il persista dans la poursuite de l’amitié et de l’alliance prussienne, démonstration évidente que la reprise du Rhin n’était pas le but de son ambition, et qu’en souhaitant une guerre entre les deux puissances allemandes, il ne songeait qu’à obtenir la liberté de ses mouvemens en Italie et ailleurs, par la rupture de la Sainte- Alliance.

Persigny, arrivé à Berlin le 4 janvier 1850, ne tint aucun compte de ses instructions officielles et dépassa ses instructions secrètes. Sans aucune réserve il approuva l’entreprise d’Erfurt, préconisa la cession à la Prusse du port de Kiel, de la partie du Schleswig qui domine la baie, et l’adjonction du Holstein à l’Etat fédératif projeté. Avec Radowitz, il s’abandonna à une expansion sans réticences. Lui parlant comme à l’ami dont on est sûr, il lui raconta que la forme actuelle du gouvernement français serait bientôt modifiée et l’Empire rétabli par le peuple et par l’armée. Il lui traça, à sa façon, le programme du nouvel empire. Napoléon avait succombé pour avoir méconnu la vocation naturelle de la France, l’hégémonie sur les races romanes du Sud, et s’être obstiné déraisonnablement à attirer l’Allemagne dans la sphère de sa domination. Notre ambition devait désormais ne nous attirer que vers le Sud où est notre intérêt. Nous ne pouvions pas tolérer plus longtemps que l’Autriche dominât toute l’Italie. Mais l’Autriche gênait la Prusse en Allemagne autant qu’elle nous gênait en Italie. Elle était l’ennemi commun ; une alliance contre elle était tout naturellement indiquée à la Prusse et à la France. L’Autriche réduite, le futur empereur n’avait pas l’intention de lutter contre la force des choses et d’inquiéter l’Europe par une avidité inintelligente. La force des choses demandait que l’Italie comme l’Allemagne se constituassent sur des bases nationales. Il suffisait à la France de chasser les Autrichiens de l’Italie, qui ensuite s’organiserait selon ses propres convenances. Si la Prusse aidait l’empereur dans cette tâche, il la laisserait volontiers constituer l’Allemagne selon les aspirations nationales. La France était assez grande pour ne désirer en compensation aucune extension. Elle pouvait, en faisant un usage judicieux de sa puissance, diriger le monde, tandis qu’en redevenant conquérante elle armerait l’univers contre elle. Cependant Napoléon ignorait lui-même si, pour justifier ses entreprises civilisatrices, il ne faudrait pas exhiber devant l’opinion publique ce qu’on appelle un profit réel. Dans ce cas, il penserait à la Savoie ou à Landau.

L’exubérant ambassadeur eut beau se dépenser en démonstrations et en prophéties, il ne convainquit pas. Le roi éprouvait à l’égard des Napoléon l’aversion insurmontable que lui avaient inspirée les abaissemens et les malheurs de sa famille sous le premier empire. Ce sentiment n’était pas moins vif dans sa cour, dans sa diplomatie, dans son armée. Le parti féodal en était à l’exécration : là on remontait au-delà de Napoléon, on écumait encore en se ressouvenant de la dévastation du Palatinat par Louis XIV. Les avances de Persigny furent accueillies par l’incrédulité et le dédain. On ne chercha pas même à lui cacher qu’on ne prenait pas son prince au sérieux et qu’on attendait la restauration prochaine de la monarchie que laissaient pressentir les rapports de Hatzfeld, l’habitué des cercles légitimistes et orléanistes de Paris. La première fois que la princesse de Prusse aborda notre ambassadeur, elle célébra avec exaltation la duchesse d’Orléans. Le prince Frédéric-Charles lui dit : « Oh ! je pense bien que le duc d’Orléans ne tardera pas à être roi de France ! » Chacun parlait à l’avenant. Dans cette atmosphère glacée, un seul homme, Bismarck, malgré l’ardeur de ses convictions réactionnaires, ne craignit pas de se compromettre en se montrant poli, bienveillant, aimable envers l’étranger que ses amis traitaient en ennemi.

Les caresses n’ayant pas réussi, Persigny se dit, que, même en diplomatie, être désagréable et grincheux n’est pas toujours le plus mauvais moyen d’obtenir des égards. On s’obstinait à ne pas prendre son gouvernement au sérieux, il s’efforça de le faire paraître dangereux. Au compliment de Frédéric-Charles il riposta sèchement : « Votre Altesse arrange à sa guise l’histoire de France ; » puis, sans attendre que, selon l’étiquette, il l’eût congédié, il lui fit un profond salut et lui tourna le dos. — Il ne fallait pas, disait-il de tous les côtés, recommencer avec le neveu de l’Empereur la conduite qu’on avait tenue avec le gouvernement de Juillet, mais le traiter comme s’il avait une légitimité de huit siècles. Si la France était de nouveau placée dans l’alternative ou de subir des humiliations ou de prendre les armes, elle aurait bien vite fait son choix, et cela non pas dans une pensée d’orgueil ou d’ambition, mais pour sauver l’Europe de grands malheurs, parce qu’il valait mille fois mieux pour la société lutter sur les champs de bataille que tomber dans le socialisme. L’Europe tremblerait alors au cri de guerre poussé par le neveu de l’Empereur.

Ces fanfaronnades ne réussirent pas mieux que les caresses, et le colérique ambassadeur dut enfin se convaincre qu’on ne l’avait demandé ni pour ses mérites, ni par considération pour son Prince, ni par amitié pour la France, et qu’on avait songé uniquement à se servir de sa présence comme le paysan se sert d’un mannequin de paille pour effaroucher les pies.

Cependant il ne convenait pas à l’Autriche de laisser debout cet épouvantail, elle marcha dessus. D’abord elle répandit en Allemagne par ses affidés et ses journaux le bruit que Persigny ne se souciait pas plus de l’Union restreinte que de la grande Allemagne, qu’il avait été envoyé pour trafiquer du Rhin. On affecta de le croire et on le crut même à Berlin. « Il n’en a dit un mot nulle part et à personne, c’est vrai, mais il n’en pense pas moins, défions-nous[4]. » La seconde manœuvre de Schwarzenberg fut encore plus habile. Il décida le roi à réclamer de la Suisse l’expulsion des réfugiés de Neuchâtel, en invitant la France, par une note péremptoire, à s’associer à cette sommation ainsi qu’aux mesures militaires qui suivraient son rejet.

Persignv à bout de patience, trouvant une issue pratique à ses sentimens de dépit, se fâcha. Il ne garde aucun ménagement et pose la question de guerre. « Sans cette franchise, dit-il au ministre des Affaires étrangères Schleinitz, vous pourriez croire que la résistance de la France ne sera pas plus sérieuse qu’en 1840, et vous vous avanceriez si loin qu’il ne vous serait plus possible de reculer. » S’adressant ensuite aux souvenirs reconnaissans que le Président gardait à la Suisse, il en obtient la formation d’un corps d’armée sur les frontières de l’Est sous le commandement du général Changarnier (fin février 1850). Il y avait quelque excès dans ces procédés, Persigny ne se le dissimulait pas : « On ne passe pas de la faiblesse à la politique de la force sans un peu d’exagération. L’important est que le coup soit porté, et il l’a été en pleine poitrine. » L’événement le démontra vite. Il fut pendant quinze jours l’objet des colères et des fureurs de la Cour, de la société et du corps diplomatique, puis tout le monde redevint poli et gracieux ; le gouvernement prussien renonça à son intervention en Suisse ; et, comme en diplomatie un mensonge ne coûte guère, il nia en avoir jamais eu l’idée.

Cette affaire rendit Persigny décidément insupportable. On trouva que pour un mannequin il se remuait beaucoup trop, et on chargea Hatzfeld d’insinuer qu’il compromettait les bons rapports par ses violences et ses façons soldatesques : on l’avait cru bien différent quand on l’avait demandé. En même temps arrivaient à l’Elysée les échos des propos tenus par l’ambassadeur. Le Président en fut très mécontent. L’annonce d’une restauration impériale le compromettait et donnait à ses affirmations constitutionnelles l’apparence d’une tromperie ; l’offre de Kiel et de l’entrée du Holstein dans l’Union restreinte constituait une véritable immixtion dans des affaires dont il avait interdit de se mêler. Au ministère des Affaires étrangères, auquel arrivaient aussi des rapports, on fut vexé plus encore de l’adhésion donnée à la tentative d’Erfurt, et de l’indifférence témoignée aux États moyens. De toutes parts, les blâmes tombèrent sur l’ambassadeur, blâmes pour ce qu’il avait fait et dit autant que pour ce qu’il n’avait pas fait et dit. Enfin le comité diplomatique de l’Assemblée, entièrement autrichien, exigea de La Hitte, puisqu’il ne se décidait pas à faire justice d’un confident supposé du chef de l’Etat, de déléguer en Allemagne un envoyé privé qui, sous couleur d’aller aux informations, redresserait les erremens de Persigny et ramènerait notre politique vers l’Autriche. On choisit Rio, légitimiste clérical. A peine en Allemagne, dès Francfort, il manifesta bruyamment ses préférences autrichiennes et n’arriva à Berlin qu’après quinze jours de cette prédication. Persigny comprit, et donna sa démission. Il rentra à Paris tout fier, disant : « Je les ai traités comme après Iéna (juin 1850). »

On ne nomma son successeur (Lefebvre) qu’en décembre et les affaires graves se traitèrent à Paris dans le cabinet du Président avec le souple et habile ambassadeur prussien. Le Président se montra aimable, condescendant. Uni à l’Angleterre, il écarta de la conférence de Dresde le projet « de dénaturer la Confédération allemande, d’absorber dans son sein vingt peuples et vingt Etats, d’adjoindre aux populations allemandes des populations slaves, hongroises, illyriennes, italiennes au milieu desquelles elles seraient noyées, et de substituer à une garantie de paix une menace, un symbole de confusion et d’envahissement[5]. » Apprenant l’irritation causée à Schwarzenberg par l’ultimatum de Manteuffel sur la parité des voix, il soumit à Hatzfeld l’idée que nous verrons se reproduire souvent, de provoquer la réunion d’un congrès.

Ces condescendances ne vinrent pas à bout, plus que les véhémences de Persigny, d’une insurmontable aversion. Le comte de Chambord passant à Berlin pour se rendre à Wiesbaden (5 août 1850), le roi alla le recevoir avec les insignes de l’ordre bourbonien du Saint-Esprit, lui rendit des honneurs royaux et mit à sa disposition le château de Potsdam. Il ne sut aucun gré du Mémorandum et il interpréta fort mal la proposition d’un congrès. C’était une assistance ; il y vit une menace contre laquelle il se réfugia dans l’amitié traditionnelle de l’Autriche.

Ne continuons pas à nous quereller, dit-il à Schwarzenberg. N’entendez-vous pas la voix de l’ennemi commun ? Puisque nous ne réussissons pas à créer du nouveau, restaurons l’ancien, j’y consens et pour vous donner une preuve de ma ferme volonté de rétablir les relations intimes d’autrefois, je vous offre de vous garantir contre la France vos possessions italiennes. — Et, en effet dans le même mois, d’un commun accord, la Diète fut rétablie à Francfort, et un traité secret fut signé (16 mai 1851) par lequel dans le cours des trois prochaines années, chacun des deux gouvernemens assisterait l’autre avec toutes ses forces s’il était attaqué dans quelqu’une de ses possessions, située en dehors ou au dedans de la Confédération allemande. Pendant trois ans, les armes prussiennes assuraient la domination oppressive de l’Autriche en Italie.

Ainsi la première tentative de Louis-Napoléon, par Persigny et par lui-même, de séparer la Prusse de l’Autriche n’aboutit donc qu’à les réconcilier et les réunir contre lui.


VIII

Les sièges, bureaux, etc., de l’église Saint-Paul[6] furent vendus à l’encan, la tribune achetée par la commune catholique de Burgel-sur-le-Mein, et transformée en une chaire que les jésuites inaugurèrent par une mission. La Diète recommença ses travaux. Metternich, revenu à Johannisberg, assista, au milieu des hommages, à la résurrection triomphante de son système policier. Les Holsteinois prévinrent l’exécution fédérale en se soumettant. Dans la Hesse cette exécution se poursuivit rigoureusement : les maisons des rebelles furent occupées par les soldats et des conseils de guerre sévirent contre leurs personnes. Là, comme en Saxe, en Wurtemberg, en Autriche, les Constitutions libérales de 1848 furent retirées, et la Diète prit des mesures pour qu’il n’en subsistât ou qu’il ne s’en établît de pareille nulle part. On eût bien voulu amener le roi de Prusse à reprendre les concessions octroyées ; il ne voulut pas manquer de parole : mais la réaction se croyait sûre de les rendre inoffensives par la manière dont elle les interpréterait. Le nain légendaire, gardien de la grotte du Kyffhauser, montagne de Thuringe où dort Frédéric Barberousse, en attendant des jours meilleurs, y introduisit un jour un berger. — Les vautours volent-ils toujours autour de la montagne ? demanda l’Empereur. — Oui, répondit le berger. — Alors, s’écria Frédéric Barberousse en soupirant, il faut donc que je dorme encore ! — En 1851, les vautours volaient de plus belle autour de la montagne.

Ayant à députer auprès de la Diète des plénipotentiaires animés de l’esprit de réaction et complaisans à l’Autriche, le gouvernement prussien choisit le défenseur de la capitulation d’Olmütz, l’implacable adversaire de la démocratie, Bismarck. Le Junker enragé avait fait partie des diverses Chambres de députés qui s’étaient succédé depuis 1848. Plus le courant démocratique avait grossi, plus il s’était animé à le braver. Il s’était porté l’adversaire déterminé de tout ce que louait, souhaitait, professait ou faisait la démocratie allemande. Elle avait demandé la guerre au Danemark en faveur du Schleswig-Holstein, il déclara cette guerre « frivole, désastreuse, révolutionnaire, vraie querelle d’Allemand. »

Elle avait dissous la vieille Diète de 1815. « Qu’on m’indique, dit-il, depuis le temps des empereurs de la maison de Souabe, une période de l’histoire d’Allemagne, à part le règne de Charles-Quint, où l’Allemagne ait joui de plus de prestige à l’étranger, d’unité politique et de plus d’autorité dans la diplomatie, qu’au temps où la Diète germanique dirigeait les relations extérieures. » Elle avait affirmé l’unité allemande : il se barricada dans l’hégémonie prussienne. « Jamais je n’ai entendu un soldat prussien chanter la patrie allemande. Le peuple d’où cette armée est tirée et qu’elle représente avec le plus de vérité n’a aucun désir de voir son royaume prussien se fondre dans la fermentation putride de l’anarchie de l’Allemagne du Sud. Nous désirons tous voir l’aigle de Prusse étendre ses ailes puissantes et protectrices, de Memel au Donnersberg, mais nous le voulons libre, non pas enchaîné par une nouvelle Diète de Ratisbonne et les ailes coupées par la serpe égalitaire brandie à Francfort. Prussiens nous sommes et Prussiens nous resterons. La Prusse est un Bucéphale qui porte de bon cœur son cavalier habituel, mais qui rejette sur le sable l’intrus, écuyer du dimanche, avec tout son harnachement noir, rouge, or[7]. »

La Diète avait voulu mettre le roi de Prusse à sa tête, il considéra cette offre de la couronne impériale comme une perdition. « C’est le radicalisme qui fait au roi ce cadeau ! Tôt ou tard ce radicalisme se redressera devant le roi, lui demandera sa récompense et montrant l’emblème de l’aigle sur ce nouveau drapeau impérial, il lui dira : Pensais-tu que cet aigle fût un don gratuit ? » Elle avait proclamé la souveraineté populaire et le suffrage universel, il affirma le droit divin de la Royauté. « Ce qui est constitutionnel en Prusse depuis des siècles, c’est une royauté autonome qui a cédé, au cours des années, certains de ses droits aux Chambres, mais spontanément, non par contrainte. Les rois de Prusse ne tiennent pas leur pouvoir du peuple ; ils l’ont de droit divin, ce pouvoir est illimité et chaque concession de leur part est un don gratuit. » Elle avait préconisé l’État laïque, il célébra l’État chrétien, lutta contre l’émancipation des juifs, flétrit le mariage civil, « qui rend le prêtre un caudataire de l’officier civil. » Il voulait que le christianisme fût au-dessus de l’État. « Sans un fondement chrétien, la législation ne sera pas régénérée dans la fontaine de l’éternelle sagesse, mais restera sur les sables mouvans des vagues et changeantes idées humaines. »

En matière budgétaire, la Diète professait que le gouvernement ne peut disposer d’aucune somme sans le consentement du Corps législatif, il soutint et fit admettre que « si le gouvernement et la Chambre ne peuvent s’entendre sur le budget, le dernier budget subsisterait jusqu’à ce qu’un accord ait eu lieu ; le consentement de la Chambre ne serait nécessaire que pour l’établissement des impôts nouveaux ou l’augmentation des impôts existans. » Elle avait supprimé les justices patrimoniales privées et les tribunaux d’exception, il considéra cette constitution d’un droit commun comme un malheur. Elle avait admis la liberté de la presse, il eût voulu comme le calife Omar détruire tous les livres, excepté le Coran chrétien. L’imprimerie lui paraissait l’arme même de l’Antéchrist. Elle parlait à tout propos d’humanité, de droit, il célébra la force. « Entre des principes aussi diamétralement opposés que ceux par lesquels l’Europe était ébranlée, ce n’est pas à des majorités parlementaires de quelques voix qu’il appartient de décider. Dans cette lutte, c’est le Dieu qui préside aux batailles qui doit jeter le dé d’airain de la décision. » À la nouvelle que Windischgraetz avait fait fusiller Robert Blum, il dit à Beust, alors ministre à Berlin : « Il a bien fait, quand j’ai un ennemi en mon pouvoir, je l’anéantis. »

« Je considère Bismarck, disait le roi, comme un œuf duquel je veux faire éclore un ministre. » Dans cette pensée, il le nomma d’abord premier secrétaire (mai 1851), et bientôt après titulaire de légation à Francfort (15 juillet). Le nouveau diplomate vint là se convaincre à son tour de ce qu’il aurait pu apprendre du secrétaire florentin « qu’aux places de spectateur on voit le monde politique tout différent de ce qu’il est derrière les coulisses[8]. »

Ainsi Cavour et Bismarck arrivaient aux affaires, presque au même moment, à la veille du jour où le Prince, sans lequel ils auraient manqué leur destinée, allait être investi de l’omnipotence, l’un à un second rang dont il ne tarderait pas à faire le premier, l’autre en une fonction subordonnée où il languit quelque temps. L’un arrive parce qu’il a abandonné sa caste aristocratique, l’autre parce qu’il la représente. Ce double événement dont on ne soupçonna pas alors l’importance se perdit au milieu du fracas déjà assourdissant de notre tempête intérieure.


IX

Pour constituer un nouveau cabinet, le Président, qui n’avait pas un choix très étendu, appela de nouveau Odilon Barrot. Le premier mot de celui-ci fut : « La prorogation de vos pouvoirs au moyen de la révision vous suffit-elle ? — Oui, répondit résolument le Prince, mes désirs ne vont pas au-delà. » — D’accord sur ce premier point, on le fut aisément sur un second : la modification de la loi du 31 mai. Cette loi n’avait pas été un piège tendu à des adversaires. Le Prince ne l’avait pas présentée perfidement avec l’intention secrète de la désavouer quand la majorité se serait compromise en la votant ; on l’a vu, c’est la majorité elle-même qui en avait pris l’initiative et pesé sur lui pour qu’il la proposât. Il n’avait pas tardé à se convaincre de l’étendue de cette lourde faute, et comme il n’apportait aucun amour-propre dans la conduite des affaires, il résolut de la réparer. Odilon Barrot consentit à l’y aider. On en vint alors au choix des personnes. Le Prince proposa Billault à l’Intérieur. « Il est impossible, répondit Barrot, à cause de son discours sur le droit au travail. — Alors, prenez Léon Faucher, il est sympathique à la majorité. — Mais, répond Barrot, il est antipathique aux autres partis, il est d’ailleurs intraitable sur la loi du 31 mai ; il préférerait se couper le bras, dit-il, que de toucher à cette arche de salut. » Ne sachant à qui s’adresser, le Prince constitua provisoirement un ministère d’affaires, composé d’hommes distingués, quelques-uns éminens : Vaïsse, réputé un administrateur consommé ; de Boyer, un magistrat d’autorité et de remarquable talent ; Schneider, un industriel hors ligne ; Vaillant et Randon, des soldats de valeur ; Magne, un homme d’affaires habile, Giraud, ami intime de Thiers, érudit et spirituel ; Brenier, diplomate expérimenté ; Germiny, financier connu. Ils avaient le tort irrémédiable aux yeux des chefs parlementaires de ne pas appartenir à l’Assemblée et de n’être pas les serviteurs de ses passions.

Ce ministère d’attente constitué, le Président mis en éveil par la conduite du général Neumayer et ne voulant pas que l’incident se reproduisit, commença à sélectionner l’armée de Paris. Il était sûr des soldats, des sous-officiers et des officiers ; il l’était moins des généraux. Quelques-uns, tels que Bosquet, professaient des opinions républicaines ou demeuraient attachés à Cavaignac et à Lamoricière, d’autres aux princes d’Orléans ou à Changarnier. Il fallait sans bruit envoyer au loin les corps qu’ils commandaient et les remplacer par d’autres, conduits par des chefs amis. Enfin il fallait mettre à la tête de cette armée de choix un général aussi audacieux que Changarnier, et plus fidèle. Si le Président ne réussissait pas dans cette double opération, il restait à la merci de ses ennemis. Il n’eût certainement pas réussi, si son heureuse étoile ne lui avait amené le commandant Fleury.

Fleury était fils d’un riche négociant de Paris qui lui laissa une jolie fortune. Il la dévora en folies de jeunesse. A la veille d’être réduit aux abois, il se rendit en Angleterre, vers 1837, dans l’espérance de se refaire par un riche mariage. Il ne trouva pas l’héritière, mais il fut présenté par Persigny au Prince, alors de retour des Etats-Unis. Ces premières relations furent banales et fugitives. A Paris, réduit à l’extrême, il se demanda s’il se brûlerait la cervelle ou s’il s’engagerait. Il s’engagea dans les spahis de Yusuf, gagna la confiance de son chef, devint son secrétaire, son inspirateur, son ami. Yusuf le poussa rapidement, chose facile, car, s’il ignorait la science militaire, il savait caracoler, parader, se procurer de superbes chevaux, et il était brave, séduisant, fort aimé de ses camarades. En 1848, après douze années de séjour en Afrique, Lamoricière signa sa nomination de chef d’escadrons. L’officier n’avait pas été plus ménager de ses deniers que le fils de famille ; il ne s’était guère astreint aux règles de la comptabilité ; et il dut venir à Paris en congé pour chercher les moyens de liquider sa situation à Orléansville qu’il quittait. N’avant pu encore aborder Lamoricière, il se promenait tristement aux Tuileries quand il rencontra le général de Beaufort : « Quelle chance vous avez eue, lui dit le général, de n’être pas devenu l’officier d’ordonnance du duc d’Aumale ! Le rôle des d’Orléans est fini, l’avenir est maintenant au prince Louis-Napoléon ; le voilà député, il va devenir Président de la République. » Ce fut un trait de lumière : Fleury se mit à courir après Persigny, finit par l’atteindre dans un des recoins où il se dérobait à la police. Justement il manquait au Prince, isolé dans l’armée comme dans la politique, un officier supérieur, audacieux, intelligent, dévoué, qui pût lui servir d’aide de camp et lui gagner le jeune état-major. Persigny comprit que Fleury serait cet auxiliaire désiré. Il le conduisit auprès du Prince. On se reconnut, on s’expliqua, on se convint, on s’engagea ; et, dès le lendemain, Fleury, installé en qualité d’aide de camp in partibus, suivait partout le futur président, armé d’une canne à épée et d’un revolver, ne prenant pas même la peine, son congé étant expiré, de le faire renouveler, tant il était certain du résultat de l’élection.

Il n’avait pas été attiré vers l’héritier de Napoléon par fanatisme bonapartiste, ni par dévouement à une idée quelconque ; il avait obéi à un instinct de beau joueur qui va où l’on gagnera, où l’on pourra faire une brillante et prompte fortune et bien s’amuser. Plus tard, ce qui avait commencé par un calcul devint un dévouement affectueux, sérieux, constant. Elégant cavalier, il avait les formes aimables et les libres allures de qui a beaucoup vécu et l’aisance souple de qui est habitué à affronter gaiement les périls. Il ne fallait pas demander à son esprit dépourvu de forte culture l’étendue, l’élévation, la vigueur, mais on y trouvait autant qu’on le voulait la justesse et la sûreté du jugement, la perspicacité à discerner, la meilleure conduite pour obtenir une réussite. Il excellait à traiter avec les hommes, à s’insinuer dans leur confiance, à flatter leur amour-propre, à caresser ou allumer leur ambition ; il savait aussi ménager les rapprochemens, remplir avec sang-froid les missions risquées, poursuivre avec dextérité les négociations épineuses. Sa faiblesse était d’aimer à dépenser beaucoup, à mener un train fastueux d’apparat, et à se donner de l’importance. Au régiment on le nommait, M. le Grand. Il s’estimait sous toutes les formes et partout un irrésistible conquérant. S’était-il mêlé dans une mesure quelconque d’une affaire, il eût été difficile de lui persuader qu’il ne l’avait pas décidée à lui tout seul. Toutefois il n’a pas exagéré les services qu’il rendit à cette époque. Ils furent de première importance. Sans son activité, son intelligence, son savoir-faire, le Président eût été enlevé par les vieux généraux d’Afrique coalisés. Il sut désigner les régimens qu’il était bon d’éloigner ou utile de rapprocher. Sans nuire à personne, il favorisa et assura les dévouemens et il parvint à réunir à Paris une légion de jeunes officiers distingués sur lesquels on put entièrement compter. Ce fut lui aussi qui désigna au choix du Prince, Saint-Arnaud sous lequel il avait servi à Orléansville.

C’était un intelligent, vigoureux et brillant soldat que ce Saint-Arnaud, capable à un égal degré d’héroïsme et de diplomatie, intrépide à combattre et habile à séduire, tendre et implacable, aimant les aises de la vie et bravant avec stoïcisme les épreuves de la maladie et de la mort. Les commencemens de sa carrière sont enveloppés d’une mystérieuse obscurité. On sait que, né en 1798, il entra très jeune dans la garde royale, qu’il en sortit et ne reprit du service qu’en 1830. Quelle avait été la cause de cette interruption ? Qu’a-t-il fait dans l’intervalle ? A-t-il été, comme on l’a dit, comédien ou commis voyageur ? Je n’ai pu me procurer aucune information sérieuse sur ce va-et-vient, si ce n’est qu’il se rattachait à des dissipations de jeunesse. Sa fortune commença en 1833, quand il eut rencontré Bugeaud à Blaye. Celui-ci l’emmena en Afrique, en fit, avec Trochu, son élève favori. Le 1er mai 1846, il écrivait d’Alger au ministre : « Voilà un homme qui fera un maréchal de camp selon mon esprit et selon mon cœur. Il est honoré et chéri de ses troupes, redouté des Arabes. Il est depuis près d’un an entre deux insurrections commandées par des chefs très entreprenans et très persévérans. Il a déployé dans ces difficiles circonstances une activité et une résolution rares. » Il revenait encore à la charge le 3 mai 1847 : « Saint-Arnaud commande une subdivision avec la plus haute distinction depuis deux ans et demi, et il est l’homme d’Afrique qui a livré le plus d’actions de guerre pendant cette période. »

« J’ai, dit Fleury au Prince, le général qu’il vous faut ; il commande une brigade à Constantine ; son physique est agréable, ses manières distinguées, son intelligence hors ligne, son caractère aventureux et noble. Il a le don du commandement ; par son langage coloré, son attitude hardie, il inspire aux troupes la confiance et les entraîne. Il s’agit de le mettre en lumière. Chargez-le d’aller dompter la Petite Kabylie qui n’est pas encore soumise ; il se distinguera ; vos journaux célébreront et grossiront ses exploits, vous le nommerez général de division, vous l’appellerez à Paris et vous n’aurez plus rien à craindre de Changarnier ni de qui que ce soit dans votre lutte inévitable avec l’Assemblée. » Le Prince accepta ce conseil. L’expédition de la Petite Kabylie fut résolue (fin de mars), et il fut entendu que, dès qu’elle serait en train, Fleury se rendrait auprès de Saint- Arnaud, à titre d’envoyé de la Présidence, en apparence pour suivre les opérations, en réalité pour s’assurer des dispositions du général et s’entendre avec lui. Il s’agissait non de lui proposer un coup d’Etat, que le Prince s’efforçait d’éviter, mais de s’assurer un dévouement qui allât jusqu’où les circonstances l’exigeraient.


X

La situation du ministère nouveau, difficile en elle-même, fut encore aggravée par la demande inopportune d’une subvention de 1 800 000 francs en faveur du Président. L’argent se faisait de plus en plus rare à l’Elysée. Quand on eut résolu d’envoyer Fleury auprès de Saint- Arnaud, on ne sut comment se procurer les 6 000 francs nécessaires à l’achat des chevaux, etc. On demanda à Achille Fould de faire escompter un bon par sa maison de banque. Son frère fit répondre que l’on n’escomptait que les billets de commerce. On eut grand’peine à obtenir un prêt ailleurs.

Montalembert, quoique contrarié de cette demande, l’appuya (10 février 1851). Il entama l’examen de la conduite générale du Prince depuis son avènement. Thiers l’avait défigurée, il lui rendit son véritable aspect. En sa vaillante loyauté, il ne craignit pas de défendre celui que ses amis méconnaissaient et déchiraient, de soutenir que le Prince avait tenu beaucoup plus qu’il n’avait promis, à la différence de la plupart des princes et des pouvoirs de ce monde, qui promettent en général beaucoup plus qu’ils ne tiennent. « Vous me direz qu’il a fait des fautes ? Vraiment ? Vous avez découvert cela ? Permettez-moi de vous demander si vous avez connu un gouvernement quelconque au monde qui ne fît pas de fautes ? Il est bien des points sur lesquels je ne suis pas d’accord avec le Président. Il pourra me faire regretter un jour d’avoir cru en lui, il pourra me faire rétracter le témoignage que je lui rends ; mais, comme je ne lui dois rien, comme je ne lui demande rien, comme il ne peut rien pour moi, il y a une chose dont je suis sûr : c’est que jamais, par aucune faveur, par aucune complaisance, il ne pourra gâter le plaisir que j’éprouve et l’honneur que je me fais en venant lui rendre ici ce public témoignage, et en venant protester contre une des ingratitudes les plus aveugles et les moins justifiables de cette longue série d’ingratitudes qu’on appelle l’histoire de France. »

S’élevant au-dessus des mesquines querelles du jour, embrassant d’un vaste regard le passé et le présent, il se sépara de l’illusion légitimiste. « La monarchie du vieux droit, je la regrette comme vous et autant que vous, mais je n’y crois pas comme vous ! Je vous envie votre foi sans pouvoir la partager. Comment voulez-vous sérieusement que le peuple français distingue entre un roi et un Président, alors qu’il n’est pas d’exemple, depuis soixante ans, d’un fils ou d’un petit-fils qui ait remplacé son père sur le trône ? » Néanmoins, admettant oratoirement l’hypothèse du succès des monarchistes, il leur disait : « Vous vaincrez peut-être, je le veux bien ; ce n’est pas ce jour-là, mais le lendemain de ce jour que commenceront vos embarras et vos dangers. Vous verrez renaître contre vous, surgir contre vous, employer contre vous toutes les armes, toutes les perfidies, toutes les malices, toutes les iniquités, tous les outrages qui ont été employés de votre temps contre les pouvoirs que vous attaquiez : vous les subirez tous, et j’ajoute que vous les aurez tous mérités. » — Paroles justicières, toujours vraies, qu’il ne faut pas laisser mortes et inutiles dans des recueils fermés, qu’il faut reproduire souvent et plus souvent admirer et méditer.

L’Assemblée se montra intraitable et repoussa la subvention. On parla d’y suppléer par une souscription nationale. Le Président refusa et fit annoncer la vente de ses chevaux. Ce dernier échec ne permettait pas de maintenir le ministère extra-parlementaire. Le Prince se tourna de nouveau vers Lamartine qui accepta, s’entendit avec Billault, et cette fois encore ne réussit pas à constituer un cabinet. Il fallut recourir à l’inévitable Odilon Barrot. Celui-ci, malgré les objurgations emportées de sa belle-mère et de sa femme en larmes, se rendit à l’Elysée, avec l’arrière-pensée de produire des exigences qu’on repousserait. Il débuta par proposer, à l’Intérieur, Léon de Malleville, ne doutant pas d’un refus immédiat. — Je le veux bien, répondit le Prince. Mais cette solution ne convenait pas à Thiers, qui ne faisait pas de l’opposition à demi ; arrivé aux extrêmes, il voulait acculer le Président à l’impossibilité de gouverner en renversant successivement ses ministères extra-parlementaires et en l’empêchant d’en former un dans l’Assemblée. Sur ses conseils Malleville refusa. Odilon Barrot, par la faute des parlementaires, dut renoncer à constituer un cabinet parlementaire.

Ses adversaires poussaient de leur mieux le Prince hors de la Constitution. Lui, s’entêtant à n’en pas sortir, appela encore un parlementaire, Léon Faucher. Celui-ci consentait à défendre la révision, mais continuait à se refuser à toute modification de la loi du 31 mai. Le Président se résigna à ne poursuivre pour le moment que la moitié de son programme. Néanmoins les manœuvres de Thiers n’eussent pas permis à Léon Faucher de réussir plus que Lamartine, Billault, Odilon Barrot, si Victor de Broglie, toujours clairvoyant, ferme et désintéressé dans ces crises sans fin, prenant d’autorité le mandat qu’on ne lui offrait pas, ne s’était donné à lui-même la tâche d’assurer la formation d’un cabinet. Léon Faucher ne voulait pas consentir à adjoindre à son ami Buffet quelques-uns des anciens ministres notoirement compromis avec l’Elysée, Baroche, Rouher, Achille Fould. Victor de Broglie lui fit comprendre qu’il était habile de s’annexer les seuls personnages qu’on pût redouter comme successeurs. Le Président comprit aussi l’intention. « On a voulu, dit-il en lisant la liste, me faire mettre tous mes œufs dans le même panier. » L’introduction de Baroche et de Rouher n’en a pas moins été présentée comme une machination ténébreuse, comme un défi jeté à l’Assemblée.

L’époque à laquelle on pouvait constitutionnellement provoquer la révision était arrivée. C’est pour l’obtenir que le Prince manœuvrait, patientait depuis près de trois ans. Son attente serait-elle déçue ? Nous voici parvenus à la crise décisive.


Emile Ollivier.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier.
  2. C’est une salutation piémontaise équivalente à l’adieu provençal.
  3. En 1849, l’Assemblée constituante fit ouvrir les portes du Saint-Office. On y trouva un seul prêtre détenu pour faux en écriture privée.
  4. Dépêche de Persigny : « On cherche à dénaturer ma conduite. On suppose que je ne suis venu ici que pour demander à la Prusse les provinces rhénanes en échange de son agrandissement en Allemagne. Le gouvernement prussien tâche d’accréditer ce bruit. C’est d’une mauvaise foi insigne, car il sait que je n’ai jamais prononcé un mot semblable. »
  5. Memorandum du 5 mars 1851.
  6. Local où siégeait le Parlement de Francfort.
  7. Couleurs adoptées par le Parlement de Francfort pour l’empire allemand.
  8. Discours du 13 mars 1867. — Machiavelli, Discorsi, lib. I, cap. XLVII.