Le Prince Michel Obrenovitch et l’avènement du prince Milan, souvenirs d’un voyage en Serbie

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Le Prince Michel Obrenovitch et l’avènement du prince Milan, souvenirs d’un voyage en Serbie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 82 (p. 117-151).
LE
PRINCE MICHEL OBRENOVITCH
ET
L'AVENEMENT DU PRINCE MILAN
SOUVENIRS D'UN VOYAGE EN SERBIE.

Le 5 septembre 1868, je débarquais à Belgrade. J’avais visité la Slavonie, essayant de me faire une idée des difficultés où se sont débattus jusqu’ici dans l’empire des Habsbourg les Slaves du sud, serrés comme dans un étau entre le tenace pédantisme de la bureaucratie allemande et l’ambitieux orgueil des Magyars ; je venais voir maintenant ce qu’était la Serbie, et quel usage les Slaves y avaient fait de l’indépendance. J’avais lu ce que l’on a traduit des pesmas, ces beaux chants naïfs et sincères par lesquels s’est révélée à l’Occident l’âme même de la Serbie ; j’avais parcouru les annales de ce peuple vaillant et avisé qui avait bravé à lui seul, sous Kara-George, tout l’effort de la puissance turque, et qui plus tard, sous les Obrenovitch, avait su, grâce à son esprit de conduite, poursuivre sans nouvelle effusion de sang l’œuvre commencée par les armes. C’était donc avec un sentiment de respectueuse sympathie que je m’apprêtais à toucher enfin le sol de cette terre libre qui était le but et le terme de mon voyage ; c’était avec joie que, bien avant d’apercevoir les arbres à travers les maisons basses de Semlin, j’avais, depuis deux heures déjà, découvert à l’horizon, au-dessus de la plaine unie et du large fleuve sinueux, la haute colline qui porte Belgrade, la ceinture de tours qui la couronne, et les minarets qui s’élèvent encore au-dessus des bâtimens, comme pour rappeler à ceux qui remontent et descendent le Danube ce long et triste chapitre d’histoire que vient de clore l’évacuation des forteresses.

Trois mois à peine s’étaient écoulés depuis l’assassinat du prince Michel, et je n’entrai pas en Serbie aussi aisément que je l’aurais cru d’après les facilités que j’avais trouvées dans cet empire d’Autriche, jadis la terre classique des interrogatoires indiscrets, des formalités minutieuses, des visas et des permis de séjour. Ici comme ailleurs, c’était au lendemain de l’attentat que l’on avait commencé à prendre des précautions. On demandait donc les passeports ; force me fut d’avouer que je n’étais pas en règle. Il me fallut, précédé d’un gendarme, comparaître devant le commissaire de police. Là finirent mes ennuis ; j’avais affaire non plus à mon gendarme serbe, dont l’allemand était pire encore que le mien, mais à un Grec de Macédoine employé depuis quelques années à Belgrade. Il connaissait la Revue des Deux Mondes τήν Επιθεώρησιν των δύω Κόσμων, comme on dit dans le patois des lettrés d’Athènes ; il me savait d’ailleurs si bon gré de lui adresser la parole dans sa langue, qu’il se hâta de m’ouvrir l’accès de sa patrie adoptive.

Au bout de quelques heures, je me présentais au palais, que l’on appelle encore, comme du temps des Turcs, le konak ; je voulais y voir un compatriote, l’honnête homme, l’écrivain distingué bien connu des lecteurs de la Revue qui a consenti à s’exiler pour continuer à Belgrade l’œuvre commencée à Paris, pour lutter avec tout l’ascendant de son droit sens et de son affectueuse fermeté contre les influencess qui en tout temps et en tout pays tendent à corrompre l’héritier désigné du pouvoir. Là, ce fut bien autre chose ; j’eus beau prononcer et répéter le nom de M. Huet, à toutes les portes je trouvais des sentinelles qui n’entendaient rien et qui croisaient la baïonnette. Il fallut faire un grand détour, passer par le ministère des affaires étrangères, la chancellerie, qui touche au palais, et là m’adresser à un employé supérieur, qui me remit à un portier, lequel me confia à un autre portier jusqu’à destination. Dans les cours spacieuses que nous traversons campe toute une petite armée, cavalerie, artillerie, fantassins ; ion se croirait dans une ville assiégée, partout des tentes dressées, des chevaux qui hennissent attachés au piquet, des pièces de canon prêtes à rouler sur leurs affûts. Tout était resté ainsi depuis le 10 juin, jour de l’assassinat du prince Michel. Le procès des complices du meurtre n’étant pas encore terminé, l’état de siège n’avait pas été levé.

Quelque petits ennuis que ces mesures de police puissent causer au voyageur, on cesse de les trouver puériles quand on a passé quelques semaines à Belgrade, que l’on y a étudié les événemens de l’an passé dans la conversation de ceux qui en ont été les témoins ou les acteurs, dans les débats du procès intenté aux meurtriers du prince Michel Obrenovitch. Sans doute il était désagréable, dans la saison d’été, pour les rares habitans de Belgrade qui ne se couchent pas avec le soleil, de ne pouvoir, le soir venu, s’attarder chez un ami sans risquer d’être arrêtés par une patrouille et conduits au poste ; ce n’était pourtant pas pour le plaisir de vexer les honnêtes gens et de jouer au soldat que les dépositaires du pouvoir, après la mort du prince, avaient cru devoir mettre partout sur pied la milice nationale, et demander au moins leur nom à ceux qui prétendaient entrer en Serbie. La situation avait été plus grave qu’on ne le croyait en Occident. À la première nouvelle de l’attentat, les gens qui prétendent tout savoir affirmèrent chez nous qu’il y avait derrière les meurtriers tout un parti, qui avait voulu punir le prince Michel de ne pas s’être décidé à prendre l’initiative d’une coalition et d’une attaque immédiate contre la Turquie. De Belgrade allait partir, disait-on, un cri de guerre qui retentirait dans tout l’Orient ; les imaginations hardies voyaient déjà les Slaves insurgés de l’Adriatique à la Mer-Noire. Quelques jours plus tard, on était rassuré : on avait appris l’avènement du jeune Milan Obrenovitch presque en même temps que la mort de son cousin, et on était trompé par l’apparente facilité avec laquelle s’était opérée cette transmission du pouvoir ; il semblait que la mort du prince Michel fût un incident sans gravité réelle, qui n’avait jamais fait courir de dangers sérieux au repos de l’Europe. On cessa bien vite en France de regarder du côté de la Serbie ; à peine prêta-t-on l’oreille au lointain écho de cette fusillade vengeresse qui, au milieu des cris d’exécration de la foule, frappait à la fois quatorze des conjurés, et compromettait les prétendans exilés, les Kara-Georgevitch.

Nous voudrions montrer quel était l’état réel de la principauté au moment où Paul Radovanovitch et ses associés conçurent l’idée de donner par un meurtre le signal d’une révolution. Tout hardis et violens que fussent les chefs du complot, ils n’auraient certes point tenté cette aventure, s’il n’y avait eu dans le pays un sourd mécontentement sur lequel ils comptaient pour faire acclamer un nouveau régime. Après avoir retracé les détails de la catastrophe, nous dirons de quels périls a triomphé l’énergie des hommes qui dans cette crise ont pris la conduite des affaires, Maintenu l’ordre et ainsi préservé la Serbie de luttes et de déchiremens où se seraient usées ses forces et éclipsé son prestige.

I

D’Agram ou de Pesth, laissez-vous porter, par le bateau de la Save ou celui du Danube, jusqu’au quai de Belgrade ; puis, comme le fait tout voyageur qui sait son métier, parcourez la ville seul, allant devant vous, tournant à droite ou à gauche sans autre souci que de pousser votre pointe en tout sens ; ce sera le meilleur moyen de bien saisir dès le début le caractère et l’originalité du peuple et de la cité. Avant la fin de la journée, vous aurez déjà deviné quel a été le passé de la Serbie, de quelle longue lutte elle a été le théâtre, quelle transformation s’y opère aujourd’hui ; vous aurez de son rôle historique et de son génie une idée qu’il ne faudra sans doute considérer ni comme complète ni comme définitive, mais qui frappera plus votre imagination et y laissera une plus profonde empreinte que tous les récits des historiens. Pour Belgrade surtout, il n’est livre qui vous fasse sentir aussi bien qu’une course au hasard dans les rues et les environs de la capitale serbe que l’on est ici sur la frontière de deux mondes, l’Occident et l’Orient, et sur la limite encore indécise de deux époques, celle de la barbarie poétique qui s’achève, celle de la civilisation qui s’annonce.

Belgrade, qui compte aujourd’hui environ 22,000 habitans, est dans ce que l’on appelle chez les jeunes filles l’âge ingrat ; ce ne sont plus les grâces de l’enfance, ce n’est pas encore la noblesse et la beauté de la femme ; le langage, les attitudes, les gestes, n’ont plus le laisser-aller et la naïveté charmante d’autrefois, ici de même, tout nous avertit que la Serbie est dans une période de transition ; partout nous retrouvons ce manque d’harmonie, ce je ne sais quoi d’incertain et d’hésitant, ces tâtonnemens, ces mélanges, ces brusques contrastes qui caractérisent de semblables évolutions. L’expulsion des Turcs a ôté à Belgrade, en même temps que la garnison, une population civile d’environ sept ou huit mille âmes ; la ville y a perdu beaucoup de couleur et d’élégance pittoresque. On rencontre encore ici tous les inconvéniens, tous les ennuis d’une ville turque sans en admirer le cachet étrange et l’amusante variété ; le costume européen, mal porté, tend à prendre le dessus. Les rues sont tortueuses ; on y trébuche sur ce pavé inégal, pointu, glissant, que j’ai tant de fois maudit à Galata et en Asie-Mineure ou en Syrie ; ce sont les mêmes pentes, le même désordre dans les constructions. Le soir, les rues sont insuffisamment éclairées par des réverbères au pétrole placés à un kilomètre l’un de l’autre, et que l’on n’allume d’ailleurs que sept ou huit jours par mois, quand la lune est tout à fait en vacances. Il n’y a pas de noms aux rues, pas de numéros aux maisons ; pour trouver une adresse, il faut entreprendre toute une enquête et interroger une dizaine de voisins. Dans le seul hôtel à l’européenne de la ville, les chambres, avec leurs meubles tout récemment apportés de Vienne, étaient propres et commodes ; mais la table ! Impossible d’imaginer pareil supplice. C’était une altération, une corruption de la cuisine allemande, et, même quand elle est bonne, la cuisine allemande est détestable. Le chou cru, cuit, fermenté, le chou sous toutes les formes, fait le fond du répertoire de ces empoisonneurs ; il y en avait plus ou moins dans tous les plats, parfois même dans les plats sucrés.

Il n’y a guère à Belgrade qu’un endroit où, pendant une partie tout au moins de la journée, les amateurs de couleur locale et les artistes puissent trouver leur compte. C’est un grand boulevard connu dans la ville sous le nom de Terrazza, et qui conduit au palais. Là se réunissent dès le matin par centaines les femmes de la campagne ; c’est le marché aux fruits et aux légumes. Ces femmes ont toutes un costume qui rappelle ce que l’on est accoutumé à trouver en Roumélie, en Asie-Mineure ou dans les îles de l’Archipel. Les femmes mariées ont sur la tête une sorte de coiffe noire qui se termine sur l’occiput par un disque dressé de champ qu’enveloppe et auquel s’attache un fichu de couleur voyante ; ce fichu retombe et flotte sur les épaules. Les jeunes filles ont la tête nue et les cheveux courts. Chez les unes et chez les autres, presque toujours une touffe de fleurs, empruntée au jardinet que cultive chaque paysan, pend sur l’oreille droite. Une chemise de grosse toile brodée aux manches laisse le col à découvert et s’attache au-dessus du sein. A la chemise, les femmes n’ajoutent l’été qu’un gilet et une jupe d’étoffe rayée ; par-dessus la jupe, elles ont un tablier, quelquefois deux ; l’un alors se porte par devant, l’autre par derrière. Ces tabliers, œuvres des longues soirées d’hiver, sont ornés à la main de broderies où se mêlent la laine et la soie ; ils rappellent par le style du dessin et l’harmonie des tons les tapis de Smyrne et les cachemires de l’Inde. Malheureusement, si dans cette partie du costume on retrouve cet instinct décoratif dont la tradition s’était jusqu’à ces derniers temps conservée en Orient, les étoffes qui composent le reste de l’habillement sont à peu près toutes de fabrique allemande ou suisse ; les couleurs en sont dures et criardes. D’ailleurs, au milieu de cette foule bariolée, circulent, vêtues comme à Vienne, les cuisinières allemandes que l’on a ici dans presque toutes les familles aisées et les maîtres d’hôtel en paletot et en chapeau de feutre ; ce sont comme autant de taches grises et tristes qui ternissent cette gaîté et cet éclat. Enfin le cadre non plus ne répond pas au tableau ; c’est dans la ville neuve que se tient ce marché, devant des maisons dont l’architecture rappelle celle des faubourgs de Stuttgart et de Munich.

Dans le reste de la cité, même mélange d’apparences contraires, même lutte entre ce qui fut et ce qui sera. Au bazar, il est vrai, la plupart des boutiques sont encore installées à la turque ; elles ont le banc devant la porter et à l’intérieur ces espèces d’établis sur lesquels s’assied, les jambes croisées, le marchand du Caire ou de Stamboul ; mais d’autres magasins prétendent s’installer à l’européenne et font songer à ceux de nos sous-préfectures. Ça et là, on aperçoit devant un café quelque capitaine de. l’intérieur ou quelque Bosniaque qui a des pistolets et un couteau passés dans la ceinture. La plupart des petits marchands portent encore le fez, le gilet d’étoffe rayée, la veste, souvent brodée en soutache sur les épaules, aux poignets et dans le dos, le pantalon large, fermé au-dessus du genou et les guêtres de même couleur ; mais les étudians, les employés, les riches bourgeois, s’habillent chez les tailleurs allemands. C’est aussi à Vienne que commandent leurs chapeaux et leurs robes les femmes qui appartiennent à ce que nous appellerions le monde ; quant aux petites bourgeoises, leur costume est une sorte de transaction entre les habitudes anciennes et les modes nouvelles. Ce qui les distingue surtout de nos femmes, c’est qu’elles ne portent pas de chapeau ni de bonnet ; elles ont sur la tête un fichu de soie tordu, noué en diadème et retenant les cheveux ; souvent ce fichu est orné d’un large médaillon doré ou de quelque autre bijou piqué dans l’étoffe. Une veste de velours brodée d’or aux manches se détache sur une jupe de couleur plus claire ; des rubans à grands ramages forment parfois une ceinture dont les deux bouts, décorés de longues franges, pendent jusqu’à terre. Il y a donc là, sinon des formes particulières à l’Orient et très éloignées des nôtres, au moins un goût local et au mode d’ajustement qui conservent encore une pointe d’originalité.

Sortez de la ville, allez chercher un peu de fraîcheur dans l’aimable vallon de Topchi-déré, le bois de Boulogne de Belgrade. Sur la route, vous croiserez de brillans équipages ; parmi les parterres bien fleuris, vous causerez avec des femmes élégantes, avec des hommes qui parlent toutes les langues de l’Europe ; puis quand, vers le coucher du soleil, vous remonterez en voiture pour retourner en ville, vous tomberez dans des escouades de forçats qui saluent au passage les promeneurs. Ce sont ces forçats dont quelques-uns, l’été dernier, ont aidé à assassiner le prince Michel ; pendant la journée, un certain nombre de ces galériens vaguaient dans les bois d’alentour en flâneurs désœuvrés sans que l’on parût autrement s’en étonner, et le soir ils allaient en camarades causer, fumer et boire chez le directeur du bagne ; ce fonctionnaire, un haut personnage, parent des Kara-Georgevitch, recevait ses pensionnaires à dîner. Ces contrastes, on pourrait les retrouver et les signaler ailleurs encore, si on étudiait d’une manière plus complète les mœurs et la vie de la principauté serbe. En tout cas, ils amusent l’esprit et piquent la curiosité ; mais ils cessent de surprendre pour peu que l’on ait étudié cette histoire de la Serbie moderne qui vient d’être si bien racontée aux lecteurs de la Revue[1]. Les événemens que nous voulons retracer aujourd’hui laissent une impression analogue : le règne du prince Michel, tout court qu’il ait été, a beaucoup contribué à rapprocher la Serbie de l’Occident, à en préparer la transformation, et il a été brusquement interrompu par un retour de l’ancienne sauvagerie, par un acte de violence et de cruauté qui rappelle les âges de barbarie chantés dans les pesmas.

C’était, quant à lui, un homme tout moderne d’esprit, d’instincts et de goûts que ce prince qui périssait en 1868, victime de haines féroces qui ne peuvent même pas invoquer l’excuse et les sophismes de la passion politique. Le fils de Milosch s’était de longue main préparé à sa tâche en homme qui compte sur l’avenir. Pendant que le prince déchu vivait en vrai boyard dans ses terres de Valachie, Michel Obrenovitch avait employé les années d’exil à visiter l’Europe et à en apprendre les langues. Il s’était assis, simple étudiant, sur les bancs de l’université d’Heidelberg ; il avait beaucoup écouté, beaucoup lu, beaucoup réfléchi. Les dix-huit mois qu’il passa en Serbie comme héritier présomptif lui servirent à refaire connaissance avec son pays et son peuple. Il se tenait d’ailleurs à l’écart, dans une attitude d’abstention respectueuse ; tout un siècle séparait cet homme jeune, doux et instruit, qui avait appris en Europe le respect de la vie humaine et la puissance de l’opinion publique, de l’ancien pâtre, du vieux chef de partisans qui s’était formé à l’école des haidouks de la montagne et des pachas turcs de Belgrade. Quand la mort de Milosch appela son fils à lui succéder, celui-ci avait trente-six ans. Ceux qui l’avaient connu en Occident et en Serbie avaient conçu pour sa personne une sérieuse estime ; on appréciait ses qualités, plus solides que brillantes, sa bonté, sa droiture, son sens juste et ferme, sa persévérante volonté, son patriotisme.

Le jour même de son avènement, le nouveau kniaz signait une proclamation annonçant que désormais « la loi serait la seule autorité en Serbie. » Si ces paroles n’ont été jusqu’ici qu’un programme très incomplètement réalisé, encore fait-il voir là le désir et la promesse d’une réforme que la Serbie contemporaine verra s’accomplir ; on ne prononce pas impunément une telle parole. C’était ouvrir ou du moins faire entrevoir l’ère du régime constitutionnel ; c’était condamner en principe le despotisme. En même temps le souverain indiquait quelle serait l’indépendance de son attitude à l’égard de la Turquie. C’était comme prince héréditaire qu’il prenait le pouvoir sous le nom de Michel Obrenovitch III. Or quelques mois auparavant la Porte avait refusé de renouveler en faveur des Obrenovitch le bérat impérial de 1830, qui reconnaissait le droit héréditaire de cette famille. Le firman d’investiture n’en fut pas moins accordé sans difficulté. On a appris à Constantinople l’art, si nécessaire en politique, de ne point paraître entendre les choses désagréables. Le divan affecta seulement de considérer l’avènement du prince non comme l’effet de l’hérédité, mais comme le résultat d’une élection à laquelle les Serbes auraient procédé avant la mort de Milosch.

Les hommes auxquels le prince confia la direction des affaires n’étaient pas gens à s’inquiéter de ces subtilités diplomatiques. Des nouveaux ministres, les plus importans étaient M. Élie Garachanine, ministre des affaires étrangères et chef du cabinet, et M. Marinovitch, président du sénat. La vie politique de M. Garachanine sert en quelque sorte de transition et de lien entre la Serbie du vieux Milosch et celle de Michel et de Milan. Enfant, comme Milosch, de la Schoumadia, ce verdoyant berceau de l’indépendance serbe, il naquit vers 1807 dans le village de Garach, d’où lui vint le nom sous lequel on s’est habitué à le désigner. Son père, Miloutine, faisait partie de ce conseil qui se forma autour de Kara-George par la réunion des principaux chefs, et qui fut comme la première ébauche du sénat actuel. Au moment où le fils de Miloutine atteignait l’adolescence, l’avenir était encore bien incertain ; le jeune homme fut placé, pour se former au commerce, chez des négocians de Semlin. Là il apprit le grec, que seuls quelques vieillards parlent encore à Belgrade. Au commencement du siècle, avant la renaissance littéraire des langues magyare, roumaine et serbe, comme le latin était la langue politique de la Hongrie, le grec, sur tout le Bas-Danube, était la langue du commerce. L’affermissement du pouvoir de Milosch rappela en Serbie le jeune Garachanine. C’était dans une petite ville des Confins, derrière le comptoir d’un marchand, qu’il avait appris tout ce qu’il savait de l’Europe, l’allemand, qui lui servit plus tard pour s’instruire par la lecture, le grec, qui lui fut utile pour traiter avec la Roumanie et avec Constantinople ; il n’a jamais su le français, ou du moins ne l’a jamais parlé. Malgré ce que cette éducation avait d’incomplet, M. Garachanine fut à la hauteur de toutes les situations. Il se fit remarquer par l’énergie de son caractère et la netteté de son esprit ; dans les luttes qui précédèrent la chute des Obrenovitch, il avait été au premier rang des opposans : aussi, dès 1844, devenait-il ministre de l’intérieur et en 1852 président du conseil des ministres. Dans cette position élevée, on le vit deviner tout ce qu’il n’avait pas appris ; ce fut sous son impulsion que des routes furent percées à travers les forêts serbes, et que l’instruction primaire commença de se répandre ; en même temps il donna l’exemple d’envoyer étudier en Occident les fils des familles aisées. En fait de politique étrangère, il adopta une ligne de conduite qui demandait beaucoup de tact et de fermeté : il lutta à la fois contre la Russie, qui voulait entraîner la Serbie dans les révoltes des Bulgares et des Bosniaques, et contre l’Autriche, qui prétendait humilier devant la Turquie le prince Alexandre. Sans illusions sur la malveillance de l’Angleterre, sur les hésitations et les ignorances de la politique française, il s’appuyait plus volontiers sur les puissances occidentales ; avec elles du moins, on ne risquait pas de payer trop cher les services rendus et de voir la protection se tourner en domination. Lorsque Kara-Georgevitch se fut compromis sans retour, M. Garachanine fut nommé par l’assemblée président du gouvernement provisoire chargé de transmettre le pouvoir à Milosch. Ainsi placé en dehors des questions dynastiques, estimé des Serbes et des étrangers pour son patriotisme et son désintéressement, nul ne pouvait apporter au prince un plus efficace concours et plus d’autorité morale.

Quant à M. Marinovitch, né en 1821 à Séraïewo, en Bosnie, employé à la chancellerie de Milosch, il était allé à Paris compléter son éducation aux frais du prince, puis il avait été directeur aux affaires étrangères, et en 1856 ministre des finances. Pendant son passage aux relations extérieures, il avait rempli en 1854 une mission politique confidentielle auprès des cabinets de Paris et de Londres, et contribué ainsi non-seulement à préserver la Serbie d’une occupation autrichienne, mais encore à faire reconnaître et consolider son autonomie par le traité de Paris. Ministre des finances, il avait fait élaborer un projet de code et créé à Belgrade un tribunal de commerce ; il avait amélioré la comptabilité financière et, par un ingénieux système d’amortissement, fourni aux nombreux débiteurs de l’état le moyen d’acquitter peu à peu des dettes déjà anciennes. De tous les hommes politiques de la Serbie, M. Marinovitch est peut-être celui qui, par l’incroyable facilité avec laquelle il parle nos langues et l’apparent abandon de sa conversation, fait le plus l’effet d’un Occidental.

Aussitôt après son avènement, le prince songea à reprendre une négociation déjà entamée par Milosch, et qui préoccupait la nation tout entière. Il s’agissait du séjour des musulmans dans les forteresses serbes. Le firman de 1830 avait posé en principe que « défense était faite aux musulmans qui n’appartenaient pas aux garnisons des forteresses d’habiter en Serbie ; » mais des délais successifs avaient été accordés aux Turcs qui possédaient des biens hors des forteresses, et, à Belgrade comme dans les autres villes de garnison, on avait laissé se maintenir un quartier turc en dehors de la citadelle. A Belgrade même, on avait eu la faiblesse de permettre aux Turcs d’établir deux corps de garde dans la ville et d’y avoir leur police avec une justice mixte, ce qui amenait de perpétuels conflits. Plus la Serbie s’enrichissait et prenait confiance en elle-même, et plus elle supportait impatiemment cet état de choses en attendant qu’elle exigeât la révision des traités, elle n’était pas disposée à les laisser encore violer à son détriment. C’était surtout pour avoir méconnu cette volonté du pays que le prince Alexandre était tombé ; les Obrenovitch, en rentrant à Belgrade, avaient compris que, s’ils voulaient compter sur l’avenir, il leur fallait à tout prix ne pas tromper ce désir du peuple serbe. En gens sensés, ils commencèrent par négocier. Réputée partie intégrante de l’empire ottoman, la Serbie ne peut avoir de représentant officiel qu’à Stamboul. M. Marinovitch n’en partit pas moins, dès la fin de 1860, pour aller solliciter le concours bienveillant des cabinets de Vienne, Berlin, Pétersbourg, Paris et Londres. Ce n’était pas seulement la question des forteresses qu’il était chargé d’exposer, il avait aussi à faire comprendre la nécessité où se trouverait le prince Michel de modifier dans le sens d’une plus énergique concentration du pouvoir le règlement organique octroyé par la Porte en 1839. On put bientôt juger des heureux résultats de cette mission. Au printemps de 1861, M. Garachanine alla nettement demander à Constantinople que les traités relatifs au droit de garnison fussent enfin exécutés, et ses démarches furent chaudement appuyées par les ambassades de France et de Russie, ainsi que par les ministres d’Italie et de Prusse. Au mois d’août, la skoupchtina votait avec enthousiasme toute une série de mesures par lesquelles se trouvait tacitement abrogée la charte de 1839, Le sénat fut reconstitué de manière à ne plus être un foyer d’intrigues, la milice nationale fut créée, l’hérédité du trône dans la famille Obrenovitch fut de nouveau proclamée. La Turquie voulut entraîner les grandes puissances à condamner ces changemens ; mais l’Angleterre et l’Autriche étaient seules disposées à s’engager dans cette voie, et le divan dut se borner à une protestation stérile.

Nous avons tenu à montrer quelle avait été dès le début la pensée du règne ; nous insisterons moins sur les événemens qui suivirent et qui sont plus connus. Les Turcs se chargèrent de faire avancer la question ; comme l’a dit ici-même M. Ubicini, « le premier coup de canon tiré sur Belgrade, par ordre d’Achir-Pacha, dans la matinée du 17 juin 1862, a tué la domination ottomane en Serbie[2]. » Sans le courage de M. Garachanine, sans la prompte et hardie intervention des consuls de France et d’Angleterre, cette échauffourée, qu’avaient annoncée depuis plusieurs mois de nombreuses rixes entre Turcs et Serbes, aurait fait couler bien du sang, Le danger de la situation semblait démontré à tous les yeux. Pourtant, par suite de la vive résistance de l’orgueil musulman, ouvertement encouragée par l’Angleterre et l’Autriche, la conférence de Constantinople n’adopta que des demi-mesures. Les Serbes étaient délivrés des forts intérieurs de Sokol et d’Ouijitza, les musulmans ne pouvaient plus habiter que dans l’enceinte des forteresses ; mais les canons de Belgrade restaient braqués sur la cité, comme ceux de Semendria et de Schabatz sur ces villes commerçantes (8 septembre 1862). C’était pourtant un progrès que de ne plus rencontrée aux portes de Belgrade ces corps de garde turcs, signe humiliant de vasselage, que de n’avoir plus dans toute la ville qu’une seule police, une seule juridiction ; c’était surtout, un avantage pour le cabinet serbe de pouvoir sans cesse invoquer dans la controverse diplomatique un de ces griefs auxquels l’adversaire ne trouve à répondre que par de mauvaises raisons. L’évacuation complète des forteresses serbes n’était plus désormais qu’une affaire d’occasion et de temps.

Sous la pression diplomatique de toute l’Europe, le prince Michel et la Serbie avaient accepté, non sans des protestations plusieurs fois répétées, la décision de la conférence. Les années 1863 et 1864 furent employées à discuter et à régler les détails de l’exécution. Les faubourgs de Belgrade et des autres forteresses furent évacués ; mais la question des indemnités mutuelles amena de longs débats, et il y eut certaines difficultés sur lesquelles on ne put arriver à s’entendre. Ainsi, profitant d’un oubli de la conférence, les Turcs refusèrent d’abandonner une forteresse appelée le Petit-Zvornik, sur la Drina, et l’ouvrage situé sur la rive serbe du Danube, vis-à-vis de la forteresse turque d’Adah-Kalé. Aussi, dans la réponse qu’elle fit le 19 août au message du prince, la skoupchtina traduisait-elle fidèlement le sentiment national en disant : « Tout progrès réel est interdit à la Serbie aussi longtemps que les forteresses turques entretiendront le pays dans de continuelles appréhensions. Les habitans de la Serbie ne pourront se rassurer tant que, sous ce rapport aussi, pleine satisfaction n’aura pas été donnée aux réclamations légitimes de votre altesse et de toute la nation. » Cette même assemblée ne se sépara pas sans avoir consenti à une sage réforme dans le système de l’impôt direct et à l’établissement de quelques taxes indirectes, mesures qui augmentaient les ressources du pouvoir, et lui permettaient de pousser plus activement ses préparatifs. L’armée et la milice nationale s’organisaient et s’exerçaient par les soins d’un officier du génie français, M. Mondain, qui a rempli en Serbie les fonctions de ministre de la guerre et des travaux publics jusqu’au mois de mai 1865. Comme pour répondre par une éclatante manifestation à la mauvaise volonté de la Porte et de certains cabinets européens, on célébrait à Belgrade par des réjouissances publiques le cinquantième anniversaire du réveil de la nation, alors que Milosch Obrenovitch, après la défaite de Kara-George, donna le signal de la seconde insurrection qui devait aboutir à l’affranchissement définitif de la Serbie.

En 1666, l’agitation continua. Avant et après Sadowa, la presse occidentale discutait avec ardeur des plans plus ou moins chimériques d’après lesquels on aurait donné à l’Autriche, épuisée de l’Italie et rejetée vers l’Orient, des compensations territoriales en Bosnie et en Herzégovine. Or les Serbes se croient des droits sur ces provinces toutes slaves, et frémissaient à l’idée de voir s’y établir, au lieu de la Turquie, malade dont ils espèrent bientôt hériter, une des grandes puissances militaires de l’Europe. Ce danger une fois écarté par le traité de Prague, on eut l’idée à Belgrade de profiter, pour agir à Constantinople, des embarras que causaient au sultan l’insurrection crétoise et l’attitude hostile de la Grèce. Pendant que le prince Michel parcourait la Serbie et passait à Passarowitz une revue de 10,000 miliciens qui fit quelque bruit, M. Marinovitch, envoyé à Saint-Pétersbourg pour assister au mariage du tsarévitch, y recevait le meilleur accueil, et passait à son retour par Berlin et par Vienne. Au mois d’octobre 1867, M. Ristitch, agent serbe à Constantinople, demanda formellement l’évacuation complète des forteresses, y compris Belgrade.

Les Serbes laissaient volontiers croire qu’un refus de la Porte entraînerait entre la Serbie et la Turquie une rupture qui amènerait peut-être le soulèvement de toute la partie européenne de l’empire ; la situation de l’Europe était en même temps si incertaine que le cabinet ottoman pouvait craindre de se voir enlever par quelque conflagration générale le bénéfice des garanties et des alliances sur lesquelles il avait le plus le droit de compter. Dans de telles circonstances, aucun ambassadeur n’osa conseiller au sultan la résistance. La France et la Russie, que suivaient l’Italie et la Prusse, avaient déjà poussé en 1862 à l’évacuation des forteresses. Quant au cabinet de Vienne, qui s’y était opposé en 1862, son action fut toute contraire en 1866 : c’est que déjà M. de Beust rêvait de réconcilier entre elles et avec leur souverain les diverses races soumises au sceptre des Habsbourg. Or mécontenter la Serbie, n’était-ce point alarmer la Croatie et faire de Belgrade, à deux pas de Neusatz et d’Agram, le centre de la propagande panslaviste chez les Slaves du sud ? Pour ce qui est de l’Angleterre, les idées s’y sont bien modifiées depuis quelques années au sujet de la Turquie : les Anglais commencent à comprendre que l’Orient, quoi qu’on fasse, doit se transformer, et que les races chrétiennes y sont les héritières nécessaires des Osmanlis. Sans donner d’avis formel, lord Stanley déclarait volontiers qu’à son avis il faudrait « que les Roumains et les Serbes devinssent plutôt les alliés que les sujets des Turcs. »

Habilement conduites par M. Ristitch, les négociations aboutirent ; le 3 mars 1867, le grand-vizir écrivit au prince Michel pour lui annoncer que le sultan lui faisait remise des forteresses ; tout ce qu’il exigeait, c’était qu’à côté du drapeau serbe le drapeau ottoman continuât de flotter sur la citadelle de Belgrade. Le prince répondit en exprimant l’intention de se rendre à Constantinople dès qu’il saurait son voyage agréé ; il y fut reçu bientôt après avec beaucoup de distinction. En retournant à Belgrade, il passa par Bucharest. Sa rentrée à Belgrade fut triomphale ; les canons turcs et serbes tonnaient, la population poussait des zivio enthousiastes. Le 18 avril, après une lecture solennelle du firman, le pavillon de la principauté fut arboré sur la forteresse à côté de celui du sultan. Les Turcs évacuèrent tous les points qu’ils occupaient encore.

Depuis leur départ, forteresse et quartier turc sont restés à peu près dans l’état où ils les avaient laissés. La vaste citadelle, avec tout son système de batteries étagées depuis les bords du Danube et de la Save, dont elle domine le confluent, jusqu’au sommet du plateau qui porte la ville, est presque vide. La mosquée est murée ; quelques officiers habitent le spacieux konak du pacha, et quelques soldats les grandes casernes neuves élevées il y a quelques années à peine ; on a installé les forçats dans les fossés, et de l’esplanade intérieure comme des glacis ils travaillent à faire une promenade. Un café s’est établi sur un rempart d’où l’on voit la Save errer en longs détours dans cette plaine basse que le Danube et son affluent forment en face de Belgrade. Il faudrait démolir ces bastions ébrèches : l’on ferait ainsi de ce côté place à la ville, et des maisons neuves pourraient s’élever dans une magnifique situation ; mais ces travaux de démolition coûteraient trop cher. On laisse donc faire le temps. Muraille après muraille croulera, dans les fossés, qu’envahissent déjà les jardins, et où l’on voit briller, suspendues par paquets au soleil, les gausses rouges et pointues du piment.

Quant au quartier voisin du Danube, il présente un aspect plus étrange et plus morne encore. Au-dessus des mosquées condamnées, quelques minarets s’élèvent blancs et droits ; on s’attendrait, quand le soleil s’abaisse vers l’occident en empourprant la Save, à voir le muezzin apparaître au petit balcon circulaire et à l’entendre lancer son appel sonore vers les quatre côtés de L’horizon. D’autres au contraire sont découronnés, ont perdu leur chapeau de métal et leur pointe élancée. Quant aux maisons, le gouvernement en est devenu maître par les indemnités qu’il a payées aux Turcs expropriés ; il a loué bon nombre des plus petites, à des Juifs, à des Tsiganes ou à des émigrés du Banat. Seuls les konaks des pachas et des effendis n’ont pas trouvé de locataires ; ces grandes maisons restent donc, là toutes délabrées ; bien des fenêtres ont perdu leur châssis, le vent et la pluie entrent librement dans les vastes salles désertes. Ailleurs l’enduit qui couvrait les briques est tombé, et la maison, jadis tout ornée de ces arabesques peintes qu’aiment les Orientaux, montre partout son pauvre squelette. Tout cela fait songer à l’empire turc, qui s’en va de même lambeau par lambeau, et que l’on replâtre parfois, que l’on ne répare jamais.


II

Grâce à sa patriotique persévérance et à l’habileté de ses principaux collaborateurs, MM. Garachanime, Marinovitch, Ristitch, grâce à l’attitude du peuple serbe et au concours de l’Occident, le prince Michel avait réussi à compléter l’œuvre de son père Milosch, et à délivrer des garnisons étrangères le sol de la Serbie. La diplomatie espérait que la remise des forteresses établirait entre le sultan et son vassal des rapports de confiance et désintéresserait pour longtemps la Serbie. C’était une illusion : pour être plus patiente et moins bruyante que celle des Hellènes, l’ambition des Serbes n’est pas moins vaste et moins hardie. Il ne convenait ni au prince ni au peuple, après ce succès, d’en paraître trop contens, de laisser croire à l’Europe qu’ils n’avaient plus rien à désirer ; ils acceptaient la récente concession de la Porte comme un à-compte dont ils voulaient bien se déclarer provisoirement satisfaits.

Il survint bientôt d’ailleurs un incident qui détruisit tout le bon effet qu’avait pu produire l’évacuation : ce fut l’échauffourée qui eut lieu le 20 août 1867, devant Routchouk, à bord du bateau du Lloyd le Germania. L’orgueil obstiné de Midhat-Pacha, le redouté gouverneur de Bulgarie, et l’incapacité ou la lâcheté d’un consul autrichien amenèrent une collision où périrent, égorgés par les soldats turcs, le Bulgare Iwan Voïnof et le Serbe Zvetko Pavlovitch, porteur d’un passeport de son gouvernement. L’émotion fut profonde en Serbie. Cet incident donna lieu, pendant que continuaient toujours les préparatifs militaires, à un échange de notes assez vives entre M. Garachanine et Fuad-Pacha. Celui-ci finit par désavouer indirectement Midhat-Pacha en déclarant que le sultan accorderait une indemnité à la famille de Zvetko Pavlovitch. L’Autriche blâma et rappela son consul. Cette attitude résolue du gouvernement serbe n’était pas faite pour déplaire au pays ; malheureusement la politique suivie à l’intérieur n’obtenait pas le même assentiment. En dépit de la proclamation par laquelle le prince au début de son règne avait annoncé qu’il voulait inaugurer le règne de la loi, on n’avait encore que le gouvernement personnel. Souvent violent et cruel avec Milosch, le despotisme avec le prince Michel était plein de bonnes intentions et avait horreur du sang ; mais il était parfois un peu étroit et tracassier. Milosch, si vous l’inquiétiez, vous nommait à quelque haute fonction ; vous partiez pour vous rendre à votre poste, vous n’y arriviez pas : à la traversée de quelque obscure forêt, l’ennemi du prince disparaissait sans que personne eût l’indiscrétion, de jamais demander de ses nouvelles. Comme un vrai chef de tribu, Milosch se mêlait de tout ; les femmes venaient se plaindre à lui de leurs maris, les maris de leurs femmes, et il remettait souvent assez brutalement la paix dans les ménages. On raconte l’histoire de deux couples qui ne s’accordaient pas, et qui étaient venus en même temps lui apporter leurs plaintes ; sans appeler ni juge ni pope, il ordonna aux deux maris de permuter. Les unions ainsi improvisées furent, ajoute la chronique, aussi fécondes qu’heureuses.

Avec le prince Michel, on n’avait à craindre ni sanguinaires violences, ni bizarres caprices ; mais, très sûr de vouloir le bien, très convaincu que son peuple, jeune encore et ignorant, avait besoin, pour apprendre à marcher, d’être conduit à la lisière, il s’alarmait un peu vite en voyant s’éveiller chez la bourgeoisie des villes l’esprit de critique et de discussion. De ce que l’on a si bien appelé chez nous les libertés nécessaires, tout ce que possédait la Serbie en 1867. C’était ce principe de droit public, que le souverain ne peut lever d’impôts qui n’aient été consentis par le peuple, ni faire sans son concours die lois organiques. La plénitude du pouvoir constituant résidait bien ainsi en théorie dans la skoupchtina ; mais cette assemblée ne se réunissait que tous les trois ans et pour quelques jours. Quand elle n’était pas poussée par un de ces mouvemens irrésistibles de l’opinion qui avaient renversé Milosch et Kara-Georgevitch ; elle se bornait à prendre acte par une adresse des déclarations du prince, à approuver sa politique, à voter l’impôt et à sanctionner les lois proposées. Dans l’intervalle des sessions, c’est le sénat, composé d’une vingtaine de membres révocables, qui était chargé de régler l’application des lois en élaborant tout ce que l’on appelle en France décrets, ordonnances, arrêtés. Il était aisé, sous prétexte d’appliquer la loi, d’arriver souvent à la modifier, et d’empiéter ainsi sur le pouvoir législatif. Le jury n’existait pas ; la justice civile et criminelle était rendue par des juges amovibles. Pas de liberté de la presse ; tout article, avant d’être publié dans un des quatre ou cinq journaux que possédait Belgrade, devait être soumis à la censure. On cite un jeune homme, un des employés les plus intelligens et les plus instruits de la chancellerie, qui encourut une sorte de disgrâce pour avoir été d’un autre avis que le prince sur la question du théâtre national que celui-ci voulait faire construire à Belgrade ; quant au malheureux article où étaient respectueusement exposées ces objections, il fut, cela va sans dire, arrêté au passage. Les observations les plus modérées sur les actes du gouvernement étaient impitoyablement barrées ; on n’admettait que l’éloge. Les journaux étrangers, surtout les journaux slaves d’Agram et de Neusatz, étaient sans cesse arrêtés.

Sous un tel régime, la voix de l’opinion avait quelque peine à se faire entendre ; pourtant il y avait dans le pays un certain désir de réformes libérales. Le prince, avec son esprit modéré et son loyal patriotisme, aurait écouté ces vœux sans la fâcheuse influence qu’avait prise sur lui M. Nicolas Christitch, depuis plusieurs années ministre de l’intérieur. M. Christitch, caractère souple et tenace, esprit médiocre, appartenait à la catégorie de ces politiques qui veulent ériger en dogme l’infaillibilité de l’administration ; c’était un de ces officieux qui croient que tout va pour le mieux tant qu’ils sont ministres, tant que personne n’a le droit de signaler leurs erreurs et de relever leurs fautes. Il allait sans cesse répétant au prince que c’étaient « les politiques d’estaminet qui seuls demandaient des réformes. » Dans cette résistance à toute innovation et à tout progrès, il avait pour soutien M. Raïko Léchianine, ministre de la justice ; celui-ci, par la pression qu’il exerçait sur les décisions des magistrats, provoquait bien des haines qui ne s’arrêtaient pas au ministre. C’est ce dont on s’aperçoit en lisant les débats du procès intenté aux assassins du prince. Trois des meurtriers prétendirent que, s’ils étaient entrés dans le complot, c’était parce qu’ils avaient été injustement dépouillés par les tribunaux. S’il y avait eu une magistrature indépendante, ou tout au moins un ministre judicieux et discret, n’engageant pas hors de propos la personne du souverain, ces misérables auraient-ils pu songer à faire porter au prince la peine de prétendues iniquités qu’il avait sans doute ignorées ?

Il y avait encore une autre cause de mécontentement, que nous ne saurions nous dispenser d’indiquer. Le prince avait épousé en 1853 Julie, fille du comte hongrois Huniady de Tékély. Pendant plus de dix ans, malgré le vif chagrin qu’il éprouvait de n’avoir pas d’enfans de son mariage, cette union avait paru heureuse. Très belle, gracieuse et affable, la princesse Julie était aimée à Belgrade ; en juin 1862, lors du bombardement, pendant l’absence de son époux, elle avait montré une présence d’esprit et un courage dont on lui avait su beaucoup de gré. Après cette alerte, elle partit avec une sorte de mission officieuse pour les principales capitales de l’Europe ; mais elle resta trop longtemps en route. A son retour, elle trouva son époux tout changé ; il avait accueilli de mauvais bruits qu’à Belgrade on a toujours regardés comme des calomnies. Il y eut, au bout de quelques mois, séparation tacite : la princesse Julie alla vivre en Autriche et en Hongrie. On la vit partir avec regret, on s’inquiétait de projets auxquels son départ laissait le champ libre. Le prince, qui avait besoin d’affections domestiques, ne quittait plus la maison de sa cousine germaine, Mme Anka Constantinievitch, femme énergique, intelligente, ambitieuse ; celle-ci avait une fille, Catherine, dont sa mère, croyait-on, voulait faire une princesse de Serbie. Ce qui est certain, c’est que le prince paraissait très sensible au charme de ces dix-neuf ans, de cette fraîcheur et de cette grâce, de ces yeux étincelans et doux, les plus beaux que j’aie vus en Serbie ; cependant il y avait bien des obstacles à vaincre. La stérilité de l’union actuelle et le désir qu’éprouvait le pays d’avoir un héritier direct de la couronne auraient peut-être pu faire prononcer le divorce ; mais Mlle Catherine était cousine du prince au second degré, et l’église grecque, qui prohibe les mariages entre parens même très éloignés, aurait-elle jamais consenti à bénir une alliance que d’ailleurs le préjugé populaire eût réprouvée comme une sorte d’inceste ?

Vers la fin de l’année 1867 survint un incident qui contribua encore à alarmer l’opinion. Sans donner d’explications, M. Garachanine quitta le ministère ; or c’était l’homme en qui le pays avait le plus de confiance. On le savait hostile aux projets que l’on prêtait à Mme Anka, qui soutenait de son côté MM. Christitch et Léchianine. Appelé par le prince, M. Ristitch demanda l’éloignement de M. Christitch, et ne put l’obtenir ; il refusa d’entrer au ministère. Il y avait donc, au printemps de 1868, un certain malaise dans les esprits. Le prince était toujours très aimé, presque adoré de la foule, surtout dans les campagnes ; mais on en voulait à ceux qui l’entouraient. Un jeune Genevois, M. Bétant, homme de mérite qui s’est attaché à la Serbie, qui en a appris la langue et qui remplit à la chancellerie des fonctions de confiance, accompagnait souvent le prince dans ses excursions et ses parties de chasse ; bien des fois, dans les villages, où on s’arrêtait la nuit, il a entendu les paysans se dire l’un à l’autre : « Pourquoi prend-il de pareils ministres ? Ce ne sont pas ses vrais amis ! » A quoi quelque vieillard répondait : « Après tout, il les connaît mieux que nous, il est plus capable de juger ; peut-être a-t-il ses raisons, que nous ne savons pas. »

Dans les villes, la mauvaise humeur était plus marquée ; mais là aussi on distinguait entre le souverain et ses ministres. On ne connaissait pas d’ennemis au prince ; il n’avait jamais commis aucun de ces actes de violence qui soulèvent les haines. Pourtant, dans les premiers jours de juin, il serait arrivé, dit-on, certains bruits de conspiration jusqu’aux oreilles des ministres. Ceux-ci avaient trop intérêt à nier le mécontentement public pour accueillir des rumeurs qui auraient donné un démenti à leurs assurances quotidiennes. Aucune précaution ne fut donc prise ; le prince, qui détestait l’étiquette, continua de sortir, comme il en avait l’habitude, avec ses parentes, qui l’accompagnaient presque toujours, sans autre escorte qu’un aide-de-camp et deux ou trois domestiques. Sa promenade favorite était un bois voisin du pavillon de Topchi-déré. Tout près de cette maison de plaisance, sur les collines qui bordent. la vallée, commencent des forêts qui se prolongent dans la direction du mont Avala, dont le sommet forme le trait saillant du paysage. Le prince avait fait entourer de murs ou de hautes palissades un canton de forêt, y avait dessiné des allées, et y avait mis des cerfs et des chevreuils, qui s’y étaient multipliés ; il aimait à les voir bondir à travers un sentier ou, vers le soir, s’avancer par bandes dans les clairières, tantôt broutant les touffes d’herbes et les buissons ou penchés vers les sources, tantôt folâtrant comme des chiens, ou bien s’arrêtant tout à coup et flairant de tous côtés. C’était ce qu’on appelait le kochoutniak ou « parc aux cerfs. »

Le 10 juin, vers cinq heures du soir, le prince, laissant sa voiture dans la prairie, s’engagea dans la forêt avec les compagnes ordinaires de ses promenades. On marchait lentement, jouissant de l’ombre et de la fraîcheur, sous une futaie de beaux chênes. A cinq ou six cents mètres de la lisière, on quitta le grand bois pour entrer dans un fourré à travers lequel le prince avait fait récemment tracer un étroit et sinueux sentier qui aboutissait à une salle de feuillage et à un banc d’où la vue était charmante. Tout d’un coup, au détour du chemin, on aperçut trois hommes qui barraient le passage. Le prince était alors en avant avec ses deux cousines ; à trente pas en arrière, un aide-de-camp, M. Svetozar Garachanine, fils de l’ancien ministre, donnait le bras à Mme Tomania, la mère de Mme Anka ; un peu plus loin venait un valet de chambre. Les trois hommes se rangèrent sur les côtés au moment où le prince approcha, et le saluèrent ; il leur rendit leur salut et venait à peine de les dépasser, quand retentirent plusieurs coups de feu ; atteint dans le dos, le prince tombait pour ne plus se relever. Mme Anka se retourne et se jette sur les assassins ; elle est aussi frappée mortellement. À ce bruit, le domestique s’enfuit, l’aide-de-camp se met à courir au secours du prince en tirant son épée, sa seule arme ; mais il reçoit, d’autres complices cachés dans le taillis, une balle qui lui casse le bras et le renverse. Tout était d’ailleurs déjà fini ; les meurtriers, après avoir abattu le prince, s’étaient jetés sur lui avec leurs poignards et leurs sabres ; pris de je ne sais quelle folle rage, ils lui avaient percé la poitrine, fendu la tête et tailladé le visage en tout sens.

Mme Tomania, une femme de près de quatre-vingts ans, restée seule, de son pas lent et chancelant, avait rebroussé chemin vers Topchi-déré en recommandant son âme à Dieu. Quant à Mlle Catherine, elle avait au contraire couru devant elle ; deux balles l’avaient frappée à l’épaule ; sans s’en apercevoir, elle quitta le sentier, elle traversa un fourré de broussailles, descendit une pente abrupte, et atteignit ainsi la palissade ; un paysan, qui passait avec ses bœufs sur le chemin, l’aida du dehors à franchir cet obstacle. Le brave homme la coucha, éperdue et sanglante, sur la paille au fond de son chariot, la cacha sous des couvertures (on ne savait point si d’autres assassins ne tenaient pas la campagne), et la conduisit à Belgrade. Les premières personnes qui, au bruit de cette fusillade, étaient arrivées sur la scène du meurtre, MM. Longworth et Engelhardt, consuls d’Angleterre et de France, avaient trouvé au milieu d’une mare de sang le prince sans vie, Mme Anka râlant encore ; elle expira deux heures après sans avoir repris connaissance.

On a depuis lors élevé une sorte de monument commémoratif à la place où est tombé le prince. Lorsque, trois mois après le meurtre, je visitai Topchi-déré et le Parc-aux-Cerfs, nous aperçûmes auprès de la pierre un vieillard qui sanglotait. C’était un Serbe qui habitait l’étranger au moment de l’attentat et qui, rentrant dans son pays, avait voulu faire un pèlerinage au lieu où était tombée la victime. Là, les détails qui lui avaient été donnés sur cette sanglante tragédie se retracèrent à son imagination avec une telle vivacité, il songea avec tant de force au prince et à ce que celui-ci avait fait pour son peuple, que les larmes lui montèrent aux yeux. Deux jours après, une autre promenade nous conduisait à l’endroit où ont été exécutés les meurtriers. L’herbe n’avait pas encore repoussé là où ont été creusées les fosses, et on en distinguait très bien la place. Nous vîmes un enfant qui passait par là se baisser, ramasser une pierre et la jeter avec une imprécation sur le sol qui couvre les restes des assassins. Ce contraste me frappa vivement : je ne sais pas d’oraison funèbre qui puisse valoir, pour la mémoire du prince Michel Obrenovitch III, la sincérité de ces effusions du sentiment populaire, ces pleurs accordés à la victime, cette malédiction lancée aux meurtriers.


III

M. Elie Garachanine, l’ancien ministre, se trouvait avec beaucoup d’autres promeneurs à Topchi-déré au moment où le crime s’accomplissait dans la forêt voisine. Il fut un des premiers à apprendre la lugubre nouvelle, apportée par le domestique qui s’était enfui légèrement blessé. Aussitôt, sans s’arrêter à demander si son fils était mort ou s’il vivait encore, M. Garachanine sauta dans sa voiture et se fit conduire ventre à terre jusqu’à Belgrade. En route, il dépassa une petite carriole dont le maître faisait effort de la voix et du fouet pour exciter son cheval et le maintenir au galop. Ainsi que le gendarme qui le précédait de quelques minutes, il remarqua ce détail sans y attacher autrement d’importance. Arrivé au palais, il se hâta de faire prévenir les ministres, qui y furent bientôt réunis ; avant que l’on sût en ville ce qui s’était passé à Topchi-déré, les mesures nécessaires pour sauvegarder l’ordre étaient déjà prises : les troupes étaient consignées dans leurs casernes, des patrouilles parcouraient la ville, les ministères et le télégraphe étaient mis à l’abri d’un coup de main, et un gouvernement provisoire s’installait au konak sous la protection de forces suffisantes. Heureusement une loi votée par la skoupchtina de 1860 en avait d’avance réglé la composition : il devait être formé du président du sénat, du président de la cour de cassation et du ministre de la justice. Aussitôt constitué, il portait à la connaissance du peuple serbe la mort de son prince et les mesures de sûreté qui avaient été prises. Les ministres restaient à leur poste.

Le danger, c’était qu’hormis un seul ils étaient tous impopulaires : au premier bruit de l’attentat, un même cri s’était élevé contre eux dans le pays ; on leur reprochait d’avoir provoqué le crime par leur obstination, de l’avoir par leur négligence rendu possible. Un seul des membres du cabinet avait la confiance de la nation ; c’était le colonel Milivoïe Blasnavatz, ministre de la guerre. Après le départ de M. Mondain, il avait poursuivi avec une intelligente activité l’organisation des forces militaires de la Serbie : l’armée lui était très dévouée. Esprit net, M. Blasnavatz eut le mérite de sentir qu’il fallait sans retard faire cesser l’interrègne ; caractère résolu, il sut rallier à son opinion tous ceux qui l’entouraient.

De son mariage avec Julie Huniady, le seul qu’il eût contracté, le prince Michel ne laissait pas d’enfans. Le nom d’Obrenovitch n’était plus porté que par un adolescent de quatorze ans, Milan, petit-fils d’Ephrem, le frère du vieux Milosch. L’enfant avait de bonne heure perdu son père, un autre Milosch ; quand il avait eu neuf ans, le prince Michel l’avait demandé à sa mère, qui appartient à la famille moldave des Katardji, pour l’envoyer à Paris ; il l’y avait placé dans une de ces familles où l’on reçoit autant de bons exemples que de bons conseils. Le jeune homme suivait avec régularité et non sans succès les cours du lycée Louis-le-Grand ; il était alors en quatrième. Le soin qu’avait pris le prince Michel d’assurer à son cousin le bénéfice d’une sérieuse éducation française indique bien qu’il avait prévu le cas où cet enfant hériterait de la dignité princière ; mais il n’avait que quarante-cinq ans lorsqu’il mourut, il n’avait pas renoncé à tout espoir de postérité ; sa santé était excellente, et rien n’avait pu lui faire craindre une fin prochaine. Il n’avait donc jamais encore fait part ni à la diète, ni au sénat ou même à ses ministres de ses intentions au sujet de la transmission du pouvoir ; après qu’il eut succombé, on ne trouva point d’écrit quelconque indiquant la volonté du prince. Légalement le droit du jeune Milan ne semblait pas contestable. Le 20 octobre 1859 avait été promulguée une loi dont le premier article était ainsi conçu : «… D’après les anciennes ordonnances nationales antérieures à l’année 1839 et d’après celle de la skoupchtina de la Saint-André 1858, comme aux termes du bérat impérial et du hatti-schérif de 1830, la dignité princière est héréditaire dans la famille du prince régnant actuel Milosch Obrenovitch Ier, à savoir dans sa descendance mâle d’après l’ordre de primogéniture, et en premier lieu en ligne directe. A défaut seulement de personne apte à la succession dans la ligne directe, l’hérédité de la dignité princière passera à une branche collatérale, mais toujours en conservant l’ordre de primogéniture. »

On aurait pu répondre que cette loi n’avait pas été confirmée par la Turquie ; tout ce qui faisait partie du droit international établi par les traités entre la Porte et la Serbie et garanti par les puissances européennes, c’était l’hérédité assurée aux Obrenovitch dans la ligne directe ; encore le cabinet ottoman, après la restauration de 1858, avait-il refusé de renouveler d’une manière formelle ses anciens engagemens, et, comme nous l’avons dit, avait-il affecté de ne voir dans le prince Michel que l’élu du peuple serbe, non le successeur à titre héréditaire de son père Milosch. Ne pouvait-on pas craindre que les cabinets européens et la Porte ne réclamassent contre une décision du gouvernement provisoire qui aurait paru méconnaître les droits du suzerain et les conventions approuvées et reconnues par les puissances garantes ? Ce n’était pas tout ; n’était-il point à craindre que la skoupchtina, se souvenant des désordres qu’avaient entraînés, de 1839 à 1842, les règnes éphémères des deux jeunes fils de Milosch, refusât, dans la grave situation où se trouvait l’Orient, d’exposer le pays aux chances toujours incertaines d’une minorité et d’une régence ? Quelque obligation que l’on eût aux Obrenovitch, le peuple était toujours maître d’aviser, comme il l’entendrait, au salut de la Serbie. En 1858, M. Garachanine, s’il eût été plus ambitieux, eût pu peut-être disputer le premier rang, et depuis lors il avait acquis de nouveaux titres à la reconnaissance des Serbes ; des exaltés du parti panslaviste prononçaient le nom de Nicolas Petrovitch, prince du Monténégro, que l’on savait cher à la Russie ; enfin, ce qui était plus sérieux, le nom de Kara-George était resté populaire dans le pays. On ignorait encore quelle part les exilés avaient prise à la conspiration : un de ces mouvemens d’opinion comme la Serbie en avait déjà vu plusieurs se produire dans le cours des cinquante dernières années ne pouvait-il ramener au pouvoir, sinon le prince Alexandre Kara-Georgevitch, au moins son fils Pierre, qui était dans la force de l’âge, qui n’avait pas d’antécédens politiques, et dont on disait du bien ?

M. Blasnavatz n’hésita pas un instant en présence du péril que pouvaient faire courir à la tranquillité publique la prolongation du provisoire et la vacance du trône. On ne savait pas s’il n’y avait point dans le pays une vaste conspiration, dont on ne tenait encore, après les premières arrestations faites le soir même et le lendemain, que les obscurs et méprisables instrumens. Si des mécontens étaient prêts à s’armer, dès qu’ils verraient hésiter le gouvernement, ils agiraient ; le plus sage, c’était donc de payer d’audace. Dans la nuit même qui suivit le crime, M. Blasnavatz fit venir le métropolitain de Belgrade, archevêque-primat de Serbie, qui, par sa situation officielle et son caractère personnel, jouit d’une grande influence. Il ne le laissa partir, après une conversation qui fut vive et longue, que lorsqu’il eut obtenu de lui la promesse d’un concours ouvert et empressé. Dès que le gouvernement provisoire se fut constitué et eut convoqué les ministres, M. Blasnavatz déclara qu’il fallait sur l’heure proclamer Milan ; il le déclara avec une assurance et une conviction qui entraînèrent ceux même qui éprouvaient quelque doute. Avant que le gouvernement eût fait connaître ses intentions, dès le lendemain du meurtre, il adressait à l’armée une proclamation où le nom de Milan était mis en avant et que les troupes accueillaient avec enthousiasme ; la municipalité de Belgrade se prononçait aussitôt dans le même sens. Quand, deux jours après la catastrophe, le gouvernement provisoire notifia au pays et à l’Europe l’avènement de Milan Obrenovitch IV, sauf l’approbation d’une skoupchtina extraordinaire qui serait prochainement convoquée, c’était au vœu de la nation qu’il semblait répondre. En même temps M. Ristitch, qui se trouvait alors à Berlin, recevait l’ordre de se rendre en toute hâte à Paris pour y prendre le jeune prince et l’amener en Serbie.

Le convoi du prince eut lieu le 15. Le corps avait été embaumé et exposé dans une galerie du palais ; il était couché sur une estrade qu’entouraient des soldats de la garde. Les assassins avaient haché leur victime ; elle n’avait pas moins de dix-sept blessures, la plupart à la tête et à la face. Les médecins avaient fait de leur mieux pour rapprocher les lèvres de toutes ces plaies et dissimuler l’horreur de ce visage décoloré, sillonné en tout sens par le couteau. L’émotion n’en était que plus poignante chez les milliers de personnes, habitans de Belgrade, paysans accourus du fond même de la Schoumadia, qui pendant deux jours défilèrent devant le cadavre, et, suivant la vieille coutume nationale, vinrent déposer sur sa bouche le baiser d’adieu. La princesse Julie était venue de Pesth pour conduire le deuil. Le ministère hongrois s’était fait représenter par le comte E. Zichy, l’empereur par le général de Gablenz, commandant des confins militaires, la Porte par Ali-Bey. Derrière le char funèbre marchaient tout le corps consulaire, les ministres et les sénateurs. Partout, sur le passage du cortège, la foule pleurait ; on entendait éclater de grands cris de douleur. Beaucoup de curieux étaient venus de Hongrie ; quand on entra dans la cathédrale, on ne les eût pas distingués des Serbes ; la contagion des larmes avait gagné même les étrangers, même les indifférens. Pendant que l’archevêque, après les chants consacrés, prononçait l’éloge du prince, les sanglots des assistans couvraient la voix de l’orateur. Ils redoublèrent quand, l’office terminé, on s’apprêta à descendre le cercueil dans le caveau princier où reposent déjà Milosch et les siens ; c’était à qui se précipiterait sur la bière pour la baiser encore une fois. Des salves de mousqueterie annoncèrent à la ville que la tombe s’était refermée sur le troisième des Obrenovitch. Cinq jours après, son successeur, le jeûne Milan, débarquait à Belgrade au bruit des vivat, au milieu du concours d’une foule émue et curieuse. Le gouvernement provisoire, d’après la loi, aurait-pu garder le pouvoir pendant tout un mois ; il résolut d’abréger le plus possible ce délai. Une skoupchtina, composée de députés en nombre quadruple de celui qui est fixé pour les diètes ordinaires, fut convoquée pour le 2 juillet. Dans l’intervalle, il fallait s’entendre sur les noms à proposer pour la régence, qui devait être composée de trois Serbes élus par l’assemblée nationale. M. Blasnavatz, par l’initiative qu’il avait prise dans le premier moment de trouble, était le maître de la situation. On lui laissa le choix des deux collègues qu’il désirait. C’était le moyen d’obtenir l’unité d’action. Avec un louable patriotisme, les hommes qui avaient dirigé pendant trente ans la politique extérieure du pays et le plus contribué à fonder son indépendance, MM. Garachanine et Marinovitch, s’effacèrent volontairement. M. Blasnavatz tenait à s’associer M. Ristitch. Celui-ci, négociateur heureux de l’évacuation des forteresses, était à ce titre agréable au pays et connu de la diplomatie européenne ; on lui savait aussi des relations avec ce que l’on appelle l’omladina ou « la jeunesse » serbe. L’omladina est une sorte d’association qui tient tous les ans un congrès chez l’un ou chez l’autre des peuples qui forment le groupe des Slaves méridionaux ; dans ces réunions, on parle de liberté et de conquêtes, on surexcite le sentiment national, on adresse à l’opinion publique des appels que pendant tout le reste de l’année on renouvelle dans les journaux de Neusatz et d’Agram. M. Christitch avait été en lutte ouverte avec ce parti ; il avait dissous le congrès qui avait voulu se réunir à Belgrade en 1867. Sans doute l’omladina compte dans ses rangs bien des bavards, bien des déclamateurs, elle n’a ni de vrais hommes d’état, ni un programme bien défini et bien pratique ; mais il y avait pourtant là une influence avec laquelle il était bon de compter, tout un groupe bruyant et passionné qui accueillerait avec faveur le nom de M. Ristitch, augure et gage de réformes libérales. M. Garachanine, à son âge et avec son passé, n’aurait pu entrer dans la régence que pour en être le chef ; or les circonstances avaient, depuis la mort du prince, donné à M. Blasnavatz le premier rôle. MM. Blasnavatz et Ristitch étaient d’ailleurs brouillés avec l’ancien premier ministre. Quant à M. Marinovitch, à qui on avait fait quelques ouvertures, il ne voulait pas rentrer aux affaires sans M. Garachanine. MM. Blastavatz et Ristitch conclurent donc entre eux un pacte intime, et résolurent de proposer pour la troisième place un honnête homme fort estimé, plus connu d’ailleurs comme écrivain et comme savant que comme politique, M. Gavrilovitch.

C’est à peu de chose près le suffrage universel qui nomme les députés serbes. Est électeur tout Serbe âgé de vingt et un ans qui n’est pas domestique et paie l’impôt direct. Est éligible tout Serbe âgé de trente ans qui remplit ces mêmes conditions, et qui n’est pas employé salarié du gouvernement. Regardés comme étrangers et nomades, les Tsiganes ne sont ni électeurs ni éligibles. D’après le journal serbe le Vidovdan, l’assemblée qui se réunit près de Belgrade le 2 juillet se composait de 422 députés ; sur ce nombre, 48 membres appartenaient au clergé, 11 au corps d’officiers de la milice nationale, 26 au commerce, 3 aux arts et métiers. On comptait 193 fonctionnaires municipaux et 141 paysans ; il n’y avait qu’un avocat.

La salle des séances avait été préparée dans une des prairies voisines de Topchi-déré ; je la trouvai encore debout en septembre. Elle ressemblait assez à une de ces constructions de planches et de toile que l’on élève parfois dans nos villages pour un bal ou un comice agricole. Sur un des petits côtés de ce hangar, on montait par quelques marches à une estrade où avaient figuré le métropolitain, le gouvernement provisoire et le prince ; à droite et à gauche étaient deux plates-formes pour les ministres, les sénateurs, les consuls ; en. face, quatre rangées de bancs de bois, sur lesquels s’étaient serrés les députés. Il n’y avait d’autres décorations que quelques drapeaux aux couleurs nationales. Du seuil, on apercevait le taillis où avait été frappé le prince.

L’assemblée commença de siéger dès sept heures du matin. En deux heures, elle avait vérifié les pouvoirs de tous ses membres et constitué son bureau. Vers neuf heures, la vraie séance s’ouvrit. M. Marinovitch, chef du gouvernement provisoire, souhaita la bienvenue aux députés ; ils avaient été convoqués, leur dit-il, pour élire un nouveau souverain, pour lui donner une liste civile, et pour choisir les membres de la régence ; c’était d’eux qu’il dépendait de proclamer le jeune prince dont le gouvernement, la capitale et l’armée avaient déjà reconnu les titres, Milan Obrenovitch IV. De toutes parts on répondit : « C’est sa naissance qui l’a fait notre souverain ; nous n’avons qu’à constater son avènement et à lui souhaiter un règne heureux et long. » Aussitôt de toutes les bouches sortit le cri national zivio, ordinaire expression de l’allégresse et de l’enthousiasme slave. On pourra s’étonner de voir une assemblée refuser de se reconnaître à elle-même un pouvoir que lui concèdent ceux qui parlent au nom du prince, et s’incliner ainsi devant un droit héréditaire qu’elle proclame supérieur au sien et désormais indépendant de ses votes. L’anomalie n’est pourtant qu’apparente : les Serbes savent que le jour où le pays tiendrait à se débarrasser d’un souverain tyrannique ou incapable, rien n’empêcherait la skoupchtina d’agir encore comme elle l’a fait avec Milosch en 1840 et avec Kara-Georgevitch en 1858. En attendant, ils tiennent à proclamer ce principe de l’hérédité dans lequel ils voient une garantie d’ordre et de stabilité ; ils y tiennent d’autant plus que la Porte, qui avait autrefois reconnu le droit héréditaire des Obrenovitch, avait, depuis leur retour, refusé de renouveler ses anciennes déclarations à cet égard.

Sans discussion, on vota pour le nouveau prince la liste civile de son prédécesseur ; puis des députés qui s’étaient partagé l’es rôles prononcèrent pour la régence les noms de MM. Blasnavatz et Ristitch ; nommés par acclamation, ceux-ci présentèrent à l’assemblée M. Gavrilovitch. S’il avait voulu se mettre en avant, M. Garachanine aurait eu certainement un parti puissant dans la skoupchtina ; mais il avait préféré s’abstenir de toute démarche ; son pays le connaissait et savait où le prendre. Cette fière réserve eut le succès qu’on en pouvait espérer ; la foule, en Serbie comme en France, est oublieuse et ingrate ; elle n’a de mémoire que lorsqu’on l’y force ; le nom de M. Garachanine ne fut même pas prononcé.

Après avoir prêté serment, les régens allèrent au-devant du jeune prince, qui venait à cheval de Belgrade. Le prince mit pied à terre, baisa la main de deux ou trois archimandrites et évêques qui le reçurent au seuil de la tente, puis monta sur l’estrade. Le silence fut long à s’établir ; dans toute la salle éclataient et se renouvelaient sans cesse des vivat que justifiait, outre les souvenirs attachés à ce nom d’Obrenovitch, la mine du jeune prince, bel adolescent élancé et vigoureux, en uniforme de colonel d’artillerie de l’armée serbe. Quand le calme fut un peu rétabli, il prononça les paroles suivantes : « Je suis encore jeune, et pourtant déjà prince de Serbie ; mais je m’efforcerai d’apprendre tout ce qui me sera nécessaire pour rendre heureuse ma nation comme se proposait de le faire mon oncle. J’ai une entière confiance dans les régens que vous avez élus. » De nouvelles acclamations lui répondirent ; après une sorte de bénédiction donnée par le métropolitain, le prince passa en revue les bataillons de la milice qui formaient la garde de l’assemblée, et revint à Belgrade. Le lendemain, il assistait à un service d’actions de grâces, et toutes les troupes lui prêtaient le serment de fidélité.

Depuis la mort du prince Michel, on n’avait pas demandé de conseils à Constantinople. Après la séance de la skoupchtina, la régence notifia au divan l’avènement de Milan, et sollicita pour lui l’investiture du suzerain. On était d’assez mauvaise humeur à Stamboul, on trouvait que les Serbes auraient pu témoigner plus d’égards au sultan ; mais la diplomatie, surtout la diplomatie française, intervint : on prouva à Fuad et Aali-Pacha que le plus habile était encore de faire bon visage aux Serbes. La Porte répondit donc à la communication qui lui était faite par de cordiaux complimens de condoléance, par une entière approbation de la conduite qui avait été tenue et par des souhaits empressés pour le bonheur du jeune prince. Bientôt après arrivait à Belgrade le commissaire impérial porteur du firman d’investiture ; cette fois la Porte, mieux inspirée, ne faisait pas les mêmes réserves qu’à l’avènement du prince Michel ; elle renouvelait les déclarations du hatti-schérif de 1830 ; elle reconnaissait au prince Milan non plus une dignité élective et viagère, mais un pouvoir Fondé sur l’hérédité. En même temps arrivaient à Belgrade, de la part de tous les souverains de l’Europe, des assurances de bon vouloir et des félicitations pour la sagesse dont avait fait preuve le peuple serbe.

La skoupchtina s’était séparée au bout de quelques jours, non sans avoir pris une série de résolutions. Menacés par l’assemblée d’être mis en accusation, MM. Nicolas Christitch et Raïko Léchianine, les ministres impopulaires du prince Michel, s’étaient hâtés de donner leur démission avec tous leurs collègues ; la régence les avait remplacés, et la liste du nouveau cabinet avait été soumise aux députés. Ces choix n’avaient d’ailleurs qu’une médiocre importance ; MM. Blasnavatz et Bistitch gardaient naturellement la haute main, l’un sur l’année, l’autre sur les affaires étrangères. Ce qui mérite plus d’attention, ce sont les vœux qu’émit la skoupchtina ; elle exprima le désir que désormais les représentans du pays fussent annuellement convoqués, que des lois fussent présentées pour établir la liberté de la presse, pour introduire le jury dans les tribunaux, et régler la responsabilité des ministres.

Par ces vœux, dont elle avait connu d’avance et approuvé l’expression, la régence se faisait tracer tout un programme de politique intérieure ; en même temps une autre résolution de la diète associait le pays tout entier au procès déjà commencé contre les meurtriers du prince. Voici en quels termes cette motion fut votée par l’assemblée : « Que l’ex-prince Kara-Georgevitch soit voué, lui et sa famille, à la malédiction éternelle, et que jamais aucun de ses descendans ne puisse monter sur le trône de Serbie ! Que l’on réclame son extradition du pays ou il se trouve, celle de son fils Pierre et de tous ses complices, et que, si on ne l’obtient pas, on les exclue de la protection des lois du pays ! Que leurs biens en Serbie servent à couvrir les dépenses occasionnées par leur méfait ! Que l’on recherche et l’on punisse avec la dernière sévérité les complices du crime, et que leurs biens servent également à couvrir les dépenses qu’ils ont occasionnées. »

Ceci nous ramène au procès des assassins ; commencé dès le lendemain du meurtre, il ne devait se terminer qu’en novembre. Si nous avons différé jusqu’ici d’en parler, c’est que nous avons voulu pouvoir résumer en une fois les résultats que fournirent les interrogatoires de trois séries d’accusés et les condamnations qui furent successivement prononcées. Le domestique de M. Garachanine avait reconnu deux des meurtriers, grâce aux mesures rapidement prises par le gouvernement, on avait arrêté dès le soir même ou le lendemain les principaux coupables. Les premiers pris dénonçaient bien vite leurs complices, et dès le 26 juin un premier groupe d’accusés comparaissait devant le tribunal de Belgrade.

Après la mort du prince Michel, plusieurs journaux avaient prétendu savoir que les meurtriers, en le frappant, avaient voulu venger l’honneur d’une jeune fille, sœur d’un des conjurés. Ce conte, qui fit le tour de l’Europe, n’avait pas trouvé un instant de créance à Belgrade ; dans ce grand village, où le prince ne pouvait faire un pas sans que ses voisins en fussent prévenus, on était au courant de ses habitudes, et l’on savait l’honnêteté de sa vie. L’interrogatoire des accusés ne laissa d’ailleurs subsister aucun doute ; les dénégations embarrassées dont avaient essayé d’abord quelques-uns des coupables ne purent tenir devant les aveux fanfarons de l’un d’entre eux, Lazar Maritch, et tous finirent par faire une confession complète. Voici ce qui résulta des débats. Il s’était formé, pour commettre ce crime, une coalition des pires élémens de la société serbe, cerveaux dérangés par des études mal faites et des ambitions troubles, aventuriers subalternes, gens déclassés et ruinés qui n’avaient plus rien à attendre que d’un bouleversement, bandits prêts à tuer pour quelques ducats ou même gratis, prétendans aigris par l’exil et le regret du pouvoir perdu, trompés par les faux rapports d’agens qui les exploitaient et les méprisaient. Le chef de la conjuration était un certain Paul Badovanovitch, avocat sans causes, qui ne manquait ni d’activité et d’énergie, mais qui n’avait encore pu arriver à rien et qui se trouvait à court d’argent. Tête inquiète, imagination tourmentée, il s’était, assure-t-on, exalté par la lecture des historiens de notre révolution ; il en avait même, pour son usage personnel et celui de ses amis, traduit en langue serbe certains épisodes.

Paul était depuis deux ans l’avocat du prince Kara-Georgevitch ; il était chargé de suivre toutes les affaires auxquelles pouvaient donner lieu les biens assez considérables que la famille déchue possédait encore dans la principauté. Sous ce prétexte, il pouvait, sans trop éveiller l’attention, faire de fréquens voyages en Hongrie, et s’y rencontrer soit avec le prince, soit avec son secrétaire Tripkovitch ; il correspondait en chiffres avec ce dernier, et, — le fait a été prouvé au procès, — il en avait reçu en diverses fois des sommes d’argent et des caisses d’armes. C’est Paul qui était l’âme du complot ; il y avait fait entrer ses trois frères, Kosta, George et Lioubomir, et des mécontens recrutés un peu partout. Les conspirateurs se divisaient en trois groupes : il y avait des officiers, des bourgeois et des forçats. Ceux-ci devaient concourir au meurtre, puis soulever leurs camarades, les jeter sur Belgrade et y répandre la terreur. On peut s’étonner de voir une pareille tâche assignée à des hommes qui étaient censés soumis à une surveillance rigoureuse ; c’est d’abord que ceux de ces condamnés qui étaient d’anciens fonctionnaires ne portaient point de fers ; c’est surtout que le directeur du bagne, Svetozar Nenadovitch, parent de la princesse Kara-Georgevitch, était entré dans la conspiration, et s’arrangeait pour laisser toute liberté de mouvement aux instrumens désignés de l’assassinat. Un des meurtriers, Maritch, raconta devant le tribunal qu’il était souvent resté à souper jusqu’à une heure avancée de la nuit avec Svetozar ; pendant ces veilles, tout en fumant et en buvant le slibovitz, l’eau-de-vie de prunes chère aux Serbes, on discutait les moyens à employer pour frapper le prince, et on escomptait le succès, on se partageait les ministères. Maritch, ancien président d’un tribunal de district, qui avait été condamné en 1867 à vingt années de réclusion pour avoir tué sa femme, prenait la justice ; on faisait espérer l’intérieur à Lioubomir Radovanovitch, autrefois avocat à Valievo, qui, pour avoir produit de faux documens, avait été condamné à sept années de la même peine. Ces misérables pouvaient-ils espérer que le pays, après le premier instant d’effroi, tolérerait de pareils choix, ou que Pierre Kara-Georgevitch, dont on mettait le nom en avant, pourrait songer à les sanctionner ? En réalité, rien n’était moins décidé dans la pensée de Paul que la restauration du fils ou du petit-fils de Kara-George. S’il la présentait comme certaine aux parens et aux créatures de la famille, il tenait un tout autre langage à certains conjurés. « Si j’en fais ainsi, leur disait-il, ce n’est que pour extorquer de l’argent aux Kara-Georgevitch. Mon dessein n’est point de rappeler cette dynastie, car, ajoutait-il, le prince Alexandre et son fils Pierre sont de grands imbéciles, et ni l’un ni l’autre ne conviennent pour régner. Mieux vaut la république. »

On avait d’abord songé à tuer le prince aux eaux ; puis, encouragé par la complicité du directeur de la prison, on s’était décidé pour le kolchoutniak. Ceux qui s’étaient chargés du meurtre épiaient leur victime depuis la fin d’avril ; ils avaient fait à la palissade un trou par lequel ils pénétraient dans le bois sans être vus, et dans l’épaisseur du fourré, à quelques pas du sentier, ils s’étaient ménagé une sorte de repaire où ils déposaient une partie de leurs armes. Le jour où serait frappé le grand coup, Paul, aussitôt averti par un signal, courrait à Belgrade et préviendrait les conjurés ; l’un irait saisir M. Blasnavatz, un autre M. Christitch, un troisième M. Marinovitch ; si ces personnages faisaient mine de résister, on les tuerait. Soulevées par les officiers affiliés au complot, les troupes adhéreraient au mouvement. On nommerait un gouvernement provisoire dont Paul serait le chef, et on convoquerait une skoupchtina, « qui, disait Paul, ferait, comme les autres, tout ce qu’on lui ordonnerait. » Quel que dût être le parti ultérieur auquel on s’arrêterait, les conjurés et ceux des détenus qui les aideraient seraient toujours, en attendant, récompensés parle pillage des maisons des ministres et autres ennemis publics. Le peuple, mécontent comme il l’était du prince et de son cabinet, ne pouvait d’ailleurs manquer d’acclamer les conjurés comme des libérateurs.

Pourtant depuis six semaines tout était prêt et rien ne se faisait. Voyant que chaque jour on laissait passer l’occasion, Paul appela de Chabatz par le télégraphe son frère Kosta, dont la farouche énergie lui inspirait toute confiance. Le 9 juin, il fut convenu que, si le prince venait le lendemain, il ne sortirait pas vivant du bois. Paul devait se tenir avec Lioubomir en face du kotchoutniak, sur la côte opposée. Une fois le prince à terre, les meurtriers agiteraient un mouchoir blanc au-dessus du taillis ; ce serait alors à Paul de faire le reste, de commencer la révolution. Le 10, Paul et son frère étaient à leur poste pendant que derrière ce rideau de feuillage qu’interrogeaient en vain leurs yeux ardens s’accomplissait par les mains de Roguitch, de Maritch, de George et de Kosta Radovanovitch le massacre que nous avons raconté. Paul attendait, fou d’impatience ; ce ne fut guère qu’une demi-heure après l’assassinat, au moment où la nouvelle était apportée à Topchi-déré par les premiers fuyards, que fut hissé le mouchoir. Paul partit aussitôt, mais sans bien savoir si le prince était tué ou seulement blessé ; il ne partit que quelques minutes avant M. Garachanine, qui le dépassa en chemin. Quand il entra dans Belgrade, les ministres étaient déjà prévenus ; ses complices qui, groupés sur la promenade, épiaient son arrivée, le virent passer au galop sans en recevoir un signe ; il alla s’enfermer chez lui, effaré, hagard, répondant par des malédictions à ceux des affiliés qui venaient l’interroger, les renvoyant, cherchant à se cacher.

Le procès s’ouvrit le 26 juin ; une autre série d’accusés fut jugée à la fin de juillet, et un troisième groupe ne parut devant les juges qu’en novembre. La régence avait tout fait pour que la sincérité du verdict ne pût être contestée. Malgré l’état de siège, c’était devant le tribunal de Belgrade qu’avaient été renvoyés les prévenus ; il n’y eut de traduits devant un conseille guerre que les officiers. Le code serbe n’accordait pas aux accusés dans les procès criminels le secours des avocats ; or, cinq jours avant sa mort, le prince avait signé une loi qui assurait à tout prévenu le bénéfice d’une libre défense. La régence se hâta de promulguer cette loi, et chacun des accusés des deux derniers procès eut son défenseur. Les débats furent publics et reproduits par les journaux. Malheureusement la magistrature serbe ne se montra point à la hauteur de sa tâche. Il semble que pendant le cours de l’instruction le juge chargé de l’enquête et surtout les subalternes aient eu recours à ces tortures déguisées dont quelque chose se retrouve encore chez nous dans le supplice du secret. Les accusés se plaignirent de mauvais traitemens auxquels ils auraient été soumis. Le président du tribunal, qui dans ces débats montra plus de zèle que de sens et d’impartialité, eut le tort de leur fermer la bouche. Ce qui rendait le calme difficile aux magistrats, c’était la colère dont la foule était animée : à la grande surprise de quelques-uns des meurtriers qui croyaient que le prince était abhorré, le peuple avait failli les déchirer de ses mains. Cette émotion du public gêna beaucoup aussi les défenseurs ; leur intervention en pareille matière était chose toute nouvelle à Belgrade : aussi plus d’un assistant était-il disposé à s’indigner que l’on essayât d’atténuer le crime de ces misérables et de sauver leurs têtes. Peu s’en fallait que le peuple n’accusât les avocats de complicité. Deux ou trois des défenseurs s’en tirèrent pourtant avec honneur, et, surtout dans le dernier procès, obtinrent ou des circonstances atténuantes ou même des acquittemens.

En trois fois, quinze condamnations à mort furent prononcées par le tribunal civil et deux par le conseil de guerre. Les officiers, après avoir été dégradés, furent fusillés sur les glacis de la citadelle, sous les yeux de toute la garnison et de la milice. Ce qui est caractéristique, c’est la proclamation par laquelle le ministre de la guerre annonçait à l’armée la mort de celui qui avait été découvert et puni le premier. Ce document se terminait ainsi : « C’est aujourd’hui que le misérable Mirzaïlovitch a été fusillé. Braves soldats, qu’il aille en enfer ! » Quant aux quatorze condamnés des deux premières séries d’accusés que jugea le tribunal de Belgrade, ils furent tous mis à mort le même jour sur une colline nommée Karabournu, « la pointe noire, » qui domine le Danube. On les avait attachés à des pieux plantés à quelques pas les uns des autres ; un peloton de gendarmes défila devant cette ligne, abaissant les fusils et tirant chaque fois qu’il se trouvait en face de l’un des poteaux. Le temps de lier les condamnés au bois qui soutenait leurs membres fléchissans, puis de renouveler le feu quatorze fois, tout cela dura bien une heure. Quelques-uns des condamnés étaient d’avance à demi-morts de peur ; d’autres gardèrent aux lèvres la cigarette jusqu’au moment où le peloton s’arrêta devant eux et les coucha en joue. La foule, que l’on avait peine à contenir, était répandue sur les tertres voisins ; elle chargeait d’injures les assassins ; elle applaudissait à chaque décharge. Une balle, ricochant contre un des pieux, alla frapper au front un officier mêlé aux curieux et l’étendit raide mort. Ce grand nombre de condamnations capitales et la manière dont elles furent exécutées, cette hécatombe humaine, ces malheureux pour qui l’horreur de la mort est encore augmentée par l’obligation d’assister au supplice les uns des autres, tout cela, on ne saurait le dissimuler, causa quelque surprise en Occident, et parut un peu sauvage. Cette impression, sans disparaître complètement, s’atténue quand on a passé quelque temps dans ce pays, quand on a causé avec les acteurs et les témoins de ces drames. Tous ceux qui ont été exécutés, vous dit-on, n’étaient-ils pas coupables au même degré ? A qui pardonner ? Était-ce à ceux qui avaient eux-mêmes massacré, mutilé le prince, tué et blessé des femmes ? Était-ce à ce directeur du bagne qui avait comploté l’assassinat et abusé de la confiance du souverain pour lâcher contre lui ses forçats, à ceux qui n’attendaient qu’un signal pour égorger les ministres et déchaîner le pillage sur Belgrade, ou bien à ces officiers qui avaient trempé dans un complot, eux aides-de-camp du prince, quand la non-révélation suffit, d’après le code militaire, pour entraîner la mort ? Après avoir eu sous les yeux tous les débats du procès, on ne voit que deux des condamnes pour qui la régence aurait pu avec quelque raison user du droit de commuer la peine : Sima Nenadovitch, beau-frère du prince Kara-Georgevitch, et qui avait eu un rôle bien effacé, et ce pauvre intendant André Viloïevitch, qui avait supplié son maître de ne pas le mêler au complot, qui n’avait cédé que devant la menace d’être renvoyé.

Les régens eussent-ils été disposés à tenir compte de ces nuances, l’opinion publique, loin de les y encourager, leur en aurait su mauvais gré. On aurait parlé de faiblesse et de trahison. C’est ce qui explique aussi le mode d’exécution adopté. En Occident, l’adoucissement des mœurs et le respect chaque jour plus répandu de la vie humaine ont conduit le jury à ne plus prononcer la peine capitale que dans de très rares circonstances ; l’exécution, quand elle a lieu, est déjà presque partout soustraite aux regards cruels de la foule ; jusqu’au dernier moment, on dissimule au condamné le sort qui l’attend, et on abrège autant que possible ses angoisses. Peut-on demander aux Serbes, qui ne font que d’échapper à la barbarie turque, d’avoir les nerfs aussi sensibles que nos vieilles sociétés civilisées et d’éprouver les mêmes scrupules de conscience devant l’effusion du sang ? Loin d’être choqué d’un spectacle que nous eussions difficilement supporté, le peuple serbe ne crut son prince vengé que quand il eut là, devant lui, liés au poteau fatal, tous les agens et les complices du meurtre.

L’arrêt du 26 juillet, en même temps qu’il atteignait ceux dont nous venons de raconter la fin, frappait de vingt ans de travaux forcés le prince Alexandre Kara-Georgevitch, jugé par contumace. On s’est étonné qu’un homme présenté par la justice serbe comme l’inspirateur du crime ait été condamné à une peine moins forte que ses complices. C’est que l’on ignorait la loi serbe, dont une des dispositions, empruntée au code autrichien, ne permet de condamner à mort que le coupable qui fait des aveux, ou celui que deux témoins ont vu commettre le crime. Il n’y avait ici ni aveu, ni flagrant délit constaté. Le tribunal prononça donc le maximum de la peine que la loi autorise dans les cas où la culpabilité n’est démontrée que par des preuves morales. L’extradition du prince exilé avait été demandée à Pesth. Le ministère hongrois, se fondant sur le côté politique du procès, l’avait refusée ; mais en même temps le procureur-général, jugeant, sur les pièces qui lui avaient été communiquées, qu’il y avait tout au moins matière à de graves soupçons, avait intenté des poursuites au nom de la couronne. S’il était prouvé qu’on eût abusé de l’hospitalité de la Hongrie pour tramer la mort d’un prince et pour troubler la tranquillité d’un état voisin, la justice hongroise saurait punir. Au fond, il est heureux pour la régence que les choses se soient passées ainsi. La présence à Belgrade du prince déchu n’aurait pu manquer d’être un embarras pour ceux qui l’avaient servi autrefois ; il leur eût été pénible de voir prisonnier et condamné celui auquel ils avaient dû jadis les débuts de leur fortune. D’ailleurs, le procès s’instruisant et se jugeant à Belgrade au lendemain du meurtre d’un Obrenovitch et sous le règne d’un autre, les partisans des Kara-Georgevitch auraient toujours pu mettre en suspicion l’indépendance des juges et récuser leur arrêt.

La justice hongroise parut d’abord disposée à pousser activement le procès. Au mois d’août, le prince Alexandre, qui avait été jusque-là laissé en liberté, fut mis en état d’arrestation ; en octobre, il fut envoyé à Semlin pour y être confronté, ainsi que ses secrétaires, avec ceux des conjurés qu’avait encore entre les mains la justice serbe ; malheureusement celle-ci, en faisant exécuter l’arrêt prononcé contre les vrais chefs du complot, s’était enlevé les moyens de donner à cette confrontation tout l’intérêt qu’elle aurait pu avoir. Depuis lors, le procès a langui. Vers la fin de l’hiver, on avait annoncé que le procureur-général, convaincu qu’il résultait de l’instruction des charges contre le prince Georgevitch, le traduisait devant le tribunal de Pesth ; maintenant au contraire on écrit qu’il vient d’être mis en liberté. Nous ignorons si on a levé en même temps le séquestre qui, sur la demande du gouvernement serbe, avait été mis sur les biens du prince en Hongrie et en Roumanie. Quant à ceux qu’il possédait en Serbie, le tribunal de Belgrade et la skoupchtina, cédant à la passion du moment, avaient décidé qu’ils seraient vendus, et que le produit en serait appliqué aux frais du procès et des mesures militaires provoquées par le meurtre du prince Michel. La loi serbe ne reconnaît pas la confiscation ; il est fâcheux que la régence ait permis de la rétablir par une voie indirecte et de donner ainsi un dangereux exemple.

On a pu voir par ce qui précède que pour nous la participation du prince Alexandre au complot n’est pas une invention de la haine. Nous avons eu beau faire effort aussi longtemps que possible pour le croire injustement accusé, la conviction que nous avons déjà laissé paraître a fini par s’imposer à notre esprit. Les dépositions des principaux conjurés, celle même de ses propres parens, de Sima Nenadovitch, sont accablantes : de l’argent avait été fourni à Paul Radovanovitch ; ce chef de la conspiration était en correspondance confidentielle avec Tripkovitch, le secrétaire du prince ; une lettre écrite de la prison et saisie pendant l’enquête constate une fois de plus leur entente, et contient l’offre d’annuler toutes les preuves qui chargent le prince, si celui-ci consent à envoyer 30,000 florins à ce qui restera de la famille Radovanovitch. Il n’est donc pas douteux que l’exilé ait accueilli la pensée d’un mouvement qui devait le ramener au pouvoir, et qu’il ait fourni les moyens de le provoquer ; mais il est probable que ses agens ne le mirent pas dans la confidence des moyens qu’ils comptaient employer. Lui-même avait abdiqué en 1859 ; le prince Michel ne se déciderait-il pas, devant les premières menaces, à faire de même ? On avait exagéré aux exilés le mécontentement de la Serbie. On dit encore moins la vérité aux princes détrônés qu’aux princes régnans. Si le meurtre se présenta réellement à l’esprit du prétendant comme un moyen auquel, en cas de résistance, il faudrait peut-être recourir, les sophismes ne durent pas lui manquer pour s’habituer à cette idée. Kara-George passe pour avoir été mis à mort par’ ordre de Milosch ; son héritier, quand il n’écoutait que son ambition, put se persuader qu’il remplissait un devoir filial ; la vendetta est encore en honneur chez plusieurs peuples slaves. Il faut, pour être juste, tenir compte de toutes ces circonstances ; mais on ne peut nier qu’en employant de pareils instrumens les Kara-Georgevitch n’aient autorisé toutes les suppositions.

Le 11 novembre, le lendemain du jour où avait été jugée la dernière série d’accusés, une proclamation de la régence annonçait la levée de l’état de siège ; avec de violentes paroles contre les Kara-Georgevitch, elle résumait les événemens récens et les résultats du procès ; désormais, disait-elle, le peuple serbe, rendu à lui-même et serré autour du trône de son jeune prince, travaillerait tout ensemble à développer ses institutions et à réaliser la grande idée nationale à laquelle s’était voué le patriote qu’elle pleurait. C’est bien là en effet la double tâche que paraissent s’être proposée les régens ; le temps n’est pas encore venu d’examiner, comme nous essaierons peut-être de le faire un jour, ce qu’ils ont eu d’habileté et de succès. Leur situation est moins difficile qu’on ne le croirait au premier abord. Tant que l’accord ne se rompra pas entre les deux hommes distingués qui portent le principal poids des affaires, la régence n’a guère de compétitions à craindre ; ici le personnel politique est très restreint ; MM. Garachanine et Marinovitch, les seuls qui pussent faire échec à la régence, ne sortiront pas sans de graves motifs de la retraite que leur ont conseillée les circonstances et le soin de leur dignité. Quant à des partis, maintenant surtout que les Kara-Georgevitch ont été frappés par un verdict que semble avoir ratifié l’opinion publique, il n’y en a point en Serbie. Tous ceux qui connaissent ce pays sont unanimes à dire qu’une de ses grandes forces, c’est sa cohésion. Les Serbes paraissent bien plus froids que les Hellènes, ils n’ont pas leur ardeur de propagande, leur enthousiasme inquiet et bruyant ; mais, pour être plus contenue, la passion nationale n’est pas chez eux moins vive, et ils savent mieux s’organiser, ils sacrifient plus volontiers leurs rivalités personnelles. On ne retrouve pas chez le Serbe cette vanité égoïste, intraitable, cette ambition individuelle qui, dès l’âge héroïque et dans l’antiquité, empêcha toujours les Grecs de s’unir dans un effort commun, qui les aurait perdus au commencement de ce siècle sans l’intervention de l’Occident. Le peuple serbe, dès qu’il a confiance dans ses chefs, se serre autour d’eux, et obéit docilement à l’impulsion qu’ils lui donnent ; c’est là un trait du caractère national dont témoigne toute l’histoire de la Serbie moderne.

En ce moment, la question intérieure paraît surtout occuper les Serbes ; une skoupchtina qui se réunit pendant que nous écrivons ces pages va être conviée à modifier dans un sens libéral la constitution du pays. Quant à ces projets d’agrandissement territorial que caressent tous les Serbes, c’est aux événemens extérieurs de faire naître une de ces occasions dont leurs hommes d’état ont su jusqu’ici profiter avec un tact et un bonheur singuliers. On ne se fait pas faute sur les rives de la Save de dire que la question -d’Orient est surtout une question serbe, que le nœud n’en est ni à Constantinople ni à Athènes, qu’il est à Belgrade. Quoi qu’on puisse penser de ces idées et de ces espérances, ce qui est certain, c’est que la Serbie, avec sa remarquable organisation militaire et les approvisionnemensamassés à Kragoujevatz, dans sa place d’armes, est prête à profiter de toutes les chances favorables que l’avenir peut lui présenter ; elle ne se trouvera dans aucun cas prise au dépourvu, elle ne s’exposera jamais à se jeter étourdiment en avant pour reculer ensuite à la première menace sérieuse.


GEORGE PERROT.

  1. Voyez les livraisons du 1er novembre et 1er décembre 1868, 1er Janvier, 15 février, 1er avril et 15 mai 1869.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 mai 1864, la Principauté de Serbie et le pays serbe, par M. Ubicini. On trouvera, dans l’Annuaire des Deux Mondes de 1862-1363, un récit détaillé du bombardement de Belgrade et des négociations qui le suivirent.