Le Prince de Jéricho/Partie 1/Chapitre II

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II

L’homme qui a perdu son passé

On s’empressa autour du docteur Chapereau. Nathalie était avide d’en savoir davantage. Maxime se rappela qu’on lui avait parlé de ce bizarre personnage, et les sœurs Gaudoin l’avaient aperçu un jour à Nice, sur la promenade des Anglais, au milieu d’une foule de gens qui cherchaient à le voir.

— Ce que je vais vous dire ou plutôt résumer, commença le docteur, ne tient pas de la légende et ne repose pas sur des racontars comme dans le cas de Jéricho. C’est, je vous le répète, si étrange que cela soit, de la réalité. Je suis au courant de l’histoire, non pas par des inconnus, mais par un des témoins qui y furent mêlés de la façon la plus directe… un de mes confrères, retraité comme moi, et mon voisin de campagne, le docteur Verlage.

» Donc, il y a quelque vingt ou vingt-deux mois, le paquebot de la Compagnie Orientale arrivait d’Indochine et passait au large de Nice. La mer était maussade, et la visibilité, par suite des nuages, très mauvaise. Or l’officier de quart signala, un peu avant que l’on atteignît la pointe d’Antibes, la présence de quelque chose qui flottait au gré des vagues, comme une épave. Et, presque aussitôt, on se rendit compte qu’il y avait sur cette épave une forme humaine, la silhouette…

— D’un cadavre, interrompit Maxime, l’air lugubre.

— Ma foi, continua le docteur, il paraît que l’homme que l’on recueillit dix minutes plus tard, évanoui, livide, des caillots de sang mêlés à sa barbe, n’était guère plus qu’un cadavre, et il avait fallu un miracle d’énergie pour que ce moribond pût, dans un tel état de faiblesse, se cramponner aux débris du canot d’où on l’arracha.

— Et cependant, observa Maxime, ce cadavre vivait…

— Il vivait. Mon confrère Verlage, qui se trouvait à bord comme médecin, et dont c’était la dernière traversée, constata que le cœur battait et que, malgré des blessures extrêmement graves, le naufragé pouvait peut-être survivre.

— Blessures accidentelles, ou blessures résultant d’une tentative criminelle ? demanda Maxime qui avait des prétentions de policier.

— Tentative criminelle, sans le moindre doute. Un coup de couteau à l’épaule, pas très profond, et, sur le crâne, un coup de massue qui aurait tué tout autre individu moins exceptionnel que celui-là.

— Exceptionnel par quoi ?

— Par sa résistance justement. Verlage m’a dit souvent qu’il n’a jamais rencontré un plus bel exemple humain, doué d’une pareille musculature et d’une vitalité aussi formidable. Transporté presque à l’agonie dans une clinique de Marseille, il se rétablit sous les yeux mêmes du docteur, avec une rapidité qui tenait du prodige.

— D’où venait-il ? interrogea Nathalie. Qui était-ce ?

— Mystère. Le choc reçu avait été si violent qu’il ne se rappelait rien.

— Les premiers temps… Mais plus tard ?

— Plus tard ? Au bout de trois semaines, il disparaissait.

— Hein ? Que dites-vous ?

— Une fin d’après-midi, l’infirmière de service, en pénétrant dans sa chambre, ne trouvait plus personne. Il avait quitté son lit et passé par la fenêtre, une fenêtre du premier étage donnant sur une rue déserte.

— Sans un mot d’adieu ? sans rien laisser ?

— Si, une enveloppe cachetée, avec cette inscription : « En remerciement. » À l’intérieur, dix billets de mille francs. Or, quand on l’avait recueilli, il n’était vêtu que de loques, et, là-dedans, pas un billet de banque, ni même un bout de papier. En outre, il n’avait pas une fois quitté son lit et n’avait parlé à personne.

— D’où tenait-il donc ces dix mille francs ?

— Aucun indice là-dessus ni sur le reste. Tout au plus avait-on découvert que le chiffon mouillé qui lui servait de chemise, lors du sauvetage, portait des armes brodées. D’où le titre et le sobriquet qui lui furent donnés dans la clinique, baron d’Ellen-Rock, et c’est ainsi qu’il fut désigné par le seul journal qui rapporta l’aventure. On traversait une crise politique et financière, et la chose ne fit aucun bruit. Mais le baron dut lire l’article, puisque, un an plus tard, mon voisin Verlage vit se présenter chez lui un monsieur qui lui dit en souriant : « Eh quoi, mon cher docteur, vous ne me reconnaissez pas ? Le baron d’Ellen-Rock ?… »

Il y eut un silence. Puis Nathalie murmura :

— Captivante, votre histoire. Et qu’était-il advenu de ce curieux personnage durant cette année ?

— Il avait fait fortune.

— Fortune !

— Oui, il avait acheté, vendu, racheté et revendu des terrains et des maisons, sur la Côte d’Azur et à Paris, et il était millionnaire.

— Mais votre ami l’a-t-il interrogé sur son passé ?

— Dix fois. Vingt fois. Mais sans résultat. De son nom véritable, de son passé, du pays où il est né, des contrées où il a vécu, Ellen-Rock ne peut rien dire. Il ne sait rien.

— Est-ce possible ?

— Possible et naturel. Le coup effroyable qu’il a reçu sur la tête, aggravé par les souffrances subies sur l’épave, par la faim et par le froid, a déterminé en lui une abolition de certaines facultés que l’on pouvait croire passagère, mais qui semble définitive. Phénomène, je le répète, fort explicable et très logique.

— Ne suffit-il point, continua le docteur Chapereau, non pas même d’une lésion cérébrale, mais d’une pression accidentelle, sur certains groupes de cellules que l’on commence à connaître, pour déterminer l’oubli de tels souvenirs, de telles périodes de la vie, oubli qu’un jour ou l’autre on pourra peut-être provoquer artificiellement ?

— Combien ce serait commode ! dit Maxime. On se ferait arracher un mauvais souvenir, comme une dent !

Mais Nathalie se passionnait de plus en plus, tandis que Forville ne cachait pas son énervement.

— Que fait-il maintenant ? Où demeure-t-il ? reprit la jeune fille.

— Dans le vieux village d’Eze, à la pointe même du rocher… un château en ruine qu’il a restauré.

— On le voit ? Il se mêle aux gens ?

— Depuis six mois, oui.

— Et vous l’avez vu, vous, docteur ?

— Une fois seulement, il y a huit jours. Il est grand, maigre, pas beau — loin de là — mais un visage d’une énergie ! et d’une douceur en même temps !… Il m’a laissé une impression inoubliable. Et puis, on parle tellement de lui, dans toute la région !

— À propos de quoi ?

— À propos de son cas d’abord, qui déconcerte, et puis à propos d’autres choses.

— Lesquelles ? Que fait-il ?

— Du bien, beaucoup de bien.

Nathalie fut interdite.

— C’est un philanthrope, alors ?

— Non, pas précisément.

— Un apôtre ?

— Encore moins. Un redresseur de torts plutôt. Je sais sur lui, par mon ami, des histoires surprenantes. Malfaiteurs démasqués, tricheurs pris au piège, situations tragiques dénouées dans la joie…

Forville ricana.

— Bref, Monte-Cristo… le prince Rodolphe. Tout cela est assez banal et ridicule.

— Pas quand on connaît Ellen-Rock, paraît-il. C’est un homme, et un rude homme.

— Oui, dit Forville, gouailleur, un homme habillé de velours noir.

— Habillé comme tout le monde, mais avec une élégance spéciale. Une silhouette étonnante. Beaucoup de race.

— Et un air sombre ? L’expression fatale d’un ange déchu ? Bref, le héros à la Byron que Nathalie réclame…

— Pas du tout.

— Alors un saint ? dit Nathalie.

— Nullement, affirma le docteur. Un saint n’a pas cet air d’orgueil, qui parfois est le sien, et non plus, à d’autres moments, cet enjouement malicieux, cette allégresse joyeuse dans la parole, ce débordement de vie.

— On nous a même dit, observa Janine Gaudoin, qu’il faisait des miracles.

— Oh ! pour s’amuser, protesta le docteur, et en apparence seulement. C’est plutôt de l’à-propos, de l’adaptation immédiate aux circonstances, et surtout l’influence inouïe, et vraiment mystérieuse, qu’il exerce sur tous ceux qui l’approchent. Ainsi sa supériorité incontestable dans tous les sports directs, à forme de duel, comme l’escrime et la boxe, proviendrait surtout de l’ascendant qu’il prend sur ses adversaires, plus que de sa force qui est prodigieuse, ou de sa souplesse incomparable.

— Mais pourquoi cet ascendant ?

— Parce que son aventure le met à part des autres hommes. On s’imagine, et c’est assez juste, qu’il vit dans un autre monde et que les pensées d’un être qui a tout oublié ne peuvent pas être les mêmes que celles du commun des mortels. Il y a, semble-t-il, en un tel individu, quelque chose d’extra-humain et de surnaturel.

— Mais je veux le connaître, ce baron d’Ellen-Rock ! s’écria Nathalie.

Forville ricana.

— Allons bon ! vous voici emballée.

— Mon Dieu, il y a de quoi !

— Tout à l’heure, c’était le pirate Jéricho. Désormais c’est Ellen-Rock… quelque aventurier besogneux qui joue son rôle de sorcier pour vieilles dames ou pour petites filles.

— Que voulez-vous ? vieille dame ou petite fille, je m’intéresse au personnage. C’est le type même de ce que j’appelle le héros.

— Un héros de place publique ! Un charlatan !

— Tant pis pour moi si je suis déçue, mais je veux le connaître.

— Enfin, quoi, c’est lui que vous voulez épouser maintenant ?

— Le connaître simplement. Est-ce possible, docteur ?

— Très possible. Ce n’est pas un monsieur qui se cache. Mon ami Verlage vous le présentera.

Forville haussa les épaules et se moqua.

— Mais il n’a qu’à se présenter lui-même. Un magicien, cela surgit comme un diable qui sort de sa boîte.

— Vous ne croyez pas si bien dire, fit le docteur gaiement. Ellen-Rock déclare à qui veut l’entendre que, en cas de danger, il n’y a qu’à frapper trois fois dans ses mains, puis à crier trois fois son nom en regardant le sol.

— Du côté de l’enfer, plaisanta Maxime.

— Et vous croyez, docteur, dit Nathalie, qu’il apparaîtra ?

— Essayez toujours.

— Mais je ne suis pas en danger !

Maxime sursauta.

— Comment ! vous n’êtes pas en danger ? Et Jéricho ? Et les échelles d’abordage ? Et les traces de pas que j’ai relevées ?

— Balivernes !

— Réalités ! Je n’ai pas voulu vous faire peur, mais la situation est terrible.

— Alors, j’appelle ?

— Et tout de suite encore. Un défenseur de plus, ce n’est pas à dédaigner. Et surtout de ce calibre-là ! Fichtre, un magicien…

Ils riaient tous et se divertissaient, sauf Forville qui gardait un air renfrogné.

Nathalie se mit debout, sur le seuil de la terrasse, se pencha sur l’enfer et, lentement, gravement, frappa trois fois dans ses mains.

— Rien ! dit-elle. Pas de fumée ! Pas une trappe qui s’ouvre !

— Parbleu ! fit le docteur, vous ne l’avez pas appelé.

— Ah ! c’est vrai, dit-elle. Je suis si intimidée ! Croyez-vous qu’il entrera au milieu des flammes ?

Elle appela, d’une voix solennelle, et en détachant chacune des syllabes :

— Ellen-Rock !… Ellen-Rock !… Ellen-Rock !

À la troisième fois, un bruit se produisit à l’extrémité de la terrasse. Un buste apparut entre deux piliers de la pergola, comme s’il sortait de l’abîme. Quelqu’un enjamba légèrement le parapet et s’avança en se découvrant.

— Vous m’avez appelé, mademoiselle ?