Le Prince travesti/Acte I
ACTE PREMIER
Scène première
LA PRINCESSE et sa suite , HORTENSE
La scène représente une salle où la Princesse entre rêveuse, accompagnée de quelques femmes qui s’arrêtent au milieu du théâtre.
Hortense ne vient point, qu’on aille lui dire encore que je l’attends avec impatience. (Hortense entre.) Je vous demandais, Hortense.
Vous me paraissez bien agitée, Madame.
Laissez-nous.
Scène II
LA PRINCESSE, HORTENSE
Ma chère Hortense, depuis un an que vous êtes absente, il m’est arrivé une grande aventure.
Hier au soir en arrivant, quand j’eus l’honneur de vous revoir, vous me parûtes aussi tranquille que vous l’étiez avant mon départ.
Cela est bien différent, et je vous parus hier ce que je n’étais pas ; mais nous avions des témoins, et d’ailleurs vous aviez besoin de repos.
Que vous est-il donc arrivé, Madame ? Car je compte que mon absence n’aura rien diminué des bontés et de la confiance que vous aviez pour moi.
Non, sans doute. Le sang nous unit ; je sais votre attachement pour moi, et vous me serez toujours chère ; mais j’ai peur que vous ne condamniez mes faiblesses.
Moi, Madame, les condamner ! Eh n’est-ce pas un défaut que de n’avoir point de faiblesse ? Que ferions-nous d’une personne parfaite ? À quoi nous serait-elle bonne ? Entendrait-elle quelque chose à nous, à notre cœur, à ses petits besoins ? quel service pourrait-elle nous rendre avec sa raison ferme et sans quartier, qui ferait main basse sur tous nos mouvements ? Croyez-moi Madame ; il faut vivre avec les autres, et avoir du moins moitié raison et moitié folie, pour lier commerce ; avec cela vous nous ressemblerez un peu ; car pour nous ressembler tout à fait, il ne faudrait presque que de la folie ; mais je ne vous en demande pas tant. Venons au fait. Quel est le sujet de votre inquiétude ?
J’aime, voilà ma peine.
Que ne dites-vous : j’aime, voilà mon plaisir ? car elle est faite comme un plaisir, cette peine que vous dites.
Non, je vous assure ; elle m’embarrasse beaucoup.
Mais vous êtes aimée, sans doute ?
Je crois voir qu’on n’est pas ingrat.
Comment, vous croyez voir ! Celui qui vous aime met-il son amour en énigme ? Oh ! Madame, il faut que l’amour parle bien clairement et qu’il répète toujours, encore avec cela ne parle-t-il pas assez.
Je règne ; celui dont il s’agit ne pense pas sans doute qu’il lui soit permis de s’expliquer autrement que par ses respects.
Eh bien ! Madame, que ne lui donnez-vous un pouvoir plus ample ? Car qu’est-ce que c’est que du respect ? L’amour est bien enveloppé là-dedans. Sans lui dire précisément : expliquez-vous mieux, ne pouvez-vous lui glisser la valeur de cela dans quelque regard ? Avec deux yeux ne dit-on pas ce que l’on veut ?
Je n’ose, Hortense, un reste de fierté me retient.
Il faudra pourtant bien que ce reste-là s’en aille avec le reste, si vous voulez vous éclaircir. Mais quelle est la personne en question ?
Vous avez entendu parler de Lélio ?
Oui, comme d’un illustre étranger qui, ayant rencontré notre armée, y servit volontaire il y a six ou sept mois, et à qui nous dûmes le gain de la dernière bataille.
Celui qui commandait l’armée l’engagea par mon ordre à venir ici ; depuis qu’il y est, ses sages conseils dans mes affaires ne m’ont pas été moins avantageux que sa valeur ; c’est d’ailleurs l’âme la plus généreuse…
Est-il jeune ?
Il est dans la fleur de son âge.
De bonne mine ?
Il me le paraît.
Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, cet homme-là vous a donné son cœur ; vous lui avez rendu le vôtre en revanche, c’est cœur pour cœur, le troc est sans reproche, et je trouve que vous avez fait là un fort bon marché. Comptons ; dans cet homme-là vous avez d’abord un amant, ensuite un ministre, ensuite un général d’armée, ensuite un mari, s’il le faut, et le tout pour vous ; voilà donc quatre hommes pour un, et le tout en un seul, Madame ; ce calcul-là mérite attention.
Vous êtes toujours badine. Mais cet homme qui en vaut quatre, et que vous voulez que j’épouse, savez-vous qu’il n’est, à ce qu’il dit, qu’un simple gentilhomme, et qu’il me faut un prince ? Il est vrai que dans nos États le privilège des princesses qui règnent est d’épouser qui elles veulent ; mais il ne sied pas toujours de se servir de ses privilèges.
Madame, il vous faut un prince ou un homme qui mérite de l’être, c’est la même chose ; un peu d’attention, s’il vous plaît. Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, Madame, avec cela, fût-il né dans une chaumière, sa naissance est royale, et voilà mon Prince ; je vous défie d’en trouver un meilleur. Croyez-moi, je parle quelquefois sérieusement ; vous et moi nous restons seules de la famille de nos maîtres ; donnez à vos sujets un souverain vertueux ; ils se consoleront avec sa vertu du défaut de sa naissance.
Vous avez raison, et vous m’encouragez ; mais, ma chère Hortense, il vient d’arriver ici un ambassadeur de Castille, dont je sais que la commission est de demander ma main pour son maître ; aurais-je bonne grâce de refuser un prince pour n’épouser qu’un particulier ?
Si vous aurez bonne grâce ? Eh ! qui en empêchera ? Quand on refuse les gens bien poliment, ne les refuse-t-on pas de bonne grâce ?
Eh bien ! Hortense, je vous en croirai ; mais j’attends un service de vous. Je ne saurais me résoudre à montrer clairement mes dispositions à Lélio ; souffrez que je vous charge de ce soin-là, et acquittez-vous-en adroitement dès que vous le verrez.
Avec plaisir, Madame ; car j’aime à faire de bonnes actions. À la charge que, quand vous aurez épousé cet honnête homme-là, il y aura dans votre histoire un petit article que je dresserai moi-même, et qui dira précisément : ce fut la sage Hortense qui procura cette bonne fortune au peuple ; la Princesse craignait de n’avoir pas bonne grâce en épousant Lélio ; Hortense lui leva ce vain scrupule, qui eût peut-être privé la république de cette longue suite de bons princes qui ressemblèrent à leur père. Voilà ce qu’il faudra mettre pour la gloire de mes descendants, qui, par ce moyen, auront en moi une aïeule d’heureuse mémoire.
Quel fonds de gaieté !… Mais, ma chère Hortense, vous parlez de vos descendants ; vous n’avez été qu’un an avec votre mari, qui ne vous a pas laissé d’enfants, et toute jeune que vous êtes, vous ne voulez pas vous remarier ; où prendrez-vous votre postérité ?
Cela est vrai, je n’y songeais pas, et voilà tout d’un coup ma postérité anéantie… Mais trouvez-moi quelqu’un qui ait à peu près le mérite de Lélio, et le goût du mariage me reviendra peut-être ; car je l’ai tout à fait perdu, et je n’ai point tort. Avant que le comte Rodrigue m’épousât, il n’y avait amour ancien ni moderne qui pût figurer auprès du sien. Les autres amants auprès de lui rampaient comme de mauvaises copies d’un excellent original, c’était une chose admirable, c’était une passion formée de tout ce qu’on peut imaginer en sentiments, langueurs, soupirs, transports, délicatesses, douce impatience, et le tout ensemble ; pleurs de joie au moindre regard favorable, torrent de larmes au moindre coup d’œil un peu froid ; m’adorant aujourd’hui, m’idolâtrant demain ; plus qu’idolâtre ensuite, se livrant à des hommages toujours nouveaux ; enfin, si l’on avait partagé sa passion entre un million de cœurs, la part de chacun d’eux aurait été fort raisonnable. J’étais enchantée. Deux siècles, si nous les passions ensemble, n’épuiseraient pas cette tendresse-là, disais-je en moi-même ; en voilà pour plus que je n’en userai. Je ne craignais qu’une chose, c’est qu’il ne mourût de tant d’amour avant que d’arriver au jour de notre union. Quand nous fûmes mariés, j’eus peur qu’il n’expirât de joie. Hélas ! Madame, il ne mourut ni avant ni après, il soutint fort bien sa joie. Le premier mois elle fut violente ; le second elle devint plus calme, à l’aide d’une de mes femmes qu’il trouva jolie ; le troisième elle baissa à vue d’œil, et le quatrième il n’y en avait plus. Ah ! c’était un triste personnage après cela que le mien.
J’avoue que cela est affligeant.
Affligeant, Madame, affligeant ! Imaginez-vous ce que c’est que d’être humiliée, rebutée, abandonnée, et vous aurez quelque légère idée de tout ce qui compose la douleur d’une jeune femme alors. Être aimée d’un homme autant que je l’étais, c’est faire son bonheur et ses délices ; c’est être l’objet de toutes ses complaisances, c’est régner sur lui, disposer de son âme ; c’est voir sa vie consacrée à vos désirs, à vos caprices, c’est passer la vôtre dans la flatteuse conviction de vos charmes ; c’est voir sans cesse qu’on est aimable : ah ! que cela est doux à voir ! le charmant point de vue pour une femme ! En vérité, tout est perdu quand vous perdez cela. Eh bien ! Madame, cet homme dont vous étiez l’idole, concevez qu’il ne vous aime plus ; et mettez-vous vis-à-vis de lui ; la jolie figure que vous y ferez ! Quel opprobre ! Lui parlez-vous, toutes ses réponses sont des monosyllabes, oui, non ; car le dégoût est laconique. L’approchez-vous, il fuit ; vous plaignez-vous, il querelle ; quelle vie ! quelle chute ! quelle fin tragique ! Cela fait frémir l’amour-propre. Voilà pourtant mes aventures ; et si je me rembarquais, j’ai du malheur, je ferais encore naufrage, à moins que de trouver un autre Lélio.
Vous ne tiendrez pas votre colère, et je chercherai de quoi vous réconcilier avec les hommes.
Cela est inutile ; je ne sache qu’un homme dans le monde qui pût me convertir là-dessus, homme que je ne connais point, que je n’ai jamais vu que deux jours. Je revenais de mon château pour retourner dans la province dont mon mari était gouverneur, quand ma chaise fut attaquée par des voleurs qui avaient déjà fait plier le peu de gens que j’avais avec moi. L’homme dont je vous parle, accompagné de trois autres, vint à mes cris, et fondit sur mes voleurs, qu’il contraignit à prendre la fuite. J’étais presque évanouie ; il vint à moi, s’empressa à me faire revenir, et me parut le plus aimable et le plus galant homme que j’aie encore vu. Si je n’avais pas été mariée, je ne sais ce que mon cœur serait devenu, je ne sais pas trop même ce qu’il devint alors ; mais il ne s’agissait plus de cela, je priai mon libérateur de se retirer. Il insista à me suivre près de deux jours ; à la fin je lui marquai que cela m’embarrassait ; j’ajoutai que j’allais joindre mon mari, et je tirai un diamant de mon doigt que je le pressai de prendre ; mais sans le regarder il s’éloigna très vite, et avec quelque sorte de douleur. Mon mari mourut deux mois après, et je ne sais par quelle fatalité l’homme que j’ai vu m’est toujours resté dans l’esprit. Mais il y a apparence que nous ne nous reverrons jamais ; ainsi mon cœur est en sûreté. Mais qui est-ce qui vient à nous ?
C’est un homme à Lélio.
Il me vient une idée pour vous ; ne saurait-il pas qui est son maître ?
Il n’y a pas d’apparence ; car Lélio perdit ses gens à la dernière bataille, et il n’a que de nouveaux domestiques.
N’importe, faisons-lui toujours quelque question.
Scène III
LA PRINCESSE, HORTENSE, ARLEQUIN
Arlequin arrive d’un air désœuvré en regardant de tous côtés. Il voit la Pincesse et Hortense, et veut s’en aller.
Que cherches-tu, Arlequin ? ton maître est-il dans le palais ?
Madame, je supplie Votre Principauté de pardonner l’impertinence de mon étourderie ; si j’avais su que votre présence eût été ici, je n’aurais pas été assez nigaud pour y venir apporter ma personne.
Tu n’as point fait de mal. Mais, dis-moi, cherches-tu ton maître ?
Tout juste, vous l’avez deviné, Madame. Depuis qu’il vous a parlé tantôt, je l’ai perdu de vue dans cette peste de maison, et, ne vous déplaise, je me suis aussi perdu, moi. Si vous vouliez bien m’enseigner mon chemin, vous me feriez plaisir ; il y a ici un si grand tas de chambres, que j’y voyage depuis une heure sans en trouver le bout. Par la mardi ! si vous louez tout cela, cela vous doit rapporter bien de l’argent, pourtant. Que de fatras de meubles, de drôleries, de colifichets ! Tout un village vivrait un an de ce que cela vaut. Depuis six mois que nous sommes ici, je n’avais point encore vu cela. Cela est si beau, si beau, qu’on n’ose pas le regarder ; cela fait peur à un pauvre homme comme moi. Que vous êtes riches, vous autres Princes ! et moi, qu’est-ce que je suis en comparaison de cela ? Mais n’est-ce pas encore une autre impertinence que je fais, de raisonner avec vous comme avec ma pareille ? (Hortense rit.) Voilà votre camarade qui rit ; j’aurai dit quelque sottise. Adieu, Madame ; je salue Votre Grandeur.
Arrête, arrête…
Tu n’as point dit de sottise ; au contraire, tu me parais de bonne humeur.
Pardi ! je ris toujours ; que voulez-vous ? je n’ai rien à perdre. Vous vous amusez à être riches, vous autres, et moi je m’amuse à être gaillard ; il faut bien que chacun ait son amusette en ce monde.
Ta condition est-elle bonne ? Es-tu bien avec Lélio ?
Fort bien : nous vivons ensemble de bonne amitié ; je n’aime pas le bruit, ni lui non plus ; je suis drôle, et cela l’amuse. Il me paie bien, me nourrit bien, m’habille bien honnêtement et de belle étoffe, comme vous voyez ; me donne par-ci par-là quelques petits profits, sans ceux qu’il veut bien que je prenne, et qu’il ne sait pas ; et, comme cela, je passe tout bellement ma vie.
Il est aussi babillard que joyeux.
Est-ce que vous savez une meilleure condition pour moi, Madame ?
Non, je n’en sache point de meilleure que celle de ton maître ; car on dit qu’il est grand seigneur.
Il a l’air d’un garçon de famille.
Tu me réponds comme si tu ne savais pas qui il est.
Non, je n’en sais rien, de bonne vérité. Je l’ai rencontré comme il sortait d’une bataille ; je lui fis un petit plaisir ; il me dit grand merci. Il disait que son monde avait été tué ; je lui répondis : tant pis. Il me dit : tu me plais, veux-tu venir avec moi ? Je lui dis : tope, je le veux bien. Ce qui fut dit, fut fait ; il prit encore d’autre monde ; et puis le voilà qui part pour venir ici, et puis moi je pars de même, et puis nous voilà en voyage, en courant la poste, qui est le train du diable ; car parlant par respect, j’ai été près d’un mois sans pouvoir m’asseoir. Ah ! les mauvaises mazettes !
Tu es un historien bien exact.
Oh ! quand je compte quelque chose, je n’oublie rien ; bref, tant y a que nous arrivâmes ici, mon maître et moi. La Grandeur de Madame l’a trouvé brave homme, elle l’a favorisé de sa faveur ; car on l’appelle favori ; il n’en est pas plus impertinent qu’il l’était pour cela, ni moi non plus. Il est courtisé, et moi aussi ; car tout le monde me respecte, tout le monde est ici en peine de ma santé, et me demande mon amitié ; moi, je la donne à tout hasard, cela ne me coûte rien, ils en feront ce qu’ils pourront, ils n’en feront pas grand-chose. C’est un drôle de métier que d’avoir un maître ici qui a fait fortune ; tous les courtisans veulent être les serviteurs de son valet.
Nous n’en apprendrons rien ; allons-nous-en. Adieu, Arlequin.
Ah ! Madame, sans compliment, je ne suis pas digne d’avoir cet adieu-là… (Quand elles sont parties.) Cette Princesse est une bonne femme ; elle n’a pas voulu me tourner le dos sans me faire une civilité. Bon ! voilà mon maître.
Scène IV
LÉLIO, ARLEQUIN
Qu’est-ce que tu fais ici ?
J’y fais connaissance avec la Princesse, et j’y reçois ses compliments.
Que veux-tu dire avec ta connaissance et tes compliments ? Est-ce que tu l’as vue, la Princesse ? Où est-elle ?
Nous venons de nous quitter.
Explique-toi donc ; que t’a-t-elle dit ?
Bien des choses. Elle me demandait si nous nous trouvions bien ensemble, comment s’appelaient votre père et votre mère, de quel métier ils étaient, s’ils vivaient de leurs rentes ou de celles d’autrui. Moi, je lui ai dit : que le diable emporte celui qui les connaît ! je ne sais pas quelle mine ils ont, s’ils sont nobles ou vilains, gentilshommes ou laboureurs : mais que vous aviez l’air d’un enfant d’honnêtes gens. Après cela elle m’a dit : je vous salue. Et moi je lui ai dit : vous me faites trop de grâces. Et puis c’est tout.
Quel galimatias ! Tout ce que j’en puis comprendre, c’est que la Princesse s’est informée de lui s’il me connaissait. Enfin tu lui as donc dit que tu ne savais pas qui je suis ?
Oui ; cependant je voudrais bien le savoir ; car quelquefois cela me chicane. Dans la vie il y a tant de fripons, tant de vauriens qui courent par le monde pour fourber l’un, pour attraper l’autre, et qui ont bonne mine comme vous. Je vous crois un honnête garçon, moi.
Va, va, ne t’embarrasse pas, Arlequin ; tu as bon maître, je t’en assure.
Vous me payez bien, je n’ai pas besoin d’autre caution ; et au cas que vous soyez quelque bohémien, pardi ! au moins vous êtes un bohémien de bon compte.
En voilà assez, ne sors point du respect que tu me dois.
Tenez, d’un autre côté, je m’imagine quelquefois que vous êtes quelque grand seigneur ; car j’ai entendu dire qu’il y a eu des princes qui ont couru la prétantaine pour s’ébaudir, et peut-être que c’est un vertigo qui vous a pris aussi.
Ce benêt-là se serait-il aperçu de ce que je suis… Et par où juges-tu que je pourrais être un prince ? Voilà une plaisante idée ! Est-ce par le nombre des équipages que j’avais quand je t’ai pris ? par ma magnificence ?
Bon ! belles bagatelles ! tout le monde a de cela ; mais, par la mardi ! personne n’a si bon cœur que vous, et il m’est avis que c’est là la marque d’un prince.
On peut avoir le cœur bon sans être prince, et pour l’avoir tel, un prince a plus à travailler qu’un autre ; mais comme tu es attaché à moi, je veux bien te confier que je suis un homme de condition qui me divertis à voyager inconnu pour étudier les hommes, et voir ce qu’ils sont dans tous les États1. Je suis jeune, c’est une étude qui me sera nécessaire un jour ; voilà mon secret, mon enfant.
Ma foi ! cette étude-là ne vous apprendra que misère ; ce n’était pas la peine de courir la poste pour aller étudier toute cette racaille. Qu’est-ce que vous ferez de cette connaissance des hommes ? Vous n’apprendrez rien que des pauvretés.
C’est qu’ils ne me tromperont plus.
Cela vous gâtera.
D’où vient ?
Vous ne serez plus si bon enfant quand vous serez bien savant sur cette race-là. En voyant tant de canailles, par dépit canaille vous deviendrez.
Il ne raisonne pas mal. Adieu, te voilà instruit, garde-moi le secret ; je vais retrouver la Princesse.
De quel côté tournerai-je pour retrouver notre cuisine ?
Ne sais-tu pas ton chemin ? Tu n’as qu’à traverser cette galerie-là.
Scène V
LÉLIO, seul.
La Princesse cherche à me connaître, et me confirme dans mes soupçons ; les services que je lui ai rendu ont disposé son cœur à me vouloir du bien, et mes respects empressés l’ont persuadée que je l’aimais sans oser le dire. Depuis que j’ai quitté les États de mon père, et que je voyage sous ce déguisement pour hâter l’expérience dont j’aurai besoin si je règne un jour, je n’ai fait nulle part un séjour si long qu’ici ; à quoi donc aboutira-t-il ? Mon père souhaite que je me marie, et me laisse le choix d’une épouse. Ne dois-je pas m’en tenir à cette Princesse ? Elle est aimable ; et si je lui plais, rien n’est plus flatteur pour moi que son inclination, car elle ne me connaît pas. N’en cherchons donc point d’autre qu’elle ; déclarons-lui qui je suis, enlevons-la au prince de Castille, qui envoie la demander. Elle ne m’est pas indifférente ; mais que je l’aimerais sans le souvenir inutile que je garde encore de cette belle personne que je sauvai des mains des voleurs !
Scène VI
LÉLIO, HORTENSE, à qui UN GARDE dit en montrant Lélio.
Le voilà, Madame.
Je connais cette dame-là.
Que vois-je ?
Me reconnaissez-vous, Madame ?
Je crois que oui, Monsieur.
Me fuirez-vous encore ?
Il le faudra peut-être bien.
Eh pourquoi donc le faudra-t-il ? Vous déplais-je tant, que vous ne puissiez au moins supporter ma vue ?
Monsieur, la conversation commence d’une manière qui m’embarrasse ; je ne sais que vous répondre ; je ne saurais vous dire que vous me plaisez.
Non, Madame ; je ne l’exige point non plus ; ce bonheur-là n’est pas fait pour moi, et je ne mérite sans doute que votre indifférence.
Je ne serais pas assez modeste si je vous disais que vous l’êtes trop, mais de quoi s’agit-il ? Je vous estime, je vous ai une grande obligation ; nous nous retrouvons ici, nous nous reconnaissons ; vous n’avez pas besoin de moi, vous avez la Princesse ; que pourriez-vous me vouloir encore ?
Vous demander la seule consolation de vous ouvrir mon cœur.
Oh ! je vous consolerais mal ; je n’ai point de talents pour être confidente.
Vous, confidente, Madame ! Ah ! vous ne voulez pas m’entendre.
Non, je suis naturelle ; et pour preuve de cela, vous pouvez vous expliquer mieux, je ne vous en empêche point, cela est sans conséquence.
Eh quoi ! Madame, le chagrin que j’eus en vous quittant, il y a sept ou huit mois, ne vous a point appris mes sentiments ?
Le chagrin que vous eûtes en me quittant ? et à propos de quoi ? Qu’est-ce que c’était que votre tristesse ? Rappelez-m’en le sujet, voyons, car je ne m’en souviens plus.
Que ne m’en coûta-t-il pas pour vous quitter, vous que j’aurais voulu ne quitter jamais, et dont il faudra pourtant que je me sépare ?
Quoi ! c’est là ce que vous entendiez ? En vérité, je suis confuse de vous avoir demandé cette explication-là, je vous prie de croire que j’étais dans la meilleure foi du monde.
Je vois bien que vous ne voudrez jamais en apprendre davantage.
Vous ne m’avez donc point oubliée ?
Non, Madame, je ne l’ai jamais pu ; et puisque je vous revois, je ne le pourrai jamais… Mais quelle était mon erreur quand je vous quittai ! Je crus recevoir de vous un regard dont la douceur me pénétra ; mais je vois bien que je me suis trompé.
Je me souviens de ce regard-là, par exemple.
Et que pensiez-vous, Madame, en me gardant ainsi ?
Je pensais apparemment que je vous devais la vie.
C’était donc une pure reconnaissance ?
J’aurais de la peine à vous rendre compte de cela ; j’étais pénétrée du service que vous m’aviez rendu, de votre générosité ; vous alliez me quitter, je vous voyais triste, je l’étais peut-être moi-même ; je vous regardai comme je pus, sans savoir comment, sans me gêner ; il y a des moments où des regards signifient ce qu’ils peuvent, on ne répond de rien, on ne sait point trop ce qu’on y met ; il y entre trop de choses, et peut-être de tout. Tout ce que je sais, c’est que je me serais bien passée de savoir votre secret.
Eh que vous importe de le savoir, puisque j’en souffrirai tout seul ?
Tout seul ! ôtez-moi donc mon cœur, ôtez-moi ma reconnaissance, ôtez-vous vous-même… Que vous dirai-je ? je me méfie de tout.
Il est vrai que votre pitié m’est bien due ; j’ai plus d’un chagrin ; vous ne m’aimerez jamais, et vous m’avez dit que vous étiez mariée.
Hé bien, je suis veuve ; perdez du moins la moitié de vos chagrins ; à l’égard de celui de n’être point aimé…
Achevez, Madame : à l’égard de celui-là ?…
Faites comme vous pourrez, je ne suis pas mal intentionnée… Mais supposons que je vous aime, n’y a-t-il pas une princesse qui croit que vous l’aimez, qui vous aime peut-être elle-même, qui est la maîtresse ici, qui est vive, qui peut disposer de vous et de moi ? À quoi donc mon amour aboutirait-il ?
Il n’aboutira à rien, dès lors qu’il n’est qu’une supposition.
J’avais oublié que je le supposais.
Ne deviendra-t-il jamais réel ?
Je ne vous dirai plus rien ; vous m’avez demandé la consolation de m’ouvrir votre cœur, et vous me trompez ; au lieu de cela, vous prenez la consolation de voir dans le mien. Je sais votre secret, en voilà assez ; laissez-moi garder le mien, si je l’ai encore. (Elle part.)
Scène VII
LÉLIO, un moment seul.
Voici un coup de hasard qui change mes desseins ; il ne s’agit plus maintenant d’épouser la Princesse ; tâchons de m’assurer parfaitement du cœur de la personne que j’aime, et s’il est vrai qu’il soit sensible pour moi.
Scène VIII
LÉLIO, HORTENSE
J’oubliais à vous informer d’une chose : la Princesse vous aime, vous pouvez aspirer à tout ; je vous l’apprends de sa part, il en arrivera ce qu’il pourra. Adieu.
Eh ! de grâce, Madame, arrêtez-vous un instant. Quoi ! la Princesse elle-même vous aurait chargée de me dire…
Voilà de grands transports ; mais je n’ai pas charge de les rapporter ; j’ai dit ce que j’avais à vous dire, vous m’avez entendue ; je n’ai pas le temps de le répéter, et je n’ai rien à savoir de vous. (Elle s’en va ; Lélio, piqué, l’arrête.)
Et moi, Madame, ma réponse à cela est que je vous adore, et je vais de ce pas la porter à la Princesse.
Y songez-vous ? Si elle sait que vous m’aimez, vous ne pourrez plus me le dire, je vous en avertis.
Cette réflexion m’arrête ; mais il est cruel de se voir soupçonné de joie, quand on n’a que du trouble.
Oh fort cruel ! Vous avez raison de vous fâcher ! La vivacité qui vient de me prendre vous fait beaucoup de tort ! Il doit vous rester de violents chagrins !
Il ne me reste que des sentiments de tendresse qui ne finiront qu’avec ma vie.
Que voulez-vous que je fasse de ces sentiments-là ?
Que vous les honoriez d’un peu de retour.
Je ne veux point, car je n’oserais.
Je réponds de tout ; nous prendrons nos mesures, et je suis d’un rang…
Votre rang est d’être un homme aimable et vertueux, et c’est là le plus beau rang du monde ; mais je vous dis encore une fois que cela est résolu ; je ne vous aimerai point, je n’en conviendrai jamais. Qui ? moi, vous aimer… vous accorder mon amour pour vous empêcher de régner, pour causer la perte de votre liberté, peut-être pis ! mon cœur vous ferait là de beaux présents ! Non, Lélio, n’en parlons plus, donnez-vous tout entier à la Princesse, je vous le pardonne ; cachez votre tendresse pour moi, ne me demandez plus la mienne, vous vous exposeriez à l’obtenir, je ne veux point vous l’accorder, je vous aime trop pour vous perdre, je ne peux pas vous mieux dire. Adieu, je crois que quelqu’un vient.
J’obéirai, je me conduirai comme vous voudrez ; je ne vous demande plus qu’une grâce ; c’est de vouloir bien, quand l’occasion s’en présentera, que j’aie encore une conversation avec vous.
Prenez-y garde ; une conversation en amènera une autre, et cela ne finira point, je le sens bien.
Ne me refusez pas.
N’abusez point de l’envie que j’ai d’y consentir.
Je vous en conjure.
Soit ; perdez-vous donc, puisque vous le voulez.
Scène IX
LÉLIO, seul.
Je suis au comble de la joie ; j’ai retrouvé ce que j’aimais, j’ai touché le seul cœur qui pouvait rendre le mien heureux ; il ne s’agit plus que de convenir avec cette aimable personne de la manière dont je m’y prendrai pour m’assurer sa main.
Scène X
FRÉDÉRIC, LÉLIO
Puis-je avoir l’honneur de vous dire un mot ?
Volontiers, Monsieur.
Je me flatte d’être de vos amis.
Vous me faites honneur.
Sur ce pied-là, je prendrai la liberté de vous prier d’une chose. Vous savez que le premier secrétaire d’État de la Princesse vient de mourir, et je vous avoue que j’aspire à sa place ; dans le rang où je suis ; je n’ai plus qu’un pas à faire pour la remplir ; naturellement elle me paraît due ; il y a vingt-cinq ans que je sers l’État en qualité de conseiller de la Princesse ; je sais combien elle vous estime et défère à vos avis, je vous prie de faire en sorte qu’elle pense à moi ; vous ne pouvez obliger personne qui soit plus votre serviteur que je le suis. On sait à la cour en quels termes je parle de vous.
Vous y dites donc beaucoup de bien de moi ?
Assurément.
Ayez la bonté de me regarder un peu fixement en me disant cela.
Je vous le répète encore. D’où vient que vous me tenez ce discours ?
Oui, vous soutenez cela à merveille ; l’admirable homme de cour que vous êtes !
Je ne vous comprends pas.
Je vais m’expliquer mieux. C’est que le service que vous me demandez ne vaut pas qu’un honnête homme, pour l’obtenir, s’abaisse jusqu’à trahir ses sentiments.
Jusqu’à trahir mes sentiments ! Et par où jugez-vous que l’amitié dont je vous parle ne soit pas vraie ?
Vous me haïssez, vous dis-je, je le sais, et ne vous en veux aucun mal ; il n’y a que l’artifice dont vous vous servez que je condamne.
Je vois bien que quelqu’un de mes ennemis vous aura indisposé contre moi.
C’est de la Princesse elle-même que je tiens ce que je vous dis ; et quoiqu’elle ne m’en ait fait aucun mystère, vous ne le sauriez pas sans vos compliments. J’ignore si vous avez craint la confiance dont elle m’honore ; mais depuis que je suis ici, vous n’avez rien oublié pour lui donner de moi des idées désavantageuses, et vous tremblez tous les jours, dites-vous, que je ne sois un espion gagé de quelque puissance, ou quelque aventurier qui s’enfuira au premier jour avec de grandes sommes, si on le met en état d’en prendre. Oh ! si vous appelez cela de l’amitié, vous en avez beaucoup pour moi ; mais vous aurez de la peine à faire passer votre définition.
Puisque vous êtes si bien instruit, je vous avouerai franchement que mon zèle pour l’État m’a fait tenir ces discours-là, et que je craignais qu’on ne se repentît de vous avancer trop ; je vous ai cru suspect et dangereux ; voilà la vérité.
Parbleu ! vous me charmez de me parler ainsi ! Vous ne vouliez me perdre que parce que vous me soupçonniez d’être dangereux pour l’État ? Vous êtes louable, Monsieur, et votre zèle est digne de récompense ; il me servira d’exemple. Oui, je le trouve si beau que je veux l’imiter, moi qui dois tant à la Princesse. Vous avez craint qu’on ne m’avançât, parce que vous me croyez un espion ; et moi je craindrais qu’on ne vous fît ministre, parce que je ne crois pas que l’État y gagnât ; ainsi je ne parlerai point pour vous… Ne m’en louez-vous pas aussi ?
Vous êtes fâché.
Non, en homme d’honneur, je ne suis pas fait pour me venger de vous.
Rapprochons-nous. Vous êtes jeune, la Princesse vous estime, et j’ai une fille aimable, qui est un assez bon parti. Unissons nos intérêts, et devenez mon gendre.
Vous n’y pensez pas, mon cher Monsieur. Ce mariage-là serait une conspiration contre l’État, il faudrait travailler à vous faire ministre.
Vous refusez l’offre que je vous fais !
Un espion devenir votre gendre ! Votre fille devenir la femme d’un aventurier ! Ah ! je vous demande grâce pour elle ; j’ai pitié de la victime que vous voulez sacrifier à votre ambition ; c’est trop aimer la fortune.
Je crois offrir ma fille à un homme d’honneur ; et d’ailleurs vous m’accusez d’un plaisant crime, d’aimer la fortune ! Qui est-ce qui n’aimerait pas à gouverner ?
Celui qui en serait digne.
Celui qui en serait digne ?
Oui, et c’est l’homme qui aurait plus de vertu que d’ambition et d’avarice. Oh cet homme-là n’y verrait que de la peine.
Vous avez bien de la fierté.
Point du tout, ce n’est que du zèle.
Ne vous flattez pas tant ; on peut tomber de plus haut que vous n’êtes, et la Princesse verra clair un jour.
Ah vous voilà dans votre figure naturelle, je vous vois le visage à présent ; il n’est pas joli, mais cela vaut toujours mieux que le masque que vous portiez tout à l’heure.
Scène XI
LÉLIO, FRÉDÉRIC, LA PRINCESSE
Je vous cherchais, Lélio. Vous êtes de ces personnes que les souverains doivent s’attacher ; il ne tiendra pas à moi que vous ne vous fixiez ici, et j’espère que vous accepterez l’emploi de mon premier secrétaire d’État, que je vous offre.
Vos bontés sont infinies, Madame ; mais mon métier est la guerre.
Vous faites mieux qu’un autre tout ce que vous voulez faire ; et quand votre présence sera nécessaire à l’armée, vous choisirez pour exercer vos fonctions ici ceux que vous en jugerez les plus capables : ce que vous ferez n’est pas sans exemple dans cet État.
Madame, vous avez d’habiles gens ici, d’anciens serviteurs, à qui cet emploi convient mieux qu’à moi.
La supériorité de mérite doit l’emporter en pareil cas sur l’ancienneté de services ; et d’ailleurs Frédéric est le seul que cette fonction pouvait regarder, si vous n’y étiez pas ; mais il m’est affectionné, et je suis sûre qu’il se soumet de bon cœur au choix qui m’a paru le meilleur. Frédéric, soyez ami de Lélio ; je vous le recommande. (Frédéric fait une profonde révérence ; la Princesse continue.) C’est aujourd’hui le jour de ma naissance, et ma cour, suivant l’usage me donne aujourd’hui une fête que je vais voir. Lélio, donnez-moi la main pour m’y conduire ; vous y verra-t-on, Frédéric ?
Madame, les fêtes ne me conviennent plus.
Scène XII
FRÉDÉRIC, seul.
Si je ne viens à bout de perdre cet homme-là, ma chute est sûre… Un homme sans nom, sans parents, sans patrie, car on ne sait d’où il vient, m’arrache le ministère, le fruit de trente années de travail !… Quel coup de malheur ! je ne puis digérer une aussi bizarre aventure. Et je n’en saurais douter, c’est l’amour qui a nommé ce ministre-là : oui, la Princesse a du penchant pour lui… Ne pourrait-on savoir l’histoire de sa vie errante, et prendre ensuite quelques mesures avec l’ambassadeur du roi de Castille, dont j’ai la confiance ? Voici le valet de cet aventurier ; tâchons à quelque prix que ce soit de le mettre dans mes intérêts, il pourra m’être utile.
Scène XIII
FRÉDÉRIC, ARLEQUIN
Il entre en comptant de l’argent dans son chapeau.
Bonjour, Arlequin. Es-tu bien riche ?
Chut ! Vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six et vingt-sept sols. J’en avais trente. Comptez, vous, Monseigneur le conseiller ; n’est-ce pas trois sols que je perds ?
Cela est juste.
Hé bien, que le diable emporte le jeu et les fripons avec !
Quoi ! tu jures pour trois sols de perte ! Oh je veux te rendre la joie. Tiens, voilà une pistole.
Le brave conseiller que vous êtes !(Il saute.) Hi ! hi ! Vous méritez bien une cabriole.
Te voilà de meilleure humeur.
Quand j’ai dit que le diable emporte les fripons ; je ne vous comptais pas, au moins.
J’en suis persuadé.
Mais il me manque toujours trois sols.
Non, car il y a bien des trois sols dans une pistole.
Il y a bien des trois sols dans une pistole ! mais cela ne fait rien aux trois sols qui manquent dans mon chapeau.
Je vois bien qu’il t’en faut encore une autre.
Ho ho deux cabrioles.
Aimes-tu l’argent ?
Beaucoup.
Tu serais donc bien aise de faire une petite fortune ?
Quand elle serait grosse, je la prendrais en patience.
Écoute ; j’ai bien peur que la faveur de ton maître ne soit pas longue ; elle est un grand coup de hasard.
C’est comme s’il avait gagné aux cartes.
Le connais-tu ?
Non, je crois que c’est quelque enfant trouvé.
Je te conseillerais de t’attacher à quelqu’un de stable ; à moi, par exemple.
Ah ! vous avez l’air d’un bon homme ; mais vous êtes trop vieux.
Comment, trop vieux !
Oui, vous mourrez bientôt, et vous me laisseriez orphelin de votre amitié.
J’espère que tu ne seras pas bon prophète ; mais je puis te faire beaucoup de bien en très peu de temps.
Tenez, vous avez raison ; mais on sait bien ce qu’on quitte, et l’on ne sait pas ce que l’on prend. Je n’ai point d’esprit ; mais de la prudence, j’en ai que c’est une merveille ; et voilà comme je dis : un homme qui se trouve bien assis, qu’a-t-il besoin de se mettre debout ? J’ai bon pain, bon vin, bonne fricassée et bon visage, cent écus par an, et les étrennes au bout ; cela n’est-il pas magnifique ?
Tu me cites là de beaux avantages ! Je ne prétends pas que tu t’attaches à moi pour être mon domestique ; je veux te donner des emplois qui t’enrichiront, et par-dessus le marché te marier avec une jolie fille qui a du bien.
Oh ! dame ! ma prudence dit que vous avez raison ; je suis debout, et vous me faites asseoir ; cela vaut mieux.
Il n’y a point de comparaison.
Pardi ! vous me traitez comme votre enfant ; il n’y a pas à tortiller à cela. Du bien, des emplois et une jolie fille ! voilà une pleine boutique de vivres, d’argent et de friandises ; par la sanguenne, vous m’aimez beaucoup, pourtant !
Oui, ta physionomie me plaît, je te trouve un bon garçon.
Oh ! pour cela, je suis drôle comme un coffre ; laissez faire, nous rirons comme des fous ensemble ; mais allons faire venir ce bien, ces emplois, et cette jolie fille, car j’ai hâte d’être riche et bien aise.
Ils te sont assurés, te dis-je ; mais il faut que tu me rendes un petit service ; puisque tu te donnes à moi, tu n’en dois pas faire de difficulté.
Je vous regarde comme mon père.
Je ne veux de toi qu’une bagatelle. Tu es chez le seigneur Lélio ; je serais curieux de savoir qui il est. Je souhaiterais donc que tu y restasses encore trois semaines ou un mois, pour me rapporter tout ce que tu lui entendras dire en particulier, et tout ce que tu lui verras faire. Il peut arriver que, dans des moments, un homme chez lui dise de certaines choses et en fasse d’autres qui le décèlent, et dont on peut tirer des conjectures. Observe tout soigneusement ; et en attendant que je te récompense entièrement voilà par avance de l’argent que je te donne encore.
Avancez-moi encore la fille ; nous la rabattrons sur le reste.
On ne paie un service qu’après qu’il est rendu, mon enfant ; c’est la coutume.
Coutume de vilain que cela !
Tu n’attendras que trois semaines.
J’aime mieux vous faire mon billet comme quoi j’aurai reçu cette fille à compte ; je ne plaiderai pas contre mon écrit.
Tu me serviras de meilleur courage en l’attendant. Acquitte-toi d’abord de ce que je te dis ; pourquoi hésites-tu ?
Tout franc, c’est que la commission me chiffonne.
Quoi tu mets mon argent dans ta poche, et tu refuses de me servir !
Ne parlons point de votre argent, il est fort bon, je n’ai rien à lui dire ; mais, tenez, j’ai opinion que vous voulez me donner un office de fripon ; car qu’est-ce que vous voulez faire des paroles du seigneur Lélio, mon maître, là ?
C’est une simple curiosité qui me prend.
Hom… il y a de la malice là-dessous ; vous avez l’air d’un sournois ; je m’en vais gager dix sols contre vous, que vous ne valez rien.
Que te mets-tu donc dans l’esprit ? Tu n’y songes pas, Arlequin.
Allez, vous ne devriez pas tenter un pauvre garçon, qui n’a pas plus d’honneur qu’il lui en faut, et qui aime les filles. J’ai bien de la peine à m’empêcher d’être un coquin ; faut-il que l’honneur me ruine, qu’il m’ôte mon bien, mes emplois et une jolie fille ? Par la mardi, vous êtes bien méchant, d’avoir été trouver l’invention de cette fille.
Ce butor-là m’inquiète avec ses réflexions. Encore une fois, es-tu fou d’être si longtemps à prendre ton parti ? D’où vient ton scrupule ? De quoi s’agit-il ? de me donner quelques instructions innocentes sur le chapitre d’un homme inconnu, qui demain tombera peut-être, et qui te laissera sur le pavé. Songes-tu bien que je t’offre la fortune, et que tu la perds ?
Je songe que cette commission-là sent le tricot tout pur ; et par bonheur que ce tricot fortifie mon pauvre honneur, qui a pensé barguigner. Tenez, votre jolie fille, ce n’est qu’une guenon ; vos emplois, de la marchandise de chien ; voilà mon dernier mot, et je m’en vais tout droit trouver la Princesse et mon maître ; peut-être récompenseront-ils le dommage que je souffre pour l’amour de ma bonne conscience.
Comment ! tu vas trouver la Princesse et ton maître ! Et d’où vient ?
Pour leur compter mon désastre, et toute votre marchandise.
Misérable ! as-tu donc résolu de me perdre, de me déshonorer ?
Bon, quand on n’a point d’honneur, est-ce qu’il faut avoir de la réputation ?
Si tu parles, malheureux que tu es, je prendrai de toi une vengeance terrible. Ta vie me répondra de ce que tu feras ; m’entends-tu bien ?
Brrrr ! ma vie n’a jamais servi de caution ; je boirai encore bouteille trente ans après votre trépassement. Vous êtes vieux comme le père à trétous2, et moi je m’appelle le cadet Arlequin. Adieu.
Arrête, Arlequin ; tu me mets au désespoir, tu ne sais pas la conséquence de ce que tu vas faire, mon enfant, tu me fais trembler ; c’est toi-même que je te conjure d’épargner, en te priant de sauver mon honneur ; encore une fois ; arrête, la situation d’esprit où tu me mets ne me punit que trop de mon imprudence.
Comment ! cela est épouvantable. Je passe mon chemin sans penser à mal, et puis vous venez à l’encontre de moi pour m’offrir des filles, et puis vous me donnez une pistole pour trois sols : est-ce que cela se fait ? Moi, je prends cela, parce que je suis honnête, et puis vous me fourbez encore avec je ne sais combien d’autres pistoles que j’ai dans ma poche, et que je ferai venir en témoignage contre vous, comme quoi vous avez mitonné3 le cœur d’un innocent, qui a eu sa conscience et la crainte du bâton devant les yeux, et qui sans cela aurait trahi son bon maître, qui est le plus brave et le plus gentil garçon, le meilleur corps qu’on puisse trouver dans tous les corps du monde, et le factotum de la Princesse ; cela se peut-il souffrir ?
Doucement, Arlequin ; quelqu’un peut venir ; j’ai tort mais finissons ; j’achèterai ton silence de tout ce que tu voudras ; parle, que me demandes-tu ?
Je ne vous ferai pas bon marché, prenez-y garde.
Dis ce que tu veux ; tes longueurs me tuent.
Pourtant, ce que c’est que d’être honnête homme ! Je n’ai que cela pour tout potage, moi. Voyez comme je me carre avec vous ! Allons, présentez-moi votre requête, appelez-moi un peu Monseigneur, pour voir comment cela fait ; je suis Frédéric à cette heure, et vous, vous êtes Arlequin.
Je ne sais où j’en suis. Quand je nierais le fait, c’est un homme simple qu’on n’en croira que trop sur une infinité d’autres présomptions, et la quantité d’argent que je lui ai donné prouve encore contre moi. (À Arlequin.) Finissons, mon enfant, que te faut-il ?
Oh tout bellement ; pendant que je suis Frédéric, je veux profiter un petit brin de ma seigneurie. Quand j’étais Arlequin, vous faisiez le gros dos avec moi ; à cette heure que c’est vous qui l’êtes, je veux prendre ma revanche.
Ah je suis perdu !
Il me fait pitié. Allons, consolez-vous ; je suis las de faire le glorieux, cela est trop sot ; il n’y a que vous autres qui puissiez vous accoutumer à cela. Ajustons-nous.
Tu n’as qu’à dire.
Avez-vous encore de cet argent jaune ? J’aime cette couleur-là ; elle dure plus longtemps qu’une autre.
Voilà tout ce qui m’en reste.
Bon ; ces pistoles-là, c’est pour votre pénitence de m’avoir donné les autres pistoles. Venons au reste de la boutique, parlons des emplois.
Mais, ces emplois, tu ne peux les exercer qu’en quittant ton maître.
J’aurai un commis ; et pour l’argent qu’il m’en coûtera, vous me donnerez une bonne pension de cent écus par an.
Soit, tu seras content ; mais me promets-tu de te taire ?
Touchez là ; c’est marché fait.
Tu ne te repentiras pas de m’avoir tenu parole. Adieu, Arlequin, je m’en vais tranquille.
St st st st st…
Que me veux-tu ?
Et à propos, nous oublions cette jolie fille.
Tu dis que c’est une guenon.
Oh j’aime assez les guenons.
Eh bien ! je tâcherai de te la faire avoir.
Et moi, je tâcherai de me taire.
Puisqu’il te la faut absolument, reviens me trouver tantôt ; tu la verras. (À part.) Peut-être me le débauchera-t-elle mieux que je n’ai su faire.
Je veux avoir son cœur sans tricherie.
Sans doute ; sortons d’ici.
Dans un quart d’heure je suis à vous. Tenez-moi la fille prête.