Le Printemps du Rhin - Journées romaines - Les Soirs du monde

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POÉSIES


LE PRINTEMPS DU RHIN


Le vent file ce soir, sous un mol ciel d’airain,
Comme un voilier sur l’Atlantique.
On entend s’éveiller le Printemps souverain,
À la fois plaintif et bachique :

Un infini parfum, puissant, traînant et las
Triomphe et pourtant se lamente.
Le saule a de soyeux bourgeons de chinchilla
Épars sur la plaine dormante.

Un bouleversement hardi, calme et serein
À rompu et soumis l’espace ;
Les messages des bois et l’effluve marin
S’accostent dans le vent qui passe !

Comment s’est-il si vite engouffré dans les bois,
Ce dieu des sèves véhémentes ?
Tout encore est si sec, si nu, si mort de froid !
— C’est l’invisible qui fermente !

Là-bas, comme un orage aigu, accumulé,
La flèche de la cathédrale
Ajoute le fardeau de son sapin ailé
À ce ciel qui défaille et râle.


— Et moi qui, d’un amour si grave et si puissant,
Contenais la rive et le fleuve,
Je sens qu’un mal divin veut détourner mon sang
De la tristesse où je m’abreuve.

Je sens qu’une fureur rôde aux franges des cieux.
Se suspend, pèse et se balance.
Le printemps vient ravir nos rêves anxieux ;
C’est la fougueuse insouciance !

C’est un désordre ardent, téméraire, et si sûr
De sa tâché auguste et joyeuse,
Que comme une ivre armée en fuite vers l’azur
Nous courons vers la nue heureuse.

Nous sommes entraînés par toutes les vapeurs
Qui tressaillent et qui consentent ;
Par les sonorités, les secrets, les torpeurs,
Par les odeurs réjouissantes !

— Mais non, vous n’êtes pas l’universel Printemps
O saison humide et ployée
Que j’aspire ce soir, que je touche et j’entends,
Qui m’avez brisée et noyée !

Vous êtes le parfum que j’ai toujours connu,
Depuis ma stupeur enfantine ;
La présence aux beaux pieds, le regard ingénu
De ma chaude Vénus latine !

Vous êtes ce subit joueur de tambourin
A qui les montagnes répondent,
Et dont les javelots transpercent sur le Rhin
La vire effusion de l’onde !

Vous êtes le pollen des hêtres et des lis,
L’amoureuse et vaste espérance,
Et les brûlans soupirs que les nuits d’Eleusis
Ont légués à l’Ile-de-France !


C’est à moi que ce soir vous livrez le secret
De votre grâce turbulente,
Les autres ne verront que l’essor calme et frais
De votre croissance si lente.

Les autres ne verront, — Alsace aux molles eaux
Qu’un zéphyr moite endort et creuse, —
Que vos étangs gisans, qui frappent de roseaux
Votre dignité langoureuse !

Les autres ne verront que vos remparts brisés,
Que vos portes toujours ouvertes,
Où passe sans répit, sous un masque apaisé,
Le tumulte des brises vertes !

Les autres ne verront, ô ma belle cité,
Que la grave et sombre paupière
De tes toits inclinés, qui font à ta fierté
Un voile d’ombre et de prière.

Ils ne verront, ceux-là, de ton songe éternel,
Que ta plaine qui rêve et fume,
Que tes châteaux du soir, endormis dans le ciel.
— J’ai vu ton frein couvert d’écume !

Ceux-là ne sauront voir, à ton balcon fameux,
Que la Marseillaise endormie ;
— Moi j’ai vu le soleil mettre une égide en feu
Au cou gonflé de mon amie !

Les autres ne verront que ce grand champ des morts,
Où le Destin s’assied, hésite,
Et contemple le Temps assoupi sur les corps…
— Moi j’ai vu ce qui ressuscite !


JOURNÉES ROMAINES


L’éther pris de vertige et de fureur tournoie,
Un brûlant diamant de tant d’azur s’extrait ;
Virant, psalmodiant, le vent divise et ploie
La pointe faible des cyprès.


C’est en vain que les eaux écumeuses et blanches,
Captives tout en pleurs des lourds bassins romains,
S’élèvent bruyamment, s’ébattent et s’épanchent,
Neptune les tient dans sa main.

Je contemple la rage impuissante des ondes
Dans cette vague éparse en la jaune cité,
C’est vous qu’on voit jaillir, conductrice des mondes,
Amère et douce Aphrodite !

L’odeur de la chaleur languissante et créole
Stagne entre les maisons qui gonflent de soleil ;
Comme un coureur ailé le ciel bifurque et vole
Au bord tranchant des toits vermeils ;

Et là-bas, sous l’azur qui toujours se dévide,
Un jet d’eau turbulent et lassé tour à tour,
Semble un flambeau d’argent, une torche liquide
Qu’agite le poing de l’Amour.

Rome ploie accablé de grappes odorantes,
La surhumaine vie envahit l’air ancien,
Les chapiteaux brisés font fleurir leurs acanthes
Aux thermes de Dioclétien !

Dans ce cloître pâmé, des bacchantes blêmies
Gisent ; silence, azur, léthargiques dédains !
Le soleil tombe en feu sur la gorge endormie
De ces Danaés des jardins.

Ils dorment là, liés par les roses païennes,
Ces corps de marbre blond, las et voluptueux :
O mes sœurs du ciel grec, chères Milésiennes,
Que de siècles sont sur vos yeux !

L’une d’elles voudrait se dégager. Sa hanche
Soulève le sommeil ainsi qu’un flot trop lourd,
Mais tout le poids des temps et de l’azur la penche,
Elle rêve là pour toujours.


De vifs coquelicots, comme un sang gai, s’élancent
Parmi les verts fenouils, à Saint-Paul hors les Murs ;
Un dôme en or suspend des colliers de Byzance
Au cou flamboyant de l’azur.

Ce matin, dans le vent qui vient puiser les cendres
Pour les mêler au jour ivre d’air et d’éclat,
Je respire ton cœur voluptueux et tendre,
Pauvre, Cécile Métella !

Tu n’es pas à l’écart des saisons immortelles,
Un tourbillon d’azur te recueille sans fin,
Je n’ai pas plus de part que tes mânes fidèles
A l’univers vague et divin !

Les blancs eucalyptus et le cyprès qui chante,
Où viennent aboutir les longs soupirs des morts,
Racontent, chers défunts, vos détresses penchantes,
Votre sort pareil à nos sorts.

Quels familiers discours sur la voie Appienne !
Tissés dans le soleil, les morts vont jusqu’aux cieux ;
Vous renaissez en moi, ombres aériennes,
Vous entrez dans mes tristes yeux.

Là-bas, sur la colline, un jeune cimetière
Etale sa langueur d’Anglais sentimental,
Les délicats tombeaux, dans les lis et le lierre,
Font monter un sang de cristal.

Midi luit ; la villa des chevaliers de Malte
Choit comme une danseuse aux pieds brûlans et las.
Comme un fauve tigré l’air jaunit et s’exalte ;
Une nymphe en pierre vit là.

Elle a les bras cassés, mais sa force éternelle
Empourpre de plaisir ses genoux triomphans,
Le néflier embaume, un jet d’eau est, près d’elle,
Secoué d’un rire d’enfant.


Les dieux n’ont pas quitté la campagne romaine,
Euterpe aux blonds pipeaux, Erato qui sourit
Dansent dans le jardin Mattei, où se promène
Le saint Philippe de Néri.

Mais c’est vous qui ce soir partagez mon malaise,
Dans l’église sans voix, au mur pâle et glacé,
Déesse catholique, ô ma sainte Thérèse,
Qui soupirez, les yeux baissés !

Malgré vos airs royaux et la fierté divine
Dont s’enveloppe encor votre cœur emporté,
L’angoisse de vos traits permet que l’on devine
Votre douce mendicité.

O visage altéré par l’ardente torture
D’attendre le bonheur qui descend lentement,
Appel mystérieux, hymne de la nature,
Désir de l’immortel amant !

Je vous offre aujourd’hui parmi l’encens des prêtres,
Comme un grain plus brûlant mis dans vos encensoirs,
Le rire que j’entends au bas de la fenêtre
Où je rêve seule, le soir ;

C’est le rire joyeux, épouvanté, timide
De deux enfans heureux, éperdus, inquiets,
Qui joignent leurs regards et leurs lèvres avides,
— Et dont tout le sanglot riait !

Ils riaient, ils étaient effrayés l’un de l’autre ;
Un jet d’eau s’effritait dans le lointain bassin,
La lune blanchissait, de sa clarté d’apôtre,
La terrasse des Capucins.

Une palme portait le poids mélancolique
De l’éther sans zéphyr, sans rosée et sans bruit ;
Rien ne venait briser son attente pudique
Que ce rire aigu dans la nuit !


Et je n’entendis plus que ce rire nocturne
Plus fort que les senteurs des terrasses de miel,
Plus vif que le sursaut des sources dans leur urne,
Plus clair que les astres au ciel.

— Je le prends dans mes mains chaudes comme la lave,
Je le mêle aux parfums de mon éternité,
Ce rire des humains, si farouche et si grave,
Qui prélude à la volupté !


LES SOIRS DU MONDE


O soirs que tant d’amour oppresse,
Nul œil n’a jamais regardé
Avec plus de tendre tristesse
Vos beaux ciels pâles et fardés !
J’ai délaissé dès mon enfance
Tous les jeux et tous les regards,
Pour voguer sans peur, sans défense,
Sur vos étangs qui veillent tard.
Par vos langueurs à la dérive,
Par votre tiède oisiveté,
Vous attirez l’âme plaintive
Dans les abîmes de l’été.
— O soir naïf de la Zélande,
Qui timide, accouru, riant,
Semblez raconter la légende
Des pourpres étés d’Orient !
Soir romain, aride malaise,
Et ce cri d’un oiseau perdu
Au-dessus du palais Farnèse,
Dans le ciel si sec, si tendu !
Soir bleu de Palerme embaumée,
Où les parfums épais, fumans,
S’ajoutent à la nuit pâmée
Comme un plus fougueux élément !
Sur la vague tyrrhénienne
Dans une vapeur indigo,
Un voilier fend l’onde païenne

Et dit : « Je suis la nef Argo ! »
Par des ruisseaux couleur de jade,
Dans des senteurs de mimosa,
La fontaine arabe s’évade,
Au palais roux de la Ziza.
Dans le chaud bassin du Musée,
Les verts papyrus, s’effilant,
Suspendent leur fraîche fusée
A l’azur sourd et pantelant.
O douceur de rêver, d’attendre
Dans ce cloître aux loisirs altiers
Où la vie est inerte et tendre
Comme un repos sous les dattiers !
— Catane où la lune d’albâtre
Fait bondir la chèvre angora,
Compagne amoureuse du pâtre
Sur la montagne des cédrats !
Derrière des rideaux de perles,
Chez les beaux marchands indolens,
Des monceaux de fraises déferlent
Au bord luisant des vases blancs.
Quels soupirs, quand le soir dépose
Dans l’ombre un surcroît de chaleur !
L’œillet comme une pomme rose
Laisse pendre sa lourde fleur.
L’emportement de l’azur brise
Le chaud vitrail des cabarets
Où le sorbet, comme une brise,
Circule, aromatique et frais.
La foule adolescente rôde
Dans ces nuits de soufre et de feu ;
Les éventails dans les mains chaudes
Battent comme un cœur langoureux.
— Blanc sommeil que l’été surmonte :
Des fleurs, la mer calme, un berger ;
O silence de Sélinonte
Dans l’espace immense et léger !
Un soir, lorsque la lune argenté
Les temples dans les amandiers,
J’ai ramassé près d’Agrigente

L’amphore noire des potiers.
Et sur la route pastorale,
Dans la cage où luisait l’air bleu,
Une enfant portait sa cigale,
Arrachée au pin résineux.
— J’ai vu les nuits de Syracuse,
Où dans les rocs roses et secs,
On entend s’irriter la Muse
Qui pleure sur dix mille Grecs ;
J’ai, parmi les gradins bleuâtres,
Vu le soleil et ses lions
Mourir sur l’antique théâtre
Ainsi qu’un sublime histrion ;
Et comme j’ai du sang d’Athènes,
A l’heure où la clarté s’enfuit,
J’ai vu l’ombre de Démosthène
Auprès de la mer au doux bruit…
Mais ces mystérieux visages,
Ces parfums des jardins divins,
Ces miracles des paysages
N’enivrent pas d’un plus fort vin
Que mes soirs de France, sans bornes,
Où tout est si doux, sans choisir,
Où sur les toits plians et mornes
L’azur semble fait de désir,
Où là-bas, autour des murailles,
Près des étangs tassés et ronds,
S’éloigne, dans l’air qui tressaille,
L’appel embué des clairons…


COMTESSE DE NOAILLES.