Le Printemps tourmenté - Souvenirs littéraires (1881-1896)

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Le printemps tourmenté – souvenirs littéraires 1881-1896
Paul Marguerite

Revue des Deux Mondes tome 51, 1919


LE
PRINTEMPS TOURMENTÉ

SOUVENIRS LITTÉRAIRES
1881-1896

Un scrupule…

Comment, trente ans plus tard, faire revivre le passé dans sa fraîcheur, si je ne lui restitue pas son mirage, si je le ne dépeins pas tel qu’il m’apparut, et non tel que je le juge à présent ? Etres et choses ont changé ; bien des sentiments délicieux sont devenus amers ; désaffections m’ont trahi, d’autres sont mortes.

Pourtant ce qui fut, comment pourrais-je l’anéantir ? Un poète a dit :

Ces reliques du cœur ont aussi leur poussière,
Sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains.

Ma jeunesse avec ses illusions est fixée là, papillon lumineux. Je me garderai de toucher à ses ailes, de peur de la voir tomber en poussière.)


I. — LA BARQUE ENCHANTÉE

Expéditionnaire, au Ministère de l’Instruction publique. S’il est vrai que la vie ne s’apprenne qu’en vivant, mon dépaysement me révèle des types insoupçonnés. Le bureaucrate, figé dans la demi-torpeur des pièces trop chauffées l’hiver et pas assez aérées l’été, constituait, il y a trente-cinq ans, une humanité à part. Le côte à côte crée une familiarité sans attaches, bornée, comme au lycée, par les minuties de la faction. Différents et apparies, les employés ne mettent guère en commun que les médiocrités du terre à terre : petits espoirs, petites rancunes, petits cancans… Carions verts, actes serviles ; le dos qui se courbe, la plume qui grignotte : l’heure de la sortie finira-t-elle jamais par piquer de son aiguille le cadran des montres, toutes d’accord pour avancer l’heure sur la cheminée ?

Me voici dans un local meublé de quatre tables noires très scolaires ; on m’assigne la plus éloignée de la fenêtre, la place du nouveau. Cela sent le tabac et la poussière. J’hérite du matériel d’un malade en congé, de son pupitre tailladé, de son grattoir sans fil et de sa gomme salie… Le sous-chef m’a présenté et installé : je copie…

Est-ce que je m’étais imaginé qu’on me donnerait des rapports d’Etat à rédiger, avec de l’émotion et du style ? Il faut en rabattre. Je remplis le blanc d’imprimés, des mandats de paiement : le nom, la somme, la date. Le garçon de bureau en ferait bien autant, et sans doute avec plus de soin, puisque, distrait, je me trompe et que la feuille me revient déchirée : à refaire ! Mais quoi ! Alexandre Dumas père, employé chez le Duc d’Orléans, n’a-t-il pas commencé par découper aux ciseaux des enveloppes, sur lesquelles il apposait des cachets dans la cire bouillante ? Ça ne l’a pas empêché de faire son chemin. Ne devrais-je pas bénir les dieux de me laisser tant de liberté d’esprit pour travailler, ensuite, à ce qui me plaît ?

Sécurité, besognes menues, retraite pour la vieillesse, que me faut-il de plus ? J’aurais tort de me plaindre. N’ai-je pas choisi mon lot ? Qu’est-ce qui me forçait à me contenter de cet idéal médiocre ? Le plat de lentilles d’Ésaü. Je n’avais, trimant dur, qu’à choisir une profession plus méritoire… Copiste ! si Mme de Mortsauf ou Mme de Rénal me voyait !…

Enfin l’aiguille fatidique atteint cinq heures. Et déjà dans les escaliers désignés de lettres majuscules, A, B, C, des portes battent, des ombres furtives dégringolent. Dehors, la triste rue de Grenelle et son courant d’air aigre ; la rue de Bellechasse où plusieurs points de repère me sont déjà familiers.

D’abord la maison où habite Alponse Daudet : seuil fascinant, mais d’où je ne vois jamais sortir le maître. Se peut-il ? Daudet demeure là, simple mortel, dans un appartement, comme vous et moi : Daudet, le magicien du Midi, le sensitif, le frémissant conteur qui vivifie tout ce qu’il touche, Daudet dont j’ai déjà lu tous les romans, mais dont je ne connais, comme portrait, qu’une photographie grandeur nature, rue de Rivoli, où, jeune, il exhibe une chevelure embroussaillée de prophète et dirige sur vous ce noir, ce doux, ce nostalgique regard qu’avive jusqu’à l’aigu le monocle ! Comment fait-il pour que ce petit carreau tienne si bien ? Moi, je n’ai jamais pu.

— « Si tu allais voir M. Daudet, si tu lui écrivais, m’a suggéré ma mère, peut-être te recevrait-il ?…

Ah ! bien, oui ! Je l’admire trop pour oser le déranger. Qu’est-ce que je lui dirais que de pauvre, de gauche, d’indiscret ?… Plus tard, oui, si j’ai du talent. Mais d’ici là, je me contente de saluer au passage, avec tendresse, avec amour, le cadre de pierre et les vantaux de bois que surmonte le chiffre 31, sur une plaque bleue…

Ce n’est pas cette année que je dérangerai Alphonse Daudet. Dans la foule qui se presse autour de l’avenue d’Eylau pour souhaiter à Victor Hugo sa fête, je me sens bien le plus perdu, le plus chétif des passants anonymes : comme ce soir où le magasin du Printemps brûle, détachant sur un formidable feu de Bengale pourpre le cadre de ses fenêtres vides et de sa façade noircie avant l’écroulement final.

Puisque nous habitons près du Théâtre-Français, j’en use et j’en abuse. La curieuse silhouette de Mlle Feyghine traverse la Barberine de Musset. On se demande qui a posé pour le Bellac du Monde où l’on s’ennuie. Worms donne un âpre accent à Nourvady étalant, pour tenter la princesse de Bagdad, le coffret où s’entasse un million en or vierge. Mais combien aux modernes, aux classiques, aux romantiques même, je préfère le délicieux clair de lune de Shakspeare, ce prisme fugace de fantaisie, d’émotion chatoyante qu’est le théâtre de Musset ! Et cette fois, les héroïnes m’en émeuvent moins, la blonde Jacqueline poudrée, l’altière Camille, Marianne au visage de rose, que les amoureux qui parlent si bien de leurs souffrances ou de leurs joies : Octave rieur sous son masque, le pâle Celio en noir, Perdican, Fortunio et ces divins grotesques, ces marionnettes falotes ou tragiques, Claudio, le Baron, maître André. Théâtre unique qui en quatre-vingts ans n’a pas vieilli d’une ligne, d’un mot, qui garde fièrement la jeunesse immortelle du cœur et dont la sensibilité fine a l’éclat des dents qui sourient et la grâce mouillée du regard où point une larme.

Avec un bel amour au cœur, ne devions-nous pas, mon frère ou moi, créer un « Théâtre de Valvins ? » Ces vacances-là en virent s’épanouir les fastes. Il posséda une salle, notre atelier sur la berge ; sa scène, un plancher que le menuisier du coin éleva sur des tréteaux ; son rideau, deux draps blancs ; sa rampe, des rangées de bougies ; ses costumes, satinettes taillées par une couturière à la maison, défroques achetées au Temple ; ses décors, de grands paravents feuillages de vert, qui, tour à tour, par l’indication d’un écriteau, figuraient la salle du château ou le parc enchanté.

Pour artistes, notre étoile fut notre cousine Mlle Geneviève Mallarmé, la Nérine de Banville, la Guillemette de la Farce de Pathelin, la Colombine de Pierrot héritier et du beau Léandre ; pour souffleur et metteur en scène, nous eûmes, faveur insigne, Stéphane Mallarmé lui-même ; pour public, la famille, les amis de passage et le peuple, les paysans des villages environnants, qui, apportant des chaises ou des bancs, venaient s’entasser dans la large pièce trop étroite. Un jeune voisin faisait de son violon l’orchestre, au besoin complétait la troupe. Mon frère et moi, nous nous partagions les grands rôles.

Ce nombre exigu limitant le choix des pièces, nous n’admettions que celles où les costumes bariolés évoluent sur la scène en jolis papillons de couleur, et où la rime fait tinter son jeu de grelots d’or. Farces du moyen âge, comédies burlesques de poètes, timides et déplorables essais de ma part en prose, plus heureux en pantomime : que de chaudes, palpitantes et fiévreuses soirées nous eûmes là !

Un rêve, dira-t-on ? Oui, rien qu’un rêve, mais qu’il fut beau, soulevé à plein élan par le lyrisme de notre jeunesse, de notre foi dans l’art, de notre ferveur poétique ! Cette communion avec des spectateurs naïfs, prompts au rire et à l’enthousiasme, avec la foule instinctive, nous donnait une ivresse prodigieuse et une confiance sans bornes.

D’une voix riche et suave, Victor, tour à tour Scapin, Léandre, Cassandre, Guillaume. exultait à pleins gestes sa jeunesse lyrique. Pour moi, je fus Orgon, Pathelin, Pierrot bavard ou muet.

La, prit corps, en effet, pour la première fois, cette incarnation de l’homme blanc qui me créa, pendant des années, un dédoublement de personnalité et une vocation irrésistible : le fantôme lunaire de Pierrot. Il naquit de l’impression vive produite par une nouvelle de Henri Rivière ; on y vit Pierrot, mari jaloux, décapiter pour de bon, avec un énorme rasoir, Arlequin, son rival. Cette hantise, et deux vers du Pierrot posthume de Gautier :


L’histoire du mari que chatouilla sa femme
Et lui fit de la sorte, en riant, rendre l’âme,


suscitèrent en mon cerveau cette pantomime macabre : Pierrot assassin de sa femme, à laquelle la vivante partition de Paul Vidal, plus tard, et quelques représentations, dont une chez Daudet et une autre au Théâtre-Antoine, valurent un certain retentissement.

En voici le thème. Pierrot, accompagné d’un croque-mort, tous deux ivres, rentre de l’enterrement de Colombine, sa femme, dont le portrait au mur, dont le grand lit fixent le souvenir amoureux avec l’obsession du crime. Seul, Pierrot évoque et revit le meurtre. Il a tué sa femme, l’ayant ligotée, en lui chatouillant la plante des pieds jusqu’à ce que, après des hoquets de rire et des sanglots d’angoisse, elle rende le souffle. Il mime la scène sacrilège, imitant l’assassin dont les doigts grattent, titillent, caressent, griffent, exaspèrent le spasme. Mais bientôt, dans la quiétude de sa sécurité criminelle, le remords, sous forme d’un chatouillement semblable, le tord dans le même rire convulsif et la même horreur d’agonie que sa victime. Pour y échapper, il boit ; dans son ivresse, il incendie le lit, et, devant le portrait spectral de Colombine, repris de l’affreux et obsédant chatouillement, il se renverse en une dernière saccade d’épilepsie, foudroyé.

Telle quelle, sans musique, et traduite par des gestes inexperts, cette œuvrette frappa fort Stéphane Mallarmé. Il décerna à mon masque de plâtre, à mes attitudes, une émotion tragique et burlesque : je pourrais, certifia-t-il, risquer sous cet avatar d’intermittentes apparitions, et, pour le plaisir de quelques délicats, être « le monsieur en habit noir qui, à l’improviste, tire du fourreau ce glaive blanc. »

L’emprise exercée sur moi par cette révélation d’art, tint à ce que dégagent de troublant ces péripéties sans voix, ce rythme des émotions traduites dans un perpétuel silence : angoisse expressive d’êtres qui ne peuvent parler, qui, en se faisant comprendre, ne peuvent tout exprimer, et qu’une inlassable fatalité par cela même poursuit : de là, le pathétique de ce masque où se réfugie la puissance d’une âme convulsée ; de là, l’éloquence de ces mouvements qui, même dans la farce, empruntent au drame on ne sait quoi de saisissant, comme si l’on voyait s’agiter, inanes et véhéments, des somnambules en crise ou des morts ressuscites.

Ces vacances prestigieuses ne virent pas seulement Pierrot tuer sa femme ; elles le virent aussi, meurtrier d’un papillon et harcelé par une armée de papillons vengeurs, les apaiser, violon aux doigts, d’un Requiem expiatoire à l’honneur du disparu. Mallarmé admira ce Requiem d’être, selon les lois de la pantomime, silencieux ; si bien que, par une transposition des sens, on en pouvait voir les ondes sonores, tour à tour légères ou graves, caressantes ou funèbres, frémir comme en un miroir sur les traits de Pierrot.

Ce fut le début de nombreuses pantomimes. Notre public les accueillait avec ferveur ; un frisson courait dans les rangs, dès que Pierrot glissait sur les planches, blanc dans son ample sarreau, rien de noir que le serre-tête et la courbe des sourcils.

Ce succès, qui n’allait pas moins aux vers alertes des pièces imitées de Molière ou de bouffonneries italiennes, justifiait bien ce que devait me dire un jour Banville, qu’il n’est pour intelligent et vivace public que deux sortes de spectateurs : les poètes et le peuple. Mallarmé aussi le prétendait : Un de ses vœux, en ces causeries qui succédaient aux répétitions et où ses aperçus ingénieux résumaient tant d’idées, était que le poète, en des salles immenses, devant des foules attentives, prononçât les phrases lapidaires de l’enseignement esthétique, d’où tout découlait. Seul, le poète sachant, affirmait-il, révéler la beauté, source de vertu parfaite, aux masses.

A notre prière, il écrivait de délicats prologues : tel ce sonnet qui inaugura le théâtre de Valvins, après quelques coups d’archet raclés par notre jeune voisin :


Par un soir tout couleur de topaze et d’orange,
Leurs espoirs reflétés dans le riche tableau,
De gais comédiens, suivant le fil de l’eau,
Ont débarqué la joie au seuil de votre grange,

Aucun toit si grossier ne leur paraît étrange ;
Ils le peuvent changer vite en Eldorado,
Pour peu qu’au pli naïf qui tombe du rideau
La rampe tout en feu mêle l’or d’une frange.

Ainsi le doux concert qui cessa quand je vins
N’était pas, croyez-m’en, ô peuple de Valvins,
Le désespoir d’un veau pleurant hors de la salle.

Mais avec ses cinq doigts, par la gamme obéis,
La chanson que du creux d’un violon exhale
Un jeune homme de bien, natif de ces pays.


La venue d’un ami servait de prétexte à des triolets d’ouverture, que l’actrice venait, en pinçant sa jupe rouge à losanges, prononcer, sur une révérence ; tels :


Quiconque passe sur la berge.
Si l’on veut rire, c’est ici.
Mieux qu’un vin ; notre joie héberge
Quiconque passe sur la berge.

Sans payer nous tenons auberge.
Pour ceux de Chine et d’Héricy.
Quiconque passe sur la berge,
Si l’on veut vivre, c’est ici.


Ou encore :


Notre violon n’attend plus
Qu’un signe de Monsieur le maire.
Cet orchestre que j’énumère,
Notre violon, n’attend plus.
Déjà sur les prés chevelus
La lune verse sa chimère.
Notre violon n’attend plus
Qu’un signe de Monsieur le maire.


Septembre s’achevait : on plia les rideaux, les paravents la dernière affiche collée au pont se décollait sous la pluie. Dans une malle la souquenille de Pathelin, la casaque rayée de Scapin, le maillot rose de Léandre, l’épée de Ruy Blas, le violon du Requiem. Adieu, chandelles ! Les araignées joueront seules sur la scène. Et la poussière de velours pendant des mois tombera. Les lauriers sont coupés, les vendanges sont faites.


A en croire Stéphane Mallarmé, je devais demander des conseils au dernier des grands mimes, à Paul Legrand.

Ce roi des Pierrots sans royauté, vieilli, oublié, venait justement de surgir, tel un revenant, au cours d’une Revue des Variétés, le temps d’apparaître et de s’évanouir dans la coulisse. Il personnifiait mélancoliquement les Funambules expropriés, emportant dans un chariot, auquel il s’attelait, les derniers figurants de la foule : Cassandre et son catarrhe, Arlequin avec sa batte, Colombine en jupe pailletée.

Oserais-je aborder ce glorieux vétéran d’un art presqu’aboli ? Comment jugerait-il ma tentative ? Et daignerait-il m’enseigner sa langue mystérieuse, surtout ces signes conventionnels qui symbolisent, dans le raccourci et le zigzag d’un geste, tel sens concret, telle idée abstraite ? Car je n’échappais pas à cette difficulté. Exprimer une douleur, une ivresse, la gamme des sensations, figurer par l’imitation des objets ou des êtres, me demeurait relativement facile ; mais comment se conjuguaient les verbes de ce perpétuel présent qu’est la pantomime, et leurs nuances ? Comment s’exprimaient ces mots suprêmes : la mort, la vie, l’amour ?

Paul Legrand, d’une écriture enfantine et tremblée, avait consenti à un rendez-vous. Dans un petit appartement de la rue Saint-Lazare, au milieu des couronnes sèches où la gloire des grands succès se résolvait en cendre derrière leurs cadres vitrés, très correct, en redingote, le vieil acteur m’écouta.

Il avait un large visage, un nez proéminent, des yeux vifs, une voix gutturale et rauque, la voix d’un muet qui parlerait quelquefois. Un jeu perpétuel de rides plissait et déplissait sa face de vieux gamin du peuple. Beaucoup de malice et de bonté pétillait dans ce regard d’émerillon, encapuchonné de paupières en cloques.

Il parla du temps que la pantomime se survivait, traquée de théâtre en théâtre ; il évoqua des fantômes d’artistes et des ombres de pièces. A quoi me serviraient des leçons ? Il n’espérait pas de lendemain pour la pantomime. A peine subsistait-elle encore à Marseille, à Bordeaux ; Rouff, Hacks, Séverin, Mouret, se débattaient contre l’envahissement des ineptes chansons de café-concert, jouaient entre des jongleurs de music-hall et des divas retroussées pour le chahut ou la gigue. Il revenait, de façon intéressante, par bribes, sur Deburau fils, son ancien rival, et sur l’ancêtre, le grand Deburau, cher à Théophile Gautier et à Jules Janin. Il racontait des tournées ; et les misères et les joies du roman comique défilaient avec le charme d’un passé falot. Ce vieillard désabusé avait eu une belle foi : elle ennoblissait l’oubli dans lequel le public ingrat laissait traîner sa fin de vie digne et pauvre.

Il consentit à me voir jouer une scène en costume, se montra indulgent : pour un amateur, ce n’était pas trop mal ! Il rectifia des mouvements, indiqua quelques signes consacrés par le dictionnaire mimique et qui donnaient un aspect bouffe aux situations les plus tragiques. Ainsi l’idée de la mort se traduisait par l’expulsion d’un être avec un coup de pied au derrière, ou par le geste brusque dont on décharge une malle sur le pavé. Le macabre, le terrible, Paul Legrand ne le tolérait qu’accidentel, emporté vite par la fantaisie et le rêve. Et mon Pierrot satanique l’étonna. Il tenait pour le blanc gavroche dont il avait illustré, pendant tant d’années, le type sympathique.

Le costume aussi avait sa tradition ; le nombre des boutons, les plis de la casaque, le serre-tête blanc coiffé d’un serre-tête noir, en velours, et dont la pointe fait « cul de poule, » les souliers de daim à boucle d’acier ; le maquillage enfin, un art de se plâtrer avec du suif ou du blanc gras auquel adhère du blanc de zinc en poudre, plaqué à coups d’un tampon fait de mèches de lampe.

Nous nous quitâmes très bons amis. Il décrocha du mur un petit crayon encadré le représentant : Pierrot qui bée, sourcils relevés et bouche en o, à la vue d’un papillon. Avec une gentillesse touchante, il me força à l’emporter.


La vogue du monologue commençait, Coquelin Cadet n’avait qu’à se montrer pour voir la salle éclater de rire. Pourquoi le monomime n’aurait-il pas sa place ? De loin en loin, en des bénéfices obscurs de banlieue, Paul Legrand jouait un certain Rêve de Pierrot d’une naïveté d’image d’Epinal : « Endormi au coin du feu, après une lecture d’un journal, il passait par un cauchemar obsédé de faits-divers : tempête, naufrages, suicide, réveil rassurant. » N’avais-je pas, moi, mon Requiem du Papillon ? Et ce n’était pas tout. J’avais imaginé, en souvenir du feuilleton de Gautier, « Shakspeare aux funambules, » un monomime du Rétameur. Ce rétameur remplaçait le chaud d’habits classique. Son cri modulé exaspérait Pierrot, mimant le guet-apens, l’approche, la courte lutte, l’étranglement de l’homme et de son cri. Mais, prodige ! Le cadavre jeté à l’eau, disparu, le cri renaissait de lui-même, s’enflait, tonnait ; et Pierrot constatait que c’était lui, hanté, possédé, hagard, qui, délivré de son séculaire mutisme, proférait à jamais, avec une torsion de lèvre farouche, d’une voix éclatante et sinistre : Via le Rrétammeurr !

Je les jouai, ces petits drames, chez mon cousin A. H… lié avec le directeur du Gil-Blas. Le secrétaire de la rédaction, Guérin, qui avait déclaré, « enfantin » le manuscrit d’un conte de moi, jugea la pantomime plus intéressante : Ce pouvait être un lancement curieux, mais il fallait d’abord que je visse Banville, suzerain incontesté de ce fief d’art.

— S’il vous approuve, allez-y ! Sinon, faites-vous soldat ! dit rondement Guérin.

Banville me reçut dans la salle du journal, un entresol que ma tête touchait presque. Il se montra fort sceptique. La pantomime qu’il goûtait remontait plus haut encore qu’à celle de Paul Legrand, lorsque, fantasque, décousue et lyrique, elle obéissait au caprice des fées, transformait d’un coup de baguette les décors sommaires des Funambules, rebondissait de péripéties en cascades. Il glorifia la finesse de Deburau père, inimitable.

— Certes, je ne prétendais pas…

Mais Banville poursuivait avec fougue :

— Ainsi, dans Pierrot en Afrique, des jeux de scène, quand Deburau laisse tomber son fusil !…

Et, pour m’en donner une idée, Banville me marcha sur les pieds et me bouscula, en me faisant bien remarquer comme Deburau, en fantassin loustic, était agile !

Au fait, il se moquait de moi, fidèle à son rôle d’ironiste, et peut-être n’eut-il pas tort. Mais j’en ressentis un peu de peine, car je vénérais en lui le poète rare et le délicieux conteur en prose. Ses préférences allaient trop à la pantomime d’antan pour se complaire à autre chose : l’idée d’un Pierrot tragique choquait son sens de la mesure, et son respect des traditions, comme un manque de goût envers un type absolu, éternel.

— Si Pierrot est tragique, devait-il m’écrire plus tard, quel avantage a-t-il sur Thyeste ?

Il fut question pourtant, de manière vague, d’une représentation chez lui : elle n’eut jamais lieu, à cause des tapis dont Mme de Banville, avec un soin jaloux, entendait préserver l’intégrité, et que mon blanc eût pu salir.

Je me persuadai toutefois que quelqu’un, qui aurait les moyens d’argent et d’action, pourrait galvaniser cet art méconnu ; et je me sentais en ce cas l’interprète sincère et qualifié de cette résurrection. Je ne me trompais pas ; le vent allait souffler de ce côté. Mes timides essais, qui précédèrent ou accompagnèrent les arlequinades de Raoul de Najac, les tentatives de Jean Richepin, les dessins de Willette, Pierrot sceptique, pantomime si curieusement écrite d’Hennique et d’Huysmans, faisaient de moi le précurseur modeste du mouvement où allait refleurir, avec une grâce et une vigueur inespérées, la pantomime. Les grands succès de l’Enfant Prodigue avec Félicia Mallet, du Marchand d’Habits, adapté par Catulle Mendès et joué par Séverin, sans parler d’innombrables comédies et saynètes mimées, l’ont prouvé, quelques années plus tard.


Pierrot assassin de sa femme, gesticulant sa passion, dérouta, émut mes deux amis et spectateurs bénévoles, Fernand Beissier et J.-M. Mestrallet. Ce dernier se sentit dévoré d’émulation et, engagé dans la troupe de Valvins, se trouva, les vacances venues, un des chefs d’emploi, tour à tour don Carlos épique, avec des bottes cousues dans de la peau d’argenterie et un collier de marrons dorés ; ou grimaçant Scaramouche, ou encore gendarme phénoménal. Il avait le sens de la déformation comique à un degré rare. Son concours prêta, aux pantomimes que nous improvisions, une fantaisie exhilarante.

Cette saison fut extrêmement brillante ; l’Auberge du Soleil d’Or, La Farce de la Femme Muette et celle de Pathelin ravirent, de leur saveur matoise et vieillotte, le public. Mon frère fut un Louis XI épique, et moi un Gringoire maigre à souhait. Notre étoile, Mlle Geneviève Mallarmé scintillait des plus séduisants reflets : Loyse de Gringoire, Sylvia du Passant, et surtout Doña Sol. Serré dans un pourpoint et une trousse taillés dans le velours vert d’un fauteuil, gainé d’un maillot rosâtre de jeune Hercule forain, mon frère en Hernani rugissait :


Qui veut gagner ici mille carolus d’or !


A quoi Mallarmé répondit une fois tout bas, mélancolique :

— Mais toi et moi, moi et toi, mon pauvre Victor !

Chose curieuse : les auditeurs qui, d’un religieux silence, accueillaient la cruauté sadique de Pierrot ou le désespoir du vieux mari dans le Jean-Marie de Theuriet, crurent qu’Hernani était une farce. La grandiloquence des vers, l’exagération des sentiments, l’emphase de certaines scènes leur inspirèrent une gaieté irrésistible. Ils virent la comédie là où régnait le drame : l’éternel imbroglio, le vieux tuteur jaloux, Bartholo-Gomez, le jeune amoureux dégourdi, la jeune personne entraînée, comme il sied, vers la beauté et l’amour. La majesté de don Carlos, qu’ils semblaient prendre pour le roi de carreau, ajoutait à l’hilarité de cette bouffonnerie énorme.

Le succès fut à rebours de l’effet souhaité. Et parbleu, c’est de l’insuffisance des acteurs que ces bons paysans se moquaient ? Mais non, ils ne se moquaient point, ils s’amusaient fort, et trouvaient que nous dépensions un talent admirable pour les faire se tordre : l’ovation sincère de leurs bravos en témoigna. Un personnage des tableaux d’ancêtres resta même légendaire :


Cristobal prit la plume et donna le cheval.

On s’étouffa de rire longtemps, dans les villages voisins, de ce « Triste-balle » absurde, qui faisait volontairement un troc aussi peu rémunérateur.


Nous ne pouvions moins faire que de donner une seconde représentation, ne fût-ce que pour ramener nos hôtes au sentiment du sérieux. Cette fois, il y eut bagarre. Un trop plein de foule s’étant porté au théâtre, il fallut, sous peine d’asphyxie, fermer la porte. Ceux qu’on évinçait voulurent l’enfoncer. On les refoula en bas de l’escalier, hors de la grange dont on barra l’entrée : ils entonnèrent sous les fenêtres la Marseillaise. Certains même parlèrent de jeter des allumettes enflammées, qui eussent fait flamber les amas de paille et griller acteurs et public comme cochons de lait. Mallarmé menaça les braillards de quelques potées d’eau froide. Tout se calma, parce que les pires révolutions finissent. Mais la discorde, de ce jour, régna au village : des femmes s’invectivèrent, des hommes se menacèrent du poing, et notre prestige fut compromis.

À l’avenir, nous ne jouâmes que devant un public trié ; mais notre passion n’en fut pas moins vive ni nos répétitions moins amusantes.

Les soirs de représentation, je ne vivais pas. À dépouiller, l’heure venue, mes vêtements quotidiens, mon enveloppe banale ; à enfiler le maillot de Gringoire ou de Pathelin, à endosser la casaque de Pierrot, je ressentais un plaisir d’une acuité extrême, comme si, en changeant de peau, je changeais d’âme, comme si la baguette d’une fée m’eût transformé soudain en un être plus libre, plus beau, tout neuf.

Avec quel soin je faisais, sous le fard et les rides des crayons bleus ou bistre, sous le rose des joues ou le masque de plâtre, un visage autre que le mien, un visage que je ne reconnaissais plus moi-même et qui cependant m’appartenait. La perruque blonde du moyen âge, ou le crame chauve d’Orgon, ou le serre-tête de velours noir achevaient la transformation. De quelle attente peureuse et hardie attendais-je de frapper les trois coups et de paraître sur les planches, où la crainte, l’ivresse, l’effort nous composaient une âme dédoublée, complexe, intense ! De quelle lucidité singulière étais-je alors investi ! On parle du haschich pour élargir le sentiment de la personnalité ; mais le jeu théâtral me donnait au centuple cette volupté. À chaque seconde, l’action, les répliques m’emportaient comme dans un délicieux songe au galop, trop rapide, et que j’eusse voulu ralentir. Une singulière lucidité me montrait le moutonnement des têtes des spectateurs dans l’ombre, dardait par toutes mes fibres les courants magnétiques ; qu’exhalent l’attention, l’émotion de la foule, en même temps qu’attentif à mon rôle et à celui de mes partenaires, je les soufflais au besoin. Le travail littéraire lui-même, aux heures les plus pleines, les plus conscientes, ne devait pas me donner cet enivrement ; et si une vocation se reconnaît à l’amour qu’elle inspire, j’eusse dû faire, les circonstances aidant, un acteur raffolant de sa profession.

Cela eût-il duré ? Non. En ce métier, il faut exceller. Comédien de haute valeur et de valeur reconnue, pouvant imposer son tempérament : passe ! Sinon, on s’expose aux pires servitudes ; s’y montrer tout soi y est impossible, puisqu’on dépend de l’intonation, de l’attitude, de la barbe même et du maquillage qu’on vous inflige : il n’est pas d’abdication plus grande. Puis l’impossibilité de jouer ce que l’on aime, à moins de diriger un théâtre, d’être un Irving ou un Antoine ; et encore le goût public, souvent faussé, laisse-t-il le grand acteur entièrement libre ? Enfin les heurts et les froissements d’une vie factice, pleine de jalousies et de rivalités, d’une vie où se perd vite la conscience du réel, où la sincérité des sentiments s’altère à de perpétuelles simulations imaginaires, d’une vie qui fait de tant d’acteurs, de tant d’actrices, des marionnettes inconscientes, des automates sans conviction.

Mais ces dégoûts, que je n’eusse pu éviter dans la réalité, se transmuaient, sur notre petit théâtre, en joies franches : n’étions-nous pas nos maîtres ? ne réalisions-nous pas la plus exaltante des fantaisies ?…

Je me souviens d’une nuit si douce et si argentée dans le clair de la lune bleuâtre, que, la représentation finie, nous ne résistâmes pas à l’envie de nous embarquer dans une vieille barque radoubée et goudronnée, tels quels dans nos costumes de théâtre. Le délicieux départ pour la vie !

Dans la splendeur nocturne, les cheveux de Colombine poudrés à blanc, scintillaient, et son visage pâle se détachait au-dessus de la forme obscure de son corps ; à l’arrière du bateau, Arlequin et Scaramouche râlaient ; Pierrot étendu à l’avant regardait l’eau noire se fendre en plis soyeux et se déchirer sans bruit. Aux rames, pendaient des perles liquides qui retombaient en gouttelettes d’argent ; d’argent aussi était le sillage.

Nous ne parlions pas ; qu’eussions-nous dit ? La beauté de cette heure et la force confuse de nos espoirs nous oppressaient. Les arches du pont, se mirant en voûtes d’ébène dans le fleuve, formaient une suite d’anneaux parfaits ; le rideau des arbres de la forêt se doublait d’ombre dans le courant ; çà et là, près des berges, des lances de joncs pointaient, lumineuses, des feuilles de nénuphars semblaient des émaux d’or pâle. Le silence était divin, et nos cœurs battaient d’un ravissement dont l’intensité pour moi allait jusqu’à l’angoisse.

La barque enchantée descendait au fil de l’eau. Où allions-nous ? Reviendrions-nous jamais ? Etions-nous nous-mêmes ? A quelles rives d’Eden allions-nous aborder ?

Depuis m’est revenu souvent, au souvenir de cette prestigieuse soirée, le mélancolique couplet de Célio, dans les Caprices de Marianne.

« Malheur à celui qui se livre à une douce rêverie, sans savoir où sa chimère le mène, et s’il peut être payé de retour ! Mollement couché dans une barque, il s’éloigne peu à peu de la rive ; il aperçoit au loin des plaines enchantées, de vertes prairies, et le mirage léger de son Eldorado. Les flots l’entraînent en silence, et, quand la réalité le réveille, il est aussi loin du but où il aspire, que du rivage qu’il a quitté. Il ne peut plus, ni poursuivre sa route, ni revenir sur ses pas. »

Combien de fois n’avions-nous pas ramé ainsi en barque entre Thomery et le pont, le long du château de la Rivière où, d’après une légende, abondaient les vipères ; près de la berge des Plâtreries jusqu’au barrage de Samois ; jours de soleil brûlant que réverbère le grand poisson d’écailles du fleuve ; matins de brume ouatée qui éteignent tous les bruits ; crépuscules où la Seine n’est qu’un feu rouge et orange ! Aucune promenade n’égala celle-ci, qui dans notre souvenir demeura, toute parfumée de sève et de jeunesse, inoubliable…

L’automne venu, il fallut plier bagages. Le théâtre de Valvins avait jeté toute sa flamme ; il n’en allait plus rester bientôt que les cendres. La dernière représentation vit s’avancer Colombine près de la rampe et réciter ces triolets de Mallarmé :


Avec le soleil nous partons
Pour revenir au temps des roses.
Sans or, ô Gilles et Martons,
Avec le soleil nous partons.
Mais il reste dans nos cartons
De quoi charmer les jours moroses.
Avec le soleil nous partons
Pour revenir au temps des roses.

Hélas ! c’était la clôture. Le théâtre de Valvins ne rouvrit pas.

Nous aurons mon frère et moi, plus tard, d’autres tréteaux : à Samois où fut joué le Riquet à la Houppe de Banville ; à Vétheuil, qui vit les Caprices de Marianne ; à Marlotte, où les pièces de notre jeunesse revécurent. Ces jours-là, des spectateurs de marque remplaceront les obscurs villageois d’antan, et notre troupe figurera dans les grands magazines illustrés. Mais ce ne sera plus cela. Car rien ne fut comparable à cette aube radieuse qui illumina, dans la grange embaumée, les tréteaux de notre jeunesse en fleur : l’humble petit théâtre, sur la berge du fleuve.


II. — L’APPRENTISSAGE

Je ne me résignais pas à mon existence d’employé sans avenir. La littérature ne m’offrait aucun débouché, et je n’avais donné encore aucune preuve de mérite. Mais au théâtre, fascinant chaque soir de ses trente-six mille chandelles, de ses tremplins où la comédie et le drame se déroulaient en tirades sonores, tout espoir de réussir comme acteur, voire à l’occasion comme mine, m’était-il interdit ?

Il fallait que mon ambition fût bien forte, car j’osai écrire à Worms pour solliciter une audition. Je revois encore le célèbre sociétaire m’introduisant dans son cabinet de travail. Soigneusement rasé, élégant en une robe de chambre noire de coupe sévère, Worms ressemblait plutôt à un clergyman qu’à un comédien.

Après le récit du Cid qu’il eut la patience d’écouter, il constata que ma voix neutre, sans variations de tonalité, et mon jeu contraint, — je fus détestable ! — ne valaient rien pour la tragédie : le métier théâtral réservait trop de déboires pour qu’on pût y encourager ceux qui n’y témoignaient pas de dispositions exceptionnelles. Après cela, peut-être que dans la comédie… Je pouvais voir son camarade Delaunay…

Sensible à sa courtoisie, j’emportai cette seule certitude de savoir que je ressemblais, parait-il, à un acteur anglais qu’il avait connu.

J’abordai Delaunay, avec une vive curiosité de voir à la ville cet homme de cinquante ans passés qui jouait les blondins de Molière et le Fortunio de Musset avec un entrain juvénile. En l’honneur des Caprices de Marianne, où il excellait, je le régalai de la mélancolique tirade de Célio :

« Malheur à celui qui se livre à une douce rêverie, etc… »

Grisonnant, le visage couperosé, les yeux clairs et le sourire fin, Delaunay me laissa aller jusqu’au bout et redit à son tour la phrase en m’en faisant spirituellement l’application et en détachant chaque mot avec une délicatesse de nuances qui contenait le plus décourageant des exemples. Les objections de Worms furent les siennes. Mon nom, ajouta-t-il, qui m’ordonnait de réussir, compliquait les risques de cette profession où le mieux était d’être pris jeune, enfant de la balle, rompu par l’exercice et l’habitude. Ce qui me portait, remarqua-t-il spirituellement, vers le théâtre, c’étaient des goûts littéraires et non des aptitudes de métier. Le contraire eût été préférable. Il parla avec autorité des déchéances d’une vie qui n’a guère de milieu entre le très haut et le très bas, et sut me témoigner assez d’intérêt pour me consoler un peu de la ruine de mes espoirs.

« Et cependant, protestais-je au fond de moi en redescendant l’escalier, pourquoi, à force de travail, ne deviendrais-je pas quelqu’un ? » Il me semblait que sentir une pièce, comprendre un rôle, c’était pouvoir l’exprimer. Ne citait-on pas des acteurs qui avaient triomphé d’un physique ingrat, et dont les défauts de diction s’étaient imposés au public ?

Je n’acceptai pas sur l’heure que l’arrêt de ces deux maîtres fût définitif ; j’eus même l’enfantin désir de les faire changer d’opinion, un jour. Mais comment ? Le Conservatoire m’était fermé. J’avais vingt-deux ans, et tout à apprendre. Delaunay avait évoqué l’exode tâtonnant, les débuts de misère dans d’obscurs théâtres de banlieue : le bureau, avait-il affirmé, valait beaucoup mieux.

Une dernière tentative auprès de Silvain ne fut pas plus heureuse. Silvain avait été élève de La Flèche, « brution, » mon ancien : n’était-ce pas une excuse à le déranger dans son cottage d’Asnières ? Ayant ouï une tirade d’Emile Augier, il concéda que j’y mettais la ponctuation, et, cordial, me demanda si je ne voulais pas m’asseoir à sa table, — c’était l’heure du déjeuner, — pour me fermer, j’imagine, la bouche.

Ce serait mal connaître la puissance des rêves qui m’agitaient que de penser que je fus guéri de ma passion. J’oscillais, tenace, entre mon idéal de comédien polymorphe et de Pierrot aux lèvres closes. Que de fois j’ai erré autour de bouis-bouis hasardeux et de music-hall fétides, avec l’envie irrésistible d’entrer et de m’offrir. Passionné des foires, à la fois attiré et repoussé par leur cacophonie bruyante, leur grésillement de friture, leurs saltimbanques en maillot, que de fois j’ai songé à figurer sur des planches mal jointes, en une baraque de toile ! combien j’ai envié la roulotté errante, chariot de Thespis des humbles ! Je m’obstinais à ma chimère. Il est étrange que je me sois révélé plus tard romancier, et non dramaturge, avec un tel amour du théâtre. J’y suis resté fidèle toute ma vie et, après Valvins, nos tréteaux de campagne successifs attestèrent, pour moi bien plus que pour mon frère, la persistance d’un goût dominateur.


Mon début dans les lettres fut donc Pierrot assassin de sa femme, brochurette dont la première édition est aujourd’hui introuvable. Fernand Beissier en avait écrit la préface, et un bon hasard voulut qu’elle fût éditée par l’excellent Paul Schmidt, vieil imprimeur alsacien, rude et bonne figure d’ouvrier patron ; moustaches grises et calotte noire. Son minuscule cabinet de travail donnait sur l’atelier où les types en blouse piochaient dans la casse. Il aimait son métier, et tout ce qu’il publiait était très soigné : ses elzévirs avaient une grâce nette toute particulière.

C’est une grande fierté que devoir imprimer sa première œuvre : tout y est ivresse, le choix des caractères, du papier, la correction inhabile des épreuves « à la brosse. » Paul Schmidt m’apprit à faire les deleatur et me montra les signes conventionnels. Quelle bonne odeur d’encre grasse a le premier exemplaire, avec sa couverture vierge ; quelle émotion à plonger le coupe-papier dans ces pages encore humides ! Et puis, par-là, mon Pierrot irrévélé vivait, sinon en chair et en os, du moins en essence et pensée ; et, s’il n’avait pas le brillant habit colorié par Chéret, dans la pantomime d’Hennique et d’Huysmans, du moins pouvait-on le voir, l’imaginer, suivre geste à geste son long soliloque tragique. Sous une forme, sinon plastique, du moins graphique, s’incarnait le type conçu par moi : un Pierrot élégant dans le cynisme, railleur dans la cruauté, à la fois sadique et fantasque, fanfaron et lâche, délibérément pervers, se plaisant au mal pour sa beauté esthétique, artiste et néronien dans l’invention et la perpétration de ses crimes.

Cette plaquette, cela va de soi, resta presque inconnue : je l’envoyai cependant à quelques écrivains. Elle précisa, dès 1882, ce que j’espérais tirer de cet art moribond, à un moment, où, si quelques-uns l’espéraient, personne ne pensait qu’il put vraiment ressusciter.

Par bonheur, le démon noir qui jaillit de l’encrier ne me possède pas moins que son rival. Écrire… savoir écrire ! Et j’ébauche mon premier livre, en le plaçant sous l’invocation de celui à qui je dois tout ; ce sera Mon Père. Je l’écris, ce livre, avec les souvenirs de ma mère, les lettres, si simples et si belles, de notre père, les documents dus à la Biographie que le général Philibert consacra à la mémoire de ce grand compagnon d’armes, son ami. J’écris avec une intime émotion les dernières pages de ce livre un peu jeunet, malhabile et sincère, que l’imprimeur Paul Schmidt édita en un joli volume, avec, pour vignette, un semeur lançant le grain, et la devise, devise que je prends pour mienne et à laquelle je ne crois pas avoir jamais manqué : Labore, non astutia.

Mon premier article, je le dus à Jules Claretie, dans le Temps. Villiers de l’Isle-Adam, à qui j’avais adressé sans le connaître, à titre d’admirateur, Mon Père, me fit la surprise d’une belle page au Figaro. Son romantisme terminait par une audacieuse image : les lions rugissant dans l’ombre aux portes d’Alger ; autant dire les tigres de la jungle à l’octroi de Neuilly. Mon Père, grâce à ces deux parrains inespérés, fut remarqué, puisque, à ma joie vive, le bon Paul Schmidt m’annonça qu’il allait tirer une seconde édition.

Tandis que je rends à mon père cet hommage filial, en y associant dans ma pensée les dix-sept ans de mon frère, voici que, sur l’initiative de la commune de Fresne-en-Woëvre, dans la Meuse, stimulée par le commandant Rogier, une souscription s’est ouverte pour l’érection d’une statue dans ce village, proche de Manheulles où naquit notre père.

Nous pouvions craindre que le nom du héros de Sedan demeurât oublié : l’Empire avait sombré si bas ; tant de faits nouveaux, tant d’hommes, tant d’idées étaient sortis de terre ! Mais si le monde officiel, si la société républicaine, obéissant à d’autres directions, semblaient indifférents à cette haute figure du passé, chez les Arabes et dans l’armée on se souvenait. L’élan de la souscription en témoigna : le patriotisme des uns, la reconnaissance des autres assurèrent, des plus petites sommes aux plus généreuses, le général de Galliffet en tête, la réalisation du monument : un groupe du sculpteur Lefeuvre sur piédestal de l’architecte Lucien Leblanc.

En juin 1884, ma mère, mon frère et moi assistions à cette apothéose. Nous avions pris, de Paris à Etain, les secondes, — cette dépense en était une pour nous, — et l’on nous attendait, nous le vîmes, à la descente des premières.

Nous recevons, un peu perdus et dépaysés, l’affectueuse hospitalité du maire, M. Cahart ; depuis tant d’années, nous vivions éloignés du monde officiel ! Qu’était-il resté à notre mère de tous ceux qui entouraient son bonheur et qui respectaient, avec une délicatesse excessive, la solitude de son deuil ?

Dans cet entourage d’honneur, préfet, général, chefs arabes, sénateurs, députés, nous cherchons, pour nous gratifier d’un regard ami, les figures familières de l’ancien officier d’ordonnance, Révérony, de l’ancien aide de camp, Handerson. Eux seuls et un vieux chef arabe que notre père appréciait, et que les jeunes caïds de grande tente et de sang noble tiennent à l’écart pour sa roture, eux seuls nous unissent au passé que commémorent discours et fanfares, devant le groupe de bronze où notre père blessé, soutenu par un chasseur d’Afrique, se redresse, l’épée au poing, lançant la charge.

J’entends la voix sonore du général Février, les paroles émues de Révérony, la harangue éclatante de Paul Déroulède. Le 6e chasseurs, amené spontanément par son colonel, défila par quatre, et, ç hauteur de la statue, toutes les têtes se tournent vers elle, pour le salut du regard.

Impressions confuses d’une grande journée, à laquelle j’assiste, à la fois heureux, timide et ému, depuis la messe solennelle jusqu’au banquet suivi de toasts et d’un feu d’artifice. Je revois la figure spirituelle du colonel Lichtenstein, représentant le Président de la République ; l’affabilité sereine du sénateur Henry Didier, à qui notre mère devra, parce qu’il s’offre à réparer le long oubli du gouvernement et du pays, le seul secours honorable accordé à sa situation de veuve sans fortune : un très modeste bureau de tabac.

De retour à Paris, j’ajoute un chapitre à la réédition de Mon Père, pour fixer ce souvenir, et je ne pense plus qu’à ce que j’écrirai ensuite. Sans doute, ce petit livre est peu de chose ; mais j’ai découvert, à travers ce début imparfait, l’ivresse de traduire ma pensée au long du magique fil d’encre qui se dévide et qui tient au cerveau et à la rétine, fait voir, fait toucher, fait vivre les paysages et les êtres. En écrivant Mon Père, j’ai réalisé, fût-ce peu et mal, mon effort : c’est comme une initiation ; je me crois, je me sens, je me dis un écrivain. Et ce métier où j’entre et qui désormais sera le mien m’apparait déjà, m’apparaît encore, après trente-cinq ans, le plus noble, le plus beau, le plus fier qui soit.

Que de fois j’ai contemplé avec émotion le petit bout de bois emmanché d’une lancette fendue, le porte-plume qui me sert et, aussi, selon le vers de Mallarmé


… le vierge papier que sa blancheur défend.


Quoi, cela et quelques gouttes noires suffisent : Balzac dresse sa Comédie humaine, Victor Hugo sa forêt sonore et chantante, Pascal griffonne ses Pensées, La Rochefoucauld burine ses Maximes !

Et moi, ah ! moi, que je me sens peu de chose !… Qu’importe : à défaut de talent, j’ai la foi ! J’appartiens désormais à l’univers des fictions observées et vues, à ce singulier dédoublement de l’artiste qui crée avec du réel et de l’imaginaire, opère, par une alchimie d’indosables éléments, l’illusion plus ou moins parfaite dans l’âme du lecteur. Je serai, à certaines heures, le voyant éveillé d’un songe, et même lorsque je vivrai mes plus médiocres actes quotidiens, un travail inconscient ou mi-conscient persistera en moi. Ma vraie vie est là.


J’ai travaillé, j’ai écrit mon premier roman : Tous Quatre. Un premier roman : que de choses on veut y mettre ! On a tout à dire : les idées se pressent comme les moutons à la porte de la bergerie ! Ce gros bouquin, mal composé, écrit d’abondance, fut, je crois bien, le plus révélateur de mon tempérament. Aucun souci de plaire, de réussir ne l’a pomponné, lustré châtré. C’est plutôt bien le désir inverse, un besoin de s’affirmer en choquant les idées reçues, qui lui donne cette franchise d’accent, ce verbe brutal. Je n’ai pas lu pour rien Zola, que j’admire depuis l’Assommoir, bien que mes véritables maîtres d’esprit soient les Goncourt et Alphonse Daudet.

C’est toute mon enfance algérienne, mes années de bagne à La Flèche, mes ambitions de début que j’ai versées là, en vrac. Tous Quatre est pour moi ce que David Copperfield est à Dickens. Sous la part de fiction obligatoire, c’est ma sensibilité personnelle qui anime ces pages ; ce que j’ai vu, observé, senti, aimé, ce dont j’ai souffert, ce dont j’ai joui ; mes élans passionnés, mes déceptions, mon rêve de gloire, mes goûts, mes amitiés… Aucun de mes livres n’est autant moi. L’art y manque, mais la vie et son trop-plein s’y reflètent, malgré les défauts qui crèvent les yeux : le réalisme grossier qui faisait alors la mode, une fausse perversité qui était bien la marque d’un écrivain jeunet, la pléthore d’un cerveau qui a beaucoup emmagasiné, mais à qui manquent l’équilibre et l’ordre, tout étant jeté là, frémissant, vif et cru, sur le papier.

Sous la lampe d’huile et dans son rond de lumière douce, je pouvais, à travers les mystérieux petits hiéroglyphes de l’écriture, voir se lever d’innombrables images de tristesse, de beauté, de désirs, de regrets. Des êtres réels et fictifs, dédoublés ou recomposés, vivaient leur vie fantômale ; des événements s’enchaînaient selon la trame logique des effets ou des causes, brisée net par le caprice du hasard ou le coup de foudre de l’accident. Quelle volupté j’éprouvais à pénétrer dans la nuit de plus en plus silencieuse ; les rumeurs du quartier, les bruits de la maison s’étaient éteints depuis longtemps : les ténèbres de la ville m’enveloppaient de leur velours sombre ; la solitude me révélait son âme de mystère ; j’étais, dans mon cercle de clarté limpide, comme le gardien du phare dans un ciel sans limites. Je sentais peu à peu, avec la petite fièvre lucide du travail, s’alléger la pesanteur de mes membres, je n’étais plus que nerfs, pensée vibrante, esprit désincarné. Ce sont là les ivresses du premier livre : je vivrais mille ans sans les oublier…

J’ai le bonheur d’écrire, dans une revue à couverture jaune qu’un fonctionnaire du Ministère édite pour des familles et des abonnés de province, quelques lignes sur le Crépuscule des Dieux, d’Elémir Bourges, que m’a signalé Sainte-Croix. Et voilà le point de départ de ma plus fidèle amitié : trente-deux ans déjà ! Car Elémir Bourges prend la peine de venir me remercier, et son remerciement, où il s’ingénie à me faire plaisir, est royal : il procure à Tous Quatre un éditeur, le sien, Albert Savine, sous le prête-nom de Giraud. J’ai la rare, l’immense chance de me voir publié, et même payé : deux cent cinquante francs. Comme cet argent prit pour moi une autre couleur, une autre beauté que celui de mes appointements mensuels ! Car je l’avais vraiment gagné, avec un labeur noble ; je pouvais en être fier et je l’étais !

Ma gratitude envers Elémir Bourges se doublait de mon admiration pour lui. Le Crépuscule des Dieux, cette tragique histoire d’amour, de gloire et de sang, contée dans un style admirable de force et d’éclat, m’avait émerveillé. La personne de Bourges, son élégance morale, son érudition raffinée, le charme et la sûreté de son commerce furent pour moi le plus grand des bienfaits. J’avais soif de vénération, et rien ne devait ni ne pouvait décevoir le culte tendre que je vouais dès lors à cette âme héroïque. Je me rappelle les conseils qu’il me donna, après avoir lu ce gros manuscrit dont le réalisme cru devait l’offusquer : et si je n’ai su les suivre tous, du moins leur influence m’a-t-elle été salutaire.

Quelques écrivains trouvaient alors, au Ministère de l’Instruction publique, un havre de grâce, et tous assurément furent meilleurs fonctionnaires que moi : Jules Case, qui publiait de sincères et pénétrants romans de vie moderne, Antony Blondel, l’auteur de Camus d’Arras et du Bonheur d’aimer ; Maupassant, Paul Ginisty avaient touché barre aux bureaux de la rue de Grenelle ; le pur poète Léon Dierx y gagnait dignement sa vie.

Un bonheur m’arriva. Mes cartons, mes paperasses et moi déménageâmes au rez-de-chaussée, dans un recoin qui me donnait l’illusion du chez moi et me soustrayait à mes collègues maniaques. Camille de Sainte-Croix voisinait table à table. Que de causeries ! Des visites lui venaient : Alfred Vallette qui allait publier le Mercure de France, Félix Fénéon, son regard fin et sa barbiche yankee. Camille de Sainte-Croix avait écrit deux savoureux récits romanesques : La Mauvaise Aventure et plus tard Contempler. Il rêvait aussi de lancer un journal, il y parvint : ce ne devait pas être le dernier. Ce journal s’appela le Croquis, il était à plusieurs pages, et illustré. Sainte-Croix, batailleur, y publia une série à l’emporte-pièce intitulée : Nos Farceurs, très dure aux contemporains et à leurs succès.

En ce temps-là, les glaces des devantures me renvoient la silhouette funambulesque du romantique que je reste. Si j’ai coupé mes longs cheveux, trop voyants, je plagie la mise d’Elémir Bourges ; et des gilets de velours bouton d’or, gris-argent ou violet-évêque, agrafés dans le dos, me cuirassent somptueusement. Les boutons qui leur manquent ponctuent, au contraire, comme des grains de réglisse, mon veston à col droit, à la fois liturgique et séculier. L’effet discuté que je produis m’inspire, tout ensemble, de la confusion et de la vanité : se singulariser est, pour les jeunes gens, une telle ivresse !


III. — MES MAÎTRES

Entré dans le monde des Lettres au hasard des rencontres, j’y trouve des sympathies précieuses, entre autres celle d’Edouard Rod qui, par sa compréhension, son talent sobre et sa loyauté, m’inspira par la suite une amitié profonde. Il dirige alors avec Adrien Remâcle la Revue contemporaine et me publie une nouvelle, L’Abdication, d’un romantisme déconcertant après Tous Quatre et d’un sadisme puéril auquel je ne puis penser sans rire.

J’eus, à la Revue Contemporaine, une inoubliable vision de Paul Verlaine, avec son crâne bossue, sa face de satyre et ce regard où une candeur d’enfant se mêlait à une trouble lueur animale. Trapu, sourcilleux, drapé d’un mac-farlane usé, il tenait d’une main un large feutre et de l’autre un gourdin, vraie arme de vagabond des routes. Etait-ce bien là le doux poète, l’angélique pécheur, l’ex-ami de Raimbaud, le paria, l’homme qui, après Baudelaire, avait trouvé les vers les plus déchirants, les aveux d’âme les plus meurtris ?

Moréas, aussi, m’apparut une seule fois, au cours d’un déjeuner au quartier latin, dans une taverne grecque où nous bûmes du mastic et dégustâmes des petits morceaux de mouton grillé en brochette. Moréas, effilant d’un air supérieur ses longues moustaches, laisse tomber avec autorité sur toutes choses des mots définitifs.

Si différente qu’elle semble de ma manière, cette médiocre nouvelle, L’Abdication répond au goût d’aventure qui m’a fait écrire depuis, à la surprise de quelques-uns, trois grands romans d’action, La Princesse Noire, Le Spectre d’Or, La Cité des Fauves. J’ai toujours pensé qu’il serait tentant de relever de sa médiocrité le roman-feuilleton, en lui insufflant plus de vérité, en le faisant servir à des idées utiles, conformes à sa mission populaire. Mais il faudrait pour cela que l’écrivain pût jouir d’une liberté que les goûts actuels de la masse lui refusent. Ce genre de récits est plus méprisé que méprisable : Eugène Sue, Féval, Dumas père, Hugo même n’y excellaient-ils pas ? La variété des péripéties, les rebondissements de l’intérêt élargissent ces fictions jusqu’au drame multiforme, si bien qu’on a pu dire qu’un grand romancier d’aventures est le Shakspeare des pauvres.

Je joignis à L’Abdication une autre nouvelle qui donna son titre au volume : La Confession posthume. Un homme y raconte par quel enchaînement d’impulsions il tue sa femme, surprise en flagrant délit. Alphonse Daudet, plus tard, rappela que j’avais traité ce sujet avant que parût en France l’étonnante Sonate à Kreutzer, de Tolstoï. Et je n’en tire, certes, aucune vanité ridicule, les rencontres d’idées étant aussi fortuites qu’inévitables. Je ne cite ce mot de Daudet que pour rendre hommage au sentiment de justice et à la générosité qui l’animaient, tel que je le connus, à la fin de sa vie, miné par une maladie incurable et subissant des tortures sans nom avec un stoïcisme digne de tous les respects…

Trois grands noms m’éblouissent à cette époque, se font chair et verbe dans l’accueil de la poignée de main, la grâce du sourire et la bonté du regard. Je suis reçu le dimanche au Grenier de Goncourt et j’y vois Alphonse Daudet. Je vois aussi quotidiennement Léon Cladel ; car notre mère a loué une maison à Sèvres et nous y donne l’hospitalité. Les jardins de nos deux maisons se touchent.

Originale demeure de Cladel ! Le grand forgeron de lettres avec sa chevelure et sa barbe incultes, son nez d’aigle, ses perçants yeux fauves, rustique comme Jean-Jacques, et accompagné de ses vieux chiens Paf et Famine, avait une allure épique. Sous sa rudesse apparente, c’était le maître le plus bienveillant.

La villa de ma mère était à flanc de coteau, plantée dans le haut en verger, avec force prunes et abricots, et dans le bas en jardin : le tout dévalait en pente raide jusqu’à une terrasse sur la route, après laquelle venait une grande plaine, disparue aujourd’hui sous les bâtisses. Des fenêtres du premier étage, Paris au loin se dessinait sur la toile d’horizon du ciel, entre les deux larges portants de ce majestueux décor ; à droite, le petit château de Brimborion ; à gauche, le parc de Saint-Cloud.

Plus d’une fois, Léon Cladel nous y emmena promener, mon frère et moi ; il ne dédaignait pas de s’arrêter devant les ébats des joueurs de boules, discoboles modernes. Ses causeries étaient pleines de curieux souvenirs : il évoquait Baudelaire, Banville, Barbey d’Aurevilly, parlait de Rollinat, que j’eusse pu rencontrer chez lui, et de son étonnante musique impressive : il sautait de là à sa propre enfance, ses années de lutte, avec une verve ardente : il racontait son âpre labeur littéraire, ce mal éloquent du style qui le torturait.

D’autres fois, il conversait chez lui, assis l’hiver au coin de sa cheminée ; l’été, sur la terrasse de son jardin. Des poules venaient picorer entre ses jambes, une chèvre se haussait jusqu’aux branches pendantes ; et de gracieuses adolescentes et un fils robuste entouraient, comme une nichée heureuse, le grand écrivain et sa noble compagne.

C’est chez eux que je vis pour la première fois Catulle Mendès. Il était beau encore, d’un blond métallique ; sa grâce séduisante de lettré passionné, jointe à sa conversation vive, répondait bien à son œuvre d’alors, d’un déluré de soubrette libertine.

Mon frère avait pour amis deux des fils de l’illustre Berthelot, qui devinrent aussi les miens : Daniel et Philippe, le très grand savant et le remarquable diplomate. L’intelligence qui rayonnait de leurs visages, leur supériorité avaient quelque chose de particulièrement attachant. Dans le jeune groupe que formaient ces deux frères, le mien, Camille de Sainte-Croix, le poète Germain-Nouveau, Louis le Cardonnel, quelques autres, Philippe et Daniel Berthelot annonçaient déjà, dans toutes leurs façons d’être, la belle destinée qu’ils devaient remplir, par droit de naissance et de conquête.


La mort de Victor Hugo m’atterra : que le vieillard sublime, que le « Père, » que le Titan de l’Ile dût cesser d’être, ce sont choses que la raison subit, mais contre lesquels le sentiment se révolte. Seule, la disparition de Flaubert, cinq ans auparavant, m’avait presque autant bouleversé : il m’avait semblé alors que Mme Arnoux et Mme Bovary mouraient définitivement, que la reine de Saba s’en retournait en pleurant au désertique Bouvard et Pécuchet prenaient une retraite sans retour. Avec Hugo je sentais s’évanouir, malgré leur survie dans l’art immortel, Hernani, Ruy Blas, Didier, Triboulet, toutes ces figures d’opéra lyrique avec leur costume flamboyant. Un océan harmonieux et véhément, traversé d’écumes blanches et d’ailes d’oiseaux fous, zébré d’éclairs et de tonnerres, cesserait de faire entendre ses gémissements ou ses plaintes. L’univers me semblait vide d’une voix infinie. Volontiers eussé-je dit : « Le grand Pan n’est plus ! »

Ce que Flaubert, en des romans précis comme la vie ou évocateurs comme le songe, avait exprimé, la vérité des êtres et des choses, Hugo, lui, l’avait traduit en poésie large et fluide, en symboles magnifiques, en rythmes peints comme par Rembrandt et sculptés comme par Rodin.

L’admiration était et est restée chez moi très puissante : elle me soutient quand je doute de moi, c’est-à-dire presque tous les jours. Que de force j’ai emprunté aux maîtres de la pensée ! Hugo tenait dans mon culte une place à part : celle d’un Dieu ! Et voilà qu’il mourait comme un homme ! Pendant deux jours, je vécus dans l’idée fixe de cette fin, étonné que la nature ne prit pas le deuil, et de ne pas voir sur le visage de tous les passants le reflet de ma tristesse. De mon humble amour, j’assistai avec une dévotion affligée aux pompeuses obsèques que la France et Paris faisaient au plus grand des poètes. J’assistai dans les Champs-Elysées, au défilé des innombrables corporations ; je précédai le char funèbre au coin de la rue Soufflot et du boulevard Saint-Michel ; une angoisse exaltée m’envahit quand je le vis déboucher, dans sa lente majesté, au milieu d’une escorte de cuirassiers. Je crus que mon cœur, à cette minute, éclaterait.

L’inoubliable ruée du peuple ! Un aura mystique soufflait sur les rangs houleux d’hommes et de femmes. On eût dit Paris submergé par une invasion : toutes les castes se pressaient dans un même enthousiasme. Là où je ne voulus voir que la pitié française, tout se confondait : la joie d’une journée de repos et d’amusement pour les yeux. Ce fut un autre 14 juillet : on y but, on y fit ripaille. Qu’importe cette écume emportée dans un tel flux de vie souveraine ? On avait acclamé Victor Hugo ; et que beaucoup l’ignorassent, que pour ceux-ci il fût seulement l’ennemi de Napoléon III, pour ceux-là l’auteur des Misérables, et pour d’autres le sublime porteur de lyre, le dernier Orphée, l’essentiel était que cette foule immense eût communié, du plus haut au plus bas, par la raison, par le sentiment, par l’instinct même, dans cette gloire sans égale…

Il fallait au paroxysme de mes regrets un dérivatif. Le « Grenier » des Goncourt me l’offrit. Le grand survivant l’avait ouvert en février 1885. Les journaux avaient annoncé cet événement littéraire, en publiant, selon leur habitude d’inexactitude et de sans-gêne, les informations les moins contrôlées.

Edmond de Goncourt avait bien voulu, à propos de Tous Quatre, m’écrire une lettre bienveillante. J’avais lu et relu cent fois la fine écriture comme burinée. Aller sonner à la porte du petit hôtel de l’avenue Montmorency (je le connaissais bien, pour avoir rôdé dévotieusement autour), quelle tentation ! Mais une pudeur, la honte de mon insuffisance me retenaient. Je dus au comte Primoli, rencontré chez Elémir Bourges, la joie craintive de cette visite où il se fit mon introducteur. Je devais par la suite lui savoir gré de deux autres présentations, aussi intéressantes pour mes souvenirs de famille que pour ma curiosité de romancier : l’une chez l’impératrice Eugénie, au Cap Martin, l’autre rue de Berri, chez la princesse Mathilde.

Me voici donc dans le Grenier, myope, balbutiant, craignant de mal entendre et de répliquer de travers. Edmond de Goncourt répondit, dès la première minute, à ce que j’imaginais de lui. Il avait la haute mine d’un Maréchal des Lettres (et je crois bien avoir été le premier à le qualifier ainsi) avec sa chevelure blanche ondée, sa moustache et sa mouche blanches, son beau nez droit, sa figure large et pâle, ses splendides yeux noirs à pupille dilatée.

Ni le portrait du Nittis, ni même le si beau tableau de Carrière ne m’en ont donné depuis l’idée absolument exacte : c’est à l’eau-forte de Braquemont que mon souvenir se réfère le plus volontiers, et aussi à une photographie de Paul Nadar, où le Goncourt des derniers mois, assis, vous regarde, de quel intense regard !

Sa haute grâce un peu distante me le fit aimer du premier contact. Qu’ils l’ont mal connu, ceux qui l’ont dit dédaigneux et acerbe ! Qu’ils ont peu compris sa sensibilité souffrante et son légitime orgueil d’isolé, de méconnu, d’écrivain journellement attaqué et calomnié !

Y avait-il d’autres visiteurs que le comte Primoli et moi ? Je ne sais pas ! Etait-ce même un dimanche, jour de Grenier ? Je ne sais pas. Je n’aurais pu voir personne d’autre qu’Edmond de Goncourt. Enfin, me disais-je, en voici « Un. » Un des grands, un de ceux que j’admirais dans l’ombre, un de ceux qui avaient enchanté ma jeunesse en m’enfonçant leurs visions dans l’âme commodes flèches de lumière. N’avoir pu approcher d’Hugo, avoir ignoré ce tumultueux et gigantesque Balzac, n’avoir pu contempler Gautier ni entendre la voix retentissante, le « gueuloir » de ce Flaubert que j’aimais d’une tendresse passionnée parce qu’il avait créé Frédéric et Mme Arnoux ! Au moins, à défaut de ces ombres glorieuses, leur pair, leur successeur ou leur émule se dressait là devant moi, en pied, dans son altière vieillesse.

— Oui, me répétais-je, en voici Un !

Cette nuit-là, j’eus la fièvre : constamment devant moi surgissait ce visage attentif aux yeux scruteurs ; j’entendais les paroles de bienvenue, l’invite à revenir. Avec la foi, le respect, la dulie que l’on portait autrefois aux maîtres des Lettres, que nos anciens se témoignèrent entre eux, je me disais, en proie au sourd bonheur du néophyte qui se consacre : « J’ai un Maître ! »

Ainsi encouragé, j’osai revenir : cette fois, je crois, bien avec Elémir Bourges et Robert de Bonnières qui l’accompagnait. Encore me fallut-il du courage : j’avais peur de déplaire, et de ma timidité ombrageuse ; elle me causait en présence de ceux que j’admirais, la plus cuisante contrainte. Il me semblait tomber dans des gouffres de silence et de solitude. Je m’imaginais que je n’oserais jamais me lever, prendre congé et gagner la porte. Cependant la discrétion m’engageait à ne pas m’imposer trop longtemps. Et cela me rendait très heureux et très malheureux à la fois.

u’était-ce quand Alphonse Daudet arrivait de son pas vacillant, appuyé sur sa canne à bout de caoutchouc, vêtu à l’artiste, — ainsi m’en faisais-je l’idée, — dans un veston velours taupe, cravaté à la Lavallière ! Penchant, aussitôt affalé sur le divan près de la cheminée, sa délicate tête de Christ grisonnant et émacié, il avait toujours un instant de lassitude accablée. Cher visage douloureux : la souffrance y passait en plis frémissants, une infinie tristesse montait, dans ses yeux d’encre, noire, si noire ! Mais cet affaissement durait peu ; une flamme l’animait bientôt, et vive, et agile, sa pensée bruissait comme une abeille.

Plus que Goncourt, malgré l’intérêt qu’il voulut bien me témoigner, il m’inquiéta, m’effraya même. Les railleurs m’ont toujours mis mal à l’aise. Et n’avait-il pas une réputation de malice terrible ? Quand il ajustait son monocle, ce regard sous la vitre semblait vous percer à fond. Je répondais avec une froideur maladroite, dont je me faisais reproche à moi-même et grief à nous deux. Il me fallut du temps pour briser cet influx nerveux. Daudet détestait les silencieux, et je sentais que mon silence devait me nuire dans son esprit…

Mais par la suite !… Je n’oublierai jamais cette pénétration, cette indulgence affectueuse : sinon rassuré, en tout cas moins sur le qui-vive, je pus aimer sans réserves cet esprit si riche de vie, d’images, d’idées et d’observation. Entendre parler Daudet était un délice. Inimitable conteur, il faisait vivre, comme un magicien de sa baguette, tout ce qu’il touchait. L’expérience des hommes qui aurait pu l’écœurer, la féroce douleur physique qui aurait pu l’aigrir, avaient au contraire développé en lui la bonté, la bonté qui s’allie à la clairvoyance et qui sourit de tout ; cette bonté qui faisait de lui le donateur discret de plus d’un ingrat, et laissait approcher de son fauteuil de misère tous les quémandeurs. Car Daudet savait dire ce qui console, et ce n’est pas en vain qu’il se plaisait à répéter : « J’aurais pu me faire marchand de bonheur. » Que vendait-il donc ? Les illusions, l’espoir, tout ce qui n’a pas de prix, et qu’il répandait en paroles d’or.


Quand je repense à mon existence d’alors, elle se déroule bien terne et désenchantée. Ainsi, c’était à ce vague et morne au jour le jour qu’aboutissaient les rêves exaltés de mon enfance et les immenses désirs de mon adolescence ! Les triomphantes amours, les conquêtes de la fortune et de l’ambition, c’était cela ? Rien que cela !

Combien pesaient alors sur moi les soucis de la pauvreté, la charge d’une famille, l’inquiétude du lendemain qu’allégeait autant qu’elle le pouvait la sollicitude de ma mère ! Si encore j’avais su me créer, à côté, une carrière d’avenir ; mais laquelle, puisque je n’étais bon à rien qu’à mettre du noir sur du blanc ? Dans mon ignorance de la réalité, les professions ne me représentaient que leurs difficultés, et aucune ne m’eût séduit. Ce pis-aller, la copie machinale du bureau, était encore ce qui me convenait le mieux.

Et c’est là qu’Edmond de Goncourt me donna une grande preuve d’amitié. Il me questionna sur mon existence et quand il en sut les conditions précaires, il déclara à Alphonse Daudet qu’il fallait « faire quelque chose » pour moi. Cela se traduisit par l’assurance donnée par Daudet à l’éditeur Georges Decaux que j’aurais un jour du talent. Georges Decaux était un novateur, un des esprits les plus actifs de la Librairie. Il eut foi en cette caution et consentit généreusement à me garantir des mensualités modestes, mais suffisantes avec le peu que je gagnais au bureau, pour assurer mon sort. En ce temps-là, en dehors des gros tirages de Zola et de Daudet, la littérature ne rapportait que faiblement. Edmond de Goncourt et Alphonse Daudet en me procurant, par le bon vouloir de Georges Decaux, la possibilité de travailler sans trop de tourment, me gratifièrent d’un bienfait dont je leur resterai toujours reconnaissant.

Mes seuls plaisirs étaient mes visites du dimanche au Grenier d’Auteuil, — encore les espaçais-je par timidité et discrétion, — ou de loin en loin une invitation chez Daudet. Je ne puis me rappeler tous ceux que je rencontrai alors chez Edmond de Goncourt : ceux que je revois le mieux sont Octave Mirbeau, Léon Hennique, Paul Hervieu, Gustave Geffroy, Lucien Descaves, J.-H. Rosny aîné, J.-H. Rosny jeune. Je n’y rencontrai Zola qu’une fois ; préoccupé et contraint, il tracassait, d’un tic familier, les tirants de ses bottines en racontant une histoire de scatologie rurale. Cette impression un peu déplaisante contribua à me rendre très injuste à son égard, à un moment où, m’étant repris de son influence, les crudités de ses romans m’offusquaient.

Avais-je renoncé à la pantomime ? Non, bien au contraire, car je voyais ce genre, dont j’avais été l’annonciateur, soudain sortir de sa léthargie. Mon idée, jadis prématurée, prenait corps et, d’autres l’utilisaient. Arlequin, Colombine, Pierrot, Polichinelle allaient triompher dans les salons, les ateliers et au théâtre.

Jusqu’à présent, le soutien de la musique avait manquer à Pierrot assassin de sa femme. La musique est indispensable à la pantomime : outre qu’elle s’y marie excellemment, elle en nuance les émotions, elle en souligne l’expression, elle lui crée une atmosphère mystérieuse et plastique. D’une note, d’une phrase, elle sculpte, elle dessine : la musique est à la pantomime un vêtement collant et fluide, qui se reflète même sur le décor et atteint, par des prolongements invisibles, les plus ténus états d’âme du spectateur auditeur. J’eus la rare bonne fortune de trouver dans le compositeur Paul Vidal le plus compréhensif des collaborateurs, en même temps qu’un musicien du plus grand talent. La partition qu’il écrivit pour Pierrot assassin de sa femme est un bijou de précision rythmique et de sensitivité nerveuse : tout y est, le rêve, le bouffon, le saccadé, le tragique, le funèbre. Je revois nos répétitions, dans son cinquième de la rue des Martyrs. Il fallait secouer sa paresse ensommeillée, car il se couchait tard, et le faire lever. Enfin habillé, geste à geste et note à note, au piano, il cherchait, je mimais ; nous tâtonnions jusqu’à ce que la phrase musicale collât à la peau du rôle.

Le salon d’Alphonse Daudet eut la primeur de Pierrot assassin de sa femme sous cette forme définitive ; le peintre Montégut avait peint un décor. Cette soirée, en février 1887, eut un succès qu’Edmond de Goncourt, assistant à une répétition, prévit dans son Journal. De chez Daudet, notre petit drame se promène chez le peintre Carnier, chez Paul Eudel, chez Roger Ballu. Une page de l’Illustration a fixé ces visages successifs du Pierrot narquois, fourbe, cruel, ivrogne et meurtrier que j’incarnais avec une joie d’art intense et obsédée, si convaincu que, pour agrandir mon front sous le serre-tête, je me faisais échancrer au rasoir les cheveux sur le front et les tempes ; ce qui rendait fort laide la repousse et intriguait à bon droit ceux qui ne savaient pas la cause de cette défiguration.


Un voyage en Algérie interrompit ces exploits. Mon frère s’était engagé aux spahis, ma mère et moi allions le revoir dans le pays où le nom de notre père vivait encore, ce pays où tenait toute mon enfance et dont le mirage me poursuivait d’un regret depuis que, en 1871, je l’avais quitté pour le Prytanée de La Flèche.

Après la statue de Presnes-en-Woëvre, élevée au Meusien, une statue à Kouba, où notre père avait vécu enfant et étudié à l’école, allait commémorer l’Africain colonisateur, le soldat du désert. Les mêmes artistes coopérèrent à cette statue : Mme Albert Lefeuvre et Lucien Leblanc. Elle était plus simple, mais aussi expressive : notre père s’y dressait seul sur le socle. La chute du voile fut émouvante : je vis des officiers pleurer. Des chasseurs d’Afrique, du 1er régiment, celui que notre père avait commandé comme colonel, formaient un des côtés du carré sur leurs petits chevaux blancs et gris. J’entends le « Garde à vous » trompette dans l’air clair, avant les discours de notre parent et ami M. Tirman, Gouverneur de l’Algérie. Je ressens, immobile derrière notre mère, un étouffement dans la nombreuse assistance d’honneur tassée sur ce petit espace, et l’appui que m’offraient, contre la poussée, les robustes épaules de ces vieux amis du passé, dans leurs nobles vêtements arabes, parfumés d’ambre et de tabac blond, Si Slimen ben Siam et son beau-fils Mohammed ben Siam. Au banquet qui suivit, Jean Aicard récita des vers.

Il me sembla que, malgré cet incurable sentiment de timidité et de gaucherie qui me dépaysait, aussitôt sorti de ma vie intérieure, je participais mieux à cette cérémonie qu’à celle de Fresnes. En effet, ce pays, où mon père avait laissé un nom légendaire, était celui de mon enfance : les visages, les arbres et jusqu’à la couleur de la mer et du ciel, tout m’y était familier.

Que de souvenirs ressuscités pour moi, dans ce décor merveilleux ! Je ne pus revoir sans émotion le champ de manœuvres et sa terre rouge, la plage de Mustapha, la Pointe-Pescade où le flot bat les roches semblables à d’énormes éponges pétrifiées, le jardin d’Essai avec ses allées de bambous et de dattiers enlacés de roses, avec le cri aigre des paons, et le petit café maure toujours somnolent sous un vieil arbre. Je retrouvais à la poussière le même goût d’épices et d’aromales ; aujourd’hui comme alors, on voyait aux portes d’Alger des Arabes accroupis devant des petits tas d’oranges et, dans les rues marchandes, l’odeur de l’absinthe se mêlait à celle des cuirs et des tapis. Je visitai la Kasbah, ses ruelles moucharabiées, ses culs-de-sac, ses recoins voûtés, ses escaliers en dédale. Chose singulière, je ne pouvais dire de cette Algérie tant aimée, comme le Perdican de ce Musset que j’aimais tant : « J’avais laissé ici des océans et des forêts, je retrouve un brin d’herbe et une goutte d’eau. » Rien n’avait changé de ma vision d’enfant : elle demeurait adéquate au réel.

Rentrer en France, dans ma morne existence, après ce flamboiement de lumière me déchira. Nul paradis n’était plus selon mon cœur que ce sol aphrodisiaque où l’âme et les sens s’exaltent à la splendeur de vivre dans un perpétuel printemps ou un torride été. Mais le joug que je m’étais imposé et que la nécessité bouclait sur moi, me tirait, par-delà la mer, vers ma geôle. Il fallut quitter le royaume d’Eden et retourner à mon double labeur de scribe et d’écrivain.

À cette époque remonte mon entrée à la Revue des Deux Mondes, sous les auspices du général de Galliffet, avec qui nous étions restés en relations espacées. Encore dans sa verdeur d’héroïque cavalier, Parisien très répandu, il me témoigna de l’intérêt :

— Je ne puis, déclara-t-il, vous présenter chez M. et Mme Buloz comme littérateur : vous n’êtes pas encore assez connu. Mais les valseurs manquent cet hiver dans leur salon, je vous amènerai comme valseur !

J’eus beau objecter que je ne dansais pas, que j’avais ce sport en horreur, qu’il valait mieux attendre que j’eusse acquis un peu plus de notoriété, Galliffet n’en voulut pas démordre. « Le tout, affirma-t-il, était d’entrer dans la place ; une fois là, je me débrouillerais ! » Et le lendemain, il vint me prendre, carillonna à toutes les portes sans que je l’entendisse, cassa des sonnettes, fit un vacarme de tous les diables et repartit en coup de vent. Quand, informé par le concierge, je me précipitai, morfondu et désolé, rue de l’Université, le général, sans même entendre d’explications, me poussa dans le salon au feu des lustres, comme un conscrit, et me désignant à la maîtresse de maison, de sa plus belle voix de commandement :

— Madame, je vous présente monsieur Paul Margueritte, un danseur !

Je m’anéantis dans un plongeon de confusion, confusion qui s’accrut quand Galliffet, quelques minutes après, me colloqua à Albert Delpit.

— Ce garçon-là veut faire de la littérature ; Delpit, donnez-lui des conseils !

Mon visage trahit-il un involontaire désarroi ? Delpit s’écria, plaintif :

— Oh non ! non ! je vois bien qu’il n’a pas confiance en moi !

Il eut pourtant la galanterie de m’inviter une fois ou deux à déjeuner ; j’eus le plaisir d’y connaître Marcel Prévost, déjà remarqué pour son roman Le Scorpion ; et j’entendis avec admiration Heredia réciter les sonnets d’Antoine et de Cléopâtre. Delpit, à la fin, sauta au cou du poète et, les larmes aux yeux, s’écria :

— N… de D… ! que c’est beau, les beaux vers !

Quant à la Revue des Deux Mondes, qui devait me faire l’honneur d’une longue hospitalité, je n’y entrai que sensiblement plus tard, comme romancier cette fois : et Mme Buloz voulut bien ne pas me tenir rigueur d’avoir, sous la contrainte du général de Galliffet, surpris sa religion. Danseur, plût à Dieu ! Que de places brillantes eussé-je obtenues, si Beaumarchais a dit vrai ! Danseur !… Je me suis souvent répété ce mot avec une plaisante amertume : mais quoi, l’intention de Galliffet avait été excellente, et sa protection chevaleresque devait, en d’autres occasions, se montrer plus appropriée et plus efficace.


J’allais m’éloigner du chef du naturalisme, chef sans élèves, car Maupassant, Léon Hennique, Henry Céard, Joris-Karl, Huysmans, attestaient des talents trop différents pour être considérés autrement que comme des disciples d’affection et non, d’école. Emile Zola publiait alors La Terre, roman épique, d’une crudité flamande, où les incongruités sonores du paysan Jésus-Christ faisaient scandale. Sans avoir, comme on devait me le faire judicieusement remarquer, le droit d’être prude, je ressentais un sincère éloignement pour cet art ; et c’est pourquoi je pris part au manifeste des Cinq que publia le Figaro et que signèrent Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Gustave Guiches et moi.

J’en avais eu, pour en avoir ouï la lecture, une impression hâtive ; si j’avais eu le temps de réfléchir, peut-être eussé-je demandé à ce qu’on discutât certains termes de l’article, trop direct, trop violent, pas assez respectueux de l’immense effort d’un homme qui remplissait alors le monde de son nom et de ses livres, dont chacun était une bataille d’idées, et joignait au succès d’argent une victoire littéraire… Pressé par les circonstances, j’adhérai sans calculer la portée de mon acte. J’en eus conscience le lendemain, en lisant l’article, — car ce qui est écrit a un autre caractère que ce qu’on entend, — et en jugeant de l’effet produit. Il fut comparable à l’explosion d’une poudrière. Tous les journaux, et de tous les partis, tombèrent avec raison sur nous, nous reprochant une défection blâmable, si nous étions les élèves de Zola, ridicule si, comme il l’affirma dans sa réponse, il nous ignorait. D’autre part, on se réjouissait de ce « lâchage » du naturalisme comme d’un signe de réaction propice et de dégoût tardif, mais justifié. « Quand le bateau sombre, écrivit avec une méchanceté drôle un journaliste, les rats déménagent ! »

Léon Cladel ne me cacha pas qu’il désapprouvait les allusions blessantes et le tour général du manifeste ; Daudet et Goncourt, qu’on suspectait à tort de complicité, et qui n’avaient rien su d’un secret bien gardé, jugèrent, le journal de Goncourt en fait foi, notre article « mal fait, et s’attaquant trop outrageusement à la personne physique de l’auteur. »

Si, dans l’ardeur de ma foi littéraire et l’enivrement d’une lutte où nous étions justement éreintés, je ne perçus pas d’abord combien s’était engagée imprudemment ma responsabilité morale d’écrivain, je dois dire que j’ai, chaque jour davantage, — car je ne parle ici que pour moi, — regretté profondément une attaque qu’aujourd’hui je déclare à nouveau coupable et fâcheuse. Ma conscience en a porté longtemps le remords ; je n’ai pu m’en décharger auprès d’Emile Zola que des années plus tard, lorsque, dans La Débâcle, il dépeignit les charges héroïques de notre père. Je lui écrivis alors, avec mes remerciements, des excuses auxquelles il répondit avec une mâle simplicité qui l’honore grandement,

u lendemain du manifeste des Cinq, je dînai chez Paul Bonnetain, que j’avais rencontré déjà, mais à qui je n’avais, je crois, jamais parlé. Et comme tout s’oublie, il ne fut bientôt plus question de notre méfait, quand les journaux de province, puis ceux de l’étranger eurent apporté les derniers échos de ce grand tapage. Emile Zola ne s’en porta pas plus mal, et l’eau coula sous les ponts.


Cependant je subissais une grande dépression. La lassitude de mon métier au Ministère atteignait son paroxysme. Ayant obtenu, par la bienveillance d’Henry Roujon, un congé d’un an pour soigner ma santé très menacée, j’allai passer l’hiver à Alger. Il me semblait que sur cette terre chaleureuse, fuyant les neiges, le gel, la boue noire et ma propre tristesse, je reprendrais force et courage comme Antée.

Cet hiver d’Alger… quel enivrement, après les sept années de geôle administrative, geôle douce, mais geôle tout de même ! Quelle volupté de sentir couler en moi la flamme du soleil comme un vin généreux, quel plaisir à retrouver mes plus belles sensations d’enfance !

Sans doute allai-je, en pieux pèlerinage, revoir la maison blanche et le jardin paradisiaque de mes rêves de petit garçon ? Sans doute revis-je avec attendrissement l’arbre aux nèfles, le pavillon du grand-père, la noria craquelante ? Eh bien ! non, une gêne m’en empêcha : la crainte d’y éprouver, sinon une désillusion, du moins un regret trop vif. C’était le passé : quelque chose de radieux et d’évanoui. Je visitai du moins, sur la colline rouge, le cimetière où notre père reposait, sous un humble monument : et je compris mieux, devant les cyprès grandis et la pierre usée, quel espace d’années, quelles transformations de la vie me séparaient du jour où, garçonnet en deuil, j’avais suivi son cercueil.

J’occupais deux minuscules chambres meublées dans une maison mi-bourgeoise, mi-ouvrière, à l’Agha. Des balcons de bois couraient le long de la cour intérieure, les linges pauvres y séchaient, des chattes en folie s’y livraient des combats de clowns ; et les jours de pluie une terrible odeur de vidange s’élevait des tuyaux engorgés. N’importe, là et dans un petit cabaret d’étudiants où je prenais mes repas, je savourais toute ma liberté. Vivre, lire, penser à ma guise, quelle délivrance !

D’un café mauve voisin, le caouëdji, d’une langueur pâle et un œillet à l’oreille, m’apportait de minuscules tasses en forme d’œuf remplies d’un café clair à la surface et boueux dans le fond. Tout l’arôme algérien tenait dans cette eau noire et filtrait des vêtements du Maure fumant son éternelle cigarette. Rien qu’en fermant les yeux, j’imagine respirer encore l’odeur des grandes claies où, à même la rue, le tabac doré sèche, et la senteur du café torréfié, au seuil des échoppes de Mzabites, avec une fragrance d’épices, d’orange, de musc : et encore les parfums musqués des faux poivriers et le relent acre de la poussière blanche des routes.

Ce sont aussi des galopades à cheval avec mon confrère Jules Hoche, l’auteur du Vice sentimental, au long des sables de la mer ou vers les rochers de la Pointe-Pescade. Dans l’écurie du mercanti qui nous louait ces chevaux, aux barreaux d’une cage pour oiseau, un ouistiti grimaçait ; sa tête n’était guère plus grosse qu’une petite mandarine, son corps eût tenu dans ma poche. Rien de troublant comme cette bestiole, qui tenait de l’hommunculus de Faust : je n’ai jamais oublié ce regard méfiant, ce rictus aigre d’enfant épileptique, ces gestes où se démenait, en un raccourci d’instincts passionnés, la parodie de l’animalité humaine.

Je me rappelle, avec le curieux de la vie qu’était Jules Hoche, des explorations dans la Kasbah et son dédale de ruelles en coupe-gorge, à la recherche de quelque Fatma voilée ; la Kasbah, avec ses Ouled-Nail drapées d’oripeaux vifs, semblables, sous leurs pièces d’or en collier et en bandeau, à des idoles barbares ; la Kasbah avec ses Mauresques dont l’ombre, au seuil d’un caveau éclairé à ras par une bougie, se découpe fantastique sur le mur.

Je revois encore des Aïssaouas convulsionnaires multipliant leurs prosternements agenouillés, leurs balancements de bête, jusqu’à ce que, l’extase obtenue, ils puissent sans souffrir mâcher du verre, avaler des scorpions et se percer les bras avec des tiges de fer.

Je fis à Alger la connaissance de Jules Tellier, dont les proses cadencées, les vers âpres et doux devaient prendre une si funèbre beauté, dans le livre posthume, que la pieté de ses amis publia. Le poète Raymond de la Tailhède l’accompagnait. Jules Tellier portait, déjà, sous ses paupières creuses, le signe avertisseur. Ses conversations, ses idées se tournaient fréquemment vers la mort, qui lui inspira un de ses plus beaux poèmes, et à laquelle il comptait consacrer son prochain livre. Il parlait avec une éloquence prenante, et semblait hanté d’un songe intérieur. De retour à Paris, j’appris avec peine sa mort. Il s’était éteint obscurément, dans un hôpital à Toulon,


Ma mère n’habitait plus Sèvres, mais une petite maison du Bas-Samois, proche la Seine, à la lisière de la forêt de Fontainebleau. Je logeais avec les miens dans une auberge, au haut du village. Ce retour à la forêt qui avait été la complice de mes grands rêves d’adolescence, ce retour à la rivière où s’était mirée notre barque de comédiens-enfants, était pour moi quelque chose d’émouvant. Les forêts plus que la mer et la montagne, me fascinent ; je suis en communion immédiate avec leur mystère touffu, et leur sortilège puissant. Cette forêt, entre toutes, pour moi, était Fée. Que j’en suivisse les allées vertes ou les plaines de bruyères roses, que j’en foulasse les clairières ramifiées de fougères ou les tapis roux étoilés de girolles et de ces ceps vénéneux qui se décomposent comme le masque de Méduse dès qu’on les touche, elle m’envoûtait de son charme auguste et de son silence pesant, de ses oiseaux muets et de la lente fuite, au loin, d’une biche sous la feuillée.

La Forêt ! Moi aussi, elle me pénétrait de son philtre : je retrouvais en elle l’attrait puissant dont elle avait bercé ma jeunesse. Que de promenades au pas rythmé de mon cheval, que de galops de chasse dans les allées de sable ! N’était-ce pas vraiment la forêt enchantée ? Elle n’a point d’oiseaux, ni d’autre eau que quelques mares ; elle est faite de silence et de solitude. On peut y errer des heures à travers les clairières, les sous-bois roux, les landes de bruyères, les chaos, les déserts, les hautes futaies, sans rencontrer âme qui vive. Elle est variée, infinie, pleine de mystère. Je lui ai dû de grandes consolations…

Elle dressait devant moi, en fûts de cathédrale, ses chênes, ses hêtres robustes, comme une leçon de force et de sérénité. Elle compatissait de son calme reposant à mes angoisses intimes. Elle s’accordait avec le cœur sauvage que fait parfois, au plus civilisé, la vie mal faite. Mon brave Irlandais Red, infatigable, était alors plus qu’une bête docile : un camarade, un ami. Tantôt nous suivions le large miroir de la Seine, au bas-Samois ; tantôt nous escaladions le dédale des rochers Cassepot. Les écriteaux d’allées et de carrefours évoquaient des noms d’oiseaux, de bêtes à plumes ou à poil, des termes de vénerie, des souvenirs mythologiques : route de la Girolle, route des Nymphes, carrefour de l’Arquebuse. Le sabot de mon cheval faisait fuir dans l’herbe une vipère, et j’apercevais, de loin en loin, des biches. Quand je m’étais bien perdu au cœur de la Forêt, sa magie m’enveloppait ; je ne souhaitais plus sortir de son cercle ensorcelant. Fidèle à mon moi d’enfant et d’adolescent, je retrouvais l’ivresse panthéiste où avait flotté ma chimère, dans le jardin féerique de Mustapha, et plus tard sur la berge du petit théâtre de Valvins.

Mon imagination tisse toujours de grands rêves ; mais à vivre j’ai appris qu’ils sont irréalisables ; ils alimentent mon labeur assidu et mon existence neutre. Comme autrefois, je fuis le monde. Lire, méditer est toujours ma prédilection. On ne me voit pas dans les salons, et ce m’est un tel malaise de pénétrer dans une antichambre de journal que j’ai toujours envoyé mes articles par la poste. Nul n’a moins cherché les rapports utiles. Tout visage étranger m’inquiète : sentira-t-on, pensera-t-on comme moi ? Je me le demande chaque fois, comme Henri Beyle. Peu d’écrivains, par la logique de leur caractère ; et le jeu des circonstances, se sont trouvés réaliser autant que moi le vœu que formait Michelet à vingt ans : « Une certaine notoriété du nom avec une complète obscurité de la personne. » Orgueil ? Modestie ? Les deux.


PAUL MARGUERITTE.