Le Prisme (Sully Prudhomme)/Dédicace
A ALFRED RUFFIN
toi, mon cher ami, que la Muse m’a
donné pour premier émule au lycée, où
déjà nous la courtisions jusque dans nos
devoirs, sous la discipline libérale de
M. Deltour ; à toi, poète excellent, si ambitieux pour
notre art que tes vers ne te semblent jamais assez dignes
du jour, je dédie, non sans timidité, ce livre comme au
plus incorruptible des juges.
J’y ai rapproché des poésies qui diffèrent de date et d’accent. Les unes, fort anciennes (les sujets traités en font foi), sont demeurées longtemps à l’état d’ébauches, mais je m’étais toujours promis de les achever ; les antres, plus récentes, ne sont pas toutes inédites. Ces diverses poésies réunies forment un recueil où tu reconnaitras l’empreinte des sentiments et des pensées que la vie a fait naitre en moi depuis ma jeunesse jusqu’à présent.
Accepte, je te prie, cet hommage à ton talent et ce témoignage de ma solide affection.
Comme un rayon solaire, au sortir de sa source
Droit et blanc, s’il rencontre un prisme dans sa course,
Au choc s’y décompose et d’un spectre irisé
Va colorer l’écran qui le reçoit brisé,
L’âme perd sa candeur en traversant la vie.
Le dur milieu terrestre où son essor dévie
Par le heurt la divise et lui fait découvrir
Tous ses pouvoirs latents d’aimer et de souffrir.
Or ce livre, où des ans la diverse influence
Varie une chanson que le soupir nuance,
Est l’écran diapré par le reflet vivant
D’une âme qu’analyse un monde en l’éprouvant.