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Le Prisme (Sully Prudhomme)/Devant la Vénus de Milo

La bibliothèque libre.
Œuvres de Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1879-1888 (p. 30-36).


DEVANT LA VÉNUS DE MILO


A Théodore de Banville.



I

Ton marbre en même temps nous dompte et nous rassure,
Statue impérieuse et sereine à la fois ;
On peut te regarder et t’aimer sans blessure,
Et noble est la leçon de tes lèvres sans voix.

Eros, le dieu léger des amours vagabondes,
Ne peut être, ô Vénus de Milo ! ton enfant :
Tu n’es pas la déesse où l’écume des ondes
Fit naitre un cœur impur, mobile et décevant ;

Non, ta forme nous parle un grave et fier langage
Qui vibre au fond de nous bien au delà des sens.
Et le philtre sacré que ton beau corps dégage
Ne trouble que notre âme et s’y change en encens.

Dans les lignes du marbre où plus rien ne subsiste
De l’éphémère éclat des modèles de chair,
Le ciseau du sculpteur, incorruptible artiste,
En isolant le Beau, nous le rend chaste et clair.


Si tendre à voir que soit la couleur d’un sein rose,
C’est dans le contour seul, presque immatériel,
Que le souffle divin se révèle et dépose
La grâce qui l’exprime et ravit l’âme au ciel.

Quel visiteur profane, hôte d’un statuaire,
Devant la forme calme et l’artiste anxieux
N’a senti l’atelier devenir sanctuaire
Au colloque muet du modèle et des yeux ?

La chair se sanctifie au cœur qui la contemple ;
Assise sur l’autel dans le temple du Beau,
Nul rêve inférieur ne l’outrage en ce temple
Où le désir se tait comme dans un tombeau.

Où n’ose tressaillir nulle autre convoitise
Que celle qui livra Prométhée au vautour,
Où la Beauté, miroir de l’idéal, attise
Une soif de créer plus haute que l’amour,
 
Où l’artiste, imposant lui-même à la Nature
Un type qu’il choisit et n’a pas hérité,
Plus que père, se donne un survivant qui dure
Aussi longtemps tout seul qu’une postérité.

La figure, à l’appel de l’ébauchoir agile,
Se laissant deviner lentement, puis saisir,
Au soleil par degrés sort de l’obscure argile
Et s’offre toute nue aux yeux purs de désir ;


Car l’anoblissement du regard que tu charmes,
O sculpture sévère, est ton plus grand bienfait ;
Ton chef-d’œuvre en éteint les ardeurs sous les larmes
Qu’arrache l’Infini caché dans le Parfait.

II

Ceux de nous que la chair a séduits par la ligne
Pleurent d’être nés tard sous nos rudes climats,
Enviant aux anciens cette fortune insigne
D’avoir connu le Beau qui ne se voilait pas.

La vue au peuple grec n’en fut pas interdite :
Sur le corps se moulait le lin souple et léger.
Heureux les Praxitèle ! ils voyaient Aphrodite
Au grand jour, en plein air, de la vague émerger.

Et, déesse mêlée aux mortelles d’Athènes,
Dans un groupe accompli, sereine, resplendir.
Et, la main sur la hanche, au retour des fontaines.
Élever vers l’amphore un bras et l’arrondir.

Drapée, et cependant fidèle à la lumière
Sous des plis peu jaloux de la dissimuler.
Sa forme souveraine, à leurs yeux coutumière,
Leur exaltait le cœur au lieu de le brûler.


Ils voyaient s’animer et s’alanguir les danses
Sans que l’allure humaine eût aucun rythme bas,
La grâce y dédaigner d’hypocrites prudences
Sans avilir jamais les gestes et les pas.

Ils y pouvaient surprendre une attitude heureuse,
Une élégance innée éclose sans efforts ;
L’âme enfin d’une race aimable et généreuse
Librement devant eux souriait dans les corps.

Mais plaignons nos sculpteurs, nés loin de la contrée
Où florissait la forme en liberté jadis ;
Jamais dans sa candeur ils ne l’ont rencontrée
Sous l’avare soleil de nos pâles midis.

Nous foulons un sol froid qu’à peine un rayon touche,
Où marchent tous les corps cruellement vêtus,
Où la chaste Beauté, menacée et farouche.
Met la peur du regard au nombre des vertus.

Enfants perdus de l’art sur ce sol impropice,
En un siècle rebelle au pur amour du Beau,
Les sculpteurs n’ont point fait le lâche sacrifice
De l’austère Idéal aux mœurs du temps nouveau.

Nous leur devons la saine et consolante joie
De voir le marbre encore offrir des traits humains.
Des contours que la force ou la grâce déploie.
Où l’homme s’est lui-même achevé de ses mains.

 

III

Quel serait notre ennui, s’il nous fallait sans cesse
Vivre sevrés du ciel obstinément voilé,
Sachant bien qu’au-dessus de la nuée épaisse
Rayonnent des splendeurs dans l’éther étoile !

Oh ! combien pèserait sur nos âmes malades
Ce lourd voile offusquant l’azur et l’horizon !
Combien se meurtriraient en vaines escalades
Nos vœux impatients au toit de leur prison !

Mais Dieu ne nous a point infligé ce supplice :
Si des astres l’hiver nous ravit la clarté,
Le brouillard se dissipe et le nuage glisse,
Et tout le firmament brille pour nous l’été !
 
Les étoiles sont loin, mais nous sommes sûrs d’elles ;
La nue en les couvrant n’est qu’un fuyant linceul ;
La nue est passagère, elles sont immortelles,
Elles luisent pour tous et jamais pour un seul.

Nulle n’est fiancée aux regards d’un seul homme.
Nulle ne peut garder sa lumière pour soi ;
Astre et belle aujourd’hui d’un éclat qu’on renomme,
Vénus se montre encore au berger comme au roi.


De la Beauté terrestre, étoile plus prochaine,
Pour les plus chastes cœurs il n’en est point ainsi !
Elle traîne, pudique, une invisible chaîne.
Voilée, hélas ! toujours comme un astre obscurci ;

Ou bien la jalousie, en éveil à toute heure,
Au regard enchanté vient barrer le chemin.
Car il faut en amour que le grand nombre pleure,
Que le bonheur d’un seul frustre le genre humain.

C’est pourquoi bénissons un art qui nous enseigne,
Par le marbre où le souffle est venu s’apaiser,
Un amour dont le cœur ne frémit ni ne saigne,
Affranchi de l’espoir et des deuils du baiser.

N’adorant que la forme où transparait l’idée,
La Beauté dont le vrai rehausse la splendeur,
Le sculpteur nous la donne auguste, possédée
Par l’admiration, gage de la pudeur.

On rougit de montrer le corps seul avant l’âme :
Cette rougeur en lui révèle un saint flambeau ;
Le sculpteur peut montrer la nudité sans blâme,
N’offrant que le Divin dans les lignes du Beau.

Saluons donc cet art qui, trop haut pour la foule.
Abandonne des corps les éléments charnels.
Et, pur, du genre humain ne garde que le moule,
N’en daigne consacrer que les traits éternels !


Car aujourd’hui, malgré les désastres sans nombre
Entassés par la flamme et le fer ennemi,
O Venus de Mile ! tu sors jeune de l’ombre
Où deux mille ans ta forme et ta pierre ont dormi.

Tu viens régénérer l’aspiration lasse.
Guérir des vils soupirs les cœurs que tu soumets ;
Tu viens, de tes bras seuls ayant perdu la grâce,
Figurer l’Idéal qui n’embrasse jamais.