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Le Prisme (Sully Prudhomme)/La Marée

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Œuvres de Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1879-1888 (p. 82-85).


LA MARÉE


A Madame Émilie Chambre.


Sur les vivants, bêtes et plantes,
Qu’ont lassés les feux du soleil,
De ses urnes sombres et lentes
Le soir épanche le sommeil.

Le vent tombe, mourante haleine
Où semble expirer un secret ;
Tout dort sur le mont, dans la plaine,
Et sous l’immobile forêt.

Le Ciel et la Mer se regardent.
Seuls vibrent à travers la nuit
Les traits d’or que les astres dardent,
Seules les vagues font leur bruit ;

Au roc poli comme une armure
Par leur âpre et fougueux assaut
Elles se heurtent. Leur murmure
Trouble le silence d’en haut.


— « Toutes les lèvres sont fermées,
Dit la Mer, tous les yeux sont clos ;
Aux douleurs par l’oubli charmées,
Grand Ciel, tu verses ton repos.

« Mais moi, je veille et me lamente.
Moi seule tu ne m’endors pas ;
Un fouet invisible tourmente
Mes flots éternellement las ;

« Et quand, secouant leur martyre,
Ils se soulèvent courroucés,
Ils sentent leur poids qui les tire,
Dans leur lit jaloux repoussés.

« Étoiles, que je vous envie !
Le Zodiaque tourne en paix
Sur la courbe déjà suivie
Dont il ne s’écarte jamais ;

« Mes eaux s’entrechoquent sans trêve
Dans leur combat toujours nouveau ;
Leur foule en vain de grève en grève
Court après son fuyant niveau,

« Jouet d’une chaîne ennemie
Et d’un implacable aiguillon,
Elle a, pour un jour d’accalmie,
Des siècles d’agitation.


« Parmi les peines innombrables
Qui font de ce monde un enfer,
En vois-tu qui soient comparables
Au tourment qu’endure la Mer ? »

Des tempêtes et des désastres,
De tous les maux d’en bas témoin,
Le Ciel, sublime océan d’astres.
Entendant cet appel au loin,

Répond : « Ton sort n’est point le pire !
Plains la race au rêve anxieux
Dont le front à m’atteindre aspire
Et qui rampe en levant les yeux ;

« Plains, ô Mer, plains la race humaine
Au bras si frêle et si petit !
Ta masse en se ridant à peine
Brise son œuvre et l’engloutit.

« Ah ! si grand qu’il soit, son génie
Ne fait qu’à tâtons explorer
Avec une sonde finie
L’Infini qu’il doit ignorer.

« Moins vains sont tes bruyants tumultes
Que ses guerres et ses discours
Pour des frontières et des cultes
Qu’elle change et défend toujours.


« Elle aussi, que tant de querelles.
Hélas ! n’équilibrent pas mieux,
Porte envie aux lois éternelles
De mon grand peuple harmonieux.

« Vous êtes captives ensemble ;
Son malaise est pareil au tien,
Et son élan vers moi ressemble
A ton élan quotidien ;

« Comme la marée obstinée
Pour te relâcher te reprend,
Son histoire à sa destinée
Tour à tour l’arrache et la rend ;

« Comme vers Phœbé tu t’efforces
Sans fin par un attrait fatal,
Elle lutte sous les amorces
De l’inaccessible Idéal ! »