Le Prisme (Sully Prudhomme)/Métaphysique
MÉTAPHYSIQUE
Quand l’homme, jusqu’alors ouvrier sans repos,
De la terre eut conquis la face et les entrailles.
Autour de lui rangé les pierres en murailles,
Les bétes en troupeaux,
Il usa noblement de son loisir de maître.
Hanté par un plus haut souci,
A la Nature il s’était fait connaître,
Il voulut la connaître aussi.
Mêlant un clair sourire au sourire de l’onde,
La radieuse Aurore, ainsi qu’un don d’amour,
Semblait dans une rose immense offrir au monde
La candide primeur du jour.
Et, tressaillant, pareille à la baigneuse blonde
Qui rougit et frissonne au sortir de la mer,
A l’orient teignait de pourpre et d’or l’éther.
L’homme sous le baiser des rayons aux prunelles
S’attendrit et posa la main sur son côté :
Les formes lui rendant son cœur visible en elles,
Il nomma la Beauté !
Puis le soleil chassa les vapeurs de rosée,
Et l’horizon sans fond parut à découvert ;
La frêle borne au loin par le matin posée
Tomba, montrant à nu l’horreur du bleu désert.
L’homme conçut alors que l’esprit porte une aile
Qui devance toujours les yeux
Mais devrait épuiser la durée éternelle
Pour épuiser la profondeur des cieux.
Sondant l’abîme où court la terre, humble suivante,
Et songeant que lui-même est à la terre uni.
Saisi d’une sublime et pieuse épouvante,
Il nomma l’Infini !
Puis le soir, quand il vit, dans l’ombre et le silence,
Les globes monstrueux, jaloux de s’épouser
Mais contraints à se fuir par le bras qui les lance.
Essayer sans relâche un aveugle baiser,
Sentant que l’harmonie, œuvre d’une prudence.
Est l’œuvre d’une liberté.
Il reconnut l’indépendance
Au bras qui précipite et n’est pas emporté,
Au moteur primitif, aîné de toutes choses.
Dont l’acte est sans caprice et sans chaînes voulu.
Et, saluant la première des causes.
Il nomma l’Absolu !
Enfin, comme il voyait, malgré la longue épreuve
D’un incessant travail, la matière durer,
Et des mondes anciens sous une forme neuve
Le poids persévérer,
Au flot des changements comme au courant d’un fleuve
Sentant qu’il faut un lit, immuable support,
Une source où la vie incessamment s’abreuve,
Il nomma la Substance où se heurte la Mort !
Heureux d’un ferme appui, fort d’une foi sensée.
De ses grossiers autels il négligea le feu,
Et, fier de n’obéir qu’aux lois de la pensée.
Il sut alors qui nommer Dieu !