Le Problème chinois/04

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Revue des Deux Mondes4e période, tome 162 (p. 61-96).
LE PROBLÈME CHINOIS

LE CÉLESTE EMPIRE ET LE MONDE CIVILISÉ

Le monde civilisé a bien de la peine à trouver une solution, même incomplète et provisoire, du problème chinois. Il croyait, depuis deux ans, sinon en avoir fini avec cette inquiétante question, du moins ne plus la voir se poser d’une manière pressante d’ici assez longtemps. Il se berçait de l’illusion qu’on était parvenu à créer aux étrangers en Chine une situation tolérable, leur permettant d’exercer leur activité d’une manière suffisante et sans être molestés ; d’autre part, les convoitises territoriales et commerciales des divers États d’Europe paraissaient momentanément satisfaites ; le gouvernement américain, en obtenant de toutes les grandes puissances l’engagement de ne pas établir dans leurs « sphères d’influence » de droits douaniers qui pussent léser les intérêts commerciaux d’autrui, semblait avoir réconcilié les partisans de ces sphères d’influence et ceux de la « porte ouverte. » Enfin on pouvait croire la cour de Pékin, non certes convertie aux idées de progrès, mais trop convaincue de sa faiblesse pour résister plus longtemps à l’Europe, et résignée enfin à subir l’introduction dans l’Empire de bien des nouveautés qui lui déplaisaient.

Les principales voies ferrées concédées de 1896 à 1898 commençaient donc à se construire. Sur la ligne de Mandchourie, qui doit former le dernier tronçon du Transsibérien, les travaux avançaient si rapidement que les Russes pouvaient espérer s’en servir pour le transport des troupes dès 1902. Les rails étaient posés sur toute la longueur de la ligne anglaise qui rejoint la précédente a New-chwang et la relie par Shan-haï-kwan au réseau du Tchili, en sorte que le moment n’était plus bien éloigné où l’on allait pouvoir se rendre en chemin de fer de Paris ou de Pétersbourg à Pékin. Ce qu’on peut appeler le Grand Central chinois, la ligne de Pékin à Han-kéou progressait activement aussi ; on exploitait une première section, de quelque 120 kilomètres, de Pékin à Pao-ting-fou ; son trafic, déjà important et rémunérateur, faisait bien augurer de l’avenir. Les Allemands étaient énergiquement à l’œuvre dans le Chantoung. Le petit chemin de fer d’une quinzaine de kilomètres de Shanghaï à Woosung, dont les rails avaient naguère été arrachés par les autorités chinoises, venait d’être rouvert à l’exploitation et semblait témoigner d’une manière éclatante que la Chine s’avouait vaincue et renonçait à ses vaines résistances. Le Peking syndicate faisait reconnaître les vastes gisemens de houille et de fer du Shansi, qui lui avaient été concédés, et commençait des travaux préparatoires. A Shanghaï, les filatures de coton qui avaient surgi du sol à la suite du traité de Shimonosaki éprouvaient bien quelques déboires, mais on les attribuait à la concentration sur un seul point de cette industrie si subitement née, d’où une hausse excessive de la main-d’œuvre, destructrice des bénéfices : le temps et l’établissement de meilleures communications auraient raison, pensait-on, de cette crise passagère. Le commerce extérieur de la Chine, longtemps presque stationnaire, s’était mis à augmenter rapidement : l’année 1899 avait marqué un grand progrès sur 1898 et, pendant le premier trimestre de 1900, le montant des droits perçus par le service des douanes se trouvait supérieur d’un quart à ce qu’il était pendant les trois premiers mois de l’année précédente. On comptait sur un développement plus grand encore quand l’administration européenne des douanes maritimes aurait resserré le contrôle qu’elle exerçait depuis peu sur certaines douanes intérieures ou likins de la vallée du Yang-tse, et quand le droit de navigation sur tous les cours d’eau, reconnu aux étrangers en 1898, serait mieux réglé.

A toutes ces causes de satisfaction au point de vue économique étaient venues s’en joindre d’autres d’un ordre moral : l’introduction dans les examens de quelques questions relatives à « la nouvelle culture de l’Occident, » puis la reconnaissance officielle de la religion catholique, la publication d’un décret impérial faisant entrer les évêques dans la hiérarchie des mandarins étaient de nature à faire penser que l’Impératrice douairière elle-même avait été calomniée par ceux qui la représentaient comme un adversaire irréconciliable des idées occidentales. Sous tous les rapports, les perspectives d’avenir paraissaient encourageantes en Chine au commencement de 1900. On ne pouvait évidemment compter sur un changement analogue au gigantesque mouvement de réforme qui a transformé le Japon ; mais on semblait en droit de prévoir un développement économique assez rapide, une mise en valeur graduelle des ressources de la Chine, sans grande résistance de la part des indigènes, et une amélioration sérieuse des rapports entre les étrangers et les autorités chinoises. Sans doute on signalait bien, de-ci de-là, quelques attentats contre les Européens, quelques troubles suscités notamment dans le Chan-toung par les affiliés d’une société plus ou moins secrète, dite des Boxeurs ; on se plaignait de l’insuffisance des mesures prises par les autorités à l’endroit de ces Boxeurs, voire de la sympathie que leur témoignaient certains mandarins. Mais de pareils désordres sont chroniques en Chine ; il n’y avait pas lieu, à première vue, de croire ceux du Chantoung plus graves que ceux qui avaient été assez vite apaisés, en 1898 et 1899, dans la vallée du Yang-tse et dans les deux Kouang ; d’ailleurs il n’eût pas été raisonnable d’espérer que l’attitude des fonctionnaires se modifiât du jour au lendemain. En somme, les apparences semblaient donner raison l’hiver dernier aux prévisions des optimistes.

Elles viennent d’être cruellement démenties par les faits. Avant que ne fût écoulée la moitié de cette année 1900 qui semblait commencer sous d’heureux auspices, la faction la plus réactionnaire l’emportait à la cour de Pékin ; sous son inspiration, l’un des ministres européens était assassiné, les envoyés de tous les pays du monde assiégés dans leurs légations par l’armée régulière unie aux adhérens fanatiques des sociétés secrètes ; les troupes étrangères débarquées en toute hâte pour venir au secours des victimes de ce monstrueux attentat devaient prendre d’assaut les forts de Takou et livrer autour de Tien-tsin de sanglans combats à l’armée chinoise qui leur barrait la route de la capitale ; des milliers de chrétiens indigènes, des centaines d’Européens, missionnaires ou ingénieurs, étaient massacrés dans les provinces avec la complicité avouée, sinon sur l’ordre même des autorités. Jamais encore l’Homme malade de l’Extrême-Orient n’avait eu de crise si furieuse ! Quels remèdes va-t-on bien pouvoir lui appliquer et quelles précautions faudra-t-il prendre pour que pareils événemens ne se renouvellent pas à l’avenir ? C’est ce que cherche encore le monde civilisé, maître de Pékin, mais assez embarrassé de sa conquête et des conditions dans lesquelles il doit négocier.


I

C’est sur les leçons de l’expérience que doit être fondée la politique de l’Europe en Chine ; avant de parler des garanties à prendre et de la conduite à suivre dans l’avenir, il importe donc d’étudier de près les causes de la crise actuelle, d’examiner notamment si les étrangers eux-mêmes n’ont pas contribué à attirer la catastrophe qui vient de fondre sur eux. C’est en évitant de retomber dans les mêmes erreurs de conduite qu’ils pourront prévenir le retour de pareilles explosions.

Nous avons décrit ici même le milieu chinois et fait le récit des relations entre le Céleste-Empire et les puissances étrangères depuis que les victoires du Japon ont posé le problème chinois[1]. C’est un assez triste tableau que celui des rivalités des puissances, chacune intriguant pour contrecarrer les desseins des autres et toutes s’empressant de demander des équivalens ou même des avantages supérieurs, sitôt que l’une d’elles avait obtenu quelque chose. À ce jeu néfaste, on ne s’apercevait pas, tout occupé qu’on était à ne pas se laisser dépasser par le voisin, qu’on allait beaucoup trop vite en besogne, qu’on administrait à la Chine des doses de progrès qu’elle ne pouvait supporter sans violentes convulsions. On nous permettra de rappeler que nous insistions déjà il y a vingt mois sur la nécessité de procéder plus graduellement, de ne pas obliger le gouvernement de Pékin à laisser introduire trop vite et partout à la fois des innovations de toute sorte. « Il serait peut-être prudent, écrivions-nous, de ne pas secouer trop violemment, trop longuement ni trop souvent ce vieux squelette, si on ne veut le voir s’affaisser et se briser. » S’il ne s’est pas encore brisé, il vient d’avoir un soubresaut violent qui a obligé les étrangers à une intervention dangereuse, et à la répétition duquel il ne résisterait peut-être pas. Sans méconnaître que la question chinoise est, en elle-même et de quelque façon qu’on s’y prenne pour la traiter, remplie de difficultés et de périls, on a le droit de dire que c’est à l’imprévoyance de l’Occident qu’est en grande partie due la crise dont le monde civilisé se demande aujourd’hui comment il pourra sortir.

Les relations entre étrangers et Chinois n’ont cessé de s’aigrir depuis le commencement du siècle ; elles étaient moins mauvaises, il y a cent ou deux cents ans, parce qu’alors les Européens se contentaient de commercer avec la Chine aux conditions qu’elle voulait bien leur faire, sans chercher à lui imposer les leurs. Les seuls Occidentaux qui pénétrassent à l’intérieur du pays, les missionnaires catholiques, avaient même su s’y faire une grande situation : le Père Verbiest et d’autres Jésuites furent les conseillers de l’empereur Kang-hi. Depuis le traité de Nankin en 1842 jusqu’au traité de Shimonosaki en 1895, les rapports n’ont au contraire cessé de se tendre, à mesure que les prétentions des étrangers augmentaient, à mesure que ceux-ci voulaient davantage s’immiscer dans les affaires intérieures, imposer à la Chine une civilisation qu’elle méprise[2], se conduire dans ce pays non suivant ses usages et ses lois, mais suivant les leurs. Depuis cinq ans surtout, par leur conduite avidement imprudente, les étrangers ont irrité au plus haut point tous les élémens de la nation chinoise, — les masses, dont ils froissaient les sentimens et les superstitions, la classe dirigeante dont ils inquiétaient les intérêts en même temps qu’ils choquaient ses préjugés, le gouvernement enfin qu’ils humiliaient, — sans parvenir, malgré cela, à se faire respecter, ni même à imposer la conviction de leur force.

On a voulu voir dans la propagande chrétienne l’une des principales causes de l’hostilité des Chinois à l’égard de l’Occident. Il est vrai que l’enseignement des missionnaires apparaît comme révolutionnaire au sein de la société chinoise, depuis surtout qu’à la fin du siècle dernier, sur l’avis des Dominicains et contre celui des Jésuites, le Saint-Siège, imité aujourd’hui par les Églises protestantes, a proscrit toute transaction avec le culte des ancêtres, pierre angulaire de l’édifice moral et social de l’Extrême-Orient. Ceci aurait dû engager les missions à la plus grande prudence, les porter à ne pas heurter, sur d’autres points encore, les sentimens, les traditions et les superstitions des Chinois. Elles ne paraissent pas l’avoir toujours compris : elles ont en outre cédé parfois à la tentation de s’immiscer dans les querelles entre les convertis et leurs voisins ou les autorités locales, ce qui les fait accuser par ces dernières de vouloir constituer un État dans l’État. Il faut savoir reconnaître ces fautes, dans lesquelles les missions protestantes sont d’ailleurs tombées beaucoup plus souvent que les missions catholiques : ce sont des Anglais eux-mêmes, et non des moindres, M. G. Curzon (aujourd’hui lord Curzon de Keddelstone, vice-roi des Indes), M. Henry Norman, qui l’avouent sans détours. Mais voir dans les missions la cause dominante de la crise actuelle, c’est donner une explication bien simpliste et que les faits récens eux-mêmes sont très loin de corroborer.

Jusqu’à la guerre sino-japonaise, les missionnaires étaient les seuls Occidentaux qui résidassent d’une façon quelque peu prolongée dans l’intérieur de la Chine, loin des ports ouverts, en contact réel et intime avec le peuple ; en dehors d’eux, ce peuple ne voyait d’autres blancs que de rares voyageurs qui ne faisaient que passer. Depuis que le monde s’est rué à la curée du Céleste-Empire, depuis que les nations de l’Europe ont voulu exercer une action politique, plus ou moins déguisée, en diverses portions du pays, d’autres Européens, des ingénieurs, des contremaîtres, des mécaniciens, voire des soldats pour les protéger, sont venus séjourner en pleine Chine. Il y a cinq ans seulement que ces nouvelles couches d’Occidentaux ont été mises en contact avec les masses chinoises, et la haine de l’étranger s’est trouvée, après ces cinq ans, portée à un paroxysme que des siècles de propagande religieuse n’avaient pu lui faire atteindre. Si réelles qu’aient pu être les fautes commises par les missionnaires, qui n’ont rien changé depuis 1895 à leur manière de faire, il faut donc que celles des nouveaux venus laïques aient été autrement graves et les seconds seraient mal venus à faire le procès des premiers. Si les Chinois en sont arrivés à l’exaspération, c’est que les nations européennes, gouvernemens et particuliers, ont accumulé les fautes durant ces cinq années. On a vivement froissé le peuple en entamant partout à la fois, sans ménagement pour ses préjugés, ni même pour ses sentimens les plus respectables, des travaux de chemins de fer ou de recherches de mines. Alors que peu d’argent, bien dépensé, aurait pu apaiser les superstitions géomantiques des Chinois, et même leur respect pour les morts, en nous conciliant quelques prêtres et sorciers, on permettant de déplacer les tombes avec respect et conformément aux rites, la troupe d’ingénieurs et de contremaîtres prépotens, venue d’Europe, préféra construire ses gares et poser ses rails sans daigner même s’inquiéter de ces détails, de ces préjugés qui lui semblaient grotesques. On ne paraissait pas se douter qu’en troublant le repos des morts, on troublait aussi celui des vivans. Au début, on s’était cependant montré plus réfléchi : au sortir de Tien-Tsin, les ingénieurs anglais avaient fait décrire à la voie une grande courbe pour contourner un cimetière. Mais, depuis 1897 ou 1898, on se croyait tout permis avec les Chinois.

Si du moins ces travaux et les froissemens qui en résultaient s’étaient concentrés en une région peu étendue, les troubles seraient peut-être, eux aussi, restés localisés ; mais il n’en était pas ainsi : les Allemands dans le Chan-toung, les étrangers de toute nation dans le Tchili, les Russes en Mandchourie, les agens du Peking syndicate anglo-italien dans le Chan-si, les Anglais sur le bas Yang-tse et dans le Kouang-toung, les Français et les Belges sur la ligne de Pékin à Han-kéou, les Français seuls dans le Yunnan et le Kouang-si rivalisaient d’ardeur et souvent d’imprudence.

La province où le mouvement des Boxeurs a d’abord pris naissance, le Chan-toung, nous montre quels ont été, parmi les Européens, les plus violens et les plus maladroits. Les Allemands, par la raideur formaliste et brutale qu’ils mettent dans leurs rapports avec leurs inférieurs ou ceux qu’ils croient tels, ont été les premiers à exaspérer les Chinois ; dès l’année dernière on signalait des conflits répétés et quelquefois sanglans entre les indigènes et le personnel chargé des études et de la construction des chemins de fer du Chan-toung, ou les soldats qui protégeaient les travaux. Mais il ne faudrait pas croire que les autres Occidentaux fussent à l’abri de tout reproche. Les Russes eux-mêmes, d’ordinaire si souples et si prudens dans leurs rapports avec les Asiatiques, paraissent s’être quelquefois départis de leurs habitudes ; sans prendre au pied de la lettre les accusations portées contre les Cosaques par M. Colquhoun et quelques autres voyageurs ou résidens anglais qui peuvent être un peu trop enclins à la sévérité, il semble que les chefs n’ont pas assez tenu la main à ce que les sous-ordres et les soldats conformassent leur conduite aux traditions de tact et de mesure qui sont celles de la Russie en Extrême-Orient.

En un grand nombre de provinces, surtout dans le Nord, les Célestes ont donc été fort alarmés, lorsqu’ils ont vu les diables d’Occident, bouleversant le sol et amenant des appareils étranges, se livrer à des travaux dont ils ne pouvaient comprendre la raison ni les avantages à venir, — puisque les bienfaits des chemins de fer n’apparaissent qu’une fois leur construction achevée, — mais auxquels ils trouvaient une foule d’inconvéniens présens, car ces œuvres démoniaques troublaient les âmes des morts et les esprits des airs, de la terre et des eaux. Propagés partout avec rapidité, comme il arrive pour les nouvelles que les agitateurs de divers ordres ont intérêt à répandre, tandis que les autres restent inconnues ou se déforment prodigieusement, les récits amplifiés des maléfices des Européens semaient la crainte et la haine au cœur des populations. Dans tout voyageur qui passait, on voyait avec horreur un fourrier d’autres magiciens du dehors, qui allaient attirer, par la violation des coutumes traditionnelles, des catastrophes sur la région.

Sur le terrain si merveilleusement préparé de l’émotion populaire, tombaient et germaient les excitations des lettrés, fonctionnaires ou aspirant à l’être. Cette classe dirigeante de la Chine a été, dans son ensemble, plus alarmée encore que le peuple par la conduite des Européens durant ces dernières années. Elle a souffert, comme le peuple, de la violation des coutumes séculaires ; elle a été humiliée, elle si puissante dans son pays, de ne pouvoir s’opposer aux empiétemens de l’étranger ; elle a vu, de plus, dans l’occupation par les Européens de divers points des côtes, dans cette sorte de prise d’hypothèque sur diverses régions du pays qu’était la constitution des sphères d’influence, un prélude au partage, du moins au démembrement partiel de l’Empire. Elle a craint pour son bien, sinon pour sa patrie ; elle s’est crue sur le point de perdre ses prébendes et ses privilèges. Dans l’espoir d’écarter cette fatale échéance, elle a donc usé de son immense influence sur le peuple pour le troubler encore plus qu’il ne l’eût été de lui-même. De ce mécontentement des mandarins, l’Allemagne est encore particulièrement responsable, entre toutes les nations étrangères. C’est elle qui a donné le fâcheux exemple de l’établissement d’une domination européenne en un point de la Chine continentale, non pas en quelque dépendance éloignée et déserte comme d’autres l’avaient fait une ou deux fois auparavant, mais au cœur même des Dix-Huit Provinces, dans l’une des plus peuplées d’entre elles.

D’autres agitateurs ont uni leurs efforts à ceux des lettrés. Ce sont les agens des sociétés secrètes, qui fourmillent partout. Les associations qu’ils représentent s’occupent de secours mutuels, de philosophie, de politique, de socialisme, ou de brigandage, ou de tous ces objets à la fois, ou d’autres encore. Il en est de fort respectables ; il en est qui ne le sont nullement. Nénuphars blancs, sociétaires de la Triade, adhérens du Grand Couteau ou autres sont loin d’avoir des aspirations identiques ; mais presque tous sont hostiles à l’étranger, beaucoup ne le sont guère moins à l’ordre établi et à la dynastie régnante. Ils pécheraient volontiers en eau trouble et poussent toujours aux mouvemens populaires, dans l’espoir d’en profiter.

Au sommet de l’édifice vermoulu qu’est la Chine, la dynastie et la cour de Pékin ont, elles aussi, profondément ressenti les récens agissemens des Occidentaux : comme le peuple, comme les lettrés, elles ont souffert dans leurs traditions, leurs superstitions, leur orgueil. La vanité des prétentions du Fils du Ciel à la souveraineté universelle a été plus que jamais mise à jour, sa souveraineté sur le Céleste-Empire lui-même a reçu de graves atteintes. Diminution des ressources du Trésor à la suite de la lourde indemnité exigée par le Japon, cession forcée des ports, occupation de la Mandchourie, berceau de la dynastie, par des troupes étrangères sous couleur de protéger les travaux de chemins de fer, introduction sur le territoire sacré de l’Empire de ces engins détestés, immixtion des Européens dans les affaires intérieures, dans la perception non plus seulement des douanes, mais des likins, bref, obligation de céder à presque toutes les demandes formulées par l’étranger, ç’ont été autant d’intolérables humiliations qui ont fait craindre à la dynastie de « perdre la face » aux yeux de ses propres sujets. Or, cette dynastie tartare, qui règne sur la Chine depuis 1644, elle est vieille, usée, ébranlée. Depuis la fin du siècle dernier, depuis la mort de l’empereur Kang-hi elle est en pleine décadence. Elle a dépassé l’âge de la plupart des dynasties chinoises, Au milieu du siècle, la formidable insurrection des Taïpings, faillit la renverser et installa même à Nankin un gouvernement rival ; elle ne dut son salut qu’au secours prêté par l’Europe ; depuis lors, une succession de minorités a fait tomber le pouvoir entre les mains des femmes et des eunuques. D’origine étrangère, sentant leur prestige affaibli, les Mandchous savent que toute concession faite à l’Occident sera exploitée contre eux par les sociétés secrètes, par leurs adversaires de tout acabit, nombreux même parmi les mandarins, et surtout parmi cette tourbe, fanatique et ignorante du monde extérieur, de lettrés sans place qui s’agite et s’aigrit dans toutes les villes. Ainsi les humiliations infligées par l’Europe compromettent jusqu’à la sécurité intérieure de la dynastie, qui se trouve prise entre ses propres sujets et les étrangers, n’évitant les dangers du dehors que pour tomber dans ceux du dedans. Ce n’est pas la première fois qu’une pareille situation se produit en Extrême-Orient : le Japon l’a connue, il y a quarante ans. Comme la dynastie des Tsing l’est aujourd’hui en Chine, le shogounat était miné par diverses causes intérieures : difficultés financières, épuisement de la famille régnante, hostilité plus ou moins dissimulée de la classe dirigeante des samouraïs ; lorsque à tout cela est venue s’ajouter la perte de prestige résultant des concessions arrachées par les étrangers, le régime s’est effondré. Malgré les profondes, les essentielles différences qui existent entre la Chine et le Japon et qu’on méconnaît trop souvent, malgré l’absence de classe militaire et de féodalité, la dynastie des Tsing pourrait bien tomber aussi, si elle faisait à l’Europe de trop importantes concessions. Qu’elle connaisse ou non l’histoire du shogounat, il est probable qu’elle en redoute le sort, et cette crainte vient encore augmenter ses résistances à l’Europe et la haine qu’elle porte aux étrangers.

Ce qui étonne pourtant, c’est que la Cour ait poussé l’aveuglement jusqu’à croire qu’elle pourrait résister au monde civilisé tout entier, si elle le provoquait collectivement. Les leçons du passé ne lui ont guère profité, ni la prise de Pékin par l’armée franco-anglaise en 1860, ni les victoires des Japonais en 1894 et 1895. Il faut donc l’avouer : tout en humiliant et en irritant la Chine entière, nous n’avons même pas su nous faire craindre et respecter. Quelles peuvent être les causes de cet étrange phénomène ?

Le mépris inné du Chinois pour tout ce qui n’est pas lui, y a, sans doute, sa part : la conviction de sa supériorité est tellement ancrée chez lui, à quelque classe qu’il appartienne, qu’elle reparaît aussitôt que la preuve de la force de l’étranger cesse d’être absolument palpable et présente. Dénaturant les faits pour « sauver la face » vis-à-vis de ses sujets, le gouvernement chinois se prend à ses propres mensonges et, dès que s’affaiblit sa perception immédiate de la puissance de l’Occident, il se trompe lui-même. Divers incidens de ses relations avec l’Europe ont été de nature à l’aider, à lui faire penser que les étrangers craignaient de s’engager à fond et que tantôt d’habiles subterfuges, tantôt une attitude résolue, un refus net de consentir à leurs demandes pouvaient avoir raison de leur insistance. L’une des plus fâcheuses affaires de ces dernières années, à ce point de vue, a été celle de la baie de San-Moun. On se rappelle de quoi il s’agissait : l’Italie, pour des raisons qu’on ne saisit pas très bien, mais qu’elle jugeait bonnes, s’était avisée de demander à la Chine de lui céder à bail, selon la formule à la mode, la baie de San-Moun dans le Tche-Kiang. La Russie, l’Allemagne, l’Angleterre, la France, avaient eu chacune leur baie : l’Italie jugeait qu’elle pouvait aussi avoir la sienne. A Pékin, on reçut naturellement cette demande sans enthousiasme et on chercha à l’éluder. Si l’Italie avait vivement insisté, peut-être aurait-elle fini par l’obtenir : mais elle ne trouva pas en Europe les concours sur lesquels elle comptait. Son excellente amie, l’Angleterre, fit elle-même grise mine : au goût de celle-ci, il y avait déjà trop de puissances en Chine ; après avoir mené assez grand bruit, envoyé même un ou deux croiseurs, le cabinet du Quirinal jugea qu’il valait mieux se replier, et sans doute il fut sage : qu’allait-il faire dans cette galère ? Mais la Chine y vit un triomphe pour elle, une preuve d’impuissance de la part d’une des grandes nations de l’Europe. Son audace s’en accrut et elle voulut aussitôt mettre le précédent à profit en refusant à la France l’extension de sa concession à Shanghaï ; ce n’est qu’après de très longues et pénibles négociations qu’elle céda sur ce point, ayant eu la satisfaction de faire attendre aussi ces autres diables d’Occident.

C’était la désunion du concert européo-américano-japonais de Pékin, digne pendant de son aîné le concert européen de Constantinople, qui procurait à la Chine ces apparences de succès. Les événemens qui se passaient en d’autres points, bien éloignés, du globe, la confirmaient dans cette idée que la puissance des étrangers était surfaite et que tout le grand étalage qu’ils en faisaient n’était que du bluff, pour employer l’expression que les rodomontades d’un ministre anglais ont fait passer du vocabulaire des cartes dans celui de la politique. La presse étrangère des ports ouverts commente les événemens qui ont lieu dans le monde entier et par cette voie, à défaut d’autre, les échos en arrivent au gouvernement chinois. Peut-être, très probablement même, avait-il vu dans l’indifférence de l’Europe devant les massacres d’Arménie, qu’elle n’avait su ni prévenir ni châtier, une preuve de son impuissance. Plus tard, l’affaire de Fachoda, que les Anglais faisaient sonner bien haut, avait atteint le prestige de la France, sinon, par contre-coup, celui de son alliée la Russie : c’est à la suite de cet incident que la Chine se montra si peu traitable dans l’affaire de la concession de Shanghaï. Enfin, par un juste retour, on apprit à Pékin que l’Angleterre elle-même voyait ses armées tenues en échec par un petit peuple de pauvres montagnards, deux cents fois moins nombreux que les sujets de la Reine. Pour des gens qui ne voient que les apparences sans pouvoir descendre au fond des choses, n’y avait-il pas en tout cela un encouragement à délier l’Europe ?

A la lumière de ces faits, la catastrophe qui s’est produite cet été est, ce nous semble, bien explicable. Alarmée, comme toute la Cour et l’immense majorité des lettrés, par les réformes imprudentes dans lesquelles se lançait, sous l’influence de Kang-You-Wei, le jeune empereur Kwang-Sou, l’impératrice douairière avait ressaisi le pouvoir en septembre 1898 : la réaction qui en résulta mit le gouvernement entre les mains de personnages plus hostiles aux Européens que les gouvernails de la Chine ne l’avaient jamais été depuis 1860. Li-Hung-Chang, trouvé peut-être trop modéré, fut bientôt exilé dans la lointaine vice-royauté de Canton et, dès lors, tous les emplois supérieurs et le Tsong-li-Yamen lui-même se trouvèrent livrés à des princes mandchous bornés et brutaux, à des mandarins ignorant de la force des Européens parce qu’ils n’avaient jamais été en rapport avec eux. Ces créatures d’une vieille souveraine, ignorante elle-même comme une femme de harem qu’elle est et passionnée comme le sont toutes les femmes, ne surent pas comprendre, ainsi que l’avaient fait leurs prédécesseurs, qu’il est des ménagemens nécessaires et que certains actes soulèveraient la conscience du monde civilisé au point de forcer les puissances à agir malgré leurs hésitations. Le peuple était déjà ému, ils l’excitèrent davantage ; ils crurent habile de mettre la dynastie sous la protection de certaines sociétés secrètes, avec les aspirations desquelles ils étaient d’ailleurs en cordiale sympathie. On vit avec faveur en haut lieu « les loyaux sujets qui s’exercent à la gymnastique pour la protection de leur famille et réunissent les divers villages des districts dans une vue de protection mutuelle. » Ces loyaux sujets, c’étaient les membres de la société des I-ho-Chuan dont on a traduit le nom de deux manières différentes, par Ligue des Patriotes Unis, ou avec plus de saveur exotique, par Poing de l’Équitable Harmonie, qui sont connus en Occident sous le nom de Boxeurs, et auxquels un édit impérial donnait cette consécration élogieuse. On s’imagina qu’ils aideraient à expulser les étrangers, au moins à les mettre à la portion congrue, qu’en leur distribuant des armes perfectionnées, ces hordes deviendraient les égales de troupes disciplinées à l’européenne.

A la fin de 1899, pour laisser les coudées plus franches au parti ultra-réactionnaire et pour conserver la régence pendant une troisième minorité, l’impératrice complote de déposer ou de tuer Kwang-Sou, comme on s’est débarrassé en 1875 de Toung-tchi, à peine devenu adulte, et de proclamer à sa place le fils en bas âge du prince Tuan ; mais le projet transpire, soulève une grande, une surprenante opposition de la part des lettrés et des marchands ; prudemment, on se borne donc, par décret du 24 janvier 1900, à déclarer l’enfant héritier présomptif du trône. Ce n’est plus là qu’un acte conforme à beaucoup de précédens et qui a de plus l’avantage d’endormir de nouveau les susceptibilités qui commençaient à s’éveiller aux légations. Celles-ci, ou du moins la plupart d’entre elles, ne sembleront plus s’apercevoir de rien, jusqu’au moment où la catastrophe sera trop imminente pour qu’on puisse la prévenir.

L’alarme devient pourtant sérieuse dans les ports ouverts ; dès le mois de mars, les étrangers de Tien-tsin tiennent des réunions pour s’occuper de mettre les concessions en état de défense, d’exercer les volontaires ; mais un peu de détente se produit, on croit que le gouvernement chinois s’est laissé persuader de sévir contre les Boxeurs. En Europe, les journaux allemands et russes protestent vivement contre les bruits inquiétans répandus par ceux de Londres. A mesure que le printemps s’avance, la situation se tend pourtant de nouveau ; au commencement de mai, la presse anglaise de Hong-kong et de Shanghaï fournit des renseignemens qu’on ne peut plus guère mettre en doute sur l’extrême gravité des événemens qui se préparent. Le correspondant indigène à Pékin du North China Herald, le plus important des journaux étrangers de Chine, s’exprime en ces termes. « Je vous écris très sérieusement et très sincèrement pour vous informer qu’il existe un grand plan tenu secret, ayant pour but d’écraser tous les étrangers résidant en Chine et de leur arracher les territoires qu’ils se sont fait donner à bail. Les chefs du mouvement sont l’impératrice douairière, le prince Tuan, le prince Ching et divers membres du Tsong-li-Yamen… » Suivait rémunération des troupes destinées à mettre le plan à exécution. « Tous les Chinois des classes supérieures savent cela, continuait la lettre, et ceux qui ont des étrangers parmi leurs amis les en ont avertis ; mais, autant que je sache, on a plutôt ri de leurs craintes qu’on ne les a remerciés. Les ministres ont réclamé auprès du Tsong-li-Yamen, mais, comme d’habitude, on leur a jeté de la poudre aux yeux. » « La situation à Pékin, écrivait-on aussi de Tien-tsin au Hong-Kong Telegraph, est bien plus grave que les étrangers ne le supposent généralement… Les Chinois amis des étrangers ne cessent de les prévenir que l’altitude actuelle du gouvernement n’est pas une plaisanterie et qu’elle présage un effort sérieux et déterminé des Mandchous pour se débarrasser des influences étrangères. Les Boxeurs deviennent de plus en plus audacieux à Pékin, où ils s’exercent à quelques pas des légations. L’impératrice et tous ses favoris les soutiennent, jugeant qu’ils peuvent rendre de grands services quand le mouvement commencera… Mais on ne prend pas garde à cela aux légations et l’on y rit de ceux qui prédisent des temps troublés… »

On paraît cependant n’avoir pas ri partout et, d’après ce qui a transpiré des réunions que les ministres avaient pris dans les derniers temps l’habitude de tenir pour échanger leurs vues, il semble qu’à la légation de France notamment, on ait mieux apprécié qu’ailleurs l’importance du mouvement boxeur. Renseigné par Mgr Favier et les autres missionnaires qui, après être restés longtemps optimistes, s’étaient rendu compte au mois d’avril de la gravité des troubles, M. Pichon ne put réussir à triompher de l’incrédulité de plusieurs de ses collègues. Pourtant on se décida à demander un petit nombre de marins pour protéger les légations au cas où il se produirait quelques troubles : après d’assez laborieuses négociations avec le Tsong-li-Yamen, 75 marins anglais, autant de Français et de Russes, 50 Allemands, 43 Américains, 40 Italiens, 30 Autrichiens, 22 Japonais, en tout 410 hommes arrivèrent à Pékin du 30 mai au 3 juin. Même alors, la grande majorité du corps diplomatique se refusait évidemment à croire à la complicité du gouvernement avec les Boxeurs, à l’imminence d’un grand péril, puisqu’on ne prenait pas la peine de renvoyer les femmes et les enfans à la côte par le chemin de fer qui fonctionnait encore librement. Chose étrange ! les deux voisins immédiats de la Chine, les puissances d’ordinaire les mieux renseignées sur ce qui s’y passe, le Japon et la Russie semblaient particulièrement tranquilles. A la date du 2 juin, une dépêche de l’ambassadeur d’Angleterre à Saint-Pétersbourg, sir Charles Scott, dit encore que le comte Mouravief le rassure au sujet de la Chine du Nord, et semble croire qu’il serait plus utile de s’occuper du Centre et du Sud.

Pourtant, quelques jours après, le chemin de fer est coupé entre Tien-tsin et Pékin : le 12 juin, l’amiral Seymour parti de Tien-tsin, avec 2000 hommes, pour rétablir les communications entre la côte et la capitale, trouve devant lui l’armée chinoise unie aux Boxeurs ; le 14, partent de Pékin les dernières nouvelles authentiques qu’on doive en recevoir pour de longues semaines, une dépêche du correspondant du Times portée par messager à Tien-tsin et télégraphiée de là ; elle relate une grave émeute anti-étrangère durant la nuit précédente ; le 15, un premier diplomate étranger, le chancelier de la légation du Japon, est assassiné à Pékin ; le 17, les escadres de toutes les grandes puissances doivent emporter de force les défenses de Takou dont les commandans veulent barrer le passage aux troupes qui vont dégager Tien-tsin, entourée elle aussi par les Chinois, comme la capitale elle-même, comme la petite armée de l’amiral Seymour.

Alors seulement les yeux de l’Europe, qui ne voulaient pas voir, sont obligés de s’ouvrir, et l’on s’aperçoit que la cour de Pékin est complètement dominée par le parti réactionnaire le plus extrême, qui signale son influence par de nouveaux changemens dans le personnel des grands postes gouvernementaux et du Tsong-li-Yamen. L’impératrice elle-même avait-elle réellement comploté dès longtemps le massacre des étrangers, y compris le corps diplomatique ? C’est ce qu’il est difficile de savoir ; peut-être s’est-elle laissé entraîner plus loin qu’elle ne pensait d’abord, comme il arrive souvent en des temps troublés. Mais il paraît bien certain aujourd’hui qu’elle n’a fait aucune résistance aux violens ; qu’elle a, de son plein gré, acquiescé à toutes les mesures qu’ils proposaient. Les massacres ne se seraient point produits simultanément dans toute la Chine du Nord, avec la coopération des autorités, les attaques contre les étrangers n’auraient pas eu lieu en Mandchourie et jusque sur l’Amour en même temps que dans le Tchili, si la vieille souveraine n’y avait prêté la main.

Il faut reconnaître que l’Europe, après n’avoir su ni prévoir ni prévenir ces sinistres événemens, comprit nettement son devoir. Les rivalités internationales, si elles ne se turent pas tout à fait, ne se firent plus entendre qu’en sourdine. Les troupes affluèrent de toutes parts à l’embouchure du Peï-ho ; tandis que des contingens importans partaient de Russie, d’Europe, de France, d’Angleterre, d’Allemagne surtout, et même des Etats-Unis, les corps, moins nombreux, mais plus tôt arrivés, détachés des garnisons russes d’Extrême-Orient, de l’Indo-Chine française, des Indes britanniques, de l’armée américaine des Philippines, unis aux effectifs plus considérables et merveilleusement organisés envoyés par le Japon, parvenaient à eux seuls à se frayer un chemin jusqu’à la capitale à travers les hordes chinoises.

Le 14 août, Pékin était emporté et les légations délivrées. Nous n’avons pas à raconter ici les incidens du siège héroïque soutenu par les légations, ni ceux de la marche en avant de la petite armée occidentale, bien inférieure en nombre à l’ennemi qui lui barrait la route. Ces faits sont assez connus de tous, et tous ont payé aux Européens enfermés dans Pékin, comme à leurs sauveurs, sans distinction de nationalité, un juste tribut d’éloges auxquels nous nous associons. L’Europe est depuis trois mois maîtresse de la capitale chinoise, mais elle n’y a pas trouvé le gouvernement chinois, réfugié dans le Chan-si, puis dans le Chen-si, à plus de 200 lieues de là. Son premier objectif d’humanité rempli, elle a paru assez embarrassée de sa victoire. Jamais le mot historique ne s’est mieux appliqué : « Voilà qui est bien taillé, maintenant il faut recoudre. »


II

Qu’allait chercher l’Europe à Pékin ? — « Des réparations pour le passé, des garanties pour l’avenir, » disait notre ministre des Affaires étrangères. Définissant d’une façon plus précise, mais conforme à ce principe, la politique de son gouvernement, M. Hay, secrétaire d’Etat de l’Union américaine, écrivait, dans sa circulaire du 3 juillet aux représentans des Etats-Unis à l’étranger, « que l’intention de son pays était de coopérer avec les autres puissances pour : rouvrir les communications avec Pékin et sauver les Américains qui s’y trouvaient ; protéger autant que possible, dans la Chine entière, la vie et les biens des Américains ; aider à prévenir la propagation des désordres dans les provinces ; enfin rechercher une solution de nature à assurer en Chine une sécurité et une paix durables, à conserver l’existence indépendante de la Chine, à permettre le libre exercice de tous les droits dévolus aux puissances par les traités ou les principes du droit international, et à sauvegarder pour le monde entier le principe du commerce égal et impartial avec toutes les parties du Céleste-Empire. » C’est bien la définition d’une politique des plus sages, ferme et modérée tout à la fois, garantissant les justes droits que peut réclamer l’Europe sans la lancer dans des aventures, et qu’on ne saurait trop se féliciter de voir suivie.

Le sera-t-elle ? Il semble qu’il y ait des chances sérieuses pour qu’il en soit ainsi. L’Europe peut vis-à-vis de la Chine tomber dans deux erreurs : un excès de dureté et d’impatience ou un excès d’indulgence. Exiger du gouvernement chinois de nouvelles cessions territoriales, des réformes trop brusques et trop profondes, d’où résulteraient soit son refus de traiter, soit, au bout de peu de temps, des mouvemens populaires et peut-être une anarchie complète, ce serait se lancer dans d’inextricables aventures, dans la nécessité d’intervenir partout pour aboutir en fin de compte au partage de la Chine avec tous les dangers qu’il comporte. Il y a peu de chance, en ce moment, pour qu’on tombe dans une pareille faute, ne fût-ce que parce que le moment est très défavorable pour une action énergique de la part des principaux compétiteurs : la Russie n’a pas achevé son Transsibérien ; elle ne peut transporter ses troupes à travers le continent ; celles qu’elle envoie d’Europe prennent encore la voie de mer et la faiblesse relative des contingens qu’elle a pu prélever sur ses garnisons de Port-Arthur, de Vladivostok et de l’Amour pour les expédier dans le Petchili montre que ses forces en Extrême-Orient sont beaucoup moindres qu’on ne nous les représentait dans les informations des journaux jingos d’outre-Manche. Toute la politique russe, depuis le commencement de la crise jusqu’à l’optimisme constant qui régnait à la légation de Pékin, — on croit facilement ce qu’on souhaite, — indique qu’on a été fort ennuyé à Saint-Pétersbourg de cette explosion subite à laquelle on n’était pas préparé et qu’on désire moins que partout ailleurs y pousser les choses à l’extrême.

L’Angleterre, de son côté, traîne toujours le boulet de la guerre sud-africaine dans laquelle elle s’est jetée avec si peu de prévoyance. Le politicien qui l’y a entraînée a beau être acclamé par la majorité d’un peuple qu’on croyait plus réfléchi, on est bien forcé de s’apercevoir à Londres, sinon encore de la honte qu’une entreprise semblable inflige à l’Angleterre, du moins de l’impuissance à laquelle elle la réduit sur les autres points du globe, en Extrême-Orient en particulier. Au début de la crise, le cabinet de Saint-James espéra pourtant un moment pouvoir jouer un rôle dominant, non pas directement par ses propres ressources, mais par l’intermédiaire du Japon. Ce dernier pays, que l’esprit assimilateur et observateur de ses habitans paraît rendre particulièrement accessible aux leçons de l’expérience, se rend compte que ses victoires sur la Chine, en dévoilant au monde la faiblesse du colosse, ont profité au moins autant, sinon plus, à d’autres qu’à lui-même. Malgré les avances de la Grande-Bretagne, qui, au mois de juin, le pressait, sous couleur d’humanité, d’envoyer immédiatement une armée dans le Tchili, il a gardé avec beaucoup de sagesse une attitude expectante. Tout en expédiant en Chine des effectifs plus élevés que ceux d’aucun autre pays, ce qu’explique sa proximité infiniment plus grande du théâtre des opérations, il s’est appliqué à ne donner d’ombrage à personne, et particulièrement à ne pas mécontenter la Russie, ce qui a même pu faire croire que les cabinets de Tokio et de Saint-Pétersbourg, après s’être depuis plusieurs années surveillés l’un l’autre d’un œil si jaloux et si soupçonneux, étaient, par un changement soudain, arrivés à une entente. Cette attitude prudente du Japon n’a pas été vue sans dépit en Angleterre, où l’opinion comme le gouvernement ont peine à se résigner à ne jouer qu’un rôle secondaire en un point où naguère encore ils tenaient le premier sans conteste possible. Aussi essaya-t-on malgré tout d’affirmer du moins les droits supérieurs de la Grande-Bretagne sur la vallée du Yang-tse, ce qui aboutit au ridicule incident de Shanghaï : une brigade de troupes anglo-indiennes en route pour le Nord reçut l’ordre de s’arrêter en ce grand port et d’occuper les concessions ; la France et d’autres puissances, sachant combien les Anglais ont de peine à quitter un point favorable une fois qu’ils y sont installés, firent prudemment savoir que, si la Grande-Bretagne débarquait des troupes, elles feraient de même. Aussitôt la presse de Londres de jeter les hauts cris, assurant que les autorités chinoises, qui voyaient avec plaisir une occupation britannique, prédisaient les pires catastrophes, si c’était d’une occupation internationale qu’il s’agissait. L’argument ne tenait pas debout et ne trompa personne ; mais, dans un accès de dépit, l’ordre fut donné aux troupes britanniques de continuer leur route vers le Nord plutôt que de prendre part à une occupation internationale de Shanghaï, laissant ainsi sans protection les 6 000 Européens de ce port, qu’on disait gravement menacés quelques jours auparavant ; sur les cris qu’ils poussèrent, une partie des corps anglais furent pourtant débarqués et se résignèrent à se voir rejoints peu après par les Français et d’autres. Ce coup d’épée dans l’eau ne fit que souligner la mauvaise humeur de la Grande-Bretagne, en même temps que l’impuissance relative à laquelle elle se trouve réduite.

Ni la Russie, ni l’Angleterre, ni le Japon ne désirant se porter aux extrêmes et partager la Chine, du moins pour le moment, ce n’est pas la France, non plus que les États-Unis, qui pousseront à une solution brutale. Les deux Républiques sont absorbées par leurs affaires intérieures : en Amérique, c’est la campagne présidentielle, qui montre précisément combien les masses populaires, aussi bien que les couches les plus instruites, sont opposées à l’extension du dehors. Si M. Mac-Kinley court un risque de n’être pas réélu, malgré tout ce qu’a d’inquiétant le programme de son adversaire, malgré la prospérité où se trouve le pays, c’est à sa politique d’expansion, d’impérialisme qu’il le doit. Sentant le péril, le Président n’a qu’un souci, être au plus tôt débarrassé du guêpier chinois. Ce n’est du reste pas le gouvernement qui a émis le programme si sage que nous avons cité et qui a tant insisté pour avoir la porte ouverte dans toute la Chine, qu’on pourrait soupçonner de voir d’un bon œil les idées de partage. La France, elle, ou du moins ceux qui dirigent sa politique, s’est trop longtemps complu dans les fêtes de son Exposition ; elle semblait prononcer le cras seria des anciens ; elle s’est enfin décidée à jouer le rôle conciliateur qui doit être le sien en Extrême-Orient, et elle agit en conformité de tous ses intérêts en ne poussant pas à un partage où sa part serait trop maigre.

Reste l’Allemagne. De ce côté, quelques mots un peu vifs ont été prononcés. L’Empereur, dans une de ces allocutions enflammées dont il est coutumier, a engagé ses soldats partant pour l’Extrême-Orient « à ne point faire de quartier, » à répandre la terreur parmi les Chinois comme les Huns d’Attila la répandirent en Europe. Le grand nombre de troupes que l’Allemagne envoie pour la première fois hors d’Europe, le choix fait pour les commander du général le plus connu de l’armée germanique, auquel son grade de maréchal confère le commandement des troupes alliées, sont des signes de l’extrême importance qu’attache Guillaume II à l’expédition de Chine. N’aurait-il point de secrets desseins, de nouveaux et dangereux désirs de conquêtes ? Et, si l’on se rappelle que le prix du sang d’un pauvre missionnaire a été la baie de Kiao-Tchéou, quelle compensation n’exigera-t-on pas à Berlin pour la vie du représentant même de l’Empire ? Voilà ce qu’on s’est demandé, non sans inquiétude, pendant tout le mois d’août. Depuis, ces craintes ont été calmées par diverses communications du gouvernement de Berlin, et le protocole de désintéressement qu’il vient de signer avec l’Angleterre montre qu’une action violente n’est pas plus à redouter de la part de l’Allemagne que d’aucun autre pays, pourvu qu’elle reçoive les justes satisfactions auxquelles elle a droit.

Ce qui paraît plutôt à craindre aujourd’hui, ce n’est pas une extrême sévérité, mais plutôt une excessive indulgence de l’Europe à l’endroit de la Chine. Or, une politique trop douce risquerait d’être à peine moins funeste qu’une politique de violence : elle entretiendrait la Chine dans l’illusion de sa supériorité qui lui est si chère, elle ferait croire à la Cour, aux lettrés aussi bien qu’au peuple, que les barbares d’Occident ont peur du Fils du Ciel. Les manques de foi, les insolences, les attentats ne tarderaient pas à recommencer, lorsqu’on verrait que le massacre de plusieurs centaines d’étrangers, de plusieurs milliers de chrétiens, l’assassinat d’un ministre et d’un autre diplomate n’ont pas entraîné une punition exemplaire. Finalement, l’Europe serait amenée à intervenir de nouveau, à se montrer d’autant plus dure qu’elle aurait été plus faible une première fois et qu’elle aurait sans doute perdu patience. Or, c’est une nouvelle intervention qu’il faut éviter par-dessus tout, si l’on ne veut courir le risque de voir la Chine s’écrouler tout à fait, au milieu de terribles convulsions : il convient de ne pas mettre trop souvent la hache sur ce vieux tronc vermoulu.

Si l’Europe risque de ne pas se montrer assez sévère, c’est qu’elle est pressée, comme toujours, alors que la Chine ne l’est jamais ; même les puissances les plus portées aujourd’hui à la sévérité, comme la Grande-Bretagne, ne seraient pas longues à se lasser ; supposez que les négociations s’éternisent, qu’un état de trouble se maintienne, — ce qui est assez probable, — jusqu’à la conclusion de la paix ; vous verrez bientôt les commerçans anglais jeter les hauts cris, dire que les affaires souffrent trop de cet état d’instabilité et qu’il faut en finir au plus tôt.

Les gens pressés, à moins de tout briser, — et l’Europe ne le fera pas cette fois, — sont toujours dans un état d’infériorité par rapport à ceux qui ne le sont pas. Aussi l’Occident finirait-il peut-être par se contenter de quelques satisfactions illusoires, tout à fait disproportionnées à l’outrage qui lui a été infligé, aux pertes d’argent et surtout de sang qu’il a subies, si une puissance ne paraissait heureusement peu disposée à se rallier à une politique d’excessive indulgence. La mort de l’infortuné baron de Ketteler semble avoir déjà sauvé tous ses collègues du même sort[3] ; elle préservera peut-être encore l’Europe d’une politique de faiblesse qui rétablirait un peu plus vite un calme apparent, mais aurait les pires conséquences dans un avenir peu éloigné. En montrant une énergie dont l’exemple entraîne bon gré mal gré les autres pays, le gouvernement allemand répare les fautes qu’il a commises naguère.

Ce qui importe avant tout, pour arriver à une solution un tant soit peu durable de la crise actuelle, c’est de faire sur la Cour de Pékin une impression profonde qui ne s’efface de longtemps, sinon jamais : « Toute solution qui donnerait à la Chine l’illusion d’avoir triomphé doit être absolument écartée, » disait fort sagement, au mois de septembre, un ministre anglais. Cette illusion du succès, la Chine, on le sait, se la fait avec une extrême facilité, le gouvernement aussi bien que le peuple ; il convient donc que la Cour s’aperçoive avec la plus extrême évidence qu’elle a été vaincue ; qu’elle a dû s’incliner devant des exigences désagréables pour elle ; et, si elle peut avoir perpétuellement devant les yeux une preuve palpable de sa défaite, il n’en sera que mieux. Qu’elle fasse raconter ensuite au peuple toutes les fables qu’elle voudra, peu nous chaut ; si la Cour et les lettrés, les hauts mandarins surtout sont bien convaincus de notre puissance, ils nous feront respecter par leurs administrés.

La seule leçon vraiment efficace qu’ait infligée l’Europe à la Chine a été celle de 1860 : les alliés sont entrés à Pékin, ils ont brûlé le palais d’Eté, ils ont exigé la destitution des principaux instigateurs de la politique impériale d’alors. Les effets de cette leçon furent malheureusement atténués, en 1870, par les massacres de Tien-tsin et la destruction de la cathédrale catholique de cette ville. La triste situation où se trouvait alors la France ne lui permit pas d’exiger de suffisantes réparations ; on eut la faiblesse de ne pas reconstruire la cathédrale jusqu’à ces dernières années ; et il en résulta un discrédit qui s’étendit à tous les étrangers. En 1894-95, la Chine fut aussi complètement vaincue par le Japon qu’une nation peut l’être par une autre, mais cette fois la leçon porta peu, parce que les hostilités n’avaient eu lieu que dans des dépendances de l’Empire, épargnant les Dix-Huit Provinces ; parce que le Japon n’avait même pu conserver les fruits de sa victoire sur le continent ; surtout peut-être parce que la capitale n’avait pas été touchée, que la Cour n’avait ressenti directement aucun ennui bien grave et qu’aucune trace de sa défaite ne subsistait.

Il conviendrait que, cette fois, il n’en fût pas ainsi ; d’ailleurs les troupes internationales campent dans Pékin, et la lenteur même des négociations, en prolongeant l’occupation de la capitale, n’est pas sans bons effets ; mais ce n’est pas tout. La première pensée qui vient à l’esprit, c’est qu’il faut exiger de la Chine le châtiment des coupables, des hommes vraiment responsables du siège des légations, des massacres d’Européens et de chrétiens indigènes, et non pas, comme cela est arrivé tant de fois, de malheureux comparses qui ne furent que des agens d’exécution. « Le nombre des personnes livrées au châtiment importe moins que leur caractère d’instigateurs principaux et de chefs du mouvement, » dit fort justement la dépêche circulaire allemande en date du 18 septembre. Ces chefs du mouvement sont extrêmement haut placés. A leur tête est le prince Tuan, et à côté de lui se trouvent tous les princes de la dynastie impériale, sauf peut-être le prince Ching ; — encore les troupes de ce dernier faisaient-elles partie des bandes qui ont assiégé les légations. Tous les Mandchous qui occupaient de grandes charges ont aussi poussé au massacre, tels Kang-Yi, Young-Lou et d’autres moins connus : certains Chinois de haut parage y ont trempé, comme Li-Ping-Heng, inspecteur des défenses du Yang-tse, ayant rang de vice-roi et You-Hsien, gouverneur du Chan-si, après l’avoir été du Chan-toung, où il avait surveillé d’un œil paternel les premiers ébats des Boxeurs : ce personnage adressait dernièrement au Trône un mémoire où il demandait une récompense pour avoir fait massacrer une cinquantaine de chrétiens et de missionnaires, après leur avoir persuadé de se placer sous sa protection.

Ce qu’il y a de plus grave, c’est que les princes et fonctionnaires que nous venons de nommer n’ont rien fait de leur propre initiative : il paraît certain qu’ils n’ont passé aux actes qu’après avoir convaincu l’impératrice, — qui ne demandait sans doute qu’à se laisser convaincre, — d’approuver et de sanctionner leurs desseins. Ce serait donc elle la véritable coupable ; en admettant même la fiction de son irresponsabilité, comment croire qu’elle livrera ceux qui forment encore son entourage, sinon son gouvernement ? Au moment de s’enfuir de Pékin, alors qu’elle pouvait se rendre compte déjà des conséquences des crimes qu’ils lui avaient conseillés, elle était autant que jamais sous leur influence, puisqu’elle faisait exécuter cinq membres du Tsong-li-Yamen accusés de modérantisme ; depuis, bien des faits sont venus montrer que cette influence subsistait. La livraison des plus haut placés d’entre les coupables, du père de l’héritier présomptif entre autres, paraîtra une condition tout à fait inacceptable, au point que la Cour préférera sans doute ne pas traiter, malgré les sérieux inconvéniens qui pourraient en résulter pour elle, malgré les moyens de pression dont l’Europe dispose. La poursuivre à Si-Ngan-fou, à 1 000 kilomètres de Pékin, d’où elle s’enfuirait encore ailleurs, il n’y faut certes pas songer. Peut-être faudra-t-il donc se résigner à ne pas voir décapiter Tuan ; et, si l’on obtient l’exécution de quelques-uns des personnages que nous avons cités, ne fussent-ils pas les plus considérables, peut-être serait-il sage de ne pas insister. On aura frappé encore assez haut pour que le coup porte. Quant à la destitution, à la dégradation, à l’exil, de tous, ceci s’impose absolument ; les mesures de ce genre, nous le savons, n’ont que trop souvent été illusoires, mais, si l’Europe déploie quelque énergie, elles ne le seront pas cette fois.

La punition des coupables n’est pas le seul moyen d’impressionner le gouvernement chinois : l’Europe en possède d’autres, qui sont dès aujourd’hui à sa portée, et dont elle hésite trop à se servir. Les troupes internationales étaient d’abord à peine entrées dans le palais impérial et ses vastes dépendances, dans ce qui s’appelle la Ville interdite. Elles n’avaient l’ait qu’y défiler, une quinzaine de jours après leur entrée ; certaines dépêches disent qu’elles avaient été reçues aux portes par les fonctionnaires du palais qui ont conservé leurs charges ; après cette courte parade, les portes furent refermées, et gardées seulement par des postes. Un respect aussi grand pour la résidence impériale pouvait avoir les plus fâcheuses conséquences, étant donnée la disposition d’esprit des Chinois. Les chambellans, les majordomes, les eunuques qui y sont restés n’allaient-ils pas raconter à leur gracieuse souveraine que les Barbares furent frappés de terreur à la vue des murailles de la Cité interdite, qu’au bout de quelques jours, ils demandèrent cependant à la visiter, et qu’on voulut bien la leur faire voir ? Si l’on avait fait un tel récit à l’impératrice, on peut être assuré qu’elle y eût ajouté foi, surtout après avoir déjà réussi à éviter aux principaux coupables le châtiment qu’ils mériteraient. Sur la populace de Pékin, qui aurait, elle aussi, grand besoin d’une leçon, la réserve gardée par les étrangers apparaîtrait comme l’effet d’une crainte respectueuse. On a enfin renoncé à des ménagemens impolitiques et installé le quartier général dans le palais. Il semble qu’il serait bon de l’occuper sérieusement et d’une manière permanente jusqu’à ce que le retour de la Cour soit annoncé et ait reçu un commencement d’exécution ; puis, afin de laisser une trace durable de leur passage, les étrangers devraient raser les murs de Pékin, en interdisant de les reconstruire, et détruire également les palais des environs, le palais d’été de l’Impératrice notamment. La disparition de ces édifices frapperait les Chinois sans avoir les mêmes inconvéniens politiques que la destruction de la Cité interdite elle-même, qui pourrait confirmer la Cour dans son projet de déplacer la capitale, de l’établir en quelque ville de l’intérieur peu accessible aux Européens. Nous traitera-t-on de Vandales parce que nous émettons de pareilles propositions ? Mais n’est-ce pas l’humanité la plus élémentaire qui ordonne de prendre les mesures propres à empêcher le retour des épouvantables crimes auxquels nous avons assisté cet été, et peut-on le faire sans frapper la Cour et le peuple chinois dans leur amour-propre, sans leur prouver, surtout à la première, que cette supériorité dont ils se targuent n’est qu’un vain mot et qu’ils ne peuvent pas résister à notre force ? Tous ceux qui connaissent la Chine nous répondront.

L’octroi d’une indemnité raisonnable et le démantèlement des forts de Takou compléteront les réparations à demander pour le passé, qui constituent à elles seules les meilleures des garanties pour l’avenir. Il est parfaitement inutile de demander à la Chine de nouveaux droits pour les Européens : qu’elle observe exactement l’esprit et la lettre des traités de Tien-tsin qui remontent à 1858 ; qu’elle se conforme de même au traité de Shimonosaki et aux conventions qu’elle a signées de 1895 à 1898 avec la France et l’Angleterre, et les étrangers pourront vivre, commercer et prêcher le christianisme en Chine dans d’aussi bonnes conditions qu’ils peuvent le désirer. C’est l’exécution des traités qu’il faut obtenir, et rien ne vaudra pour cela le déploiement d’un peu d’énergie à Pékin.

Pour ce qui est des négociations proprement dites, les puissances paraissent heureusement s’être mises à peu près d’accord sur le fond, sinon sur les détails, en acceptant comme base de discussion les propositions formulées dans. la note française du commencement d’octobre, qui avaient d’ailleurs été habilement rédigées en s’inspirant des vues exprimées jusqu’alors par les divers gouvernemens, de façon à fournir un terrain d’entente. Ces propositions sont au nombre de six : 1° Punition des principaux coupables, à désigner par les représentans des puissances à Pékin ; — 2° Interdiction permanente des importations d’armes en Chine ; — 3° Paiement d’une indemnité équitable aux États et aux intérêts privés lésés ; — 4° Présence permanente à Pékin de gardes pour les légations ; — 5° Démantèlement des forts de Takou ; — 6° Occupation de deux ou trois points sur la route de Tien-tsin à Pékin, de manière à assurer la complète liberté d’allures des membres des légations pouvant se diriger vers la côte, aussi bien que des troupes pouvant monter vers la capitale. Nous ne nous faisons pas grande illusion sur la valeur pratique du deuxième paragraphe ; toutefois, dans l’ensemble, c’est là un programme acceptable de réparations et de garanties pour l’avenir.

Mais comment obtenir que les Chinois acceptent les conditions que nous voulons leur imposer et devant lesquelles on ne peut s’étonner qu’ils regimbent un peu ? Ici, les esprits ont été d’abord assez divisés : les uns pensaient qu’il fallait avant tout, presque à tout prix, ramener la Cour impériale à Pékin, après quoi elle serait beaucoup plus traitable. C’était en particulier l’opinion des hommes et des gouvernemens qui désirent en finir au plus vite ; d’où la proposition russe d’évacuer Pékin. Si ce projet avait prévalu, n’eût-il pas été à craindre que, dans cette évacuation suivant le respect montré au palais impérial, l’orgueil enraciné des Célestes ne vît une véritable victoire sur les Barbares du dehors ? On dira peut-être que, de toute façon, les mandarins s’arrangeront pour inculquer cette idée au populaire, qui l’acceptera aisément. Ne circule-t-il pas déjà, à Canton et ailleurs, des papiers où il est dit que les étrangers ont été exterminés par l’armée chinoise, qu’il n’en reste plus qu’un petit nombre, lesquels demandent la paix, et que l’impératrice, dans sa générosité, examine à quelles conditions elle peut la leur accorder ? Il faut, allègue-t-on, prendre son parti de ces fables, si irritantes puissent-elles être, pourvu que le gouvernement, lui, soit convaincu de la puissance et de la victoire des Européens. Seulement, est-on bien sûr qu’il en soit convaincu ? Sans doute quelques grands mandarins qui ont été en contact fréquent avec les Européens se font moins d’illusions que leurs compatriotes. La preuve en est dans la prudente conduite des vice-rois du Yang-tse durant la présente crise, dans les efforts qu’ils ont faits pour maintenir, — et en somme avec succès, — la paix dans leurs provinces. Mais n’en est-il pas autrement de la Cour, des princes mandchous, des lettrés ultra-réactionnaires, peu familiers avec les étrangers, qui entourent l’impératrice et de l’impératrice elle-même ? Ces gens-là sont aussi ignorans et plus imbus de leur supériorité que l’homme du peuple. Ils auraient fort bien pu se tromper eux-mêmes sur les causes de l’évacuation de Pékin, si elle avait eu lieu. Et d’ailleurs, auraient-ils eu tellement tort de voir une victoire dans cette retraite de l’Europe vers la mer ? Ce n’est certes pas par peur de la force offensive des armées chinoises que nous nous retirerions ainsi ; mais ne serait-ce pas par crainte de la force d’inertie de cette immense masse du Céleste-Empire, par appréhension de voir son gouvernement se montrer intraitable, et s’enfoncer dans des profondeurs où nous ne saurions le suivre ? Le point de vue chinois ne serait pas alors si faux, en considérant comme un aveu de faiblesse l’évacuation de Pékin.

Le plus sage n’est-il point de ne pas se presser, de ne pas poser de conditions trop difficiles à faire accepter, mais, une fois qu’elles seront posées, de s’y tenir et d’attendre tranquillement, en prenant les quelques mesures énergiques que nous avons indiquées, que la Cour réfléchisse et se décide à acquiescer aux justes demandes de l’Europe. Au début, les Chinois refusent tout, et qui peut s’attendre à autre chose de la part d’un aussi madré personnage que Li-Hung-Chang ? Il connaît ses Européens à fond pour les avoir longtemps pratiqués ; il sait combien les longues négociations les lassent. Il a compté d’abord sur le désir des puissances de retirer au moins la majeure partie de leurs troupes avant que la glace ne vînt fermer les ports du Petchili, comme la France et l’Angleterre l’ont fait en 1860. Aussi commençait-il par tout refuser ou à peu près : ni indemnité pécuniaire ou territoriale, ni punition des coupables, à peine concédait-il quelques droits de protection des ports ouverts. Nous voyant bien décidés à ne pas nous en aller, il devient déjà plus coulant et l’on finira sans doute par en obtenir une indemnité, pourvu qu’elle soit proportionnée aux ressources de la Chine, la punition de quelques criminels de haut vol, la dégradation et l’exil des autres. Il est fort probable que la Cour ne se soucie pas, au fond, de rester hors de Pékin ni de déplacer le siège du gouvernement. Depuis cinq cents ans que les populations sont habituées à regarder vers la capitale actuelle comme centre de l’autorité impériale, cette ville, qui avait d’ailleurs été déjà capitale à plusieurs reprises, a acquis un lustre particulier. En s’en séparant, l’Empereur perdrait une partie de son prestige, sa légitimité paraîtrait moins certaine ; la dynastie, déjà affaiblie, en recevrait un nouveau coup. Pour rentrer à Pékin, la Cour en passera donc par les volontés des étrangers, si celles-ci ne sont point par trop dures et lui permettent de « sauver la face » aux yeux de ses sujets, ce qui a peu d’inconvéniens, pourvu qu’elle-même soit bien convaincue de la force de l’Europe. Même préférât-elle rester au loin, il ne serait pas impossible de la contraindre à se soumettre et à revenir vers la côte.

Si ce serait folie de se lancer dans une expédition au cœur de cette immense Chine, dépourvue de bonnes routes et ne fournissant pas les articles indispensables à la vie de troupes européennes, il serait fort exagéré de dire qu’il n’existe aucun moyen de coercition à l’endroit du gouvernement chinois. Il en est d’indirects : l’interdiction du commerce maritime du riz d’où résulterait la famine dans les régions septentrionales, la mainmise sur tous les revenus des douanes auxquels on pourrait joindre le produit des impôts de toute sorte perçus à Pékin, à Tien-tsin et aux environs, de même que dans les grandes villes indigènes situées à proximité des concessions étrangères, Shanghaï, Canton et autres. Les alliés peuvent aisément occuper, sans trop s’écarter du leur base, l’extrémité de l’unique ligne télégraphique qui se dirige vers l’ouest ; et l’excellente navigabilité du Yang-tse, même de plusieurs de ses affluens pour les grands navires, leur permet d’isoler la Cour réfugiée à Si-Ngan, ville d’un million d’habitans, il est vrai, mais qui est bâtie au milieu d’un pays sans grandes ressources. Sans doute cette sorte de blocus entraînerait une dépense, dont on pourrait, il est vrai, se couvrir en partie, et surtout un manque à gagner par les entraves mises au commerce de la Chine tant que la paix ne serait pas conclue. Mais combien peu pèseraient ces inconvéniens si l’on parvenait à assurer un calme approximatif pour une période de quelque durée ! Or, on y arriverait très probablement, en se montrant énergique, mais en même temps aussi persévérant, aussi patient que les Chinois. Ceux-ci ne sont-ils pas déjà plus traitables qu’on ne paraissait le craindre au début ? N’ont-ils pas, assez rapidement après tout, ouvert des négociations sans que Pékin fût évacué ?


III

Si les divers pays qui constituent le monde civilisé parvenaient à mettre un peu d’union dans leurs conseils, non pas seulement pour quelques semaines, afin de conjurer momentanément les effets immédiats d’une crise violente de l’Homme malade de Pékin, mais pour une période plus prolongée, qui permît de traiter, non les manifestations extérieures, mais les sources mêmes du mal, s’ils n’avaient pas surtout de convoitises secrètes auxquelles ils ne veulent pas renoncer irrévocablement, il serait peut-être assez aisé de définir et de suivre une politique rationnelle à l’égard de la Chine. Celle-ci pourrait se résumer en deux propositions : agir énergiquement sur le gouvernement central de façon à lui imprimer la conviction de la supériorité des forces de l’Occident sur les siennes ; d’autre part, rassurer ce gouvernement sur nos intentions à son égard et se garder d’affaiblir son autorité et son prestige dans les provinces.

Cette politique est exactement le contre-pied de celle qui a été suivie depuis cinq ans. Nous venons d’esquisser les mesures qui nous paraissaient propres à faire une sérieuse impression sur le gouvernement de Pékin et, en particulier, la nécessité de laisser sous ses yeux des traces permanentes du passage victorieux des troupes occidentales. Pour assurer la durée des bons effets produits, il importerait de se montrer toujours ferme à l’avenir, et en particulier de ne jamais faire de demandes ou de réclamations pour s’en désister ensuite ou se contenter de satisfactions illusoires : tous ceux qui connaissent les Asiatiques savent que renoncer à une chose une fois demandée est un moyen certain de se faire taxer de faiblesse et bientôt mépriser par eux. Il faut donc bien réfléchir à ce qu’on tient réellement à en obtenir, puis l’exiger absolument, ce qui ne veut certes pas dire qu’il faille émettre à tort et à travers toutes sortes de prétentions qui les exaspéreraient. Ceci nous amène à la seconde partie de notre thèse.

Il est clair, que si nous, Occidentaux, exigeons du gouvernement chinois de nouvelles cessions territoriales, si nous nous immisçons dans ses affaires intérieures, nous le persuaderons, comme il l’est déjà à moitié, que nous cherchons à le détruire et que notre but final, quelles que soient les raisons pour lesquelles nous ne cherchions pas à l’atteindre immédiatement, c’est le démembrement de la Chine. Dès lors, quels que soient les hommes qui composent ce gouvernement, ils saisiront naturellement toutes les occasions favorables de se débarrasser de nous. Ce sera une question de vie ou de mort pour eux, et ils lutteront pour la vie avec l’énergie du désespoir. C’est à cause de cela que l’exemple donné par l’Allemagne à Kiao-Tchéou et suivi avec tant d’empressement par les autres puissances, la politique des cessions à bail et des sphères d’influence, a été si funeste.

Même en dehors des annexions territoriales, si l’Europe continue à demander une foule de concessions diverses, de chemins de fer, de mines ou d’autres, elle inquiétera d’abord le gouvernement de Pékin, parce qu’il verra dans ces demandes une arrière-pensée politique, puis elle le placera dans un difficile dilemme : ou complaire au peuple et à l’immense majorité des lettrés, en refusant d’accéder aux désirs de l’Europe, ce que celle-ci ne saurait tolérer, car ce serait la perte de son prestige et le réveil de l’orgueil chinois qui deviendrait bientôt intraitable ; ou bien s’incliner devant les exigences des étrangers, et alors mécontenter vivement l’opinion publique à l’intérieur, ajouter encore aux causes de faiblesse du régime actuel, déjà multiples, et qui se multiplieront d’autant plus qu’il sera plus conciliant envers les étrangers. Il ne faut pas se figurer que l’opinion publique soit une quantité négligeable dans le Céleste-Empire ; elle ne l’est d’abord nulle part, même sous les régimes despotiques ; mais le régime qui prévaut en Chine n’appartient pas à proprement parler à cette dernière catégorie. Le gouvernement y est exercé par des membres de la classe dirigeante des lettrés, choisis, il est vrai, par un souverain absolu ; mais ce dernier ne saurait gouverner longtemps contre l’opinion de cette classe, toute-puissante sur le peuple au sein duquel elle se recrute par les examens. On dit, trop facilement peut-être, qu’il n’y a d’émeutes en Chine que celles qui sont encouragées, fomentées même par les autorités. Ce n’est pas tout à fait exact. Il y a quelquefois des mouvemens populaires spontanés ; il y en a souvent que suscitent, non les mandarins, mais les très nombreux lettrés sans place ; enfin, il s’en trouve que les fonctionnaires locaux font naître sans l’aveu, ou même contre la volonté du gouvernement central, dont le pouvoir a souvent eu beaucoup de peine à se faire sentir énergiquement dans les provinces, même aux temps les plus brillans de l’histoire de la Chine. Ce qui est un fait, c’est que plus de vingt dynasties se sont succédé dans ce pays, c’est par conséquent que nous sommes très bien fondés à redouter les effets du mécontentement intérieur sur l’ordre établi en Chine, si nous obligeons le gouvernement à nous laisser introduire, trop vite, trop de nouveautés, mal vues de l’opinion.

Est-ce donc une abdication de l’Europe que nous préconisons ? Demandons-nous qu’elle renonce, en ce qui concerne la Chine, au droit qu’elle prétend avoir de mettre en valeur les richesses naturelles de toutes les régions du globe, que leurs habitans y consentent ou non ? Nous ne sommes pas si absolus. Que tous les traités soient rigoureusement exécutés, que les voies ferrées déjà concédées soient construites, que les Européens, les Américains, les Japonais élèvent des usines dans les nombreux ports ouverts, que leurs bateaux à vapeur parcourent les principales rivières, ils en tireront un important profit, et le commerce de la Chine, déjà en grande voie de croissance, augmentera encore beaucoup. Mais, pour le reste, laissons un peu les Chinois tranquilles ; ne leur imposons pas de nouveaux chemins de fer, ils en construiront, ou plutôt nous demanderont d’en construire pour eux, s’ils le veulent. Nous croyons qu’ils le voudront : les classes commerçantes et le peuple lui-même, parce que leur esprit de négoce si éveillé saura en apprécier l’avantage une fois qu’ils les verront à l’œuvre ; le gouvernement, parce qu’il y trouvera, comme dans le télégraphe, un moyen de fortifier son autorité. Nous pensons qu’en général les Chinois finiront par se réconcilier avec beaucoup des côtés matériels, — nous ne disons pas des autres, — de la civilisation occidentale ; mais ne faut-il pas leur donner le temps de s’y accoutumer ?

Une objection se présente toutefois. Peut-on vraiment espérer une paix et une sécurité durable si l’impératrice douairière, — certains disent même : si la dynastie actuelle, — conserve le pouvoir ? En ce qui concerne l’impératrice, son exil serait certes la meilleure des solutions, si on peut l’obtenir. Le peut-on ? Elle a mis la main aujourd’hui sur tous les rouages du gouvernement ; elle représente la seule autorité existante ; le jeune et débile empereur qu’elle traîne après elle, soumis à la surveillance la plus étroite, n’est qu’un jouet entre ses mains. Qui donc en Chine oserait lui parler assez fermement pour l’obliger à descendre du pouvoir ? Ce n’est pas Li-Hung-Chang, qui lui doit beaucoup, à qui elle a prodigué jadis toutes les faveurs qu’une souveraine peut accorder : le madré vice-roi est bien âgé pour accomplir une démarche si audacieuse, si peu conforme d’ailleurs à sa politique plus rusée qu’énergique. Il ne faut pas non plus en demander trop aux grands vice-rois du Yang-tse, Chang-Chih-Toung et Liou-Koun-Yi : c’est assez qu’ils aient maintenu l’ordre dans leurs provinces. Il est fort probable qu’ils verraient d’un bon œil la chute de la douairière, mais ils sont trop prudens pour en prendre l’initiative. Le prince Ching, l’un des négociateurs de la paix, mieux placé peut-être pour le faire, l’oserait-il en présence de l’opposition de tous les autres princes, de tous les Mandchous, de toute la Cour, plus hostiles encore aux étrangers que l’impératrice qu’ils entourent ?

Si tous les membres de la dynastie nous sont si irrémédiablement hostiles, pourquoi ne la remplacerions-nous pas par une autre ? La proposition a été faite et c’est une question de savoir s’il n’eût pas mieux valu, vers 1860, aider les Taïpings que soutenir les Mandchous ; mais ceci est le passé. Maintenant, il est encore probable que, si la Chine était abandonnée à elle-même la dynastie mandchoue s’effondrerait dans un peu lointain avenir. Ce ne serait pas sans une longue guerre civile, durant laquelle l’anarchie régnerait dans une grande partie de l’empire. L’Europe tolérerait-elle aujourd’hui une période de plusieurs années de troubles ? Les industriels, les négocians qui font des affaires avec la Chine, les porteurs d’emprunts chinois, les sociétés de missions aussi ne s’alarmeraient-ils pas, ne presseraient-ils pas leurs gouvernemens d’intervenir ? Les convoitises de ceux-ci ne s’allumeraient-elles pas ? On voit les dangers de toute sorte d’un pareil événement. Puis, si nous voulions le provoquer au lieu de le laisser se produire spontanément, notre appui n’enlèverait-il pas à notre prétendant beaucoup de sympathies parmi les indigènes, parviendrait-il à faire reconnaître son autorité dans toutes les provinces ? Non, un changement de dynastie ne pourrait s’effectuer sans entraîner d’inextricables difficultés et de très graves périls.

Même s’il est impossible d’obtenir l’éloignement de l’impératrice douairière, mieux vaut encore conserver au pouvoir la famille régnante. Le prestige de la vieille souveraine se trouvera sans doute diminué, pour peu que nous ayons fait montre de quelque énergie, et il sera peut-être possible de faire jouer un rôle plus important à l’empereur. Sans doute il conviendra de redoubler de surveillance et de fermeté tant que cette Sémiramis d’Extrême-Orient sera au pouvoir. Durant cette période, qui sera limitée, car Tze-Hsi est vieille, le maintien, non seulement de gardes dans les légations, mais d’une forte troupe européenne, soit a Pékin même, ce qui serait le mieux, soit aux environs immédiats de la ville, pour intimider la Cour, pour l’empêcher au besoin de quitter la capitale, serait une mesure des plus utiles, presque indispensable. Nous n’ignorons pas tous les inconvéniens des garnisons internationales ; pourtant le système a fonctionné tolérablement en Crète pendant assez longtemps. Un homme qui a beaucoup voyagé dans la Chine et qui la connaît très bien, M. Marcel Monnier, a proposé, sans compter beaucoup, semble-t-il, sur le succès de son projet, d’installer à Pékin non pas une garnison composée des troupes des grandes puissances, mais un corps recruté dans des pays neutres, qui ne puissent porter ombrage à personne, Suisse, Hollande, Pays Scandinaves. Il aurait même voulu qu’on en formât une garde pour l’Empereur lui-même. Le projet mériterait au moins d’être étudié.

Que l’impératrice Tze-Hsi soit maintenue ou non au pouvoir, il est clair que les étrangers devront exercer une certaine influence sur la désignation des ministres. Nous n’entendons pas parler là d’une immixtion directe dans leur choix : cela risquerait d’abord de faire considérer le gouvernement central comme un simple instrument de l’Europe, d’où de graves inconvéniens pour la tranquillité intérieure de la Chine ; puis d’amener des querelles entre les puissances, chacune considérant tel ou tel mandarin comme son ami, tel autre comme son adversaire, d’où des périls sérieux pour la paix du monde. Nous voulons simplement dire que les puissances devraient mettre leur veto à la nomination aux grandes charges de personnages notoirement hostiles à tout ce qui vient du dehors. Dans le cas où l’empereur serait réinstallé au pouvoir et l’impératrice exilée, peut-être même l’Europe agirait-elle sagement, dans un sens inverse, en modérant les tendances réformatrices qui semblent être celles du jeune souverain, en l’engageant à ne pas faire de changemens trop brusques.

Il est certain qu’au sein de la classe des lettrés il existe des courans en sens divers. S’il y a très peu de réformateurs extrêmes dans le genre de Kang-You-Weï, il se trouve un nombre plus important de gens qui semblent reconnaître que tout n’est pas mauvais dans la civilisation occidentale ; qu’au point de vue matériel, elle possède quelques bons côtés ; que d’ailleurs on ne peut résister à l’Europe ; et qu’il vaut mieux, dès lors, accepter franchement la situation et profiter au moins des avantages qu’on en peut tirer. De ce nombre paraît être Chang-Chih-Toung, le célèbre vice-roi d’Han-Kéou ou plutôt de Wou-Tchang, dont on ne peut que louer l’attitude pendant la dernière crise. Ce sont là les hommes dont l’Occident doit désirer l’arrivée au pouvoir et qu’il pourrait peut-être y pousser par une politique habile et discrète à la fois. Au pis-aller, on devrait encore se contenter de personnages dans le genre de Li-Hung-Chang, en ayant soin de se montrer très ferme vis-à-vis des faux-fuyans et des tentatives d’éluder leurs engagemens qu’ils ne manqueraient pas de multiplier. Ils ont du moins la notion de la force de l’étranger, que n’avaient pas les derniers conseillers de l’impératrice douairière.

Nous ne nous dissimulons nullement les difficultés de la politique dont nous venons seulement de poser quelques principes. La manière de les appliquer est susceptible de varier suivant les incidens et les développemens de la crise actuelle. Si la Cour persiste dans son aveuglement, si l’impératrice ne veut ni descendre du pouvoir ni se séparer de ses conseillers actuels, la situation peut devenir très difficile par le prolongement de la crise. Avec de la patience et de la fermeté, nous persistons à croire que le monde civilisé amènerait pourtant le gouvernement chinois à résipiscence ; malheureusement, il est difficile d’être patient à ce monstre hexacéphale qu’est en Chine le concert européo-américano-japonais ; il n’est même jamais sûr d’exister le lendemain : déjà l’Amérique se sépare ; chaque puissance a ses visées particulières. Cependant, si une seule persévérait dans une ligne de conduite énergique, alors même que les autres abandonneraient plus ou moins la partie, elle finirait probablement par amener la Cour à traiter sur des bases raisonnables ; l’Allemagne serait susceptible, après bien des fautes, de rendre ce service au monde civilisé. Le manque d’union pourrait ainsi n’avoir pas immédiatement des effets désastreux, mais il en aurait plus tard, la poursuite de leurs visées spéciales empêchant les nations de se montrer suffisamment sages et réservées.

En tout cas, à cette politique modérée qui consiste à relever le prestige de l’Europe aux yeux du gouvernement de Pékin et celui du gouvernement de Pékin aux yeux des masses, politique qui n’est peut-être pas très facile à pratiquer, à laquelle on ne voudra peut-être pas se résigner, il n’y a qu’une seule alternative, c’est la politique du partage. Que l’on recommence la chasse aux annexions et aux concessions, de nouvelles crises se produiront un peu plus tôt ou un peu plus tard, l’anarchie finira par régner, la patience de l’Europe sera moins longue, ses convoitises plus excitées encore que maintenant, et forcément l’on glissera au démembrement de la Chine.

Nous ne croyons pas qu’aucun homme raisonnable et connaissant l’Asie puisse, à la lumière du passé et du passé le plus récent, du passé de cet été, envisager sans trouble une pareille éventualité. Un certain nombre de nations européennes auraient à gouverner chacune un lot de territoire énorme, peuplé de 80 à 100 millions d’habitans. Ces habitans appartiennent à la race la plus profondément différente des Occidentaux par ses traditions, ses habitudes, sa morale, sa conception de la vie, son âme tout entière, qui soit dans le monde. À ces provinces chinoises, peu gouvernées en somme aujourd’hui, où l’on vit très misérablement sans doute, exposé à bien des fléaux naturels, mais tranquille du moins pourvu qu’on se conforme aux traditions, à ces pays figés depuis tant de siècles dans un certain moule, les Européens voudraient imposer tout un flot de nouveautés et, en outre, une bureaucratie absolument différente de celle qui y existe, beaucoup plus pointilleuse et méticuleuse, se mêlant beaucoup plus des affaires de chacun. Nous venons d’assister au mouvement produit par l’introduction, — à dose bien petite relativement à ce qui arriverait après un partage, — de quelques innovations. Nous avons vu antérieurement les difficultés considérables auxquelles se sont heurtés les Français au Tonkin, les Anglais en Birmanie, les Japonais à Formose, en des pays imbus de la civilisation chinoise, mais habités par des populations bien plus molles que la race chinoise. Que serait donc la Chine au lendemain du démembrement ? Un immense brasier de guerre civile, le peuple le plus nombreux du monde en insurrection ; et les Chinois, mauvais soldats, sont d’admirables émeutiers. Nous reculons, quant à nous, devant une pareille perspective. Qu’on ne nous parle pas de l’exemple de l’Inde, soumise à l’Angleterre, et trois fois plus peuplée que ne le serait la tranche de Chine de chaque nation européenne. L’Inde est un pays divisé entre dix peuples qui se détestent et trois ou quatre civilisations ; les divisions de caste ajoutent encore au manque de cohésion des indigènes et à l’impossibilité d’une action commune. Il a été possible, en jouant habilement de toutes ces passions et de tous ces intérêts divergens, de soumettre le pays à une autorité européenne en y conservant pourtant les cadres sociaux. En Chine, rien de pareil : un peuple où se trouvent confondus des élémens, d’origine diverse peut-être, mais tous coulés dans le même moule par une communauté de civilisation qui dure depuis des dizaines de siècles ; une classe dirigeante unique dont l’esprit est trop opposé à celui des Européens pour qu’ils puissent jamais compter sur elle et qu’ils ne pourraient conserver parce qu’il n’existerait rien pour lui faire contrepoids, alors que dans l’Inde les hiérarchies variées des divers groupes de population se font équilibre ; à côté de cela, des sociétés secrètes à peu près toutes hostiles à l’étranger ; et, à la base, une commune fortement organisée que les maîtres du dehors exciteraient contre eux en lésant sans cesse ses droits, qu’ils ne comprennent pas. L’Europe s’userait bien autrement contre la Chine démembrée que contre la Chine telle qu’elle existe aujourd’hui.

Pour compléter le tableau, il faut y ajouter le risque de guerre universelle que comporte ce démembrement. Le partage de la Chine ne mérite qu’un qualificatif : ce serait une criminelle folie. Le Céleste Empire a de vastes dépendances peu peuplées : la Mandchourie, la Mongolie, le Turkestan oriental. Par la force des choses, il est probable que celles-ci tomberont un jour ou l’autre entre les mains de la Russie ; cela n’ajoutera pas énormément à la force de l’empire des tsars, qui rencontrera des difficultés, — l’expérience qu’il vient de faire en Mandchourie en est la preuve, — dans la partie de ces pays où la population est de race chinoise et un peu dense. Ces considérations sont de nature à consoler même les hommes et les peuples qui verraient d’un mauvais œil l’accroissement de la place déjà si vaste occupée par la Russie sur la carte du monde. Mais croire qu’une nation étrangère quelconque soit capable, maintenant ou bientôt, de gouverner 80 ou 100 millions de Chinois ou plus, c’est une utopie. Seul peut-être le Japon aurait pu le tenter ; mais l’Europe l’a écarté, et sans doute a-t-elle agi prudemment pour sa sécurité future, car la puissance du Mikado fût devenue vraiment démesurée. Tout cela ne veut pas dire qu’un jour tel pays n’exerce pas à Pékin une très grande influence : ce sera sans doute le cas de la Russie, dont l’action politique sera toutefois compensée en partie par l’action économique des États-Unis. Ces derniers ne peuvent se désintéresser complètement de ce qui se passe sur la rive opposée du Pacifique, si justifiée que soit leur répugnance pour l’impérialisme. Aussi est-ce un peu sur les Américains que nous comptons dans l’avenir pour empêcher un partage qui leur fermerait la porte et qui serait, en tout cas, pour le monde entier, la plus détestable des solutions du problème chinois. Mieux vaudrait assurément renoncer à tout développement du commerce et à toute mise en valeur du Céleste-Empire.


PIERRE LEROY-BEAULIEU

  1. Voyez nos articles sur le Problème Chinois dans la Revue des 15 novembre 1898, 1er janvier et 1er mars 1899.
  2. On ne saurait trop répéter que les applications scientifiques qui sont le côté le plus brillant de la civilisation moderne ne sont nullement aux yeux des Chinois éduqués un critérium de supériorité. Le lettré voit en nous des gens fort grossiers, ignorans de toute politesse, qui négligent le vrai savoir, l’étude des anciens sages, pour s’absorber en des besognes matérielles et inférieures. Il admet bien que nous soyons arrivés à y acquérir quelque habileté, mais la raison en est due suivant lui à la pauvreté, à la stérilité des pays que nous habitons, d’où la nécessité de nous ingénier pour vivre, sans prendre le temps de cultiver notre esprit. Cette idée de la pauvreté de l’Europe qui pousse ses habitans à inventer quantité de machines et à chercher des ressources en des pays lointains est profondément ancrée, au dire de tous les voyageurs, chez les nègres de l’Afrique aussi bien que chez les peuples policés de l’Extrême-Orient. Elle est nettement exprimée dans une lettre du général réactionnaire mandchou Young-Lou, saisie par les alliés en Chine cet été : « Les Européens, dit le signataire, ne peuvent se passer des richesses de la Chine pour vivre. »
  3. Il paraît certain que la Cour et les Boxeurs avaient comploté la mort de tous les ministres étrangers ; mais que l’ambassadeur d’Allemagne fut par hasard égorgé avant le jour fixé, ce qui mit ses collègues sur leurs gardes.