Le Problème de la perception (E. Chartier)

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LE PROBLÈME DE LA PERCEPTION

Le sens commun ne voit dans la Perception aucun problème ; il croit que percevoir est une fonction simple et immédiate, par l’effet de laquelle les choses sont présentées à la pensée telles qu’elles sont et toutes faites, avec leurs qualités, leurs dimensions, leur forme, leurs distances respectives et leurs positions.

Mais la réflexion démontre l’insuffisance de cette conception. En effet il est évident que certaines perceptions, qui paraissent immédiates, sont pourtant acquises : je vois un cube de pierre, et il me semble que je le vois immédiatement se détacher en relief sur le sol. Pourtant ce que je vois de ce cube ne diffère en rien d’un dessin tracé sur un plan, et qui me représenterait ce cube en perspective ; ce qui le prouve c’est que je puis m’y tromper, et prendre pour un relief un dessin habilement tracé sur un plan. Puisque je puis voir le relief sans qu’il existe, c’est donc qu’il n’est pas donné à la vue, mais qu’au contraire la pensée l’ajoute aux choses, c’est-à-dire à ce qui lui est donné par la vue, et comme une conséquence de ces données.

En général, toutes les fois qu’un de mes sens me trompe, je dois conclure que ce sur quoi il me trompe ne lui est pas donné tel qu’il le perçoit (sans quoi la perception serait vraie). Si les sous ne me faisaient percevoir que ce qui leur est donné, ils ne nie tromperaient pas ; ou, mieux, si je ne percevais que ce qui est donné à mes sens, tout ce que je percevrais serait réel par définition. Erreur suppose invention, addition, modification, création.

Mais tous les sens sont capables de nous tromper, d’où il est raisonnable de conclure que la plus grande partie des perceptions qui paraissent immédiates sont en réalité le résultat d’une éducation dont la mémoire n’a pas gardé les traces, et qu’avant d’apprendre à penser, nous avons dû apprendre à percevoir.

Mais comment faire le départ de ce qui est donné et de ce qui est acquis ? Suffit-il pour cela d’étudier les unes après les autres les illusions connues, d’y découvrir tout un système de raisonnements cachés, et d’en conclure que l’esprit, dans la perception, est jusqu’à un certain point actif ? Par cette méthode de simple énumération, on est condamné à ignorer pourquoi l’activité de l’esprit est nécessaire, et quelles sont les limites de son intervention. Il nous faut donc, au lieu d’enregistrer des faits, chercher le nécessaire, et nous demander ce qui peut être donné, et ce qui, ne pouvant être donné, est nécessairement acquis.

Les objets dont l’ensemble constitue le monde sont connus comme distincts les uns des autres ; comme situés, par rapport à nous et les uns par rapport aux autres, à de certaines distances ; comme caractérisés par des dimensions déterminées, une certaine forme, un certain poids, une certaine solidité ou résistance, une température déterminée, une couleur, une odeur, une saveur, une sonorité.

La notion d’objets distincts est nécessairement acquise ; c’est-à-dire suppose nécessairement certaines expériences. En effet nous percevons bien des changements plus ou moins brusques, mais non pas des interruptions, des vides, c’est-à-dire des séparations véritables entre les choses, de telle manière que rien ne nous dit à première inspection que la table, le livre, et l’air froid qui environne le tout ne sont pas un seul et même objet. Pour connaître un objet comme distinct des autres, comme ayant une unité, comme formant un tout complet, il faut l’avoir vu changer de lieu sans changer de nature, ou mieux encore l’avoir changé soi-même de lieu : nous arrivons ensuite, par analogie, à concevoir comme distincts, c’est-à-dire comme transportables, des objets qu’on ne peut songer à transporter, comme des maisons, une montagne[1].

La notion de la distance qui nous sépare des objets est nécessairement acquise. Remarquons d’abord qu’elle ne peut nous être donnée ni par le toucher ni parle goût, qui exigent le contact, et qui, par suite, ne nous font naturellement connaître que des objets situés à une distance nulle ; en d’autres termes, de l’exercice de ces sens ne peuvent résulter que les deux connaissances immédiates qui suivent du changement des perceptions : l’idée de quelque chose de présent, et l’idée de quelque chose d’absent ; mais absent ne veut pas dire distant, car distant est quelque chose de plus, et signifie médiatement présent. Il faut donc, pour se représenter un objet comme distant, savoir en même temps qu’il est absent, et qu’il peut redevenir présent par l’effet d’un certain mouvement et à la suite d’une série déterminée de perceptions : cela suppose que l’on a appris à connaître cette série, que l’on a expérimenté sur ce mouvement, ce qui veut dire que la notion de distance est acquise.

L’odorat et l’ouïe nous permettent de connaître, à l’odeur ou au bruit, un objet distant pour le toucher ; mais cette connaissance n’est évidemment ni immédiate ni primitive ; nous commençons par connaître une odeur présente, un son présent, l’un et l’autre situés à une distance nulle ; c’est à la suite d’une éducation que nous arrivons à établir une relation entre ces perceptions et l’existence d’un corps situé à une certaine distance pour notre toucher.

La vue semble nous faire connaître immédiatement les objets comme distants par rapport à nous. En réalité il n’en est rien. Les objets que nous voyons sont tous présents, puisque nous les voyons ; ils sont donc tous, pour notre vue, à une distance nulle. Seulement nous apprenons à établir une relation entre ces perceptions visuelles présentes et des perceptions tactiles seulement possibles par l’effet de certains mouvements ; en d’autres termes, nous jugeons par la vue que des objets, non distants pour la vue, sont distants pour le toucher. Or cette notion de distance suppose des expériences : elle est nécessairement acquise.

La notion de la distance qui sépare les objets les uns des autres ne peut être donnée immédiatement que si les deux objets sont connus

en même temps ; car la connaissance d’une distance comme donnée, suppose la connaissance des deux termes extrêmes de cette distance.

L’ouïe, l’odorat et le goût ne sont point capables de nous faire connaître en même temps deux objets distincts ; car deux saveurs simultanées, deux odeurs simultanées se fondent en une seule ; deux sons simultanés forment un accord consonant ou dissonant ; donc, par le moyen de ces sens, nous ne pouvons connaître le divers que dans la succession ; par suite, la connaissance d’un des termes extrêmes d’une distance excluant la connaissance de l’autre, jamais la distance entre deux objets ne pourra être saisie directement par aucun de ces sens.

Il ne parait pas en être de même pour la vue ; car deux couleurs semblent pouvoir être connues simultanément sans se superposer pour former une couleur composée ; donc la vue semble pouvoir faire connaître en même temps deux objets comme distincts, et, du même coup, la distance qui les sépare. Observons pourtant que ce pouvoir de la vue, à supposer qu’il existe, est renfermé dans des limites assez étroites ; car dès que deux points et sont séparés par une distance apparente un peu considérable telle que 3 mètres à deux pas de distance), il devient impossible à la vue de les connaître tous les


deux en même temps ; elle ne les connaît que successivement ; et, par suite, loin de saisir d’un seul coup la distance qui les sépare, elle n’en saisit à chaque instant une partie qu’en laissant aller les autres, de telle manière que jamais cette distance ne lui est donnée. D’où il faut conclure que, toutes les fois que deux objets distincts et ne peuvent être connus que successivement, et par un mouvement des yeux, la distance ne peut en aucune manière être donnée comme objet à la vue.

Considérons donc deux points et très éloignés l’un de l’autre. Rapprochons-les l’un de l’autre d’un mouvement continu ; il arrivera un moment où la distance , d’abord parcourue sans cesse, insaisissable et fuyante, paraissant et disparaissant à chaque instant, se laisse enfin saisir d’un seul regard et tient dans le champ visuel. Mais il est impossible de dire à quel moment précis cette perception directe et immédiate de la distance devient possible. S’il y avait vraiment une différence radicale, une différence de nature entre la perception de et la perception de , lorsqu’on passerait d’un genre de perception à l’autre on ne saurait manquer de s’en apercevoir et d’éprouver un brusque changement : or il n’en est rien. D’où nous pouvons conclure, sans risquer beaucoup de nous tromper, que les points , si rapprochés qu’ils soient, ne sont jamais connus rigoureusement en même temps, et que la distance , si petite qu’elle soit, ne peut jamais être perçue que si la vue la parcourt par un mouvement. Seulement, ces mouvements devenant de plus en plus petits à mesure que la distance diminue, sont de moins en moins conscients ; de telle sorte qu’aucune distance ne serait donnée comme objet à la vue.

Mais s’il en est ainsi, le mouvement des yeux serait la condition nécessaire de toute perception visuelle. Une expérience connue vient confirmer cette supposition, et ruiner la croyance contraire du sens commun. On sait que si on parvient à immobiliser les yeux d’un sujet, ses autres sens ne percevant actuellement rien de notable, il cesse entièrement de percevoir, ce qu’on exprime en disant qu’il dort ; et ses yeux, devenus inutiles puisqu’ils sont immobiles, se renversent sous les paupières et prennent d’eux-mêmes la position du repos.

Le sens commun, ainsi dépossédé d’une certitude, se laissera moins facilement inquiéter dans ses croyances habituelles si l’on vient à parler du toucher : car ici il a un fait à nous opposer : la main, appliquée sur un objet, fait connaître immédiatement différents points de cet objet et la distance qui les sépare ; ainsi la distance, qui pour la vue est peut-être une notion acquise, serait du moins pour le toucher une notion primitive. Le fait allégué n’est pourtant pas décisif ; car si je puis maintenant percevoir une distance par le toucher sans faire aucun mouvement, cela résulte peut-être de ce que j’ai appris à connaître les dimensions constantes des parties de mon corps et particulièrement de ma main ; cette idée est d’autant plus vraisemblable que la connaissance des distances par la main immobile est très imparfaite, tandis qu’au contraire nous voyons les mains des aveugles dans un perpétuel mouvement. Enfin nous pouvons aller encore plus loin, et soutenir que la main, même appliquée sur un objet, n’est pas nécessairement pour cela tout à fait immobile. En effet ses parties sont capables les unes par rapport aux autres de petits mouvements qui peuvent faire varier à chaque instant les pressions respectives de ces parties sur l’objet ; de telle façon que, même immobile en apparence, la main serait encore capable de parcourir l’objet.

Les croyances naturelles du lecteur étant ainsi, sur ce point, ébranlées, nous pouvons produire maintenant la preuve théorique suivante.

La distance, par sa nature même, ne peut jamais être donnée ; en effet, pour connaître la distance, il faut connaître un objet distant, c’est-à-dire tel qu’on ne puisse le saisir, l’avoir présent, qu’en franchissant un certain nombre d’intermédiaires ; or si cet objet est distant, c’est qu’on ne le saisit pas actuellement ; et si on ne le saisit pas comme objet actuel, on ne peut pas davantage saisir comme objet actuel la distance à laquelle il se trouve ; car qu’est-ce que la distance sans l’objet distant ? Par suite la distance n’est jamais donnée à l’esprit, mais au contraire est nécessairement construite par lui à la suite d’une éducation. Par exemple, en présence d’un certain nombre d’objets non distants pour la vue, l’esprit conclut que ces objets sont plus ou moins distants pour le toucher, et il se représente cette distance, d’où résulte pour lui la perception visuelle de l’éloignement. La distance n’est donc jamais donnée ; elle est toujours une construction de l’esprit[2].

Ajoutons, pour achever de calmer les scrupules du lecteur devant une affirmation aussi paradoxale, que, si la distance était donnée, deux objets seraient connus simultanément ; dès lors nous conserverions le mot simultané pour désigner les objets de ce genre, à l’exclusion des objets connus les uns après les autres. Or, au contraire, nous appelons simultanéité la succession régulière ; par exemple nous disons que telle maison existe en même temps que telle autre lorsque nous nous représentons un chemin sûr et permanent pour passer de la perception de l’une à la perception de l’autre. C’est donc que nous n’avons pas d’autre type de la simultanéité que la succession régulière ; c’est donc que deux objets ne nous sont jamais donnés simultanément ; c’est donc que la distance ne nous est jamais donnée.

Les conséquences de cette analyse touchant la distance sont fort étendues et apparaissent pour ainsi dire d’elles-mêmes.

Les dimensions ne sont en effet que des distances entre certains points d’un même objet. La connaissance des dimensions suppose donc celle d’objets distincts et de distances ; c’est dire qu’elle est acquise, et qu’elle suppose avant elle des notions acquises ; c’est pourquoi dans le récit imaginaire qu’il fait du premier réveil du premier homme, Buffon n’aurait pas dû supposer la connaissance des dimensions et des formes des objets. La forme d’un objet ne peut, en effet, résulter que du rapport de ses principales dimensions, et, par suite, la connaissance de cette forme suppose, outre la connaissance des dimensions, un travail de comparaison de ces dimensions entre elles. La connaissance des objets comme oblongs, arrondis, plats, etc., est donc elle aussi acquise, et non pas immédiate et primitive.

Venons maintenant à l’examen des qualités dites plus particulièrement sensibles, parce qu’elles se traduisent en nous par des connaissances confuses dans lesquelles l’émotion agréable ou désagréable domine.

Le poids d’un objet, c’est-à-dire sa propriété d’opposer toujours dans le même sens, une résistance à notre mouvement, sans changement de forme, n’est évidemment pas une notion simple. Il suppose la notion de résistance et celle de direction constante, et, par suite, il ne peut être donné primitivement : la notion de poids est une notion acquise.

La notion de résistance n’est pas non plus simple, ni immédiate, ni primitive : elle se compose en effet d’une sensation de pression en un certain point de notre corps, sensation accompagnée de l’idée d’un corps extérieur qui presse, et de l’idée d’un mouvement volontaire de notre corps, lequel mouvement est cause d’une pression croissante. Cela suppose qu’on a déjà l’idée d’un but à atteindre, d’une distance à parcourir, d’un mouvement à faire ; on ne peut en effet vouloir sans savoir ce que l’on veut, ni faire effort, au sens propre du mot, sans avoir un but ; de plus il faut avoir une connaissance déjà précise des directions pour savoir qu’un corps fait justement obstacle à un mouvement voulu. D’où il résulte que la notion de résistance est très complexe, et qu’elle suppose plusieurs autres notions qui elles-mêmes sont très loin d’être simples et primitives. En admettant donc qu’il y ait une première connaissance, résultant de notre première rencontre avec les choses, ce n’est assurément pas la résistance qui est cette première connaissance.

Nous arrivons au plus difficile de notre tâche, aux sensations elles-mêmes. Comment des sensations, c’est-à-dire de simples modifications affectives, comme la pression, la température, la lumière, le son, la saveur, et l’odeur, pourraient-elles n’être pas primitivement données comme une matière sur laquelle l’esprit travaille et sur laquelle il construit sa représentation des choses ? Il importe ici d’éviter toute confusion.

Sans doute il faut bien que quelque chose soit donné, à la suite de quoi la connaissance se produise. Mais il faut aussi convenir que ce donné primitif n’est nullement constitué par ce que nous appelons des sensations, attendu que ces prétendues sensations sont déjà en réalité des perceptions, et portent la marque de la puissance organisatrice de l’esprit. Faut-il d’ailleurs s’étonner que l’esprit ne puisse jamais trouver en lui-même son contraire, c’est-à-dire l’irrationnel absolu ?

La sensation de pression, si simple, si obscure, si primitive qu’on puisse la supposer, n’est pas encore un point de départ, un premier terme. En effet, il faut bien concevoir tout au moins que cette pression est sentie en une région de notre corps plutôt qu’en une autre ; en un mot il faut bien que cette sensation de pression soit localisée plus ou moins vaguement. Or, si elle est localisée, elle n’est ni simple ni primitive, car la notion de lieu est inséparable des notions de forme et de distance : les lieux ne peuvent se déterminer que par des distances relatives. De même la sensation de couleur n’existe jamais pour nous indépendamment de toute perception, c’est-à-dire de toute localisation ; la couleur nous apparaît toujours comme occupant, en un certain lieu, une certaine place, qui a de certaines dimensions et une certaine forme. De même pour toutes les sensations ; car les odeurs sont tout au moins senties dans le nez, les saveurs sur la langue, et les sons dans l’oreille ; de sorte qu’aucune sensation ne nous est jamais donnée sans quelque perception. En d’autres termes, nous ne voyons, parmi les connaissances dont se compose la perception, aucune connaissance qui soit vraiment premier terme ; d’où il est raisonnable de conclure que vraisemblablement il n’y a point du tout de premier terme. Sans doute on peut bien, par un artifice principalement verbal, séparer la sensation de la perception, et concevoir la pure sensation, simple modification du sujet pensant, simple conscience d’un changement, tout à fait indéterminée ; mais il est clair que cette sensation pure est une abstraction, de même sans doute que ce commencement que nous cherchons à notre perception des choses.

Quant à ce que nous appelons nos sensations, elles portent déjà à un haut degré la marque du pouvoir organisateur de l’esprit. En effet d’abord toute sensation, si simple qu’elle paraisse, enferme réellement une multiplicité indéfinie. Dans un son il y a une multitude de sons simultanés et successifs ; dans une surface colorée, si petite qu’elle soit, il y a une multitude de nuances différentes : rien dans le monde n’est homogène. Donc on ne peut pas dire que de telles sensations soient des données dont l’esprit s’empare sans les modifier ; la donnée serait ici une variété indéterminée ; or l’indéfini et l’indéterminé ne peuvent être saisis comme tels ; et ainsi ce que nous étions tentés de prendre pour une sensation simple et primitive résulte en réalité de l’application de l’unité à la multiplicité, c’est-à-dire de l’action même de la pensée.

De plus les qualités sensibles, comme le dit Platon, sont par elles-mêmes indéterminées ; une lumière est-elle éclatante ou sombre ? Un son est-il aigu ou grave ? Il est aigu si on le compare à un son plus grave, grave si on le compare à un son plus aigu ; en un mot il flotte sans se fixer entre deux extrêmes : le très aigu et le très grave. — Donc la sensation donnée à l’esprit serait indéterminée ; et puisque la sensation réelle est déterminée, c’est qu’elle est déjà en partie l’œuvre de l’esprit qui, fixant des points de comparaison, et introduisais dans l’indéfini la mesure et l’unité, est seul capable de dire ceci est ceci, et cela est cela : dans la sensation la plus simple sont déjà impliquées des comparaisons et des affirmations.

Tout ce qui précède au sujet des sensations pouvait d’ailleurs être déduit de cette proposition indiscutable : l’on apprend à sentir. Si tel bleu était une donnée, on le percevrait tout de suite tel qu’il est et toujours de la même manière ; or en réalité le peintre et le teinturier arrivent par l’exercice à discerner des nuances de bleu qu’ils confondaient d’abord ; inversement, les daltoniens confondent les nuances que la plupart des hommes distinguent, ce qui ne serait pas explicable si la couleur était une donnée primitive ; car il faudrait croire alors que le donné n’est pas le même pour le daltonien que pour les autres : il vaut mieux conclure que le donné est le même pour tous, mais que chacun ne sait pas également bien l’organiser et l’interpréter.

Quel est enfin le résidu de cette analyse ? Que reste-t-il dans la perception qui manifeste la nature du monde et non pas la nôtre ? Il reste d’abord la multiplicité indéfinie, qui est le contraire de la pensée et la nature essentielle de l’objet. Il reste ensuite l’ordre fixe de cette diversité, c’est-à-dire la nécessité extérieure qui fait que nos perceptions n’obéissent pas à notre volonté, mais nous imposent des intermédiaires nécessaires et des chemins inévitables.

Donc l’objet donné est exprimé entièrement par cette formule : l’ordre fixe d’une diversité indéfinie de sensations possibles. Le problème de la Perception doit donc être posé en ces termes : comment est possible, pour un être percevant quelconque, la connaissance de l’ordre fixe d’une diversité indéfinie de causes de sensations[3] ?

E. Chartier.
  1. C’est de l’idée d’objet transportable d’un endroit à l’autre, c’est-à-dire d’un groupe dans un autre groupe, et de la généralisation de cette idée que vient l’étrange notion de la divisibilité de l’espace. Se représenter la division d’un espace, c’est se représenter ses parties comme transportables, comme mobiles, comme séparables les unes des autres. En réalité l’espace n’est pas divisible au sens propre du mot, parce que, étant homogène, il ne se prête à aucune transposition effective de ses parties, et aussi, et surtout, parce qu’il est lui-même le lieu et comme la substance des transpositions, et que, par suite, quand tout est transposé, lui-même reste en place, et toutes ses parties conservent leurs rapports respectifs de position. On peut faire mouvoir un objet de droite a gauche ; mais encore faut-il qu’il y ait, avant, pendant et après cette action, existence permanente d’un espace à droite, d’un espace à gauche, et d’un espace intermédiaire. La notion d’espace, c’est la notion de la possibilité du transport d’une chose, et quand nous voulons prolonger l’espace au-delà de toute limite, nous nous représentons le transport possible d’un objel dans un certain sens indéfiniment.
    Il nous est donc impossible d’imaginer ni de concevoir la moindre transposition, la moindre mobilité dans une partir quelconque de l’espace : car l’espace est le juge, ou si l’on veut, l’arène, du mouvement ; il faut donc qu’il soit immobile.
  2. Le lecteur, s’il est quelque peu initié aux plus importants problèmes philosophiques, apercevra aisément l’intérêt de cette analyse, en dehors même de la question spéciale de la perception. On comprend en effet maintenant que ni l’espace, qui est le système de toutes les distances possibles, ni les figures, qui sont des rapports déterminés entre les distances, ni la ligue droite, qui est la distance même, ni les parallèles, qui ne sont que la notion d’équidistance de deux droites, ne sont des objets donnés dans l’expérience, mais au contraire, par nature, et même dans la perception, des constructions de l’esprit ; de sorte que le monde extérieur est vu par nous à travers un système de distances défini par nous, ou, si l’on veut, enserré dans un réseau de distances, ou, si l’on veut, organisé suivant la géométrie. C’est à quoi pensait certainement l’illustre philosophe Kant lorsqu’il disait, trop brièvement, que l’espace est la forme nécessaire de la connaissance sensible.
  3. L’analyse générale de la question ainsi posée a déjà été présentée par fragments aux lecteurs de cette Revue. Nous renvoyons le lecteur d’abord au fragment 16 de Jules Lagneau et à son commentaire (Revue de Métaphysique et de Morale tome VI, mars et septembre 1898), et aussi aux dialogues I et IV de Criton (Revue de Métaphysique et de Morale, t. I et tome IV). Nous poursuivrons ici, selon la même méthode, l’analyse des difficultés particulières que présente l’étude de la perception. E. C.