Le Problème franco-allemand du fer

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Le Problème franco-allemand du fer
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 325-351).
LE PROBLÈME FRANCO-ALLEMAND DU FER

Dans un article précédent, j’ai essayé de montrer combien le problème de la houille est une question capitale, économiquement et militairement, pour la France. Il faut, à la France, sous peine de s’étioler et de s’éteindre, des champs houillers nouveaux : il faut l’annexion (ou plutôt la reprise) du bassin de la Sarre, qui doit être notre delenda Carthago, puis une mainmise commerciale sur une partie des charbonnages westphaliens. Je voudrais faire voir aujourd’hui comment se pose, entre les deux nations, un autre problème minier qui, dans une certaine mesure, est connexe du précédent et au sujet duquel il peut être bon également que le public français commence à se former une opinion raisonnée pour savoir, à l’heure des négociations définitives, ce qu’il doit exiger, quelles seront les conséquences futures de ses exigences, et aussi quelles résolutions extrêmes celles-ci pourraient entraîner chez l’adversaire. Avant même que cette heure ait sonné, la question du fer lorrain se pose déjà sous une autre forme, mais ici je n’apprendrai rien sans doute à ceux qui nous conduisent vers la victoire. Pour abattre définitivement l’Allemagne, il n’est pas nécessaire de pénétrer très loin sur son territoire, pas même d’atteindre Essen et Dortmund : il suffirait presque d’entrer à Thionville. Une douzaine de kilomètres au-delà de notre frontière de 1871 nous livreraient ses mines de fer lorraines. A partir de ce jour-là, l’Allemagne pourrait se débattre encore ; n’ayant plus de quoi alimenter ses hauts fourneaux, ses aciéries, ne pouvant plus subvenir à l’insatiable appétit de ses usines Krupp, malgré ce qu’elle tirerait encore du pays de Siegen ou de la Suède, elle serait blessée à mort. Je semblerai peut-être grossir démesurément un des côtés très nombreux par lesquels on doit envisager la lutte actuelle ; mais on verra bientôt que cette opinion est partagée par les Allemands eux-mêmes ; et, quand on en est prévenu, on s’aperçoit que la bataille de Verdun n’a pas été seulement une tentative suprême de ruée sur Paris, un assaut sur un saillant supposé faible de notre front, un effort tardif pour reprendre les grands projets d’août 1914, une sortie de garnison assiégée, un essai de réconfort apporté à l’opinion allemande, une manœuvre sanglante en faveur des Hohenzollern, mais qu’elle est aussi « la bataille des minerais de fer. » Car Verdun et Nancy sont, du côté français, les portes qui y donnent accès, comme Metz et Thionville les défendent trop solidement du côté allemand. Nous refouler de Verdun, c’eût été nous ôter, pour longtemps, l’espoir de reprendre nos propres mines et, par conséquent, prolonger la gêne dont souffre notre métallurgie ; c’était plus encore nous enlever toute possibilité d’atteindre les mines allemandes, pourtant si proches, et détourner ce coup mortel que l’Etat-major allemand, très familier avec ces contingences économiques de la guerre, doit, par-dessus tout, redouter.


Je n’ai pas besoin d’insister sur le rôle du fer dans notre civilisation moderne, en temps de guerre comme en temps de paix. Nous vivons dans un âge de fer ; nos guerres sont un échange de fer à travers l’espace ; et nos batailles, prolongées pendant des années sur un même front, doivent apparaître aux habitans de la planète Mars, qui supposent peut-être tous les Terriens raisonnables, sinon comme des signaux destinés à frapper leur attention, du moins comme un moyen de créer, pour les générations futures, des gisemens de fer nouveaux, faits d’obus, de balles et de machines brisées. La France et l’Allemagne ne peuvent se passer de fer pour leurs canons et leurs projectiles. Les voies ferrées, les ponts, les convois d’automobiles accumulés à l’arrière du front consomment aussi du métal. Il en faut beaucoup aux deux nations. D’où le tirent-elles ?

Et d’abord, quelles sont les ressources en fer de la France ? Quelle a été l’évolution passée de leur emploi ? Quand j’ai traité le problème de la houille, j’ai pu causer une désagréable surprise à des lecteurs qui ignoraient l’acuité de notre pénible situation à cet égard. Fort heureusement, pour le fer, il est permis d’être singulièrement plus réconfortant ; tandis que nous manquions de houille avant la guerre, nous abondions en fer au point de ne pas entrevoir, d’ici bien longtemps, l’épuisement de nos réserves ; le jour où l’Alsace-Lorraine sera redevenue française, nous en regorgerons.

Il n’en a pas toujours été ainsi, et c’est là un des exemples les plus remarquables de la révolution prodigieuse que peut produire, pour tout l’avenir d’un grand pays, une découverte scientifique ayant pris une application industrielle. Si la France possède aujourd’hui cette merveilleuse richesse en fer, si, à la condition de se procurer de la houille, elle peut reconquérir une place industrielle de premier ordre, cela tient à ce qu’on a trouvé le moyen d’éliminer dans la fonte de fer un petit élément chimique, le phosphore, que les minerais contiennent souvent en quantités infimes, par millièmes, et dont la présence suffit pourtant, comme un bacille d’Eberth ou de Koch dans un organisme contaminé, à gâter irrémédiablement le fer obtenu., Le procédé de déphosphoration basique, auquel on donne le nom de Thomas Gilchrist, a permis d’utiliser des minerais de fer qui existaient par milliards de tonnes en Lorraine et qui y semblaient, jusque-là, sans valeur.

L’histoire de notre industrie ferrifère, dont c’est là seulement la dernière phase, est bien connue. Rappelons-la pourtant avant de décrire l’état présent ; cela nous servira à montrer comment, avec le temps, une industrie aussi essentielle que celle du fer se déplace, se concentre ou se dissémine « et recourt tour à tour à des minerais changeans qui, la veille, étaient méprisés et qui pourront l’être demain. La leçon est bonne à retenir pour l’avenir. C’est pourquoi je vais remonter d’abord un peu loin.

La France celtique et gallo-romaine a été un pays de minières et de petites usines à fer dispersées de tous côtés sur l’étendue du territoire. Les auteurs anciens font fréquemment allusion à la richesse en fer des Gaulois et à leur habileté d’armuriers. César, dans un passage qui pourrait être écrit d’hier, montre les Bituriges utilisant, pour la guerre de tranchées et de contremines autour d’Avaricum, leur talent connu de mineurs. Des restes d’exploitations celtiques ou romaines, avec des outils, des lampes, des fours de fusion, ont été retrouvés un peu partout dans le Bourbonnais, le Berry, le Nivernais, le Maçonnais, la Bourgogne, la Lorraine, le Jura, l’Anjou, le Tarn ou les Pyrénées. Sur notre grand gisement lorrain, en particulier, des restes de travaux certainement antérieurs au VIe siècle existent à Chavigny, Ludres, Messein, etc. Quelques-uns de ces gisemens antiques, en Lorraine, dans les Pyrénées, dans l’Anjou, se trouvent dans des régions encore exploitées actuellement ; mais on y utilisait des minerais d’une autre nature. Il ne s’agissait pas alors, comme aujourd’hui, d’opérer sur de grandes masses, avec des moyens puissans permettant de traiter des minerais pauvres et d’épurer des minerais impurs. On recherchait, avant tout, les facilités de fusion et les substances donnant spontanément de bonnes qualités de fer.

Ce dernier point était particulièrement important alors qu’on ignorait la chimie et qu’on ne pouvait deviner à quoi tenaient les défauts ou les qualités d’un métal. Le fait même que l’on traitait au hasard des minerais de surface fusibles conduisait à obtenir souvent des fers phosphoreux et cassans, auxquels on préféra longtemps avec raison le bronze. Il y avait donc des réputations locales, dont quelques-unes ont traversé les siècles, comme, en Orient, celle des fameux aciers de Damas. Chaque petit groupe de métallurgistes installait provisoirement un atelier semblable à une forge, avec un bas-foyer dont le type s’est perpétué dans le four catalan, sur un endroit où existaient quelques minerais superficiels, quand ce gisement se trouvait au voisinage d’une forêt pour fournir le combustible (ce qui était alors très général) et de préférence près d’un cours d’eau pour actionner mécaniquement le soufflet destiné à donner le vent. Le gisement épuisé, on transportait aisément les installations un peu plus loin. Ces fondeurs de fer étaient souvent des quasi-nomades, comme ces Chalybes du Pont qui créèrent la métallurgie dans les pays gouvernés plus tard par Mithridate, ou comme ces Kabyres antiques dont la légende compliquée laisse deviner des sortes d’alchimistes ayant découvert plus d’un secret chimique qui les rendait redoutables : notamment, celui du vitriol.

Une telle façon d’opérer, qui s’est poursuivie pendant tout le Moyen Age et, en somme, jusqu’à la naissance de la métallurgie moderne à la fin du xviir3 siècle, a couvert notre pays d’innombrables « Ferrières, » dont les noms se retrouvent un peu partout, là même où nous ne voyons plus rien d’utilisable, et appellent l’attention sur des minerais, auxquels nous n’attribuons plus qu’un intérêt minéralogique. De ces exploitations anciennes datent aussi, en grande partie, les tas de scories qui sèment tant de nos bois, par exemple en Bourgogne ou dans le Maine, et qu’un an ou deux avant la guerre on s’est avisé tout à coup de rechercher avidement.

Cependant, au bas-foyer provisoire, on avait commencé bientôt à associer un petit four vertical de 2 mètres, ou 2 m. 50 de haut, à fusion plus active et d’un caractère plus permanent. Ayant vite appris à constituer un lit de fusion par des additions de substances diverses, on put fondre, par ce moyen, des minerais plus divers, plus nombreux, et assurer plus longtemps la marche d’une exploitation. Nos minerais pyrénéens correspondent à un type de ce genre qui a traversé les siècles.

Mais c’est assez parler de ces temps lointains. Pour ne pas me perdre dans l’archéologie, je saute brusquement à la fin du XVIIIe siècle. La phase qui commence sous Louis XVI s’est continuée, sans grand changement, jusque vers 1860. Elle est caractérisée par le développement des hauts fourneaux, où le coke a remplacé progressivement le bois, et par la prépondérance métallurgique du centre de la France. Le nom du Creusot symbolise cette période. Quand, sous Louis XVI, on voulut édifier les premières usines « à la manière anglaise, » une enquête prolongée fit choisir le territoire du Creusot, « aussi abondant en mines de fer qu’en charbon, » où se constitua bientôt la « mine-usine » suivant le type moderne, dont on connaît la persistante fortune. Plus tard, l’exemple fut suivi ailleurs. De cette période datent les usines du Bourbonnais (Montluçon et Commentry), celles de la Nièvre (Impby), celles de la Loire (Saint-Etienne, Saint-Chamond, Unieux, Rive-de-Gier). Toutes ces usines ont été constituées suivant le même principe pour utiliser sur place la juxtaposition d’un minerai de fer qui a disparu avec une houille qui est maintenant épuisée Ou près de l’être.

La période suivante, de 1860 à 1878, est caractérisée par le grand développement des deux procédés de fabrication de l’acier, découverts : l’un par Bessemer (brevets de 1855, 1856, appliqués en France entre 1862 et 1869) ; l’autre par Pierre Martin (brevet de 1864, vulgarisé dans les années suivantes). Ces deux procédés nécessitaient alors des minerais riches et purs sans phosphore, peu abondans dans notre pays, et ce fut là phase où l’on rechercha tout particulièrement dans nos usines des minerais d’importation, dits « minerais à acier, » tels que ceux de Bilbao ou de Mokta-el-Hadid. La Lorraine, dont les gisemens étaient, on l’a vu, connus depuis l’époque préhistorique, ne jouait encore qu’un rôle très secondaire dans cette période, comme producteur d’une fonte impure utilisée au moulage. En 1859, les départemens de la Meurthe et de la Moselle, qui comprenaient la totalité du Bassin Lorrain, ne fournissaient que le dixième de la fonte française : 84 000 tonnes sur 864 000. En 1867, on n’atteignait que 321 000. En 1875, la production, réduite par l’occupation allemande qui nous avait pris ce que l’on connaissait alors de meilleur, ne chiffrait que 201) 000 tonnes : pas même le dixième de ce qu’elle a donné en 1913 (3 493 000 t.).

Enfin, la phase actuelle a commencé en 1878 quand Thomas Gilchrist, un petit clerc de solicitor londonien qui s’amusait à suivre des cours de métallurgie, eut trouvé le moyen de traiter les minerais phosphoreux, si abondans sur notre sol, dans le gisement normand comme dans le gisement lorrain, et son développement a été surtout marqué le jour où le procédé Thomas est tombé dans le domaine public. Grâce à cette découverte, nos minerais cessaient, en effet, d’être dépréciés par leur phosphore et leur valeur accrue permettait d’aller les chercher à des profondeurs dont il n’avait jamais été question auparavant. Dans la période antérieure, on ne s’était occupé en Lorraine que des affleuremens situés aux deux extrémités du bassin : soit au Nord vers le Luxembourg et Longwy (Saulnes, Godbrange, Hussigny, Micheville, Villerupt, etc.) ; soit au Sud, vers Nancy. De 1882 à 1896, on entreprit, au contraire, une grande campagne de sondages sur les gisemens profonds situés dans la zone intermédiaire de Briey, et les résultats en furent tels que ce groupe nouveau de Briey a déjà pris et va prendre plus encore une prépondérance absolue. Par suite des résultats obtenus, il se produisit alors, dans toute cette région, une transformation qui métamorphosa un pays agricole en un centre industriel, qui amena la création à Briey de 45 concessions (113 au total pour la Lorraine) avec toutes leurs installations d’extraction et de triage, la multiplication des hauts fourneaux, le groupement de 17 300 mineurs (13 300 à Briey), dont 12 000 étrangers, italiens, belges, etc. Il s’en est suivi, sinon la ruine de nos industries du Centre, du moins la nécessité pour elles de prendre une orientation toute différente. Auparavant, la région du Centre possédait encore un quart de nos hauts fourneaux et fournissait, pour le fer et l’acier, le tiers de la production française. En 1913, la part de ce groupe est Lombée à 3,5 pour 100 pour la fonte et, tandis qu’il se concentrait dans l’élaboration des produits très finis, notre élaboration de produits bruts se transportait en Lorraine et celle des produits demi-finis dans le Nord, sur les mines de houille.

C’est de ce moment que date, pour notre sidérurgie française, l’essor énorme sur lequel je vais insister ; mais ce préambule historique n’aura pas été inutile pour rappeler les transformations du passé et mettre en garde contre les transformations de l’avenir. On doit penser que les conditions actuelles ne se prolongeront pas indéfiniment, et de nouvelles révolutions sont à prévoir. Pour n’en citer qu’une seule, le traitement électrique du fer, simple curiosité de l’heure présente, qui se chiffre encore à peine par 30 000 tonnes de ferros électriques et 12 000 tonnes d’acier, peut, dans un avenir relativement prochain, attirer l’attention sur des catégories de minerais inattendues et amener à disperser de nouveau les usines, comme aux temps primitifs, le long des torrens pouvant leur fournir la houille blanche. Nous aurons tout à l’heure à nous en souvenir.

Si nous envisageons maintenant l’étape finale de cette évolution industrielle à la veille de la guerre actuelle, nous voyons qu’en 1913 la France continentale a produit 21,7 millions de tonnes de minerais de fer, dont 19,5 millions, ou, en chiffres ronds, les neuf dixièmes pour le département de Meurthe-et-Moselle. Si l’on tient compte de l’Algérie, la proportion reste des quatre cinquièmes. Ces chiffres seuls sont parlans par eux-mêmes ; ils le deviennent plus encore, si on examine la loi de progression depuis 1890. Cette année-là, Meurthe-et-Moselle produisait seulement 2,6 millions de tonnes, sur 3,5 millions pour l’ensemble de la France continentale. Toutes les autres régions françaises ont donc, dans cet intervalle de vingt-trois ans, passé de 0,9 millions de tonnes à 2, 2 millions, tandis que la Lorraine seule montait de 2,6 millions de tonnes à 19,5. Quant aux réserves d’avenir, nous allons voir que la seule Lorraine compte pour 3 milliards de tonnes et tout le reste pour 300 millions.

On a beaucoup parlé, dans ces dernières années, et avec raison, des minerais de Normandie ou de l’Anjou. Ils constituent un appoint annuel d’environ 1,2 millions de tonnes, qui est destiné à s’accroître. Ils nous sont précieux, comme le sont, par leurs qualités spéciales de pureté et de richesse, les 370 000 tonnes fournies par le groupe pyrénéen ou les 1,2 millions de tonnes d’Algérie. Actuellement surtout où le bassin lorrain est réduit pour nous par l’invasion à la seule région de Nancy, nous sentons l’avantage de posséder tous ces autres gisemens qui nous permettent de réduire nos importations coûteuses d’acier étranger, anglais, américain ou suisse. Il n’en est pas moins de la dernière évidence que les mines de Lorraine constituent, pour le fer, notre richesse principale, et c’est elles qui nous ont permis, dans ces dernières années, d’augmenter, dans une très large proportion, nos exportations de minerais, sinon encore de produits fabriqués. C’est ainsi qu’en 1912 nous en avons exporté 8 millions de tonnes, dont 2 millions en Allemagne et Luxembourg, alors que, cette même année, l’Allemagne, malgré ce qu’elle possédait du même gisement en territoire annexé, était obligée d’importer (balance faite des importations et exportations) 11 millions de tonnes de minerais.

En même temps, notre production de fonte passait en dix ans (1902-1912), de 2,4 millions de tonnes à S millions : la part proportionnelle de Meurthe-et-Moselle sur ce total s’accroissant pourtant de 60 à 74 pour 100. En 1912, Meurthe-et-Moselle a produit 3,4 millions de tonnes de fonte ; le Nord et le Pas-de-Calais 0,8 ; tout le reste 0,8. Du même coup, notre production d’acier s’élevait de 1,6 millions de tonnes à 4, 4 et il serait facile de constater des progrès analogues dans toutes les industries de construction ou d’élaboration qui utilisent le fer. Il y a longtemps qu’on a comparé la métallurgie du fer à un baromètre de la prospérité industrielle.

Cet essor, dont nous sommes fiers, nous laissait encore loin en arrière de nos voisins, puisque nous atteignions seulement 5 millions de tonnes de fonte, quand ils arrivaient à 16 et bientôt à 19 millions. Il n’en est pas moins vrai qu’ils étaient déjà et allaient devenir de plus en plus les tributaires de leurs vaincus pour une matière première aussi essentielle. Le remède à une telle situation paraît simple, quand on se croit le plus fort et que l’on n’est arrêté par aucun scrupule. Ce ne fut naturellement pas la seule cause de leur agression criminelle ; mais ce fut, comme la suite va mieux le montrer, un des élémens qui y contribuèrent, et leur juste châtiment doit être de tout perdre pour avoir voulu tout gagner. Ils se sont jetés sur nous, par avidité gourmande ; comme punition, il faudra les faire jeûner.

Si, en effet, nous laissons un instant de côté la Lorraine française, vers laquelle notre étude nous ramènera bientôt comme vers un point central, et si nous passons en Allemagne pour examiner rapidement comment s’y répartit la production ferrifère, nous allons voir que le même gisement, prolongé au-delà d’une frontière momentanée, joue, chez nos adversaires, un rôle comparable à celui qu’il tient dans notre pays. Cette constatation faite, nous pourrons alors l’envisager dans son ensemble, en faisant abstraction d’une limite politique que les Allemands prétendaient supprimer à leur profit, mais que nous espérons bien maintenant pouvoir effacer au nôtre.

Pour l’Allemagne, les chiffres sont les suivans. En 1913, la Lorraine allemande, avec ses 30 000 mineurs, a produit plus de 21 millions de tonnes de minerai de fer sur 28,6 millions pour tout le pays. Si l’on ajoute les 6,5 millions de tonnes du Luxembourg, que l’on peut considérer comme une annexe économique et politique de l’Allemagne, on voit que le bassin de ce qu’ils appellent la « minette, » c’est-à-dire le minerai oolithique de Lorraine, leur fournit (indépendamment des pays envahis) entre les trois quarts et les quatre cinquièmes de leurs besoins : à peu près la même proportion que nous venons de trouver en France sur un total un peu moindre.

A côté de la minette lorraine, les autres districts allemands tiennent une place bien secondaire, quoique certains d’entre eux se distinguent par des qualités de minerais supérieures. Le principal est de beaucoup celui du pays de Siegen en Westphalie, dont les 62 mines fournissent environ 2,7 millions de tonnes de minerais à 35 pour 100 de fer, traités, pour la plupart, dans les hauts fourneaux du pays. Puis vient, un peu plus au Sud, le district de la Lahn et de la Dill (Nassau, Hesse) avec 1 million de tonnes. Après quoi, on trouve le district dit sub-hercynien de Peine, Salzgitter, dans le Hanovre au Nord du Harz, avec 0,8 millions de tonnes, le Vogelsberg avec 0,5 millions et un certain nombre de districts produisant environ 300 000 tonnes annuelles, comme la Bavière, le Taunus, Osnabruck, la Silésie et la Thuringe.

Si nous anticipons sur l’avenir et si nous considérons l’Autriche-Hongrie comme devenue la vassale de l’Allemagne, suivant les grands projets que l’on cherche actuellement à réaliser, nous ne trouvons également de ce côté qu’un faible appoint. La production de la monarchie dualiste, en voie d’accroissement très lent, n’atteint pas 3 millions de tonnes de minerais pour l’Autriche (Styrie, Carinthie et Bohême), 2 millions de tonnes pour la Hongrie (Banat et Transylvanie). Ces chiffres sont faibles et conviennent tout juste pour les usines austro-hongroises.

Nous sommes donc ramenés à considérer que la Lorraine est la grande ressource de minerais pour l’Allemagne, comme elle l’est pour la France. Sans elle, la situation de nos ennemis serait, en temps de paix, ce qu’est momentanément la nôtre en temps de guerre. Et cela est d’autant plus frappant que, malgré cet appoint essentiel, l’Allemagne était arrivée, dans les derniers temps, à importer environ un tiers du tonnage traité : surtout des minerais riches de Suède, auxquels s’ajoutaient quelques minerais également riches d’Espagne, mais aussi des minerais calcaires de Briey en Meurthe-et-Moselle. C’est en partie parce que les catégories de minerais correspondantes lui manquaient pour ses lits de fusion (car il n’y a rien de plus différent que deux minerais de fer, décorés du même nom sur les statistiques). Mais c’est encore plus parce que l’Allemagne témoignait, pour le fer, d’un appétit formidable et sans cesse croissant. On peut en juger par sa production de fonte qui, dans la période décennale 1900-1910, avait doublé, comme celle des Etats-Unis, et dépassé celle de la Grande-Bretagne, à peu près stationnaire. En chiffres ronds, les productions de 1912 se chiffraient : pour les Etats-Unis, par 30 millions de tonnes ; pour l’Allemagne, par 16 ; pour la Grande-Bretagne, par 9 (moins qu’en 1908) ; pour la France, par 5 millions de tonnes et la proportion était à peu près la même pour l’acier. En 1913, l’Allemagne dépassait 19 millions de tonnes. Cela explique comment, tandis qu’en 1907 l’Allemagne exportait encore, en résumé, 600 000 tonnes de minerai de fer vers la France, elle était arrivée en 1913 à en importer de France 3 millions de tonnes et 9 millions de tonnes d’autres pays.

Depuis la guerre, cette importance du gisement lorrain pour l’Allemagne n’a fait que s’accentuer, puisque nos ennemis l’occupent presque totalement. Nous en voyons une affirmation catégorique dans le manifeste des six grandes associations industrielles et agricoles d’Allemagne qui a paru en septembre 1915. Là se trouve ce passage qu’on ne saurait trop méditer : « Si la production de la minette (minerai de fer) lorraine était troublée, la guerre serait quasiment perdue. » Et ils l’expliquent en y ajoutant : « Il est certain que, si la production de fer brut et d’acier n’avait pas été doublée depuis le mois d’août 1914, la continuation de la guerre eût été impossible. » Je ne m’attache pas à ce dernier chiffre ; car, même en statistique, on ne peut se fier à une parole allemande ; mais le l’ait en lui-même est indéniable et du plus haut intérêt.

C’est là le côté actuel du problème, auquel j’ai fait allusion au début de cet article. L’impression s’accentue encore quand on envisage l’avenir, en considérant les réserves de minerais. En 1910, le congrès géologique international de Stockholm a procédé à une vaste enquête pour évaluer les ressources en fer mondiales, avec le concours et sous la responsabilité de tous les pays exploitans, afin d’apprécier sur quoi pourrait compter l’humanité future. On est arrivé alors à des chiffres intéressans comme première approximation. D’après ces chiffres, la Lorraine allemande renfermerait 1 830 millions de tonnes, auxquelles les ingénieurs allemands chargés du rapport annexaient tranquillement 270 millions de tonnes appartenant au Luxembourg, comme faisant partie du Zollverein. En regard de ces 2 100 millions de tonnes, tout le reste de l’Allemagne ne représentait que 700 millions de tonnes. La Lorraine française, de son côté, était estimée à 3 000 millions de tonnes.

Mais ces chiffres ne sont pas rigoureusement comparables entre eux. Il y a bien des manières de procéder à de semblables estimations, dont les nombres, riches en zéros, sont ensuite trop facilement acceptés et reproduits comme parole d’évangile. On peut, par exemple, compter ou négliger les minerais descendant au-dessous d’une certaine teneur en fer, trop chargés de silice, ou s’enfonçant à une trop grande profondeur : minerais actuellement inexploitables avec profit, mais pouvant se prêter à une exploitation fructueuse dans quelques années, par un accroissement du prix de vente ou par une réduction du prix de revient. Dans cette enquête d’apparence toute scientifique, les Allemands se sont montrés très curieusement préoccupés de forcer les chiffres en ce qui les concernait et de les réduire pour nous. Etant donnée leur intention nettement affichée d’annexer un peu plus tard nos minerais français, on a le droit de supposer qu’en agissant ainsi ils n’étaient pas seulement mus par l’amour-propre, mais qu’ils tenaient surtout à diminuer notre part, en prévision des débats ou des estimations auxquelles aurait pu donner lieu cette annexion espérée. Il m’est peut-être permis de rappeler à ce propos un minime incident qui caractérise les méthodes allemandes d’« avant-guerre » et cette préparation minutieusement obstinée, dont les fils plus ou moins adroitement tendus sont apparus peu à peu dans le monde entier. Les rapports avaient été publiés et on pouvait y lire une petite note insidieuse allemande évaluant à 1 300 millions de tonnes des réserves françaises que nos ingénieurs, cependant beaucoup plus prudens et plus sincères, estimaient à 3 milliards de tonnes. Les Allemands se firent charger, toujours à titre scientifique, de continuer et de perfectionner l’enquête. Ayant eu alors à m’occuper de la partie française, je fus assailli de lettres et de télégrammes laissés volontairement sans réponse, jusqu’au jour où, de guerre lasse, un délégué berlinois vint me relancer à Paris pour me suggérer, « en confrère, » une base de calcul qui aurait notablement diminué notre apparente richesse.

En nous bornant, avec ces restrictions, aux chiffres publiés, on voit que les réserves françaises sont aux réserves allemandes dans la proportion de 3 à 2, et, comme l’Allemagne en dévore près de deux fois plus par an, notre avenir au taux actuel serait trois fois plus long que le leur.


Ainsi donc le gisement lorrain domine toute la sidérurgie franco-allemande, et l’on peut même dire qu’il domine toute la sidérurgie européenne ; car le plus grand gisement anglais, de beaucoup, celui du Cleveland, ne dépasse pas, comme réserves, 3 milliards de tonnes. Nous pouvons maintenant, pour l’Allemagne comme pour la France, négliger tous les autres gisemens, quelle que soit leur importance accessoire, pour ne considérer que le gisement de la « minette » lorraine, qui est, en même temps, le seul auquel s’appliquent directement les préoccupations et les hasards changeans de la Grande Guerre.

Ce gisement, il n’y a pas lieu de le décrire ici, même succinctement ; une telle étude a déjà été faite à bien des reprises ; elle a été suffisamment vulgarisée pour les lecteurs que touchent les détails techniques et elle semblerait fastidieuse aux autres. Je me borne à en rappeler quelques traits principaux dont nous aurons besoin pour discuter. La caractéristique géographique (et, par suite, politique) du gisement lorrain est de constituer un gisement de frontière, exposé, par sa situation, à changer de mains et à être disputé.- Si Briey, au lieu d’être à 5 kilomètres de la frontière, s’était trouvé dans le Berry ou dans l’Anjou, il n’aurait pas attiré de si redoutables convoitises. Mais les derniers traités qui ont dessiné nos frontières ont laissé le bassin lorrain divisé entre trois pays : la France, l’Alsace-Lorraine et le Luxembourg, à proximité d’un quatrième, la Belgique, qui en possède une extrémité. C’est un cas singulier dont on ne peut guère rapprocher que celui de l’ancienne Pologne, où les charbonnages sont découpés de même entre la Prusse, l’Autriche et la Russie. Quant à la caractéristique industrielle du gisement, elle est de renfermer un énorme tonnage de minerais pauvres et phosphoreux. L’histoire passée de ce bassin, le rôle qu’il joue dans la guerre actuelle et celui qu’il pourra jouer dans l’avenir, tout dépend de ces observations essentielles, sur lesquelles il convient d’insister.

Et d’abord, revenons sur la complexité politique d’un découpage géographique, qui ne s’est pas produit par hasard, dont le hasard ne déterminera pas non plus les changemens futurs. Ne l’oublions pas. Quand, au mois de mai 1871, les négociateurs français insistèrent pour garder Belfort, si les Allemands firent jouer en échange des questions d’amour-propre, comme la brève entrée de leurs troupes dans un coin de Paris, ils s’attachèrent surtout à une satisfaction plus concrète, celle d’obtenir une bande de terrain de 10 000 hectares sur la frontière du Luxembourg, près de Longwy : bande, dans laquelle leurs géologues avaient cru absorber la presque totalité du fer lorrain. Fort heureusement, ces minerais n’occupaient alors en métallurgie, faute de la déphosphoration, qu’un rang secondaire ; on supposait que leur prolongement en profondeur deviendrait très vite inutilisable dans le sens de la France, tant par leur appauvrissement que par les difficultés d’épuisement. Les exigences ennemies portèrent donc seulement sur la région où se trouvaient déjà les grandes usines de Novéant, Ottange, Ars-sur-Moselle, Hayange, Moyeuvre, Styring, avec leurs quarante-huit hauts fourneaux. Et la finesse normande de Pouyer-Quertier réussit à nous réserver, comme une sorte d’aumône, le coin de Villerupt, que Bismarck voulait d’abord prendre avec le reste :

— Vous prétendez donc, dit-il à l’Allemand, m’annexer aussi, moi, l’un des principaux actionnaires de Villerupt ?

— Allons, répondit Bismarck avec sa lourde affectation de bonhomie tudesque, ne pleurez pas, je vous laisse Villerupt ; mais ne demandez plus rien…

Si on avait alors soupçonné de l’autre côté du Rhin les résultats que devaient donner, d’abord les procédés de déphosphoration, puis les sondages de 1882-1896 autour de Briey, on nous aurait dépouillés plus complètement, et c’est cette erreur géologique que les industriels d’outre-Rhin ont tenté de réparer par la guerre actuelle.

Peut-être, en France, n’a-t-on pas compris assez vite, au début des hostilités, que le sort de la guerre, ou du moins sa rapide issue, pouvait se décider là. La place forte de Longwy, insuffisamment défendue, succomba comme on le sait et, sur les trois subdivisions du bassin, les deux plus septentrionales, celles de Longwy et de Briey, nous furent pour quelque temps soustraites ; la belle défense de Nancy sauva seulement le troisième groupe, le plus méridional, où se trouvent les mines de Maron-Val de Fer et les usines de Neuves-Maisons et dont la production atteint environ 2 millions de tonnes (contre 3 à Longwy et 15 à Briey). On a vu alors, dans la période où Berlin se pavoisait à toute occasion, les pangermanistes étaler leurs prétentions sur tout ce bel ensemble de mines : notamment sur le groupe de Briey qui constituait, pour eux, une proie bien tentante. De notre côté, nous n’avons jamais, depuis le moment où on nous a contraints à nous défendre, cessé, même aux heures les plus douloureuses, de revendiquer les territoires entièrement français de Thionville, où se trouvent toutes les mines devenues allemandes en 1871. La possession totale du bassin lorrain apparaît ainsi comme un des principaux enjeux de la lutte.

Cet enjeu, nous en avons déjà vu l’importance ; mais il faut maintenant additionner des chiffres qu’une frontière avait momentanément divisés en deux et tenter d’évaluer le total. On peut le faire de deux manières : soit en considérant les réserves, environ 5 milliards de tonnes de minerais ; soit en partant des résultats actuels, une extraction de 47 millions de tonnes représentant 16 millions de tonnes de fonte. Mais ce serait un procédé très inexact que de multiplier le chiffre d’extraction par le bénéfice moyen obtenu sur une tonne et de capitaliser le résultat, ou encore que de faire un calcul analogue en partant des réserves. On arriverait peut-être ainsi à apprécier la valeur marchande des mines, on ne se ferait aucune idée de ce que peuvent représenter ces mines pour la fortune du pays. L’erreur serait analogue à celle que commettrait l’Etat en voulant apprécier l’utilité d’une voie ferrée projetée, uniquement d’après le produit net prévu. Dans un cas comme dans l’autre, il faut faire entrer en ligne de compte tout le mouvement industriel et commercial qui va résulter de l’exploitation minière ou de la voie ferrée. La tonne de minerai de fer lorrain ne vaut guère en moyenne sur la mine que 5 francs. Mais il en sort 350 kilogrammes de fonte brute valant une trentaine de francs, puis environ 60 francs de rails d’acier, et l’élaboration ultérieure continue à accroître une valeur, dont le minerai de fer a été le point de départ nécessaire. Un acier qui, grossièrement élaboré, vaut 150 francs la tonne, permet de fabriquer des machines, des navires, valant 1 500 francs la tonne. La source d’un fleuve n’est pas tout le fleuve, mais elle détermine le large cours futur de l’eau. Si l’on voulait calculer la valeur totale du gisement lorrain (Briey et Thionville) d’après son rendement industriel, on ne dépasserait pas 2 à 3 milliards de francs ; mais ces 2 à 3 milliards doivent aboutir à une richesse créée de près de 300 milliards.

Pour apprécier ce que représentent nos mines lorraines, il ne suffit pas d’aller visiter ces mines elles-mêmes, il faut encore voir toutes ces usines dont elles ont provoqué la création à Longwy, Mont-Saint-Martin, Senolle, Rehon, Micheville, Jœuf, Homécourt, Pompey, Neuves-Maisons. Il faut ensuite aller dans le Nord et le Pas-de-Calais vers ces autres usines qui ont trouvé préférable de se construire sur le combustible, mais également pour utiliser la fonte lorraine. Il faut enfin constater ce que deviennent des produits bruts dont la fonte lorraine est la base essentielle dans nos vieilles usines du Centre, au Creusot, à Saint-Etienne, à Montluçon. Et une visite semblable en Lorraine annexée nous montrerait les usines de Thyssen à Hagondange, les Rombacher Hültenwerke, les aciéries de Wende La Hayange, celles de Moyeuvre-Grande, Uckange, Ottange, etc. ; elle nous ferait voir les usines de Westphalie alimentées en grande partie par la minette lorraine.

Mais alors, devant ce bel ensemble si florissant des deux côtés de la frontière, on est conduit à se poser une question qui revient sans cesse à l’esprit quand on cherche par quelle folie les industriels allemands ont pu pousser à la guerre actuelle. Avec leurs 21 millions de tonnes d’extraction annuelle en Lorraine, avec leurs 2 100 millions de tonnes de réserves qui leur assuraient à ce taux un siècle d’extraction, qu’avaient-ils besoin de nous piller ? Un siècle, c’est quelque chose en industrie, quoique ce soit une courte période dans la vie d’un peuple. S’il leur fallait des minerais de plus, n’avaient-ils pas, jusqu’à l’excès, toutes facilités de se procurer les nôtres ? Pour comprendre cet état d’esprit singulier, ou plutôt pour s’expliquer comment leur outrecuidante présomption de maîtriser le monde a pu se particulariser sur ce point, il faut faire deux observations sur la nature des minerais allemands et sur le calcul « des réserves.

Tout d’abord, en ce qui concerne les minerais, remarquons qu’un chiffre de tonnage n’est pas tout. In minerai de fer ne peut pas toujours en remplacer un autre. Il se trouve que tous les minerais des Allemands et tous ceux qu’ils peuvent faire venir de Suède ou de Norvège sont siliceux. Ce n’est pas s’attacher à un simple détail de chimie, c’est faire une constatation essentielle que d’en tirer la conclusion logique : l’addition de minerais calcaires lorrains, tels que ceux de Briey, était pour eux une nécessité.

Quant au temps que peuvent durer les réserves allemandes, ce temps n’est en aucune façon calculable en se fondant sur l’exploitation de la dernière année. Il faut tenir compte d’une progression analogue à celle qui double les grains de blé de case en case sur un échiquier. Reportons-nous en arrière et comparons les productions de la Lorraine allemande à dix ans de distance : 3 millions de tonnes en 1880, 4,5 en 1890, 7,5 en 1900, 14,8 en 1910, 21 en 1913. Traçons maintenant la courbe représentative et prolongeons-la par continuité ; nous arriverons à cette conclusion que l’Allemagne s’était mise sur le pied d’épuiser ses mines lorraines vers 1950 à 1960, c’est-à-dire dans un délai extrêmement bref ; ou bien alors il lui aurait fallu interrompre ce développement incessant qui était la base fragile de toute sa prospérité. Je ne connais pas les chiffres des prévisions allemandes en métallurgie ; mais on peut bien, d’après les habitudes de leurs industriels, supposer qu’ils avaient dû former des ambitions supérieures à celles des nôtres. Or, en France, on comptait, avant la guerre, avoir atteint, dès 1920, un tonnage d’acier supérieur de moitié à celui de 1912. C’est cette nécessité de grandir toujours, avec une vitesse croissante, c’est cette course effrénée vers la fortune qui a grisé des cerveaux, d’ordinaire froidement calculateurs et qui, bientôt, les précipitera dans l’abime.


Au point où nous en sommes arrivés de cette étude, on voit comment, des deux parts, pour les deux pays ennemis, va se poser le problème du fer, si le développement des opérations militaires se poursuit conformément à nos espoirs les plus justifiés. Il est un point, entre tous, sur lequel la France est unanime et ne peut pas ne pas se montrer intransigeante : c’est la réoccupation totale de l’Alsace-Lorraine. La monstruosité commise en 1871 doit être réparée et il n’est pas possible qu’un seul village français reste en esclavage sous le joug allemand. Cette nécessité de droit et de sentiment ne semble, à première vue, avoir aucun rapport avec le sujet qui nous occupe ici. Néanmoins, j’en ai assez dit pour avoir fait comprendre que la réparation nécessaire d’une iniquité nationale va entraîner fatalement pour le fer la situation suivante. Demain, la France possédera la totalité de l’énorme gisement lorrain, et l’Allemagne, qui nous en avait ravi une partie, n’en gardera plus rien. Nous détiendrons du fer pour des siècles, presque à n’en savoir que faire, et l’Allemagne ne trouvera plus, sur son propre sol, les matières premières nécessaires pour alimenter son industrie métallurgique et les industries d’élaborations diverses qui en sont solidaires, pour fournir le fer indispensable sous toutes les formes à sa défense militaire. Une partie de son commerce d’exportation sera supprimée, ses facultés d’offensive seront paralysées et étranglées…

Voilà qui semble fort bien et l’on ne peut qu’applaudir à des prévisions semblables ; mais nous sommes à deux de jeu et, par le fait même que les conséquences seront aussi graves pour l’Allemagne, il va de soi que celle-ci résistera, sur ce point, jusqu’à l’extrême limite de ses forces. Dans la rétrocession de-l’Alsace-Lorraine, il ne se pose pas seulement, pour elle, une question de chauvinisme national, ou une difficulté stratégique de défense ultérieure : il y a une considération d’ordre industriel, importante en temps de paix, peut-être vitale en cas de guerre. Nous devons donc prévoir, dans un cas où notre sentiment national est irréductible, une résistance obstinée. La question lorraine serait beaucoup plus simple, ce qu’on ne doit pas ignorer, si les minerais de fer lorrains n’existaient pas.

Comme ces minerais existent, il se pose à nous un certain nombre de questions graves, parfois angoissantes, qui s’enchaînent les unes aux autres et que nous devons aborder en face, sans réticences ; car elles vont se poser à nous, à nos négociateurs, et l’attitude qui sera adoptée à leur égard entraînera des conséquences lointaines pour l’avenir de nos descendans. Ces questions, que j’énumère d’abord pour en montrer la succession et dont la succession même fera suffisamment prévoir mes réponses, sont les suivantes : Devrons-nous nous montrer inflexibles dans les discussions économiques relatives aux minerais de fer lorrains : sujet d’apparence secondaire pour nous, vital pour nos adversaires ? Si nous repoussons l’idée de toute transaction, si nous nous réservons tout le fer, devrons-nous ensuite le conserver avec économie, avec parcimonie, pour un avenir lointain, ou le dépenser le plus vite et le plus avantageusement possible ? Enfin, si nous nous décidons à cette utilisation rapide, quels en seront les moyens ? ! La première question est assurément la plus délicate ; c’est aussi la seule qui sorte du domaine économique pour se lier étroitement aux opérations militaires et, par conséquent, à un développement de faits encore incertains. Il ne faut pas ici nous placer dans l’absolu, mais dans le relatif et, puisque nous parlons industrie, il faut raisonner en industriels, c’est-à-dire envisager toutes les éventualités, peser tous les argumens, prévoir toutes les objections, sauf à les négliger ensuite de propos délibéré, mais en connaissance de cause, pour adopter la solution de tout le monde, si nous jugeons y avoir avantage.

Actuellement, la guerre se déroule avec ses hasards journaliers et, quelles que soient notre certitude raison née de vaincre, notre conviction sans cesse accrue de réduire un jour l’ennemi à subir toutes nos exigences, nous ne pouvons savoir dans quel délai, par quelle progression, après quelles vicissitudes nous y réussirons. Ce n’est pas du jour au lendemain, par un brusque cataclysme irrémédiable, que toute la puissance allemande s’effondrera. Nous n’entrerons pas à Berlin en aéroplane, sans avoir franchi bien des étapes qui nous donneront chaque fois le loisir de calculer et de réfléchir. On s’est quelquefois demandé si la capitulation de l’Allemagne ne se ferait pas, comme celle d’une place assiégée, sur les tranchées actuelles. Mais, dans toutes les hypothèses, la rédaction d’un traité entre deux belligérans implique des négociations. Qui dit traité, dit marchandage, dit transactions, dit compromis. Je rappelais tout à l’heure comment, en 1871, la cession consentie par nous des minerais lorrains avait contribué à nous conserver Belfort. Le vaincu se débat. Le vainqueur lui-même peut trouver un intérêt d’avenir à modérer ses prétentions. Il serait donc un peu puéril de nous déclarer, tout d’abord et sans examen, décidés, coûte que coûte ? , à tout obtenir. Le premier point, en pareille matière, est trop évidemment de savoir si on le peut. C’est le côté militaire de la question, que je n’ai pas à envisager. Mais le second est aussi de juger si on a un intérêt majeur à le vouloir. Cet intérêt est-il tel qu’il nous fasse prolonger la lutte jusqu’aux extrémités, après avoir obtenu déjà de l’Allemagne les concessions principales ?… Jamais aucune négociation n’a été engagée encore entre nous et nos adversaires. Mais on se comprend souvent sans se parler et, en diplomatie, tout l’intéressant s’écrit entre les lignes. Implicitement, sans qu’il ait été besoin d’aucune précision officielle, des avances ont été faites, des concessions admises par nos ennemis, et ce ne seront pas les dernières. Deux commerçans avisés qui discutent un-marché se devinent l’un l’autre et chacun d’eux a d’avance réfléchi aux points, importans pour lui, du marché futur, sur lesquels il ne cédera jamais, puis à ceux qui lui semblent secondaires. Il est vrai qu’il se garde de penser tout haut, comme je le fais ici ; mais, dans notre cas actuel, ce que je puis dire est trop directement déterminé par les circonstances pour ne pas être aussitôt prévu ; et, d’ailleurs, en le disant, je ne fais qu’exprimer l’opinion d’un « laïque » irresponsable. Je n’apprends absolument rien à aucune personne compétente en Allemagne et j’apprendrai peut-être quelque chose à quelques-uns en France.

Quand donc on réfléchit que chaque journée de guerre supplémentaire entraîne une perte de vies humaines et une dépense d’argent, on est conduit à penser qu’il doit arriver un moment où, l’essentiel étant acquis, les bénéfices supplémentaires à espérer, fussent-ils même assurés, ne compenseront plus les frais supplémentaires nécessaires pour les obtenir. Ace moment, la continuation ou la cessation de la guerre se résume en une balance commerciale qui penche vers la paix et c’est le cas de dire, comme les Anglais : business are business ou no sentiment (les affaires sont les affaires ; pas de sentiment). Nous pouvons être assurés d’avance que les Allemands, très calculateurs, très commerçans et pour lesquels cette entreprise manquée ne fut au début qu’une vaste opération de piraterie mercantile, sauront établir longtemps d’avance ce bilan, et qu’ils céderont ou continueront, suivant que le fléau de la balance s’inclinera dans un sens ou dans l’autre : un certain poids supplémentaire étant introduit par leur amour-propre militaire ou par les préoccupations dynastiques. C’est le même calcul que nous devons faire nous-mêmes, afin de juger, en deux mots, s’il faut admettre la possibilité, tout en reprenant le territoire lorrain qui englobe les minerais de fer, de laisser aux Allemands, sur une partie de ce territoire, tel ou tel avantage économique…

Que le lecteur, arrivé là, ne s’indigne pas trop vite en me voyant me faire ainsi l’avocat du diable ! Le sujet vaut la peine d’être froidement examiné. À cette question technique, s’il ne s’agissait que des industries du temps de paix, je répondrais sans doute, au risque de scandaliser, en prêchant la conciliation et j’admettrais, dans une certaine mesure, le raisonnement que plus d’un pourra faire alors. Ce raisonnement, le voici : « Chaque jour de guerre nous coûte actuellement, à nous seuls, indépendamment de toute autre considération moins matérielle, sans compter le manque à gagner et l’atrophie de notre commerce, simplement en dépenses de l’Etat, environ 70 millions. Un seul mois d’hostilités supplémentaires représente une bien grande quantité de minerais vendus avec bénéfice, de rails, de têtes, de poutrelles, de machines, de produits quelconques fabriqués avec ce fer et exportés fructueusement à l’étranger-Une indemnité de guerre chiffrée par autant de milliards pourra-t-elle être imposée, pourra-t-elle être touchée ? Va-t-on sacrifier du sang français et accroître la charge écrasante de nos impôts futurs pour le bénéfice de quelques métallurgistes et constructeurs ? Encore la plupart de ceux-ci ne seront pas très flattés de voir s’augmenter le nombre des mines et usines concurrentes… C’est donc pour fournir plus de travail à nos ouvriers ?… Mais, des ouvriers, nous en manquons déjà et nous en manquerons de plus en plus. Donc, cédons sur ce détail et finissons-en. »

Ce raisonnement spécieux, si on ne le fait pas tout haut en France, les Allemands nous le suggéreront abondamment par l’intermédiaire des neutres, qui, tout en trouvant profit à la guerre, voudraient mettre ce profit « au sec » et consolider des créances sur les belligérans, exposées à être compromises par leur irrémédiable faillite. Et certains compères d’Allemagne soi-disant dissidens, des Liebknecht, Haase ou autres, chargés par le gouvernement allemand de jouer le rôle d’agens provocateurs, trouveront bien le moyen de faire parvenir l’idée a nos naïfs socialistes. Mais c’est ici qu’il faut nous tenir en garde ; car l’enjeu réel est beaucoup moins l’avenir immédiat de notre industrie pendant la paix, que l’assurance de cette paix future (dans les limites de temps où l’on peut prétendre assurer l’avenir). Discutable pour le temps de paix, le problème se pose avec une clarté lumineuse pour le temps de guerre. Laisser la sidérurgie allemande florissante, c’est lui permettre, après la guerre, de reconquérir aussitôt le marché mondial en écrasant la concurrence débile de nos usines ruinées et pillées, de nos flottes fatiguées et amoindries ; c’est lui fournir le moyen de préparer une prompte revanche. La détruire, ou tout au moins charger au-dessous d’elle une mine prête à sauter comme on mine d’avance un tunnel ou un pont, c’est, je l’ai dit déjà, mais j’y insiste, empêcher nos ennemis de nous attaquer plus tard. Or, quand on réfléchit à cela, toutes les considérations commerciales, que j’ai cru devoir exposer tout à l’heure, se retournent entièrement. Ce que coûte une guerre, nous le savons… ou plutôt, malheureusement, nous ne pouvons encore en donner qu’une évaluation minima, c’est 50, 80, 100 milliards : ce sera, après la paix, le prix de la vie doublé. En excluant même toute considération sentimentale (chose presque impossible à un Latin, à un Français), le bilan d’une opération incomplète apparaît désastreux. Il semblait tout à l’heure que les Allemands eussent seuls intérêt à résister sur ce point jusqu’à la dernière extrémité ; on s’aperçoit maintenant que notre intérêt pratique à nous est plus grand encore, si ce que l’on va débattre, en parlant minerais et concessions, c’est la possibilité d’une guerre future. Rester intransigeans pour les minerais, c’est assurer la paix ; car c’est empêcher une agression des Allemands, suivant l’expression de nos communiqués, par « un tir de barrage ; » et il est bien évident que l’agression ne viendra jamais du côté de la France. Les Français ont assez montré qu’ils savaient se battre quand on les attaquait ; mais ils forment un peuple pacifique ; et les Allemands le savent, ils le croyaient même exagérément. Leurs commerçans, leurs industriels peuvent donc compter, si le militarisme prussien qui les a si follement compromis et ruinés est pour jamais anéanti, sur une longue période de développement pacifique et, par conséquent, de prospérité. Ils manqueront un peu de fer, c’est vrai, mais avec leur surabondance extraordinaire de houille, ils feront des échanges. Céder, au contraire, c’est exposer l’Europe entière et les Allemands travailleurs aussi bien que nous, à ce que, dans dix, dans quinze ans, la crise actuelle recommence plus épouvantable encore… Je semblais, en commençant, admettre que l’Allemagne entière se dresserait pour obtenir ce qui lui apparaitra comme une nécessité vitale. Non, l’Allemagne vaincue, comme nous la supposons ici, se réveillera peut-être de ses illusions militaires et finira par comprendre que le meilleur moyen de s’enrichir n’est pas de construire des 420 et des sous-marins ; elle sera aussi intéressée que nous à se débarrasser de ce cauchemar. Ses gouvernans résisteront ; son peuple, qui commence à faire entendre sa voix, acceptera, supposons-le, de céder.

Je reviens donc à l’hypothèse élémentaire et que la plupart des Français admettent de prime abord, sans tant de controverses et de phrases : au lendemain de la paix, l’Alsace-Lorraine sera à nous tout entière, économiquement aussi bien que politiquement, avec son annexe de la Sarre ; aucune restriction n’aura été admise et nous pourrons utiliser tous ses minerais ; nous pourrons, dès le premier jour, employer à nos reconstructions la fonte et l’acier de belles usines restées intactes, qui, ne l’oublions pas cependant (car ce sera là un autre danger à éviter), appartiendront à des particuliers, à des actionnaires Allemands. Mais alors la seconde question va se poser. Quand on a hérité, il faut s’occuper de gérer sa fortune. Pouvoir produire beaucoup de fonte, c’est à merveille ; mais il ne faudrait pas, faute d’acheteurs, nous trouver bientôt dans la position de l’apprenti sorcier qui avait envoyé un balai, magique lui chercher de l’eau et, ne sachant comment l’arrêter, courait risque d’être inondé. D’autant plus que les balais magiques de l’industrie marchent en dépensant de la houille, cette houille dont nous manquons ! Ici encore quelques précisions de chiffres sont nécessaires.

Voyons d’abord ce qui va se passer pour la houille. A la veille de la guerre, la Lorraine restée française produisait 19,5 millions de tonnes de minerais, dont elle exportait plus de 8. Il est vrai que nous en importions, d’autre part, 1 5 millions ; mais ce sont des minerais riches et purs que la Lorraine ne peut nous fournir. À ces 19,5 millions de tonnes vont s’ajouter les 21 millions de la Lorraine allemande (en laissant de côté le Luxembourg) : soit, au total, sur le pied d’extraction actuel, 40,5 millions, au lieu de 11,5 précédemment utilisés. Je suppose que la France ait la prétention de tout traiter et élaborer elle-même, qu’elle ferme ses frontières à toute exportation de minerais, comme le réclament des voix très fortes qui parlent volontiers de trahison, dès que l’on veut commercer avec l’étranger, qu’arrivera-t-il ? Sans entrer dans des calculs techniques dont ce n’est pas la place, on peut admettre que chaque tonne de minerai traitée en France demande, pour arriver à des produits finis, environ 1300 kilogrammes de charbon (sous la forme de coke ou de houille). 29 millions de tonnes de minerais supplémentaires exigeront donc 37,7 millions de tonnes de houille. Admettons que l’on autorise les exportations en Belgique et en Angleterre (5 millions de tonnes de minerais), il faudra encore 31,2 millions de tonnes en supplément. Or, actuellement, nous produisons 41 millions de tonnes de houille (chiffre stationnaire) et nous en consommons 62 millions. Notre déficit, qui est déjà de 21 millions de tonnes, passerait donc à près de 53. Quand même nous obtiendrions les 17 millions de tonnes de la Sarre (ce dont on voit ici l’intérêt majeur), il en resterait 36 à trouver. Sur les 21 millions de tonnes que nous importions avant la guerre (au lieu de 36), l’Angleterre en fournissait 10 millions et la Belgique 4 millions. Près de 7 millions de tonnes venaient d’Allemagne, en augmentation rapide d’année en année, et, si nous les y prenions, c’est que nous y avions économie. Avec la meilleure volonté du monde, nos deux alliés, qui ont eux-mêmes une très grosse industrie à alimenter, ne peuvent exporter chez nous un tonnage beaucoup plus fort ; les Etats-Unis sont loin de nous ; il faudra donc, de toute nécessité, acheter quelque 22 millions de tonnes de houille en Allemagne. L’Allemagne seule à de telles richesses en houille qu’elle peut vendre beaucoup de charbon, surtout si sa sidérurgie décroit. On voit aussitôt combien est vaine la prétention de cesser toute relation industrielle avec les Allemands après la guerre.

Et encore, je n’ai envisagé que les chiffres actuels, sans tenir compte d’un accroissement dans la production industrielle qui se manifeste d’année en année. Pour le traitement du fer, ce gros mangeur de charbon, on s’était outillé, des deux côtés de la frontière, en vue d’un développement intensif. Particulièrement dans notre bassin de Briey, une vingtaine de mines nouvelles devaient atteindre bientôt chacune plus de 2 millions de tonnes de minerais, soit, au total, 40 millions de tonnes, alors que l’extraction de 1913 a été seulement de 19,5. Ce serait quelque 26 millions de tonnes de charbon en plus à acheter. Nous retrouvons donc ici, à l’état aigu, cette difficulté de la houille, sur laquelle j’ai insisté dans un article précédent.

Il y a lieu de considérer aussi, mais, je crois, avec moins d’inquiétude, les possibilités de vente. Sur le marché intérieur, il est certain que l’on peut augmenter notablement la consommation d’acier. Ainsi la consommation de poutrelles, par tête de Français et par an, est seulement encore de 8 kilogrammes, tandis qu’elle a dépassé 12,4 en Allemagne, malgré l’accroissement rapide de la population, qui multiplie ces chiffres par 08 millions d’habitans. La France s’outillait, avant la guerre, pour produire 6 millions de tonnes d’acier en 1920 (dont 2 millions de tonnes dans le Nord), et complaît en trouver aisément le placement. Sur le marché international également, nous avons à reprendre notre place. Tout est à faire dans cet ordre d’idées, comme le montre cette seule observation que le pourcentage de la France dans le syndicat international du rail est le tiers de celui de la Belgique. Mais un marché ne se conquiert pas du jour au lendemain, et, au début, avec les prix que nous serons forcés de demander pour nos produits fabriqués, nos minerais trouveront plus facilement acheteurs que nos aciers.

De toutes façons, on arrive à cette conclusion que, le jour où nous disposerons de la Lorraine allemande, il nous faudra, ou vendre des minerais à l’étranger, ou acheter beaucoup de charbon et de coke en Allemagne, en risquant, chez nous, une crise métallurgique de surproduction, ou fermer des mines. La dernière solution a ses partisans, et c’est pour y répondre d’avance que je me suis attaché à rappeler les évolutions passées de la métallurgie. Il peut sembler sage et prudent, si on a trop de minerais pour le présent, de les réserver pour l’avenir et d’assurer l’alimentation des générations futures. Cela rentre bien dans les habitudes françaises.

Nos sociétés industrielles, comme nos gouvernans, nous traitent volontiers en enfans. Quand nous avons pris un intérêt dans une affaire prospère, on nous en dissimule les résultats et on ne nous en distribue que très partiellement les bénéfices, de crainte que nous ne soyons tentés de gaspiller. On stabilise autant que possible nos dividendes à un chiffre modique, de manière à pouvoir les accroître progressivement sans nous causer de déceptions. On pense beaucoup aux générations futures, aussi bien quand il s’agit de ne pas amortir les emprunts que lorsqu’on escompte le retour à l’État, dans un avenir éloigné, de concessions diverses ou de voies ferrées. De même encore, nos exploitans s’attachent à tirer tout ce qu’une mine contient de métal et sont choqués par la méthode anglo-saxonne, où l’on enlève le plus vite possible tout ce qui est immédiatement « payant, » en négligeant le reste, pour reconstituer un capital qui sera employé à une autre affaire. Le système français a du bon ; mais il ne faudrait pas l’exagérer. En particulier, pour le fer, qui peut savoir ce que nous réserve l’avenir ? Du fer, il y en a partout en abondance. Le premier caillou venu du chemin est un minerai de fer, puisque toute l’écorce terrestre en renferme en moyenne 5 pour 100, alors qu’un riche minerai de cuivre est un minerai à 2 ou 3 pour 100. La Lorraine est devenue le centre industriel que nous venons d’étudier parce qu’on a appris à se contenter de minerais phosphoreux à 35 pour 100. Qui peut prévoir si, dans trente ou quarante ans, quelque autre perfectionnement métallurgique ne dépréciera pas ces minerais par rapport à d’autres encore plus pauvres ou plus impurs, auxquels nous ne songeons même pas actuellement, mais qui offriront alors certains avantages : si, par exemple, les minerais siliceux très abondans, les minerais arsenicaux très décriés ne trouveront pas un débouché économique ? Je ne me hasarde pas à rien prévoir ; je montre, au contraire, la difficulté des prévisions. Dans cette incertitude, il faut se rappeler que cinq francs de bénéfice assuré demain sont bien préférables, par le seul jeu des intérêts composés, à vingt francs de bénéfice problématique dans un demi-siècle.

Je crois donc qu’il y aurait danger à vouloir empêcher l’exportation des minerais : ce qui, d’après les observations précédentes, équivaudrait à restreindre l’extraction. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas chercher à retrouver, sous une autre forme, au moins partiellement, les bénéfices supplémentaires que nous devons renoncer à obtenir directement, faute de houille et faute de main-d’œuvre. Cette forme tout indiquée est celle des échanges. Les conditions dans lesquelles va reprendre l’industrie après des années de guerre seront très spéciales. On peut s’attendre à une sorte de protectionnisme fédéral qui coupera l’Europe en deux. D’une part, la communauté dus dangers et des sacrifices aura resserré nos liens d’amitié avec l’Angleterre ; d’autre part, nous serons sans doute en mesure de poser des conditions commerciales à l’Allemagne. Sachons en profiter. Puisque nous aurons trop de fer et trop peu de charbon, nous devons nous tourner, avant tout, vers l’Angleterre dont les besoins sont inverses. Il semble possible de réaliser en Angleterre, ce qui est malheureusement presque impraticable en France, une augmentation notable de l’extraction houillère par la mise en valeur rapide de réserves récemment découvertes. Quant au fer, l’Angleterre n’a été, jusqu’ici, qu’un acheteur presque insignifiant de nos minerais. En 1913, elle nous en a pris 327 000 tonnes (dont seulement 69 000 en Lorraine), quand la Belgique en prenait 5 035 000 et l’Allemagne avec le Luxembourg 4 065 000. Très conservatrice, elle s’est montrée rebelle aux procédés de déphosphoration qui ont envahi la sidérurgie sur le continent. Mais la guerre aura eu sans doute pour résultat de dissiper cette sorte de torpeur dans laquelle nos amis commençaient à s’endormir, et l’Angleterre réveillée, guérie de certaines chimères qui lui étaient communes avec nous, victorieuse enfin de l’Allemagne, a toutes les raisons pour reprendre, dans des conditions modernisées, l’essor interrompu de sa métallurgie.

Toutefois, ce ne seront jamais ni l’Angleterre ni la Belgique qui absorberont les stocks de minerais dont nous allons disposer. Il faudra, malgré toute notre hostilité, en vendre à l’Allemagne, non pas dans son intérêt, mais dans le nôtre. Il sera juste et naturel de ne le faire qu’en échange de charbon, dans des conditions dont les bases auront été posées par le traité de commerce annexé au traité de paix, de manière à nous réserver des avantages analogues à ceux que le traité de Francfort avait assurés à nos vainqueurs contre nous. La prudence exigera d’ailleurs que ces conditions d’échange pacifique soient remises à un délai assez éloigné, après une période pendant laquelle le charbon devra nous être fourni sans contre-partie, et puissent être interrompues par nous à tout moment. Chacun sait quel était le plan allemand pour l’« après-guerre : » détruire l’outillage des pays envahis dans le Nord de la France, la Belgique et la Lorraine, enlever les machines un peu perfectionnées, de manière à défier toute concurrence pendant la phase de remise en état ; profiter alors d’une flotte commerciale restée intacte, précisément parce qu’elle n’a pu sortir des ports, pour exporter les marchandises entassées pendant les années de blocus ; et remporter ainsi, même dans le cas d’une « paix blanche, » une éclatante victoire économique. Contrairement à ce qu’attendaient les pangermanistes, il est probable que la flotte allemande formera la juste compensation des navires torpillés. Mais, même en « réquisitionnant » des machines allemandes on échange des machines volées, les mines, les usines saccagées ne pourront reprendre leur marche normale du jour au lendemain. Dans chaque branche d’industrie, des mesures seront donc à prendre pour parer à cette difficulté. En ce qui concerne le fer, ces mesures seront relativement simples. Il suffira de fermer d’abord entièrement la porte aux exportations de minerais pour paralyser des usines allemandes qui, absorbées par le soin de la défense militaire, n’ont pas dû pouvoir se constituer des stocks bien importans à l’usage du temps de paix (stocks que l’on pourrait, eux aussi, commencer par réquisitionner). De plus, il va sans dire qu’ultérieurement une mesure semblable devrait pouvoir être prise en tout temps du jour au lendemain et serait, par conséquent, à prévoir pour le moment où l’on apercevrait la moindre possibilité de guerre.


DE LAUNAY.