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Le Procès de Marie Stuart

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LE PROCÈS


DE MARIE STUART.





Histoire de Marie Stuart, par M. Mignet ; 2 volumes, 1851.




L’année dernière, à pareille époque, je parlais dans cette Revue[1] d’une série d’articles insérés au Journal des Savans, dans lesquels M. Mignet, disais-je, prouvait admirablement, tout en nous laissant notre pitié, que les infortunes de Marie Stuart ont été méritées. Ces articles sont devenus une histoire en deux volumes. M. Mignet avait dû penser une première fois aux infortunes de Marie Stuart comme à un épisode de son Histoire de la Rêformation. La belle publication des lettres de cette princesse par le prince Labanoff lui donna sujet d’y penser plus profondément, et lui fut une première occasion naturelle d’en parler. S’intéresser à demi à Marie Stuart n’est pas possible : tandis qu’il écrivait cette série d’articles détachés, la grâce opérait; l’idée lui est venue de mettre la touchante figure dans un cadre plus approprié que le Journal des Savans, et c’est ainsi que du compte-rendu d’un recueil de lettres est sorti un des meilleurs ouvrages de notre temps, lequel n’est guère préparé, hélas! à en lire d’aussi bons.

Ce livre a le mérite très éminent de toutes les productions de M. Mignet; il est avant tout très bien fait. J’entends par là quelque chose de mieux qu’un bon livre. Un livre peut être bon sans être bien fait. Si le sujet est traité sérieusement et avec soin, que le style y convienne à la matière, que la langue en soit exacte, on dira : C’est un bon livre; mais, s’il manque de plan, de proportion, s’il n’a pas cet intérêt dramatique nécessaire même à un ouvrage de raisonnement, s’il n’est pas soutenu, s’il manque de cette élégance qu’on demande même aux livres de mathématiques, ce ne sera pas un livre bien lait. L’Histoire de Marie Stuart réunit les deux genres de mérite, et le second, au temps où nous vivons, est de beaucoup plus digne de louanges que le premier; car, pour le premier, les bonnes qualités de ce temps peuvent y aider l’écrivain. On peut faire un bon livre en s’inspirant de ce qui surnage de sentimens honnêtes et de vues justes au-dessus de ce relâchement universel des âmes et de ce chaos d’opinions et de doutes contradictoires d’où nous voulons faire sortir un état stable; mais rien, dans ce temps-ci, ne peut aider à bien faire un livre : il faut en trouver tout le talent en soi, le public ne vous y est d’aucun service. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à entendre non les premiers venus, mais des personnes qualifiées, louer certains écrits sans solidité, sans justesse, sans propriété, ni bons ni bien faits, et les estimer si bien écrits, qu’elles leur pardonnent presque d’être dangereux. C’est à prendre pitié de ceux qui se donnent tant de peine pour obtenir des vrais connaisseurs le même éloge! Cependant il faut le mériter; mais ce n’est pas assez d’un esprit bien doué, il le faut avoir bien trempé, indépendant, soutenu par le caractère et la dignité de la vie. À ce prix, on écrit de bons livres, qui sont en même temps des livres bien faits. Si je me trompe, ce n’est pas du moins en ce qui regarde M. Mignet; tant de témoins de la parfaite harmonie de sa vie avec ses écrits trouveront que la théorie est vraie de lui : je ne prétends pas plus.

M, Mignet a senti que le moment était venu d’écrire une histoire de Marie Stuart complète et impartiale. Les matériaux abondent; les partis religieux ne se disputent plus cette lamentable mémoire, et ne font plus de la reine d’Ecosse l’opprobre de son sexe ou un martyr sans tache. On peut être très bon presbytérien sans trouver que le fameux Knox ait usé de charité chrétienne envers Marie Stuart; de même on peut être très bon anglican, et ne pas approuver Elisabeth poussant sa triste prisonnière à conspirer, et la faisant mourir pour un complot que ses machinations favorisaient et que justifiait sa cruauté; enfin l’intérêt du catholicisme n’exige pas que Marie Stuart nait jamais failli. La dispute ne peut plus être désormais qu’entre historiens également jaloux d’établir la vérité historique, ou entre moralistes cherchant la vérité du cœur humain. C’est ainsi que d’habiles historiens, Hallam et Lingard, le premier contraire, le second favorable à Marie Stuart, et, tout récemment, le prince Labanoff et M. Mignet, aussi d’opinions opposées, ne sont que des champions de la vérité historique et de la vérité morale à l’occasion de la malheureuse reine d’Ecosse.

Venu le dernier, M. Mignet est certainement le plus complet, et a pu être le plus impartial. Hallam et Lingard ne sont pas absolument libres de tout préjugé politique ou religieux, et, pour le prince Labanoff, il ne s’offensera pas si je remarque qu’un peu de la superstition honorable et touchante du collecteur pour les reliques de son héros a dû le prévenir trop fortement en faveur de Marie. M. Mignet est touché, mais il n’est pas prévenu; il juge la reine d’Ecosse en juré, et toutefois c’est un de ces jurés comme nous les voulons pour que la justice soit toujours équitable, cherchant la vérité, et regrettant de l’avoir trouvée; plein des devoirs de l’historien, et ému de sympathie pour la misère humaine.

C’est comme juré animé de ce double sentiment que M. Mignet déclare Marie Stuart coupable de complicité dans le meurtre de Darnley, son mari. Son amour de la vérité, sa conscience d’historien ont dicté la sentence; mais la sympathie pour la misère humaine a inspiré le noble récit où il en retrace les motifs. Il plaint en même temps qu’il condamne; en dénonçant le crime, il pense à sa longue et douloureuse expiation, et, s’il met la main sur son cœur en prononçant l’arrêt, c’est moins pour le prendre à témoin qu’il croit Marie coupable que pour contenir la douleur qu’il éprouve à ne pouvoir l’absoudre. Enfin il ne fait pas entrer dans le récit toutes les preuves, et plus d’une est rejetée aux notes, qui ne laisse pas d’avoir beaucoup de force. L’art le voulait ainsi, je le sais, et M. Mignet y est passé maître. Il n’y avait pas de risque qu’entre ses mains l’histoire dégénérât en une discussion au criminel; mais je vois dans sa discrétion encore plus de délicatesse que d’art. M. Mignet veut bien faire les affaires de la vérité, il ne veut pas triompher d’une femme infortunée, et, tout en restant doux au malheur, il a su être plus concluant contre Marie Stuart que certains écrivains de parti qui semblent la poursuivre avec la haine fanatique de Knox ou l’ingratitude de Buchanan.

Il y aurait donc toute raison de s’en rapporter à lui, et j’avoue que tout d’abord j’y ai fort incliné. Pourquoi ne pas se rendre? Dans ce livre excellent, notre faiblesse pour Marie est habilement ménagée; la pauvre reine reste charmante, pleine de séductions et de dignité. si malheureuse qu’elle le parait toujours plus que coupable, digne d’amitiés qui se dévouent, enfin, malgré son crime, meilleure que tous ceux qui l’entourent. Ce crime est abominable sans doute, mais la victime est odieuse, et la morale des cours en ce temps-là, la violence des mœurs écossaises, Riccio égorgé à côté de Marie, dans sa propre chambre, par des assassins titrés auxquels son mari avait montré le chemin, tout cela, vivement raconté par M. Mignet, semble atténuer le crime en le partageant entre elle, son temps et son pays. J’allais me laisser convaincre, parce que je pouvais condamner Marie sans être forcé de la haïr; mais, en y pensant de nouveau, peut-être en y rêvant, dégagé des liens de cette logique que sa modération même rend plus irrésistible, ma conviction s’est affaiblie ; j’ai cru qu’une dernière preuve manquait, sans laquelle toutes les autres sont insuffisantes; j’ai admiré le livre, et j’ai repris mon doute.


I.

Ce doute n’est autre chose que l’opinion commune sur Marie Stuart. Opinion ou préjugé, peu importe, il y a long-temps qu’elle dure, et il est vraisemblable qu’elle continuera de durer à côté du livre qui est venu nous l’ôter. Elle est née d’une première pitié trop juste et trop honorable pour que la conscience publique en revienne. Cette pitié est passée en habitude. Vous ne l’amènerez pas à regarder les pièces du procès; elle suspecterait plutôt les plus authentiques qu’elle ne songerait d’éclaircir les douteuses. Les juges de Marie ne sont d’ailleurs que trop connus. On sait, sans qu’il soit besoin d’une enquête, qu’ils n’ont pas été de sang-froid, et l’arrêt a été à jamais discrédité par les passions de ceux qui l’ont rendu. En l’absence de preuves dès le premier jour évidentes, et qui auraient empêché la pitié de naître, ou s’est fait de Marie Stuart une idée contre laquelle il est douteux que la critique puisse jamais prévaloir. Le talent même qui la combat contribue à la raffermir. L’effet du livre de M. Mignet sera de rendre Marie Stuart plus aimable encore; la pitié y prendra de nouvelles raisons de lui rester fidèle; elle lira avec avidité tout ce qui la sert, et avec déférence seulement tout ce qui lui est défavorable. Comment nous persuaderait-on que Marie a été complice d’un meurtre par guet-apens ? C’est à peine si l’on peut nous faire croire qu’il y eut un jour où elle cessa d’être belle. Il n’est pourtant que trop facile de prouver que dix-huit années de captivité avaient dû blanchir ses cheveux, et que son corps endolori par l’insalubrité de la prison avait perdu de ses grâces; nous le persuader n’est pas si aisé, et l’image qui prévaut, en dépit de tout, est cette beauté dont parle Brantôme, « qui, même estant habillée à la sauvage et à la barbaresque mode des sauvages de son pays, paroissoit, en un corps mortel et en habit barbare et grossier, une vraye déesse. »

Le théâtre et le roman ont entretenu l’illusion. Le livre de M. Mignet, déjà beaucoup lu, le sera plus encore; mais il est douteux qu’il aille en autant de mains que l’Abbé de Walter Scott. Pour une personne qui lira le chapitre où l’historien éminent fait sortir du récit même les preuves de la complicité de Marie, cent liront les scènes touchantes où Walter Scott l’en absout. Dans une de ces scènes, une des compagnes de la captivité de Marie Stuart au château de Lochleven vient de faire par mégarde allusion à la nuit de l’assassinat :


« La malheureuse reine, dit Walter Scott, qui jusqu’alors avait écouté lady Fleming avec un sourire mélancolique, l’interrompit par un cri si étrange et si profond, que la voûte de l’appartement en retentit. Sous l’empire des idées horribles qu’on venait d’éveiller, Marie semblait emportée non-seulement au-delà de sa volonté, mais hors des bornes de sa raison.

« Maitresse, dit-elle à lady Fleming, tu veux donc tuer ta souveraine ! Appelez ma garde française! A moi! à moi, mes Français! Je suis assiégée par des traîtres dans mon propre palais!... Ils ont assassiné mon mari.... Au secours, au secours de la reine d’Ecosse! »

« Elle se leva de sa chaise; ses traits, auxquels sa pâleur même donnait une si exquise beauté, s’enflammèrent de fureur et la firent ressembler à Bellone. « Nous tiendrons la campagne nous-mêmes, continua-t-elle. Avertissez la ville; avertissez Lothian et Fife.... Qu’on selle mon cheval barbe d’Espagne; dites au Français Paris de veiller à ce que nos couleuvrines soient chargées.... Mieux vaut mourir à la tête de nos braves Écossais, comme notre grand-père à Flodden, que de désespoir, comme notre père.... »

« — Pour l’amour de Dieu, madame, calmez-vous, dit lady Fleming.

« Mais l’imagination de la reine était trop excitée pour qu’aucune prière pût faire changer ses idées de cours. « Allez dire au duc d’Orkney[2], poursuivit-elle, de venir à mon secours et d’amener avec lui ses agneaux, comme il les appelle, Bowton, Hay de Tallo, Black, Ormiston ! et son parent Hob.... Fi! qu’ils sont noirs et qu’ils sentent le soufre ! »


Cette scène n’est pas un chef-d’œuvre, je le veux bien; elle frappe cependant, parce qu’elle peint Marie telle que nous croyons la connaître : innocente du meurtre qu’elle renvoie aux vrais coupables, mais, par la façon dont elle parle de Bothwell et « de ses agneaux qui sentent le soufre, » trahissant à la fois l’amour coupable et la crainte corruptrice qui l’avaient livrée à cet homme.

Dans une autre scène, le même souvenir éveille en elle, au lieu de transports furieux, des regrets et des pressentimens qui révèlent l’amertume du malheur plutôt que le remords. Marie, échappée de prison, livre aux confédérés sa dernière bataille. Les deux armées sont aux mains non loin du château de Crookstone, où elle avait tenu sa cour la première fois après son mariage avec Darnley. Les gens de sa suite veulent l’y conduire :


« — Non pas là, non pas là, dit-elle d’une voix faible; je ne rentrerai jamais dans ces murs.

« — Soyez une reine, madame, dit l’abbé, et oubliez que vous êtes une femme.

« — Hélas! j’oublierais bien plus encore, répondit, en baissant la voix, l’infortunée Marie, avant de pouvoir regarder sans trouble ces lieux si connus; j’oublierais les jours que j’ai passés ici comme la fiancée de celui qui n’est plus..., de l’assassiné....

« Puis, après quelques mots de l’abbé : « Allons là-bas, dit-elle, montrant un chêne qui couronnait une petite colline tout près du château; je le connais bien; de là, la vue s’étend aussi loin que des pics du Schekallion. »

« Et se débarrassant de sa suite, elle marcha d’un pas ferme, quoiqu’un peu égaré, jusqu’au pied du noble arbre, et, le regardant d’un œil fixe :

« — Oui, noble et majestueux arbre, dit-elle, tu es là debout, heureux et joyeux comme toujours, quoique tu entendes les bruits de la guerre au lieu des vœux des amans. Tout a été fini pour moi depuis la dernière fois que je t’ai salué, tout, l’amour et celui qui m’aimait, les vœux et celui qui les faisait pour moi, le roi et le royaume. Où en est la bataille, seigneur abbé? Elle se décide pour nous, je l’espère, et pourtant quelle autre chose que du mal les yeux de Marie peuvent-ils voir d’un pareil lieu? »


Au théâtre, un seul poète nous la montre coupable : c’est Schiller. Dans une très belle scène de sa Marie Stuart, Marie, au moment suprême, fait l’aveu de son crime. A défaut d’un prêtre de sa religion, que la cruauté d’Elisabeth lui a refusé, le fidèle Melvil reçoit sa confession.


« MELVIL. — De quel autre crime votre conscience vous accuse-t-elle?

« MARIE. — Hélas! un péché mortel dès long-temps commis et confessé revient, avec de nouvelles terreurs, au moment où se rend le dernier compte, et roule ses funèbres ombres entre les portes du ciel et moi. Je laissai tuer le roi, mon mari, et je donnai mon cœur et ma main au séducteur. J’ai expié le crime par tous les châtimens de l’église ; mais le ver ne cesse pas de veiller au fond de mon cœur. »


Cela peut ne pas déplaire dans le livre, surtout à ceux qui aiment les images fortes; mais je doute qu’un tel aveu soit goûté sur la scène, même au-delà du Rhin, et je ne m’étonne pas que l’auteur de la libre et élégante imitation de Schiller, qui se joue sur notre théâtre, l’ait laissé au poète allemand, avec la responsabilité de l’assertion. C’est là une preuve de ce qu’on peut appeler le tact dramatique. M. Lebrun s’est conformé à la célèbre règle du théâtre sur l’unité des caractères.

... servetur ad imum
Qualis ab incepto processerit, et sibi constet.


Est-ce une invention arbitraire des faiseurs de poétiques? Nullement. C’est l’étude du cœur humain qui en a révélé le principe aux poètes de génie, et ce sont leurs exemples qui en ont fait une règle.

Voilà la raison la plus forte de notre répugnance à condamner Marie Stuart. Nous ne voulons pas trouver dans la même vie l’assassinat le plus exécrable et l’héroïsme le plus touchant, un des plus grands crimes et une des plus belles morts dont l’histoire fasse mention. Surtout nous ne nous rendons pas à des preuves incomplètes, et celles qui peuvent suffire à la justice des tribunaux ne suffisent pas pour arracher au cœur humain l’aven qu’un tel mélange soit possible. Nous comprenons très bien les contrastes dans les caractères, mais nous n’y souffrons pas les disparates : nous sentons le danger d’autoriser l’opinion, si favorable aux méchans, que ceux-là seuls sont capables de l’extrême bien qui le sont de l’extrême mal, que crimes et grandes actions sont l’effet de la même force morale différemment employée, et qu’un scélérat est la moitié d’un héros. Les ouvrages de lord Byron, et tant de héros de poèmes ou de romans taillés sur le patron des siens, n’ont que trop répandu parmi nous ce sophisme, lequel n’est propre qu’à affaiblir à la fois les deux plus puissans ressorts de notre ame, la haine pour le mal et l’affection pour le bien. Il serait désirable qu’une telle opinion ne trouvât pas dans l’histoire de faits particuliers dont elle put s’autoriser. Que si elle en trouve, alors il faudra bien nous y résigner et reconnaître, en gémissant, ces violations extraordinaires de la loi commune ; mais pour peu qu’il y ait sujet de douter, peut-être vaut-il mieux laisser le procès en suspens que de le décider contre la grandeur de notre nature, au risque de faire croire à certains héros de cours d’assises qu’il ne leur a manqué qu’une occasion, ou même une société meilleure, pour être des héros de Plutarque.

C’est sous l’empire de ces idées, un moment surprises et déconcertées par le beau récit de M. Mignet. que j’ai osé me faire juré à mon tour pour examiner son verdict. Peut-être une autre cause m’y a-t-elle poussé, et, comme je ne puis alléguer trop de motifs pour m’excuser d’une contradiction aussi périlleuse, je dirai cette cause ; avec d’autant plus de franchise qu’elle est petite et personnelle. J’ai eu, quoique nullement historien, une bonne fortune d’historien. Dans une étude sur Thomas Morus, que je publiai il y a quelques années, et dont se souviennent peut-être quelques lecteurs de la Revue[3], j’avais pu prouver, contrairement à tous les historiens, et par les déclarations même de Thomas Morus, le caractère le plus intègre et le cœur le plus chrétien de son temps, qu’il n’avait pas fait couler le sang protestant. Qui m’avait mis sur la trace de cette découverte ? Qui me poussait à parcourir, une loupe à la main, l’in-folio de ses œuvres théologiques, écrit en vieil anglais et imprimé en caractères gothiques ? Ce même instinct dont je parlais tout à l’heure, l’impossibilité de consentir que dans la même ame, parmi tant de vertus grandes ou charmantes, bonté, patience, douceur plutôt relevée que gâtée par un peu de malice aimable et enjouée, intégrité, bienfaisance, et, au moment du supplice, sérénité et constance pleine de pardons, il y eût eu, ne fût-ce que pour un moment, le fanatisme étroit et violent d’un sectaire, ni même l’indifférence d’un juge laissant appliquer des lois plus dures que lui. Ce premier bonheur m’aurait-il persuadé que je suis juge expert pour ces sortes de cas, et la disposition que j’ai à douter n’est-elle que la confiance qui m’en serait restée? Sans doute Marie Stuart n’est pas Thomas Morus; mais si ses faiblesses et ses fautes la laissent bien loin de ce type du parfait homme de bien selon le christianisme, il y eut néanmoins dans cette ame assez de bonté, de générosité, de courage, et, devant la même hache qui avait fait tomber la tête de Morus, assez de la grandeur simple et de la douceur de ce grand homme, il y eut assez de bien en un mot, pour qu’aucun emportement passager, amour, haine ou crainte, y pût faire entrer le genre de complicité hypocrite et lâche dont elle est accusée dans l’assassinat de son mari. Voici, du reste, quelles sont mes raisons de douter.


II.

Il faut me permettre un court résumé des circonstances qui précèdent, accompagnent et suivent le crime. J’abrège et je décolore le beau récit de M. Mignet; mais la clarté le veut et me servira d’excuse.

Depuis le meurtre de David Riccio, une aversion profonde éloignait chaque jour de plus en plus la reine de son mari, auteur principal de ce meurtre et bientôt lâche dénonciateur de ses complices. Celui-ci avait fini par se retirer chez son père, à Glasgow, et le baptême de son fils, depuis Jacques VI, s’était célébré sans qu’il y assistât. A mesure que Darnley perdait dans le cœur de Marie, Bothwell y prenait de l’empire. Jamais commencement de passion n’eut plus d’excuses. Ce Darnley, qui avait les mains teintes du sang de Riccio, était le plus infidèle des maris et le plus despote des princes : ivrogne, débauché, ingrat envers la femme qui l’avait fait roi, sans talent, sans jugement, quoique avec beaucoup d’ambition, emporté, furieux, battant les gens, quand il les savait de condition ou de caractère à recevoir les coups sans les rendre, d’un orgueil intraitable, enfin un homme dont l’ambassadeur d’Angleterre écrivait : « Quand ils ont tout dit (les grands d’Ecosse) et pensé tout ce qu’ils peuvent, ils ne trouvent qu’une chose, c’est qu’il faut que Dieu lui envoie une prompte fin ou à eux une vie misérable. C’est grand’pitié de penser combien de gens sont en hasard et en danger pour leur vie, leurs terres et leurs biens! Le seul remède, c’est que Darnley disparaisse, ou que ceux qu’il hait trouvent quelque bon appui. »

Sans doute une partie des vices de Darnley avait déshonoré la jeunesse de Bothwell; mais de grands services les cachaient aux regards prévenus de Marie Stuart. Quoique protestant, Bothwell avait prêté assistance à la mère de la reine, Marie de Lorraine, régente d’Écosse, contre la ligue des lords de la congrégation. Sur le continent, il avait employé son activité et son audace au service de la fille. En Écosse, sa valeur venait de rétablir l’ordre dans les provinces du sud-est ; il avait saisi de sa main un des chefs des rebelles, et son sang avait coulé. Au milieu d’ennemis qui se servaient de Marie pour s’entre-détruire ou de serviteurs tout prêts à devenir ses ennemis, Bothwell lui paraissait le seul sujet de distinction qui lui fut fidèle. Elle l’aima, et du moins ce ne fut pas, comme pour Darnley, à l’extérieur qu’elle se laissa prendre : la reconnaissance, l’estime pour la valeur, furent les seules séductions de Bothwell, et Marie put croire d’abord qu’elle n’écoutait que de bons sentimens, quand elle cédait à une passion criminelle.

Les bruits qui en couraient avaient ajouté à l’irritation de Darnley et rendu son isolement plus farouche. Il voulait quitter l’Écosse. Un vaisseau était à l’ancre, prêt à le recevoir, et Marie le savait. En janvier 1567, il tombe malade. On ne s’attendait pas à ce que Marie le visitât. Cependant, le 22 janvier, elle partait pour Glasgow ; elle voyait Darnley, alors convalescent ; elle le ramenait à Edimbourg à petites journées, en litière ; elle l’installait, le 31 janvier, dans une maison hors des murs de la ville ; elle y couchait deux fois, et promettait d’y coucher la nuit même de l’assassinat ; mais, dans la soirée, elle retournait a Holy-Rood, où elle assistait à une fête de nuit donnée pour les noces d’un de ses serviteurs. Quelques heures après, Darnley et son page étaient étranglés, leurs corps jetés dans un verger à quelques pas de la maison, et la maison elle-même sautait. On avait voulu faire croire à une mort par accident ; mais les deux cadavres, sans aucune trace de brûlure, ne laissèrent aux nombreux témoins accourus dès l’aube sur le lieu du crime aucun doute que Darnley n’eût péri assassiné.

Marie en paraît un moment accablée ; elle se tient tout le jour suivant enfermée dans son appartement, les fenêtres closes, son lit tendu de deuil. Le seul Bothwell est admis auprès d’elle. Aucune mesure n’est ordonnée pour la recherche du crime ; Marie laisse au conseil privé le soin d’en instruire la cour de France. Seulement elle écrit de sa personne à son ambassadeur, l’archevêque de Glasgow, sans une seule parole de regret pour le mort, mais en se félicitant que Dieu, et non le hasard, « lui ait mis à l’esprit d’aller à cette fête de nuit. » Le mercredi seulement, une proclamation promet 2,000 livres d’Écosse à qui donnera des renseignemens sur le crime. Des placards dénoncent Bothwell et ses complices ; le père de Darnley, dans deux lettres touchantes, prie la reine de venger le meurtre, et nomme les personnes indiquées par les placards ; Marie fait des réponses évasives ; elle s’oublie, à dix-neuf jours du meurtre, dans des distractions au moins étranges. Cependant un simulacre de procès s’instruit ; Bothwell, au faîte des honneurs et de la puissance, semble le défier et le diriger : jurés, parlement, tout ce qui n’est pas corrompu par la complicité l’est par la crainte. Un verdict déclare Bothwell innocent. Enfin, le 15 mai, trois mois après la mort du roi, à quatre heures du matin, par un dernier scandale qui met le comble à celui de l’impunité, Marie épouse, au palais d’Holy-Rood, l’homme que la clameur publique, en Écosse et hors de l’Écosse, dénonçait comme le principal assassin de son mari.

Tel fut le crime. L’histoire du temps, je pourrais dire l’histoire du crime, n’en offre pas de plus odieux. La préméditation, le guet-apens; à côté de la victime que la haine immole, des meurtres commis sans colère; un page étranglé, deux serviteurs ensevelis sous les ruines de la maison, — rien n’y manque; il y a plusieurs crimes en un seul, et fût-il possible de rendre évidente l’innocence de Marie, le seul malheur d’y avoir été mêlée serait déjà une tache à sa mémoire.

Cependant M. Mignet lui impute la moitié du crime; la moitié, ce ne peut pas être assez : de Bothwell et de Marie, le plus coupable, le plus assassin, ce serait Marie.


III.

M. Mignet donne à l’appui de son opinion trois sortes de preuves; mais je ne devrais pas me servir de ce mot-là. Il ne s’agit pas, en effet, d’une dissertation à outrance, comme celle de M. Malcolm Laing, que M. Mignet a consultée avec discrétion; il s’agit d’un récit qui expose toutes les circonstances en leur ordre et n’en aggrave aucune, qui est animé dans la forme, mais au fond calme et triste. L’historien se résigne aux preuves que lui apportent les faits et que lui impose l’histoire plutôt qu’il ne les donne en son nom ou n’y ajoute avec le contentement du dissertateur heureux de sa découverte, dût un nom historique en demeurer à jamais flétri. Quoique adoucies par le regret avec lequel il semble les donner, ces preuves n’en sont pas moins terribles. Ce sont : 1° la conduite même de Marie avant et après le meurtre; 2° les témoignages judiciaires; 3° des lettres authentiques de la main de la coupable.

Ce devrait être assez de cette dernière sorte de preuves. Des témoignages judiciaires peuvent être infirmés; la conduite de Marie peut s’interpréter de diverses façons : qu’opposer à des aveux directs? Si Marie a avoué, on n’a que faire des témoignages judiciaires, et toute sa conduite n’est plus que celle d’une femme qui fait étrangler son mari pour jouir de l’adultère avec son complice.

Mais les lettres de Marie sont-elles de sa main, ou ne s’y trouve-t-il rien qui ne soit de sa main ? Je devrais mettre la question au passe, car les originaux, purs ou falsifiés, n’existent plus; il n’en reste que des copies, et encore ces copies ne sont-elles que des traductions des originaux primitivement écrits en français : première raison, sinon pour nier les lettres, du moins pour les examiner de fort prés. Toutefois ces originaux ont été vus et lus ; les traductions qu’on en a données sont fidèles ; j’en crois sur ces deux points l’excellente critique de M. Mignet: ce dont je doute, c’est la parfaite sincérité des originaux.

La découverte de ces lettres et l’usage qu’en firent les ennemis de Marie ne sont pas un des épisodes les moins intéressans de sa triste histoire. Le 20 juin 1567, après la défaite de l’armée royale et l’emprisonnement de Marie au château de Lochleven, le comte de Morton, un des lords confédérés, faisait enlever sur la route d’Édimbourg à Dunbar un serviteur de Bothwell, Dagleish, porteur d’une cassette contenant divers papiers. Cette cassette, marquée au chiffre de François II, avait été donnée par Marie à Bothwell. Celui-ci l’avait laissée dans la forteresse d’Édimbourg, que commandait un de ses amis, sir James Balfour. Vaincu et fugitif, il la lui fit redemander ; Balfour la remit à Dagleish, en livrant, selon toute apparence, Dagleish lui-même à Morton. Des lettres écrites avant et après le meurtre de Darnley, des sonnets et autres poésies, un contrat de mariage, le tout écrit en entier ou signé de la main de Marie, tel était le contenu de la cassette.

Ces papiers restèrent du 20 juin au 4 décembre 1567 dans les mains de Morton et de Murray, frère naturel de Marie, devenu régent, et fort intéressé, ce semble, à ce que la conjuration qui le mettait à la tête du royaume parût le juste châtiment d’un crime avéré et non un acte de rébellion qui s’autorisait de prétextes et d’apparences. C’est ce même jour de décembre, six mois après la capture de la cassette, que Murray produisit ces lettres dans le conseil privé. Ce conseil, où Marie avait deux sortes d’ennemis, les anciens et ceux plus dangereux que sa chute lui avait faits, tint les lettres pour authentiques, et en signa la déclaration, ajoutant qu’il regardait Marie comme complice du meurtre de Darnley. Le 15 du même mois, le parlement d’Écosse, auquel les lettres furent présentées, en affirma également l’authenticité, ainsi que la preuve de complicité qui en résultait ; mais, comme si cette preuve toute seule ne lui eût point paru concluante, il tirait de la conduite de la reine après le meurtre, de son mariage précipité avec Bothwell, une certitude de plus qu’elle avait « participé d’intention et D’acte, art and part, au meurtre de son légitime époux. » Quel était ce parlement ? Était-ce le même qui, six mois auparavant, avait confirmé tous les honneurs prodigués par Marie à Bothwell, ou bien était-ce un nouveau parlement convoqué sous l’influence des ennemis et des vainqueurs de la reine ? Dans l’un comme dans l’autre, je ne vois guère de bons juges en vérification d’écriture ; mais j’en vois bien moins encore dans le parlement dont les complaisances avaient aidé Marie à se perdre.

Après cette double production, les lettres rentrent de nouveau dans la possession du régent Murray jusqu’au milieu de l’année suivante. A cette époque, Marie, de nouveau vaincue et cette fois prisonnière d’Elisabeth, consentait à ce que des conférences s’ouvrissent à York pour juger entre elle et les lords qui l’avaient chassée. Murray avait apporté la cassette et les papiers. On lui persuade qu’une défense poussée à l’extrême lui serait plus nuisible qu’utile; il ne fait aucune production, se justifie en termes modérés et réduit les torts de la reine prisonnière au scandale de son mariage avec l’assassin de son mari. Toutefois il communique officieusement les lettres aux commissaires anglais. Ceux-ci écrivent à Elisabeth que « les lords du parti leur ont montré une longue et horrible lettre écrite, disent ces lords (as they saye), de la main de la reine; » les commissaires ne l’affirment pas pour leur compte. L’un d’eux, le duc de Norfolk, qui pensa depuis à devenir l’époux de Marie, et à qui cette ambition coûta la vie, écrit à la vérité en particulier « que, par tout ce qu’ils en peuvent apercevoir, la reine serait coupable; » mais on ne parle pas ainsi, ce semble, d’une chose évidente. Je ne veux pas d’ailleurs tirer des projets ultérieurs du duc de Norfolk sur Marie la preuve qu’il avait dû tout au moins garder des doutes sur la culpabilité d’une femme dont il aspirait à faire la sienne. En ces temps-là, l’ambition, la faiblesse, le vertige d’un trône en perspective, pouvaient faire rechercher la main d’une reine qui se serait rendue veuve par l’assassinat, outre qu’il est dans le cœur humain que ce qu’on a cru d’abord par conviction, on en doute plus tard par intérêt.

Les conférences d’York avaient été brusquement transférées à Westminster. Elisabeth voulait, disait-elle, voir le procès de plus près, c’est-à-dire s’en rendre maîtresse. Cette fois enfin les lettres sont produites officiellement. On les confronte avec des lettres écrites par Marie à Elisabeth; elles sont trouvées conformes. Plus de doute : les lettres de Marie sont entièrement de sa main, elle-même s’est condamnée; Elisabeth doit être satisfaite. Elle qui voulait des preuves, non de l’innocence, mais du crime de sa bonne sœur, elle les a; les plus grands seigneurs de l’Angleterre, deux lords catholiques, présumés favorables à une reine de la même foi, déclarent sur leur honneur qu’ils croient les lettres authentiques. Les commissaires de Marie Stuart ne contestent pas, ils protestent, ce qui est fort différent. Dans cette abondance de moyens de perdre Marie avec l’assentiment de tous les honnêtes gens d’Angleterre et d’Ecosse, certes on doit s’attendre à ce qu’Elisabeth se donne la joie comme femme, et s’assure l’avantage comme chef du protestantisme en Europe, d’afficher partout le crime de Marie. Cependant elle n’en fait rien. Le 10 janvier 1567, le conseil privé d’Angleterre donne raison aux deux parties. D’un côté, il approuve Murray, et déclare « qu’il n’a rien été produit contre lui et ses adhérens qui puisse porter atteinte à son honneur et à son allégeance; » de l’autre, il décide « que Murray et ses adhérens n’ont pas suffisamment prouvé leur proposition contre la reine, leur souveraine, de façon que la reine d’Angleterre dût concevoir ou prendre une mauvaise opinion de sa bonne sœur en quoi que ce soit. »

Pourquoi cette politique? M. Mignet dit : Il suffisait à Elisabeth d’avoir diffamé Marie et de s’être donné un prétexte de la retenir; mais, pouvant plus encore, pourquoi se le refuser? Lui était-il donc indifférent que l’on crût au crime de Marie ou qu’on en doutât, que tout le monde l’approuvât d’avoir enlevé la liberté à une reine coupable d’adultère et d’assassinat, ou qu’on la soupçonnât d’avoir déconsidéré une rivale par la calomnie et de s’en être débarrassée par la trahison? Pourquoi ne pas s’épargner, par la solennité d’un jugement rendu sur preuves irréfragables, les longs ennuis, l’embarras, les dangers que lui suscita la captivité de Marie? pour moi, je ne vois qu’une manière d’expliquer ce que M. Mignet appelle la compensation assez bizarre par laquelle la reine d’Angleterre faisait déclarer Murray innocent sans faire déclarer Marie coupable : Elisabeth n’avait pas voulu qu’il y eût jugement, parce qu’elle n’était pas assez certaine du crime.

Est-ce à dire que les lettres ne fussent pas de la main de Marie? M. Mignet m’ôte tout moyen d’en douter; mais tout y était-il de la même main? Voilà où le doute est permis. Les exemples d’interpolations étaient-ils donc si rares à cette époque, et y manquait-on d’habiles gens pour imiter les écritures à tromper ceux même au préjudice de qui se fabriquaient ces faux? Un défenseur ingénieux, quoique discret, de Marie[4], lequel ne prétend comme moi que rester dans le doute, cite deux exemples curieux de falsifications de ce genre postérieurs de quelques années seulement aux lettres de Marie Stuart, Le premier est celui d’une lettre de Leicester à Elisabeth, écrite de Hollande en l’année 1586. Les membres du conseil la crurent de nature à lui nuire auprès de la reine, et, en bons collègues, ils délibérèrent de la supprimer; mais Elisabeth s’étant plainte avec beaucoup d’amertume du silence de Leicester, ils rendirent la lettre inoffensive par des suppressions et des changemens, et, ainsi falsifiée et postdatée, ils la mirent sous les yeux de la reine, qui y fut trompée. Le second exemple est encore plus décisif. Aux mains de qui la cassette d’argent était-elle tombée d’abord? Aux mains de Morton, qui la remit ensuite à Murray. Eh bien! ce même Morton supprimait en 1571 l’original d’une lettre du roi de Danemark adressée au régent Lennox et relative à Bothwell, et en produisait une copie d’où il avait fait disparaître certains passages qui lui avaient paru devoir nuire à son parti.

Le même critique à qui j’emprunte ces deux faits remarque très judicieusement, au sujet des conférences d’York et de Westminster, que ni du côté des lords écossais il n’y eut libre et franche production des pièces, ni du côté des commissaires de Marie Stuart claire et invariable dénégation de leur contenu. Fabriquées intégralement, dit-il, elles eussent été désavouées avec énergie ; complètement originales, elles eussent été produites sans réserve par les lords écossais. La conclusion à tirer s’offre d’elle-même. Si Murray ne les produisit qu’en tergiversant, et si les commissaires de Marie n’y donnèrent pas un démenti énergique, n’est-ce point que pour ceux-ci elles ne prouvaient que trop la passion honteuse de Marie, et que, pour Murray, personne ne avait mieux que lui pourquoi leur parfaite intégrité ne pouvait être prouvée ?

Aussi bien, il ne s’agit pas de plusieurs lettres, mais d’une seule, où certaines phrases peuvent être regardées comme des aveux. C’est la longue et horrible lettre dont parlent les commissaires d’Elisabeth. Toutes les autres ne sont, comme les sonnets, que des pièces galantes, et ce n’est que par des tours de subtilité partiale qu’on a pu y trouver, dans des passages d’une obscurité impénétrable, des indices venant en supplément de preuves aux aveux directs. Dans cette lettre accusatrice, écrite par Marie le lendemain de son arrivée à Glasgow, il n’est que trop question d’un projet évidemment concerté entre Bothwell et Marie ; mais ce projet, pour lequel une trahison est nécessaire, quel est-il ? pourquoi pas le projet de retenir Darnley en Écosse ? Il songeait tous les jours à passer à l’étranger ; un vaisseau l’avait attendu dans les eaux de la Clyde. Marie craignait avec raison le mauvais effet de cette fuite pour sa considération à l’étranger et pour son autorité dans son royaume. Pourquoi pas le divorce, où il était plus facile d’amener Darnley, quel que fut le moyen, à Edimbourg qu’à Glasgow ? L’idée n’en était pas nouvelle. Des lords du conseil l’avaient proposée à Marie. Enfin pourquoi pas une intrigue d’alcôve pour couvrir les désordres de l’adultère par la présence du mari ? Tous les passages qui indiquent un projet concerté peuvent se ramener à ces trois choses. La pensée de la trahison est d’ailleurs avouée, et, chose remarquable, toujours sous la forme de remords : « Vous me faites tellement dissemblable à moi-même, que j’en ai horreur ; vous me faites presque jouer le rôle d’une traîtresse[5] ! » De quelle sorte de trahison s’agit-il ? Si c’était un meurtre par guet-apens, aurait-elle osé dire presque, almost? Et dans quel cas donc y aurait-il trahison tout-à-fait ?

Peut-être allons-nous trouver l’aveu direct d’un complot contre la vie de Darnley. Je ne le vois que dans une seule phrase, qui ne s’applique que trop clairement : Pensez aussi si vous ne pourriez trouver quelque moyen plus secret, un breuvage, par exemple, car il va prendre médecine à Craigmillar, ainsi qu’un bain, et il ne peut pas sortir du logis de long-temps[6]. Qui nous assure qu’à cet endroit-là la main de l’interpolateur n’a pas inscrit ces mots exécrables? Je lis vers le milieu de la lettre : « Excusez-moi si j’écris si mal; je suis fort souffrante; » et, tout à la fin : « Excusez ma mauvaise écriture, et lisez cela à deux fois; excusez aussi mon griffonnage : n’ayant pas de papier hier soir, j’ai écrit sur des notes. » Une écriture hâtée, une lettre en partie écrite sur un papier déjà rempli par des notes : que de commodités pour les mains d’un faussaire! Mais l’interpolation semble se trahir surtout par la place qu’occupe cette phrase et par l’impossibilité d’en découvrir le lien avec ce qui précède ou ce qui suit. On la dirait glissée, faute d’une autre place, parmi des pensées qui l’excluent, peut-être au bas de quelqu’une des feuilles volantes sur lesquelles la lettre était écrite. Voici le passage :


« Hélas! je n’ai jamais trompé personne, mais je me livre à votre volonté; faites-moi savoir par un mot ce que je dois faire, et, quelque chose qui m’arrive, je vous obéirai. » Ici se place l’abominable phrase : « Pour le dire court, continue Marie, il est en grand soupçon; néanmoins il se fie à ma parole, non toutefois jusqu’à me dire tout ce qu’il a sur le cœur; mais si vous voulez que je lui fasse des aveux, je saurai tout de lui. Jamais d’ailleurs je ne trahirai volontairement quelqu’un qui met sa confiance en moi. Pourtant vous pouvez me commander tout, et ne m’en estimez pas moins, car c’est à cause de vous que j’agis de la sorte. Je ne le ferais pas pour me venger personnellement. Il m’a fait quelques insinuations vives sur ce que je crains, jusqu’à dire tout haut que ses fautes à lui avaient été publiques, mais qu’il en est d’autres qui en commettent de secrètes, desquelles ils s’imaginent qu’on ne parle pas tout haut, tandis que petits et grands en causent. Même il a touché à lady Reres[7], disant: «Je prie Dieu qu’elle vous serve pour votre honneur, et que ni lui ni personne ne pense que vous n’avez pas en vous le pouvoir de vous-même, voyant le refus que vous m’avez fait. » pour conclure, il se défie certainement de cette dame pour ce que vous savez, et il craint pour sa vie. A la fin, après trois ou quatre bonnes paroles que je lui ai dites, il est redevenu gai et content. » Avec la phrase et, pour le dire tout de suite, avec la pensée arrêtée d’un meurtre, à quel propos tout ce détail sur les soupçons de Darnley et cette offre de Marie de lui faire des aveux pour tirer de lui ce qu’il pense? Qu’avait-elle à avouer? Sa passion sans doute. A quoi bon s’imposer cette honte devant un mari dont la mort était résolue? quels secrets voulait-elle tirer de lui? Rien autre chose que ses sentimens sur la conduite de sa femme, sur ses projets, sur sa situation personnelle? Quel intérêt Marie y avait-elle, et à quoi bon ces tardives explications avec un homme déjà mort? Enfin quelle vraisemblance que ce soit après le regret presque touchant de la première phrase, après un soupir de remords : Alas, après le témoignage qu’elle se rend de n’avoir jamais trompé personne, qu’elle propose tout à coup à Bothwell, comme chose à y penser, le moyen plus secret et plus sûr de l’empoisonnement?

La phrase homicide est bien plus étrange encore, quand on la rapproche des principaux passages de la lettre. Si Marie était complice du projet de meurtre, à quoi bon demander à Darnley s’il avait songé véritablement à quitter l’Ecosse sur un vaisseau anglais? à quoi bon provoquer ses aveux et ses regrets au sujet de propos qu’il avait tenus contre elle? Dans quel cœur humain trouver le moyen de concilier avec le projet de faire périr son mari ce soin qu’elle a de transmettre à Bothwell les paroles de repentir de ce mari, paroles qui rendent leur crime commun plus exécrable; — ce plaisir secret qu’elle paraît prendre à parler de sa puissance sur Darnley et à recueillir ses protestations de tendresse, celle-ci par exemple : « Dieu sait que je suis punie pour avoir fait de vous mon dieu... je n’ai de pensées que pour vous... » et d’autres encore; — et cette pitié dont elle est tentée, quoique l’ancien et juste mépris subsiste, et peu après cet espoir que Dieu, — eût-elle osé prendre Dieu pour complice? — rompra des liens que le diable a formés; — puis, parmi d’autres réflexions, cette phrase, qui nous rejette si loin de la pensée du meurtre : «Je joue un rôle que je hais! n’avez-vous pas envie de rire à me voir mentir si bien, tout en mêlant la vérité au mensonge? » — Où trouver un second exemple d’une femme capable soit de croire qu’elle trame un meurtre d’une façon assez plaisante pour faire rire son complice, soit d’aimer l’homme qui peut y trouver de quoi rire? pour moi, tant de légèreté avec tant de scélératesse me passe, et, obscurité pour obscurité, j’ai moins de peine à soupçonner d’un faux en écriture des hommes qui avaient été ou les complices de Darnley dans l’assassinat de Riccio, ou les complices de Bothwell dans l’assassinat de Darnley, qu’à reconnaître un monstre dans Marie Stuart.

IV.

Tels sont mes doutes sur les lettres et les aveux qu’on y a vus. Il est tout simple d’ailleurs que, ne croyant pas à des aveux directs de Marie, je n’aie pas foi aux témoignages qui l’accusent de meurtre. Le plus important est celui du Français Nicolas Hubert, dit Paris, placé par Bothwell auprès de Marie Stuart, et qui fut un des agens du meurtre. Ce malheureux, arrêté deux ans après, fit deux dépositions. Le 9 août 1669, sans être interrogé, il raconte spontanément tout ce qu’il savait de l’attentat, ayant soin d’y mêler des flatteries à Murray, alors régent d’Ecosse, et qui disposait du droit de grâce. Toute sa déclaration est à la charge du seul Bothwell; il la terminait par ces mots : « Voilà tout ce que je sais touchant ce fait. » Le lendemain, corrompu par des promesses d’impunité, ou peut-être, comme l’insinue Robertson, par la menace de la torture, parmi une foule de choses ou fausses ou improbables, il glissa une dénonciation contre Marie. cette dénonciation ne le sauva pas : le 16 du même mois, il fut pendu.

Si l’on recherche les témoignages, que n’oppose-t-on à celui de Paris les aveux de Bothwell mourant, lequel déclara qu’il se reconnaissait pour l’assassin de Darnley et que Marie Stuart était innocente du meurtre? Le testament qui contenait cette confession fut envoyé par le roi de Danemark à Elisabeth, qui, s’il faut en croire une lettre de Marie Stuart, le supprima. Le fait de la suppression, quoique probable, peut être mis en doute; mais le testament a existé: Bothwell y protestait, sur la damnation de son ame, de l’innocence de Marie; il est vrai qu’on peut ne voir dans cette protestation qu’un mensonge généreux. M. Mignet, qui n’en parle point, l’a sans doute omise comme un fait à décharge de trop peu de poids. Il me pardonnera de ne le pas dédaigner, non plus que la réconciliation de la mère de Darnley, la comtesse de Lennox, avec Marie Stuart, témoignage qui peut balancer celui du comte, lequel la dénonçait comme meurtrière. Il est vrai qu’on peut croire à l’illusion de la femme, ou, ce qui serait moins vraisemblable, au pardon de la mère. Dans tout cela, je le sais, rien n’est évident, rien, si ce n’est le crime et l’intérêt, intérêt du jour, du lendemain à peine, que Bothwell et Marie avaient au meurtre de Darnley.

Les lettres et les témoignages contestés, il reste la conduite de Marie avant et après le meurtre. L’aveuglement et l’industrie de la passion me paraissent suffire pour en expliquer les principales circonstances.

Avant le meurtre :

Pourquoi ce voyage à Glasgow, ces soins donnés à Darnley et tout ce manège d’épouse réconciliée? Si ce n’est ni pour un raccommodement ni pour un meurtre, ne serait-ce point pour ôter de l’esprit de Darnley ses idées de fuite à l’étranger, le préparer ou le forcer plus commodément à un divorce en l’ayant sous la main à Edimbourg, et, dans l’intervalle, couvrir l’adultère de sa présence? Et pour l’amener là, toutes les perfidies du voyage à Glasgow sont nécessaires. Darnley est défiant, faible, fantasque; il a peur pour sa vie; il faut le rendre confiant, le gagner, le dominer. Ai-je besoin de dire que j’explique, que je n’excuse pas ? Je cherche un crime moindre; je ne cherche pas l’innocence.

Après le meurtre :

Pourquoi se montrer (je copie M. Mignet) si indifférente et si inactive? pourquoi combler coup sur coup de faveurs et de dignités le chef des meurtriers? Pourquoi l’accompagner de vives marques d’intérêt devant la justice, se laisser enlever par lui, et, quelques mois après le meurtre de son mari, épouser l’homme qui l’avait tué? Je voudrais que M. Mignet prît pour un moment ma thèse, pour qu’il ne manquât rien à la réponse. Sa pénétration, son expérience du cœur humain, tout ce qu’il a fait de découvertes ingénieuses et discerné de nuances délicates dans cette histoire dramatique ne nous laisseraient rien à trouver sur ce que peut une femme passionnée sous l’ascendant d’un homme aussi redouté qu’aimé. Tout ce qu’il explique par le meurtre, il l’expliquerait par la passion. Il expliquerait l’inaction de Marie après l’attentat par sa stupeur d’abord, par la crainte d’avoir à rechercher et à punir non un seul meurtrier, mais une conjuration des principaux nobles, — car que de gens qui avaient tué Darnley ou de complicité avec les assassins ou de vœux secrets! — enfin par le manque d’indignation, il faut bien le dire, contre un crime qui la délivrait d’un mari détesté. — Les honneurs dont elle comble Bothwell, quoique accusé publiquement du meurtre, il les expliquerait par sa conviction que les placards dénonciateurs le calomniaient, par l’effet le plus naturel de la passion, qui est d’augmenter avec le péril de l’homme aimé, de s’aveugler d’autant plus que la lumière qui se fait autour de lui devient plus vive, de s’opiniâtrer à l’idée de son innocence par tout ce qui se mêle de générosité à cette illusion, de le combler d’honneurs pour s’engager encore plus dans sa défense. — L’intérêt dont Marie accompagne Bothwell devant la justice, il l’expliquerait par les mêmes raisons, que rendait plus fortes le moment de l’épreuve, si assurée que pût être Marie d’un verdict d’acquittement. Il expliquerait encore l’enlèvement volontaire, et, en dernier lieu, le mariage, par la fin de toute passion de ce genre, qui est la possession à tout prix. Il n’y a plus que des convenances à immoler; le mariage ne pouvant se faire à une époque trop rapprochée du meurtre, Marie se fait enlever, afin que le scandale du mariage immédiat soit nécessaire pour réparer le scandale de l’enlèvement.

Voilà ce que M. Mignet eût fait admirablement voir, si sa conscience eût admis le doute sur la culpabilité de Marie ; mais, pour faire prévaloir l’opinion contraire, avait-il besoin de fortifier les graves raisons qu’il en a données par ce qu’on pourrait appeler des raisons de plaidoirie? Tel est, par exemple, le soin que prend Marie de faire retirer de la maison où va s’accomplir le meurtre un lit neuf en velours et une couverture en peau de martre qu’elle veut, dit-on, sauver de l’explosion. Telles sont encore, à quelques jours de la mort de Darnley, ses étranges distractions dans la maison de lord Seyton. Ce sont de ces preuves que la thèse de la complicité fournit sans le vouloir à la thèse du doute. Qui avait fait préparer l’appartement du roi? Les gens de service de la reine et en son absence. Or, quoi de plus simple qu’à l’arrivée, ou deux jours après, Marie veuille y faire quelques changemens? C’est d’une femme, et c’était à propos. Elle trouve dans la chambre du roi un lit en velours noir, tout neuf, qu’on y avait apporté d’Holy-Rood. Le roi, convalescent, devait prendre des bains dans la pièce où il couchait; elle craint que des éclaboussures ne gâtent le lit neuf: elle le fait remplacer par un vieux lit pourpre qu’elle avait accoutumé de porter en voyage[8]. Pour qui a vu des lits du temps, et jusqu’où l’on en poussait le luxe, la précaution, qu’on me passe le mot, était d’une bonne ménagère. De plus, un vieux meuble convenait mieux à un appartement qui ne devait être habité qu’en passant et pour quelques jours. Par une raison du même genre, si ce ne fut un caprice, Marie fait enlever de son lit la couverture en peau de martre. Le mari couchant dans un lit de voyage, il était tout simple que la femme fît ôter du sien un ornement de grand prix, et mît ses meubles en rapport avec la simplicité de ceux du roi. Ce sont là, j’en conviens, des raisons de ménage; mais n’est-ce point de la faute de l’accusation, qui n’a pas négligé de tels faits? Aime-t-on mieux que je fasse valoir l’impossibilité morale qu’une femme, une reine, pense à sauver un lit et un couvre-pied en même temps qu’elle pense à faire assassiner son mari?

Les distractions de Marie dans la maison de lord Seyton peuvent aggraver le crime de la passion, mais ne sont pas des preuves du meurtre. C’est par une lettre de Drury au secrétaire Cecil qu’on en a su l’anecdote. Cette lettre relate, entre autres bruits du jour, « que la reine a fait une promenade à la maison de lord Wharton, et qu’elle s’est arrêtée en chemin pour dîner à Trament, où lord Seyton et le comte de Huntley payèrent une partie qu’ils avaient perdue au jeu d’arc contre la reine et le comte de Bothwell. » Rien ne dit dans ce passage que Marie eût joué à l’arc ce jour-là, et rien n’empêche de croire qu’il s’agissait d’une partie gagnée quelque temps avant le meurtre. Je sais bien que le dîner était un dîner de plaisir, et que, joué le jour même ou quelques semaines auparavant, l’indécence en était grande; mais, si l’on veut y voir une preuve de la culpabilité de Marie, je serai tenté d’y trouver une preuve de son innocence. Une meurtrière eût plus ménagé les apparences. J’y verrai donc volontiers l’effet de ces mauvaises joies de l’ame, mala gaudia mentis, dont Marie n’a pas su se défendre; mais je n’y veux pas voir un aveu qui lui échappe.


V.

Il faut s’arrêter; peut-être aurais-je dû le faire plus tôt. Aussi bien j’ai, malgré moi, l’air de contester, et je ne conteste pas, je soumets des doutes. Il est vrai qu’en soumettant des doutes, on est toujours un peu avocat : grand défaut même chez les avocats, à plus forte raison chez les écrivains. Je ne me pardonnerais pas d’y être tombé dans une contradiction avec M. Mignet, lequel n’est pas un moment avocat, ni dans son livre, ni dans ses notes. Il était impossible de garder une plus exacte mesure, d’être plus discret, plus sobre, plus délicat, et, par la manière de dire toute la vérité, de faire qu’elle fût le plus utile en étant le moins scandaleuse, d’être plus humain avec moins de complaisance pour les passions des hommes, d’accuser avec plus de regret, de condamner avec plus de pitié. M. Mignet est digne de tenir la plume de l’historien. Son imagination ni son amour-propre ne sont intéressés à ce qu’il écrit. On n’y sent point l’esprit de contention par lequel nous galons la vérité elle-même, et paraissons l’employer, soit comme un argument de cause pour défendre nos préjugés, soit comme une arme de combat, pour rendre les blessures qu’on nous a faites. M. Mignet a la passion de la vérité; mais, tandis que chez d’autres qui s’arrogent ce mérite, cela veut dire qu’ils croient vrai ce qu’ils croient par intérêt, chez M. Mignet ce n’est que l’émotion de la raison à la vue du vrai qu’elle a réussi à mettre dans la plus belle lumière. C’est pour cela qu’il ne se soucie pas de traiter des sujets du jour. Il y a deux ans, il publiait Antonio Perez et Philippe II, des noms et un temps bien loin de nos querelles. Cette année, il publie l’Histoire de Marie Stuart. Son impartialité est comme un instinct qui le porte vers les époques où elle peut être le moins tentée; il craindrait, en prenant ses sujets trop près de nous, soit de n’y avoir été attiré que par le désir de profiter pour lui de l’intérêt qu’ils excitent, soit de laisser corrompre la sévérité de sa raison par les passions qui y prennent parti.

Je sens qu’en faisant cet éloge de M. Mignet, j’affaiblis mes objections. S’il possède à un degré si éminent, avec le discernement qui découvre le vrai, l’impartialité qui conduit sur ses traces, en quel sujet risquait-il moins de se tromper qu’en une histoire si en dehors des événemens et des idées de notre temps? Il est vrai; mais, si je veux bien convenir que contre de telles qualités, employées dans un tel sujet, j’ai peut-être trop peu prouvé, je ne puis pas néanmoins tromper mon sens intime, et, s’il faut le dire, je ne veux pas être persuadé. L’instinct qui me fait résister et à ma confiance dans l’historien et à ma défiance de mes propres raisons est de ces instincts qui ne cèdent qu’à l’évidence. Or, l’évidence manque ici; elle manque dans les faits et dans les vraisemblances. J’en profite pour douter, et, toutes réflexions faites, je ne puis ni admirer assez peu la mort de Marie Stuart pour la concilier avec sa participation exécrable au meurtre de son mari, ni haïr assez médiocrement son crime pour le concilier avec la sublimité de sa mort.

C’est cette impossibilité morale dont se sont autorisés, au temps où la querelle était religieuse, les adversaires et les apologistes de Marie Stuart. ceux-ci pour faire de cette princesse un ange, ceux-là pour en faire un démon. Les premiers niaient le crime pour n’avoir pas à en ternir la mort, les seconds rabaissaient la mort pour rendre le crime plus vraisemblable. On dit que la vérité est au milieu; mais ici le milieu ne peut pas consister à donner raison aux deux partis et à convenir avec les apologistes de Marie qu’elle est morte en sainte, avec ses adversaires qu’elle a vécu en scélérate. La vérité ne serait-elle pas dans l’opinion qui admettrait, comme seuls faits certains, la beauté de la mort et un crime fort en-deçà de ce qui est inexpiable? Une si noble fin, après des commencemens si coupables, est dans les forces de notre nature. La foi, — et l’on sait combien chez Marie la foi était vive. — Dieu mieux connu qu’au temps funeste où elle implorait de lui la rupture de ses liens avec Darnley, avaient pu faire ce changement dans cette ame délivrée de la passion par le temps et le remords. On ne remonte pas d’un fonds de bassesse, de lâcheté hypocrite, d’amour impudique pour un meurtrier, d’entremetteuse d’assassinat, on ne remonte pas, dis-je, d’un tel fonds jusqu’au tranquille courage et à la douce sérénité d’une des plus belles morts que le christianisme ait fait faire; mais de ce qui ne fut qu’un égarement criminel, — dût-il être allé, chez Marie Stuart, jusqu’à pardonner sciemment à l’homme dont elle faisait son mari le soupçon, qui devait se faire jour par intervalles, d’avoir trempé dans un homicide, — il était possible de se relever jusqu’à une telle mort. Ainsi l’ont pensé, dans le siècle de Marie, tous ceux qui n’avaient aucun intérêt à la glorifier ni à l’avilir, et telle est l’idée qui en est restée depuis lors chez les nations chrétiennes, où l’on sait d’expérience ce que le christianisme est accoutumé à faire en ce genre sur des théâtres moins élevés que l’échafaud de Fotheringay.

Cependant, par malheur pour Marie Stuart, quand l’histoire, aux mains d’un homme qui en comprend si bien les devoirs et la dignité, vient lui ôter le bénéfice de cette opinion indulgente, et, pièces en mains, la repousse dans son crime tout en se voilant la figure de pitié, on peut s’obstiner à croire encore, on ne peut plus affirmer qu’elle ne fut qu’égarée. C’est là ce doute, la dernière et la plus grande des fautes de Marie Stuart, ce doute qui permit à Elisabeth de commettre impunément, à la faveur de l’opinion partagée, un abus de pouvoir sans exemple; c’est ce doute pour lequel Marie Stuart mérita surtout d’être punie, et dont on peut à peine dire que l’expiation ait été trop forte.

Le récit de cette expiation remplit le second volume de M. Mignet, dont je n’ai pas encore dit un mot, quoiqu’il soit peut-être le meilleur des deux : non que le premier soit plus négligé ou que M. Mignet n’y ait pas eu tout son talent; mais on pourrait croire qu’il s’y est moins complu. Le mauvais gouvernement de Marie, cette anarchie contre laquelle elle ne peut rien, et qu’elle aide par conséquent; sa mobilité, tout ce qu’il y a de décousu, d’agile, de contradictoire dans le gouvernement d’une femme; beaucoup de fautes, un mélange d’emportement et de ruse, quoique la plupart du temps excusable par la brutalité et la perfidie de ses ennemis; enfin et surtout la tâche ingrate de montrer Marie complice d’un assassinat : tout cela blessait sa raison et sa conscience, et semble l’avoir fatigué, malgré l’attrait, pour l’historien, de la vérité démêlée et éclaircie. Il trouvait trop à condamner dans la reine pour adopter la femme : aussi la traite-t-il froidement, et cette froideur pour le principal personnage du livre a pu gagner quelques parties de ce premier volume. J’en excepte pourtant les chapitres sur l’état de l’Ecosse avant et à l’arrivée de Marie : c’est de l’histoire générale, et M. Mignet y excelle. Dans le second volume, où se continuent les belles qualités de l’historien des événemens généraux, un intérêt touchant et soutenu pour le principal personnage anime et échauffe tout le récit. M. Mignet avait résisté aux séductions de la belle reine d’Ecosse : ses fautes l’avaient rendu insensible à ses charmes; mais à peine l’expiation a-t-elle commencé, que la froideur cesse, et l’historien adopte désormais la pauvre captive d’Elisabeth. La cruauté de celle-ci, sa perfidie, se tournent en grâces pour sa victime, et la pénétration même avec laquelle M. Mignet démêle les noirceurs de la geôlière sert à l’attendrir sur le malheur de la captive. Son style, habituellement plus ferme que souple, et qui, pour toutes les parties sévères de cette histoire, complots à l’intérieur, mouvemens des partis, conduite des cours étrangères, a des finalités qu’on pourrait appeler magistrales, sait trouver des tours aimables et touchans pour peindre le genre de vie qu’Elisabeth avait fait à la reine d’Ecosse. Il donne tout leur prix, sans y enchérir par de fausses grâces, à ces détails dont on est insatiable sur la manière dont Marie Stuart employait les jours si longs de sa captivité, tantôt abattue, tantôt emportée par l’espérance, un jour pleine de haine méritée contre Elisabeth, le lendemain adoucie jusqu’à faire pour sa bonne sœur de petits ouvrages de main, — et qu’ils devaient être charmans, si l’on en juge par le couvre-pied de son lit que j’ai vu au château d’Hardwicke! — ou bien élevant des oiseaux et essayant d’apprendre d’eux à être joyeuse dans la prison, ou bien s’étourdissant par la complication des intrigues que suscitait au dehors sa cause, et, dans l’intérieur de sa prison, sa trop dangereuse beauté! Que puis-je dire que tout le monde n’ait dit sur ce pathétique récit de la mort de Marie, écrit avec une émotion libre enfin de tous les scrupules de l’histoire? Certes, les yeux de M. Mignet ont dû se mouiller plus d’une fois en écrivant des pages que personne n’a pu lire sans larmes. Comment expliquer ou que tant d’admiration pour l’héroïsme simple et charmant de cette mort ne l’ait pas fait revenir de la sévérité de son verdict, ou que cette sévérité n’ait pas fermé son cœur à l’attendrissement qu’il éprouve et qu’il nous communique? C’est son second volume qui m’a donné des armes contre le premier. Mais je n’en veux pas dire plus. Si près de finir, je ne dois plus parler que de deux choses, les seules, les dernières dont je me souviendrai, — mortales postrema meminere, — la fin à jamais touchante de cette douloureuse vie et le talent supérieur qui vient de nous y faire assister.

L’effet général du livre de M. Mignet est hautement moral. Comme dans les tragédies de nos grands poètes, chaque faute y porte sa peine, et chaque personnage est puni à proportion de ses fautes. Pour ne parler que des principaux, Darnley, assassin de Riccio, meurt par la trahison dont il avait donné l’exemple; Bothwell, assassin de Darnley, languit quelques années dans une prison du Danemark, et meurt méprisé et non oublié; Marie, qui, pour parler comme Schiller, lui a donné son cœur et sa main, meurt, après dix-neuf ans de captivité, plus sûre de la pitié du monde que de son estime, et laissant plus de champions intéressés de son innocence que d’amis honnêtes qui y ont foi. L’exil ou l’échafaud décime ceux qui avaient décimé leurs ennemis par l’exil ou l’échafaud; personne n’échappe à cette première justice d’ici-bas, dont l’historien sait reconnaître les motifs dans nos fautes et les arrêts certains dans nos malheurs. Je me trompe : Elisabeth seule semble échapper à cette terrible loi du talion; mais voyez-la mourir, à soixante-douze ans, dans le ridicule d’un dernier amour et l’incommodité d’une dernière hypocrisie; ne voulant pas se mettre au lit, parce qu’une prophétie lui a prédit qu’elle mourrait dans un lit; à demi roulée sur des tapis, ni levée ni couchée; reculant le moment de désigner son successeur, comme si elle eût espéré par là reculer l’heure suprême; les doigts dans la bouche, comme pour retenir son ame au passage; les yeux ouverts et attachés sur le plancher; mourant sans grandeur et sans dignité, comme un avare vulgaire qui ne peut s’arracher à ses trésors! N’est-ce pas là un châtiment ? Et puis ne faut-il pas qu’il reste quelque chose pour la justice d’au-delà de cette vie?


NISARD.

  1. Voyez la livraison du 1er octobre 1850.
  2. Bothwell.
  3. Voyez les livraisons du 1er et 15 mars, 1er avril 1836.
  4. Quaterly Review, février 1841.
  5. Dans la traduction écossaise : « Ye cause me do ALMOST the office of a traitour. » Dans la traduction anglaise : « You make me ALMOST to play the part of a traitor. »
  6. Traduction écossaise : « Advise to with yourself if ye can finde out ony mair secrete invention by medicine : for he should take medicine und the bath at Craigmillar. He may not cum forth of the house this lang time. » Traduction anglaise : « Think also if you will not find some invention more secret by physick ; for he is to take physick at Craigmillur, and the bath also, and shall not come forth of long time. »
  7. Cette lady Reres était une des dames d’honneurs de la reine, sa complaisante dans son intrigue avec Bothwell.
  8. That wes acustomat to be carit. Déposition de Thomas Nelson, un des serviteurs du roi, qui fut retrouvé vivant sous les décombres de la maison.