Le Procès des Templiers

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Le Procès des Templiers
Revue des Deux Mondes3e période, tome 103 (p. 382-421).
LE
PROCÈS DES TEMPLIERS
D’APRÈS DES DOCUMENS NOUVEAUX

I. K. Schottmüller, Der Untergang des Templer-Ordens, 2 vol. — II. H. Prutz, Entwicklung und Untergang des Tempelherrenordens. — III. C.-H. Lea, A History of the inquisition of the middle ages, t. III (the Templars). — IV. L. Delisle, Mémoire sur les opérations financières des Templiers[1].

Après six cents ans, le procès de l’ordre du Temple est encore pendant. Au commencement du XIVe siècle, les églises et les princes de l’Occident se sont divisés sur le point de savoir si les chevaliers de l’ordre du Temple s’étaient ou non rendus coupables d’hérésies et de pratiques abominables. Les templiers ont été condamnés en France, en Angleterre et en Chypre; ils ont été acquittés en Allemagne, en Espagne et en Italie. Le concile général de Vienne, chargé de les juger au nom de l’Église universelle, ne se prononça pas; il abandonna la décision à un pape d’une impartialité douteuse. La postérité a voulu faire, elle, ce que le concile de Vienne n’avait pas fait; elle a voulu instruire à nouveau cette cause célèbre, avec sang-froid, dans un esprit de vérité et de justice. Mais comme elle n’a disposé d’abord que de renseignemens insuffisans, elle est demeurée longtemps dans le même état d’hésitation douloureuse que les contemporains de Philippe le Bel. C’est ce qu’il a été donné au public de constater l’année dernière, lorsque la bibliographie relative au procès de l’ordre du Temple, qui se composait déjà d’une centaine de volumes ou de brochures, s’est enrichie coup sur coup d’un nouveau réquisitoire et de nouvelles apologies. Mais ces livres récens sont heureusement, pour la plupart, accompagnés de pièces inédites, empruntées aux archives du Vatican et aux archives locales. S’ils ne sont pas d’accord, ils achèvent de placer sous nos yeux la meilleure partie des pièces qui avaient été produites par charretées pour l’édification des pères du concile de Vienne, en 1311 ; ils ont assez bien disposé les faits dans leur ordre chronologique pour qu’il soit facile désormais de les embrasser d’un coup d’œil, et de haut. Voilà un exemple frappant, et d’ailleurs fort rare, d’un gain net que la science tire d’une guerre prolongée des érudits autour d’un problème historique. On n’a que trop souvent à constater, au contraire, la justesse de cet aphorisme d’Edgar Poë, que l’accumulation des livres sur un sujet donné est un des plus sérieux obstacles au progrès des connaissances sur ce sujet.


I.

L’ordre du Temple fut fondé, après la première croisade, pour défendre les lieux saints et pour protéger les pèlerins. Le premier maître, Hugues de Payns, Champenois comme saint Bernard et saint Robert de Molême, voulut faire de ses « pauvres chevaliers du Christ » la gendarmerie de la Palestine. Ils s’établirent dans le voisinage du temple de Jérusalem, d’où leur nom de templiers. Au concile de Troyes, en 1128, ils reçurent une règle brève et dure, dictée, dit-on, par saint Bernard, une règle toute cistercienne qui leur imposa, sous des peines sévères, l’observance des trois vœux monastiques : obéissance, pauvreté, chasteté. Nous avons le texte de ce document des temps héroïques, où tous les détails de la vie des moines-soldats sont prévus : qu’ils aient des armes solides, mais simples ; ni or ni argent aux étriers ou aux éperons ; qu’ils aient, par-dessus le haubert de mailles, un manteau d’uniforme, blanc pour les chevaliers, noir ou roussâtre pour les sergens et les écuyers : « Blanche robe signifie, pour ceux qui ont abandonné la vie ténébreuse du monde, réconciliation avec le Créateur. » Eugène III ajouta plus tard la croix rouge au manteau blanc. L’équipement doit être de couleur sombre, sans ornemens ; si un chevalier a pris ou reçu un harnais doré, qu’il gratte la dorure avant de s’en servir, « afin d’éviter l’orgueil. » Que tous aient les cheveux tondus à l’ordonnance, « afin de pouvoir regarder devant et derrière, » et la barbe courte. Qu’ils mangent bien : ils ont besoin d’être vigoureux en campagne; on leur permet largement le vin et la viande; les « abstinences immodérées » sont interdites. L’ordre pourvoira ses membres de toutes les choses nécessaires, mais qu’ils n’aient rien à eux, car ils sont « pauvres, » même si l’ordre est riche. Leurs cantines (sacculi et mala) n’ont pas de serrures; ils ne peuvent rien accepter sans l’autorisation des chefs. Un templier, du reste, doit éviter scrupuleusement toutes les tentations; il ne doit pas embrasser les femmes, pas même sa mère, pas même sa sœur; il doit garder une lumière allumée dans la chambre où il dort, même en voyage, « de peur que le prince des ténèbres n’en prenne avantage contre lui. »

En résumé, la vie des premiers templiers était confortable, active, disciplinée, très peu mystique, telle qu’il convenait à des hommes brutaux, pieux et simples d’esprit.

Le développement de l’institut des templiers fut rapide; comme tous les ordres monastiques, il bénéficia d’immenses donations, faites pour le remède de l’âme des donateurs. La règle de 1128 portait (art. 57) que la nouvelle société « pourrait avoir des terres et des hommes et des vilains pour les tenir et gouverner justement; » elle acquit, en effet, des domaines non-seulement en Syrie, mais dans toute l’Europe; elle y bâtit des « Temples » innombrables. Une hiérarchie compliquée s’organisa, depuis le maître jusqu’aux commandeurs des provinces et des maisons; les chevaliers eurent à leur service une très vaste clientèle de personnes affiliées à l’ordre, frères sergens et frères chapelains, soldats et prêtres; l’ordre eut ses troupes et son clergé à lui, ses assemblées délibérantes ou chapitres. Enfin le saint-siège épuisa sur les templiers, comme plus tard sur les prêcheurs et sur les mineurs, toutes ses faveurs spirituelles. Ils furent exemptés des taxes ecclésiastiques; leurs églises et leurs maisons furent pourvues du droit d’asile; ils reçurent le bénéfice de l’inviolabilité cléricale; ils furent déclarés justiciables de Rome seulement, et il fut défendu aux évêques de les excommunier. La bulle Omne datum optimum accordée par Alexandre III le 15 juin 1163, créa ainsi aux templiers une place privilégiée dans l’Église, au détriment des ordinaires.

A partir du milieu du XIIe siècle, l’ordre eut, par conséquent, des destinées en partie double. Il demeura, en Orient, à l’avant-garde des armées chrétiennes, où il combattit l’Islam avec plus ou moins de bonheur, et parfois, grâce à l’affaiblissement général du zèle, avec plus de prudence que d’énergie. En Occident, il devint une grande puissance temporelle et internationale. Leur qualité de riches propriétaires terriens procura aux templiers, surtout en France, en Angleterre, en Aragon, en Portugal et sur les bords du Rhin, beaucoup de revenus et d’influence. Mais cela ne leur suffit pas. Plus d’une association religieuse aurait pu rivaliser avec eux sous le rapport de l’étendue de ses propriétés foncières; aucune ne fut en mesure de les égaler quand ils se furent faits les banquiers de la chrétienté. L’ordre avait toujours eu des tendances pratiques et positives : les templiers furent, dès l’origine, en même temps que des soldats, d’excellens administrateurs, plus occupés, dans leurs commanderies d’Occident, d’économie domaniale que de raffinemens théologiques; quand les officiers de Philippe le Bel visitèrent leurs maisons, après la confiscation de leurs biens, ils y trouvèrent plus de « cartulaires « et de livres de comptes que de traités sur le dogme. Les couvens de l’ordre étaient d’ailleurs des édifices religieux, inviolables, construits comme des forteresses, toutes circonstances très favorables à leur transformation en banques de dépôt. Cela explique la confiance que les « Temples » d’Europe et d’Asie inspirèrent de bonne heure aux capitalistes. Les rois, les princes et même les marchands prirent très tôt l’habitude de considérer les trésors des templiers comme des caisses où ils pouvaient avec sécurité consigner en compte courant des fonds considérables. Les chevaliers, de leur côté, furent amenés à faire valoir l’argent des déposans au lieu de l’immobiliser dans des coffres. Ils ouvrirent des crédits aux personnes solvables, se chargèrent de transporter de grosses sommes d’une ville à l’autre, d’une place commerciale à une autre place, soit matériellement, par des convois bien escortés, soit au moyen de correspondances et de jeux d’écritures entre leurs « maisons » des divers pays. Ils firent ainsi la plus heureuse concurrence, comme hommes d’affaires et manieurs de capitaux, aux juifs et aux Lombards.

Le bon renom de leur comptabilité leur permit bientôt d’étendre le champ de leur activité financière et de diriger, pour le compte des rois, des princes et des grands barons, leurs cliens, les opérations de trésorerie les plus compliquées. Au XIIIe siècle, les « Temples » de Paris et de Londres, — immenses domaines enclos et fortifiés, qui ont laissé leur nom à des quartiers situés aujourd’hui au cœur de ces capitales, — étaient des établissemens publics de crédit. C’était aux templiers que les papes confiaient presque toujours le soin de recevoir, de garder et de délivrer aux porteurs de chèques les sommes levées au profit de saint Pierre ou pour les préparatifs de croisade. Les templiers de Paris furent les banquiers de Blanche de Castille, d’Alphonse de Poitiers, de Robert d’Artois et d’une foule d’autres personnages, qui trouvèrent avantage à se décharger sur eux du souci de l’administration de leurs biens. Jean sans Terre et Henri III faisaient verser au Temple de Londres le produit des contributions publiques. L’ordre fournit des ministres des finances à Jaime Ier, roi d’Aragon; à Charles Ier, roi de Naples. Thierri Galeran, qui fut le principal conseiller de Louis VII pendant trente années, mourut sous le manteau blanc des templiers. Enfin, pendant plus d’un siècle, depuis Philippe-Auguste jusqu’à Philippe le Bel, le trésor du Temple de Paris fut le centre de l’administration des finances de la royauté française. Quand Philippe-Auguste partit pour la Palestine, il ordonna que l’argent perçu pour lui pendant son absence serait porté au Temple et enfermé dans des coffres à plusieurs clés, dont l’une serait gardée par les chevaliers et l’autre par les régens. Sous les règnes de saint Louis et de Philippe le Hardi, ce fut le trésor du Temple qui fournit la majeure partie des fonds nécessaires à l’entretien de l’hôtel royal. Il y avait donc entre la couronne et l’ordre, à l’avènement de Philippe le Bel, des relations d’intérêt très intimes et tout à fait publiques. Un compte de la Chandeleur 1288 prouve qu’à cette date la gestion des finances royales était encore presque entièrement entre les mains des chevaliers, qui fournissaient aux baillis du roi de quoi faire face aux dépenses locales, encaissaient les produits des tailles, acquittaient beaucoup de rentes et de gages dont le budget était grevé, avançaient de l’argent au roi et remboursaient les emprunts faits par lui, soit aux banquiers italiens, soit à ses propres sujets.

Un ordre pauvre de soldats dévots et grossiers n’avait guère pu se transformer en une république magnifique, riche en terres, riche en privilèges, enrichie encore par le commerce des métaux précieux et par le crédit, toute-puissante à Rome, créancière des rois, sans que, d’une part, l’austère simplicité de son premier âge ne se corrompît en quelque mesure, et sans que, d’autre part, la malveillance de toutes les classes de la société ne se soulevât contre une prospérité plus insolente que dangereuse, mais dont beaucoup de gens avaient à souffrir. L’ordre, en apparence si fort à la fin du siècle de saint Louis, avait des ennemis et il avait des vices, qui le minaient silencieusement.

Le principal grief que les grands de la terre et le peuple avaient contre les chevaliers du Temple, c’était leur avidité. Le peuple a détesté de tout temps les « féodalités financières, » les fortunes hautaines et bien administrées, en voie de perpétuel accroissement. « A quoi sert, disait le prédicateur Humbert de Romans en parlant des templiers, à quoi sert de s’emparer d’une quantité de terres et de châteaux à l’homme vaincu par son propre cœur? » Les pauvres gens, à qui les portiers des maisons du Temple refusaient brutalement un morceau de pain se plaignaient de cette dureté pareille à celle du riche de l’Évangile : « On ne faisait pas les aumônes, dit le 89e article de l’acte d’accusation, dressé plus tard par Clément V, on ne donnait pas dans l’ordre l’hospitalité. » Des légendes s’étaient formées pour expliquer cette opulence, et cette rapacité proverbiale des frères. Le bruit courait qu’ils promettaient le jour de leur réception d’augmenter les biens de leur communauté par tous les moyens, tant illicites que licites. Plusieurs témoins, d’ailleurs favorables à l’ordre, comme Philippe d’ibelin, sénéchal du royaume de Chypre, déposèrent au cours du grand procès qu’ils avaient entendu dire, « par la voix publique, » que les templiers n’avaient point de scrupules pour s’agrandir, ad utilitatem ordinis procurandam. Un chanoine de Paphos déclara qu’on disait couramment en Chypre : « Je te promets de te défendre comme font les templiers, à tort ou à raison, ad tortum et directum. » On racontait qu’un jour deux templiers montés sur le même cheval s’étant lancés dans la mêlée contre les païens ; l’un d’eux « se recommanda à Dieu et fut blessé, » l’autre « qui était le diable sous figure humaine, se recommanda à qui pourrait le mieux l’aider » et resta sauf ; il se moqua de son pieux compagnon et lui persuada que, si « l’ordre voulait croire au démon, il s’enrichirait infiniment. » Ce conte de bonne femme et d’autres historiettes non moins absurdes trouvaient aisément créance, aussi bien que les atrocités imputées aux juifs, et pour la même raison. Les princes n’étaient pas fâchés, du reste, de cette impopularité de leurs banquiers ordinaires. Ne pouvaient-ils pas être tentés d’apurer brusquement leurs comptes avec les caisses du Temple, — comme ils liquidaient d’habitude leurs dettes envers les financiers hébreux, — par une confiscation arbitraire? — Des écrivains modernes ont avancé, il est vrai, que les rois avaient eu raison de voir dans l’élargissement indéfini des richesses et de la clientèle de l’ordre, dans sa puissance exorbitante, « en dehors des nations, qui arrêtait le premier besoin du temps, la formation de l’état, » un péril pour leur autorité, comme si les templiers avaient été en mesure de fonder au XIIIe siècle, aux dépens des royaumes d’Occident, des républiques cléricales analogues à celle des chevaliers teutoniques en Allemagne ou à celle des jésuites du Paraguay. Mais ce sont là des hypothèses. Si considérable que fut le corps entier de l’ordre, il était répandu de l’Irlande à l’île de Chypre, affaibli par là même ; et il n’était redoutable nulle part pour les dominations temporelles, d’autant plus qu’il n’eut jamais la moindre velléité d’action politique. On n’avait donc pas à le craindre ; on le haïssait seulement. Son orgueil et sa fortune avaient suffi à le rendre odieux à tout le monde: au peuple qui l’enviait d’en bas; aux princes qu’il obligeait ; au clergé des églises locales, naturellement hostiles aux confréries internationales et privilégiées par Rome; aux papes eux-mêmes. Clément IV, dans une lettre datée de 1265, rappelle aux templiers que, sans la maternelle protection de l’église de Rome, ils ne pourraient résister longtemps à l’animosité « des prélats et des princes de la terre qui se déchaînerait contre eux. » Et il les accable sans peine par l’antithèse manifeste de leur orgueil et de leur isolement.

Tant d’orgueil seyait mal cependant à un institut qui avait eu le malheur de ne pas satisfaire aux intentions de ses fondateurs et de ses bienfaiteurs, et qui n’avait plus droit à l’existence, depuis que la prise des dernières forteresses chrétiennes de Syrie avait supprimé sa raison d’être. Saint-Jean-d’Acre, le dernier port de la chrétienté latine en Asie, tomba entre les mains de l’ennemi en 1291; et bien que le maître du Temple, Guillaume de Beaujeu, eût été tué sur les murailles avec cinq cents de ses chevaliers, ce désastre excita en Europe une recrudescence de mépris pour les ordres militaires de terre-sainte. Depuis cent ans, l’Occident, étonné et affligé des continuels revers de la bonne cause dans les pays d’outre-mer, n’avait déjà que trop appris à les attribuer à la décadence des templiers et des hospitaliers, à leurs querelles jalouses, et même à leur traîtrise. Il était bien naturel d’ailleurs que des soupçons s’élevassent contre eux. Leurs qualités mêmes de prudence réfléchie, acquises par une expérience chèrement payée des hommes et des choses de l’Orient, les exposaient à la méfiance des pèlerins ignorans et enthousiastes, choqués de les voir opiner toujours en faveur de la temporisation et des solutions diplomatiques. De fausses rumeurs circulaient parmi les chrétiens, comme dans les armées en déroute. Un franciscain anglais déclara aux enquêteurs de Clément V qu’il avait entendu dire à un chevalier que les templiers prévenaient le Soudan des mouvemens des armées chrétiennes. On racontait en Saintonge que le maître Guillaume de Beaujeu, le défenseur de Saint-Jean-d’Acre, avait été un ami des Sarrasins, et que « l’ordre ne s’était si longtemps maintenu outre-mer que grâce à la protection du Soudan. » D’après une tradition très répandue, un maître du Temple, ayant été captivé par les musulmans, n’avait été remis en liberté qu’en leur promettant d’introduire dans son ordre certaines coutumes détestables : « Et c’est depuis ce temps-là, dit un témoin du diocèse de Lyon, que les Soudans ont, paraît-il, tant de bienveillance pour les templiers et qu’ils les aident de toutes leurs forces. »

Détestés à cause de leur orgueilleuse prospérité, soupçonnés à cause de leurs défaites, les chevaliers avaient accumulé contre eux, au commencement du XIVe siècle, des préjugés opiniâtres. Il leur aurait fallu, pour se maintenir, assez de sagesse pour prévoir et déjouer la calomnie, assez de vertu pour décourager la médisance. Malheureusement l’ordre comptait dans ses rangs inférieurs beaucoup de frères employés aux services domestiques dont la moralité était douteuse et la grossièreté sans frein. Ces templiers peu respectables ne laissaient pas de jeter sur les autres un discrédit immérité. Plusieurs avaient des mœurs ignobles, des vices de moines : on dit encore aujourd’hui en France : « Boire comme un templier, » et le vieux mot allemand tempelhaus s’entend d’une maison de prostitution. — Quelques-uns paraissent avoir eu le goût le plus déplorable pour ces farces énormes, trufes ou gabs à demi obscènes, où se complaît la brutalité des héros de nos chansons de geste. Il semble bien probable que, dans quelques couvens de l’ordre, des templiers s’amusaient à des plaisanteries de corps de garde : « Méfiez-vous, criaient les enfans dans les écoles, du baiser des templiers.) Custodiatis vos ab osculo templariorum ! On prenait certainement plaisir à brimer les novices, à leur faire subir pour rire (causa j’oci seu truphœ) des épreuves blasphématoires ; on leur proposait, par exemple, sous la menace des épées nues en cas de résistance, de cracher sur la croix ou de renier le Christ. Ces enfantillages condamnables, même en un temps où les mœurs n’étaient pas prudes, et où le respect des choses saintes était, bien que plus profond, moins extérieur qu’aujourd’hui, ne pouvaient manquer d’être envenimés par la malignité publique. Les hospitaliers aidaient volontiers, pour leur part, à les répandre. Agrémentés, compliqués, ils se transformaient facilement en impiétés monstrueuses. Ajoutez qu’il y avait peut-être dans le Temple quelques esprits forts, satisfaits d’étonner les bonnes âmes par une affectation de cynisme soldatesque. Que devait-on penser, en entendant ces défenseurs du Christ dire, comme tel chevalier bourguignon: « Cela ne tire pas à conséquence de renier Jésus; on le renie cent fois pour une puce dans mon pays ; » ou bien, comme ce chevalier d’Angleterre : « Les hommes meurent comme des chiens. Les païens ont des croyances qui valent bien les nôtres. » Tout cela était pris au pied de la lettre, aggravé, généralisé, et l’idée se popularisait obscurément que des doctrines diaboliques s’étaient infiltrées dans l’ordre durant son long séjour dans cet Orient lointain, patrie des hérésies et de l’Islam.

Une circonstance fâcheuse aiguisait d’ailleurs à l’extrême les soupçons populaires, qui sans cela se seraient peut-être affaissés d’eux-mêmes. C’est que, par une bizarrerie unique et inexplicable, toutes les affaires de l’ordre du Temple étaient conduites dans le plus strict secret. La Règle, si belle, si pure, n’existait qu’à un petit nombre d’exemplaires (on n’en possède plus que quatre maintenant) ; la lecture en était réservée aux seuls dignitaires ; beaucoup de templiers n’en avaient jamais eu connaissance. « Le grand-maître et les précepteurs provinciaux, dit le chevalier Gérard de Caus, ne souffraient pas que les simples frères possédassent la règle ni les statuts. Quand j’étais outre-mer, le grand-maître ordonna une ou deux fois à tous les frères de lui apporter leurs livres, et j’ai entendu dire qu’il retira à quelques-uns leurs exemplaires de la règle ; nos anciens disaient que l’ordre n’avait pas profité depuis que trop de gens sachant lire (litterati) y étaient entrés. » Comment les ennemis du Temple n’auraient-ils pas conclu de ces précautions minutieuses que la règle contenait de terribles mystères? Raoul de Presles, avocat du roi, entendit un jour le recteur du Temple de Laon dire qu’il avait un livre secret des statuts de l’ordre qu’il ne montrait à personne. « Nous avons des articles, dit un autre templier, avec quelque forfanterie, que Dieu, le diable et nous autres frères de l’ordre sommes seuls à connaître.» — Mais ce n’était pas tout ; la règle elle-même recommandait le secret des assemblées capitulaires (art. 387) : « Saichés qu’il (les templiers) se doivent prendre garde ententivement que nul homme, se il ne fust frère de temple, ne le puisse oïr quant il tienent lor chapistre. » Comment l’auteur de cette prescription ne prévit-il pas que le bon sens vulgaire croira toujours que quiconque se cache, a quelque chose à cacher? Les templiers tenaient leurs chapitres, et notamment les chapitres où avait lieu la réception des nouveaux membres, pendant la nuit, en salle close, gardée par des sentinelles. « On les soupçonne au sujet de leurs réceptions, dit un témoin chypriote, parce qu’ils ont l’air de ne pas vouloir qu’on sache ce qui s’y passe. » Quand les enquêteurs demandèrent à Humbert Blanc, précepteur d’Auvergne, pourquoi l’on se cachait, si l’on ne faisait rien de mal, il répondit : « Par bêtise. » C’était une faute, en effet, qu’exagéraient encore ceux qui, comme le précepteur de Laon, déjà nommé, laissaient entendre aux profanes, d’un air de bravade, que « les frères tueraient aussitôt quiconque, fût-ce le roi de France, assisterait à leurs chapitres. » — Qu’on songe à ce qu’était l’imagination puérile des hommes du moyen âge, toute peuplée de démons, de fantômes et de terreurs, et l’on devinera les atrocités dont le mystère de leurs réunions fit charger les templiers. Ceux qui avaient risqué un coup d’œil aux fentes des salles capitulaires du Temple revenaient de ces expéditions avec des récits effroyables : ils avaient vu des orgies innomées, des scènes d’idolâtrie et de débauche, « le sol piétiné comme après un sabbat. » On en vint ainsi à accuser les chevaliers des crimes que la populace a de tout temps attribués libéralement aux membres des sociétés clandestines, ceux-là même que Rome païenne a imputés à ces chrétiens des âges apostoliques, dont les réunions, parce qu’elles étaient secrètes et nocturnes, passaient pour des conventicules de plaisirs infâmes. Pouvait-on douter que les templiers eussent vendu leurs âmes à Satan, puisqu’on en avait vu un « arpenter un pré en disant : « Hélas ! hélas ! pourquoi suis-je né, puisqu’il me faut renier Dieu ! » et un autre reconnaître qu’il avait perdu son âme le jour où il avait pris la croix rouge ? Tel est le tempérament des foules : dès qu’elles soupçonnent, elles renoncent à toute critique ; rien de trop roide pour leur robuste crédulité; c’est sur la constance de ce phénomène qu’ont toujours spéculé les hommes d’état sans scrupules qui ont eu besoin de déchaîner la force populaire contre des personnes ou des institutions. C’était donc une chose bien grave que l’opinion publique, vers l’an 1300, fût disposée à tout croire au sujet de l’ordre du Temple.

Malgré tout, au XIIIe siècle, les rumeurs hostiles au Temple s’étaient propagées sous le manteau, et seulement dans les rangs inférieurs de la société. Aussi bien, des contes presque également défavorables circulaient sur les hospitaliers, dont la règle n’était cependant point secrète, et qui n’étaient pas des financiers. Mais les hommes mêmes qui rejetaient la légende en formation proclamaient, sans hésiter, la nécessité d’une réforme des ordres militaires. Ils les voyaient avec tristesse sur la pente de la décadence, étrangers à l’esprit primitif de leurs statuts, et médiocrement utiles au service de Dieu. Saint Louis, Grégoire X, le concile œcuménique de Lyon en 1274, avaient recommandé, comme remède, la fusion du Temple et de l’Hôpital en un seul corps. Nicolas IV et Boniface VIII étudièrent cette mesure sans l’accomplir; on peut dire que, pendant vingt-cinq ans, elle fut à l’ordre du jour des questions qui préoccupèrent l’Europe chrétienne. En 1306-1307, peu de temps avant le procès qui devait aboutir, non à la réforme, mais à la destruction du Temple, deux mémoires importans furent encore publiés sur ce sujet. L’un porte la signature de Jacques de Molay, maître de l’ordre ; il combat à la fois le principe et l’opportunité de la fusion, sans donner toutefois de raisons, si ce n’est que les inconvéniens d’un nouvel état de choses seraient supérieurs aux avantages espérés. C’est déjà la fameuse alternative du jésuite : Sint ut sunt, aut non suit. — Le second mémoire est de Pierre Dubois, le pamphlétaire ordinaire de Philippe le Bel. L’auteur ne fait aucune allusion à ce qui se disait autour de lui des templiers. Il se borne à constater qu’ils sont riches et que leurs biens profitent peu à la défense des lieux saints. « Rien de plus simple à corriger, dit-il, il faut les forcer à vivre en Orient des biens qu’ils y possèdent; plus de templiers ni d’hospitaliers en Europe. Pour leurs terres situées en-deçà de la Méditerranée, elles seront livrées à ferme noble, d’abord de trois ou quatre ans avec le croît, et plus tard, s’il se peut, en perpétuelle emphytéose. On aura ainsi plus de 800,000 livres tournois par an, qui serviront à acheter des navires, des vivres et des équipemens, de façon que les plus pauvres pourront aller outre-mer. Les prieurés et commanderies d’Europe seront utilisés : on y installera des écoles pour les garçons et les filles adoptés par l’œuvre des croisades, où les arts mécaniques, la médecine, l’astronomie et les langues orientales seront simultanément enseignés. » Ce plan se réduit, comme on voit, à deux propositions essentielles : se débarrasser, en Europe, des personnes des templiers, et confisquer leurs biens. Voilà sans doute une réforme telle qu’aurait pu en souhaiter un prince dont le compte, au trésor du Temple, se serait soldé par un passif considérable ! Ces projets du pamphlétaire sont symptomatiques ; ils montrent qu’au moment où l’on était disposé à tout croire, Philippe le Bel, sans argent, était décidé à tout oser.


II.

« Le roi Philippe, dit Guillaume de Nogaret, est religieux, fervent champion de la foi, vigoureux défenseur de sainte mère Église, bâtisseur de basiliques, comme ses ancêtres. Il est chaste, humble, modeste de visage et de langue. Jamais il ne se met en colère ; plein de grâce, de charité, de piété, il n’a de haine pour personne. Très beau, il est agréable à tous, même à ses ennemis quand ils sont en sa puissance… Dieu fait aux malades des miracles évidens par ses mains. » Ce portrait idyllique d’un des tyrans les plus rudes qui furent jamais est peut-être ressemblant : il y a de ces âmes douces, décidées et impitoyables. Philippe n’en est pas moins resté, à bon droit, dans la tradition, sous la figure d’un bourreau. Dante l’a marqué, en deux strophes vengeresses et symétriques, comme celui qui abreuva Boniface VIII de dérisions, de vinaigre et de fiel, et comme celui qui renouvela contre l’ordre du Temple les cruautés de Pilate :


Veggio in Alagna entrar lo flordaliso
E nel vicario suo Cristo esser catto.
Veggio il nuovo Pilato si crudele
Che cio nol sazia, ma senza decreto
Porta nel Tempio le cupide vele…


Ces deux épisodes accablans pour la mémoire de Philippe : le procès de Boniface VIII, le procès de l’ordre du Temple, accusent en effet les mêmes tendances ; on y reconnaît les mêmes procédés de tactique. L’histoire de la lutte de Philippe le Bel contre le pape est comme la préfiguration de l’histoire de la destruction du Temple. Il semble que Guillaume de Nogaret, qui, dans les deux cas, a été le protagoniste de la royauté, se soit d’abord fait la main en terrassant Boniface; plus tard, il n’a rien trouvé de mieux que d’employer contre les templiers l’escrime traîtresse et brutale qui lui avait réussi une première fois.

Boniface VIII passait, quand le roi de France entreprit de l’abattre, pour un pape mondain et d’un caractère très dur. Une satire de fra Jacopone atteste qu’on jasait, en Italie, de la liberté de son langage, comme on jasait en France des mystères des templiers. Son tempérament autoritaire lui avait fait beaucoup d’ennemis, comme leur orgueil traditionnel en avait fait aux chevaliers. Bref, comme le Temple, Boniface était impopulaire ; c’est là-dessus que Nogaret tabla. Ce personnage, Guillaume de Nogaret, qui occupe dans notre histoire une place analogue à celle du Thomas Cromwell d’Henri VIII dans l’histoire anglaise, était un Languedocien né dans un pays jadis hérétique, d’une race enflammée et malveillante ; il avait été professeur de droit à Montpellier, juge-mage à Nîmes, avant d’être conseiller du roi; l’influence d’une éducation toute juridique et toute biblique (il cite constamment le Digeste et l’Ancien Testament) avait corroboré en lui les dispositions natives : la sécheresse et la ruse des gens du Midi. Il vit très bien tout le parti qu’on peut tirer, contre un adversaire, d’une impopularité naissante, adroitement avivée par la calomnie. Il fut le plus habile des diffamateurs, parce que, ayant sondé les profondeurs de la crédulité humaine, il fut le plus éhonté. Mais sa principale originalité n’est pas là; il eut l’idée audacieuse, ayant à combattre l’Église, d’abord dans son chef, puis dans le plus florissant de ses membres, de retourner contre elle ses propres armes. Ce fils d’albigeois a immolé Boniface et l’ordre du Temple avec un fer sacré : il les a accablés sous cette terrible accusation d’hérésie, sous laquelle les papes et les ordres d’autrefois avaient fait trembler si souvent la société laïque. Il a épuisé sur l’Eglise toutes les rigueurs de la procédure inquisitoriale inventée par l’Église. Et c’est là un juste retour dont Nogaret, ce singulier défenseur de l’orthodoxie et de la discipline ecclésiastique, plus catholique que le pape, a dû goûter toute l’ironie.

Sa conduite, dans l’affaire de Boniface, fut, pour un coup d’essai, un coup de maître. Dès que le conseil du roi eut résolu de pousser à fond la guerre avec le pape, il multiplia à Paris, pendant l’année 1303, les conférences au Louvre, les réunions tumultuaires des grands seigneurs et du bas peuple dans les jardins du palais royal et de la Cité. Là il prononça ou fit prononcer des harangues, dans le goût de celles que nous voyons encore quelquefois, pendant les luttes électorales, les concurrens se cracher au visage, toutes bouillonnantes d’injures et d’invraisemblances, propres à remuer les foules jusque dans les bas-fonds de leurs passions élémentaires. Boniface fut représenté par les aboyeurs au service de Nogaret, dans la grande assemblée populaire du 24 juin 1303, comme coupable d’avoir nié l’immortalité de l’âme ; de ne croire « qu’en sorciers et en sorceresses ; » de révéler les confessions des pénitens. Les orateurs excitèrent encore davantage l’auditoire en faisant vibrer, comme on dit, la fibre patriotique. « Boniface avait avoué qu’il aimerait mieux être chien que Français. » — « Le pape dit, s’écria un frère prêcheur, qu’il veut détruire le roi et le royaume ; eh bien! nous les maintiendrons! » Les applaudissemens se déchaînèrent : « la plus grande partie de ceux qui étaient présens disaient: Oil, oil, oil ! » Comment ces braves gens n’auraient-ils pas ajouté foi à de semblables réquisitoires? De nos jours, la crudité des accusations n’éveille encore nullement la défiance des masses, qui les avalent et les savourent. Nogaret devait trouver des témoins pour prouver contre le pape, sous la foi du serment, les faits les plus monstrueux, y compris la sodomie, l’homicide et l’athéisme. Comment les hommes du XIVe siècle, dont la psychologie était aussi simple que celle des plus humbles de nos concitoyens actuels, auraient-ils observé qu’un pape n’aurait point choisi, comme confidens de son paganisme ou de sa paillardise, des gens tels que les suppôts produits par Nogaret? Comment auraient-ils réfléchi que les superstitions qu’on lui prêtait, son prétendu culte pour Belzébut, étaient en contradiction avec la philosophie averroïste dont, par ailleurs, on le déclarait sectateur? Aussi bien, les accusateurs de Boniface n’avaient pas eu à se mettre en frais d’imagination : les blasphèmes et les vices qu’ils lui reprochent sont justement ceux que les papes avaient jadis reprochés à l’empereur Frédéric II, à tous les malheureux qu’ils avaient voulu perdre. On y croyait toujours. Et ce vieil attirail de calomnies, décroché dans l’arsenal du saint-siège, ne fut pas encore tellement usé, après que les ministres de Philippe IV s’en furent servis contre un pontife, qu’il n’ait pu encore être remis à neuf pour assommer les templiers.

Nogaret connaissait donc par expérience, dès 1307, l’art de créer contre ses ennemis « un grand mouvement d’opinion. » Mais ce n’était pas seulement un agitateur, c’était aussi un homme d’action, toujours prêt aux coups de force, aux arrestations en masse. Ce sombre fanatique avait mis un tempérament révolutionnaire au service de la monarchie : il fut, comme on l’a dit, « la hache du roi, » de même qu’il aurait été, d’un cœur également impassible, s’il avait vécu à l’époque des Saint-Just et des Fouquier-Tinville, « la hache de la Convention. »

Ses qualités d’homme d’action, il les avait affirmées avant 1307. On peut croire que, dès 1303, il inspira l’idée de chasser hors du royaume de France tous ceux, clercs ou laïques, qui ne voulurent pas adhérer à son manifeste contre Boniface. Il avait mené à l’assaut du palais papal d’Anagni les bandes sauvages de la Romagne. Enfin, dans l’été de 1306, il s’acquitta d’une mission qui le rompit aux grandes saisies ou confiscations arbitraires, et qui lui suggéra certainement le thème de sa procédure ultérieure contre les templiers. — Cette année-là, le roi, épuisé par les frais de la guerre flamande et de la guerre anglaise, était très pauvre ; c’était l’état normal des trésors royaux de France et d’Angleterre d’être vides depuis le commencement de ces hostilités ruineuses qui ont paralysé l’évolution des deux pays pendant cent cinquante ans. Philippe, dès 1291, avait fait arrêter, puis relâcher, après en avoir tiré de fortes sommes, les banquiers lombards établis en France, sous prétexte qu’ils contrevenaient aux ordonnances contre l’usure. En 1306, il lui parut bon d’exprimer de l’argent des juifs; il confia ce soin à trois commissaires, dont Guillaume de Nogaret fut le chef. La commission est du 21 juin ; elle resta secrète pendant un mois, que Nogaret employa à d’occultes préparatifs. Mais le 22 juillet éclata un coup de théâtre : tous les juifs furent arrêtés simultanément et à l’improviste d’un bout à l’autre du territoire. Il n’en échappa pas un seul. L’affaire avait été menée avec une prudence et une énergie consommées, bien faites pour inviter le roi et son ministre à de nouvelles et plus fructueuses spoliations.

La confiscation des biens du Temple, en 1307, fut, au fond, de même nature que celle des biens des juifs en 1306; l’une et l’autre eurent la même cause : la pénurie des finances royales. Mais l’action contre le Temple était inouïe, tandis que la juiverie était soumise de longue date à l’arbitraire. Les templiers étaient des soldats protégés par l’immunité ecclésiastique, armés des deux glaives : le spirituel et le temporel; contre eux la violence toute pure n’aurait pas suffi, il fallait inventer des artifices juridiques, esquisser des apparences de légalité. On osa néanmoins entreprendre de dépouiller les banques du Temple comme on avait dépouillé les banques juives et lombardes. Mais, pour promouvoir et pour mener à bien cette entreprise, Guillaume de Nogaret était sans contredit le ministre désigné, car il avait déployé, en 1303, les ressources d’une diplomatie très efficace, et il avait montré, en 1306, la ténacité de sa poigne. Il est inutile de rechercher dans l’histoire des relations de Philippe le Bel avec les templiers, pendant la première partie de son règne, les traces ou les symptômes de sentimens d’hostilité qui se révélèrent brusquement par le guet-apens de 1307. Au contraire, Philippe récompensa le Temple de l’appui moral qu’il lui prêta pendant le différend avec Boniface VIII, par de belles lettres de protection ou de privilèges, écrites en 1303 et en 1304. Nous savons que le roi, en 1305, avait toujours une partie de son trésor au Temple de Paris. On raconte, il est vrai, qu’une sédition s’étant élevée à Paris, en 1306, à l’occasion du taux des loyers, les mutins « foulons et tisserans, terrassiers et plusieurs autres ouvriers d’autres métiers, » assiégèrent la forteresse du Temple « où le roi de France était alors avec quelques-uns de ses barons. » La légende s’est emparée de ce fait divers. « Les templiers, dit Mézeray, furent notés pour avoir contribué à cette sédition ; » d’autres historiens disent que le roi, « humilié d’avoir eu à se mettre sous la protection des templiers dans sa capitale, et mis à même, pendant son séjour derrière les murs du Temple, de juger des richesses et de la puissance des chevaliers, » médita dès lors leur perte. Mais l’incident de 1306 eut certainement moins d’effet sur l’esprit d’un prince qui connaissait les ressources du Temple pour y avoir, hôte volontaire, séjourné longuement plus d’une fois que l’état de son compte à la banque de l’ordre. La balance de ce compte penchait alors lourdement en faveur des chevaliers.

Philippe le Bel et son entourage formèrent des projets plus ou moins vagues pour la réforme ou la suppression de l’ordre du Temple, à partir de 1305 au plus tard. En effet, lorsque Clément V fut couronné à Lyon, le 14 novembre 1305, le roi, qui voulut assister à la cérémonie, fit des ouvertures au nouveau pape, au sujet des templiers. L’aide du saint-siège lui était indispensable pour abattre l’ordre, et ce fut un merveilleux atout dans son jeu que l’avènement d’un homme sans courage, d’un pape servile comme Clément. Pendant toute l’année 1306, il y eut entre la cour de France et la curie pontificale un échange de correspondances secrètes, qui n’ont pas laissé de traces et qui n’aboutirent pas. Mais les idées du roi se précisèrent dans l’intervalle : il sollicita de Clément une entrevue soit à Tours, soit à Poitiers pour le printemps de 1307. Le grand maître du Temple, Jacques de Molay, venait d’arriver d’Orient en France, avec une « retenue » de soixante chevaliers, appelé par le pape, en même temps que le maître des hospitaliers, pour l’éclairer sur la situation de la terre-sainte. Son arrivée avait soulevé d’absurdes commentaires : on disait que les templiers renonçaient à l’œuvre d’outre-mer, que le grand-maître allait établir son quartier-général en Occident, qu’il avait apporté d’immenses trésors dans ses bagages. Clément V, qui savait de source certaine l’injustice de ces venimeux récits, hésita misérablement : d’un côté, il était trop dans la main de Philippe pour refuser l’entrevue demandée ; de l’autre, il devinait les complaisances indignes que le roi allait essayer de lui arracher. Ses lettres font pitié ; il est malade, il faut qu’il prenne médecine, il s’excuse sur les migraines et sur les saignées. Enfin l’entrevue eut lieu à Poitiers. On y parla des templiers : « Vous n’avez pas oublié, écrit Clément le 24 août 1307, qu’à Poitiers, vous nous avez plusieurs fois entretenu des templiers. Nous ne pouvions nous décider à croire ce qui nous était dit, tant cela paraissait impossible. Cependant nous sommes forcés de douter et d’enquérir en cette matière, suivant le conseil de nos frères, avec un grand trouble de cœur. Attendu que le maître du Temple et plusieurs précepteurs du même ordre, ayant appris la mauvaise opinion que vous avez manifestée sur eux, à nous et à quelques autres princes, nous ont demandé de faire une enquête sur les crimes qui leur étaient, disaient-ils, faussement attribués, nous avons résolu d’instituer, en effet, une information. » — Tel était l’état des choses à la fin du mois d’août 1307 : le pape, plusieurs princes, les chefs des templiers eux-mêmes, étaient instruits de ce qui se tramait ; ils savaient que le roi de France accusait l’ordre d’énormités incroyables, relativement à la foi ; le formidable assemblage de calomnies que Nogaret produisit plus tard était déjà fabriqué. Le pape se disait prêt à instituer une enquête sur les faits articulés. Mais Clément V avait fatigué Philippe de ses tergiversations. Il le priait encore, à la fin de sa lettre du 24 août, de ne pas se presser de lui répondre au sujet du projet d’enquête « parce que, sur le conseil de nos médecins, nous nous disposons à prendre quelques potions préparatoires, puis de nous purger en septembre, ce qui nous sera fort utile. » Or, tandis que le pape espérait, comme un enfant, gagner du temps en gardant la chambre, le roi, installé dans sa chère abbaye de Maubuisson près Pontoise, méditait avec ses conseillers des actes foudroyans. Un dominicain, régent de théologie en l’université de Paris, écrit en octobre au roi d’Aragon, qu’il a « assisté depuis six mois à des réunions où la question des templiers a été débattue dans le plus rigoureux mystère. » Le conseil royal paraît avoir été d’abord divisé ; mais le parti de la violence y prévalut, et Gilles Aiscelin, archevêque de Narbonne, leader des modérés, résigna ses fonctions de chancelier. « l’an 1307, le 23 septembre, dit le notaire rédacteur de l’un des registres du Trésor des Chartes, le roi étant au monastère de Maubuisson, les sceaux furent confiés au seigneur Guillaume de Nogaret, chevalier ; on traita ce jour-là de l’arrestation des chevaliers. » On voit encore à Maubuisson les ruines de la salle où se tint cette mémorable séance du 23 septembre qui plaça le sort du Temple entre les mains inexorables de Nogaret. — Les chevaliers étaient alors sans défiance. Jacques de Molay avait quitté le pape entièrement rassuré, persuadé qu’il avait justifié son ordre. Le 12 octobre, à Paris, il porta un des cordons du poêle aux obsèques de Catherine, femme de Charles de Valois, et il dut voir dans cet honneur le signe de sa réconciliation avec le roi, beau-frère de la défunte. Mais, le 13, jour de la Saint-Edouard, Molay et tous les chevaliers de France furent arrêtés, le matin, à la même heure; leurs biens furent mis sous séquestre, au nom de l’inquisition, sous l’inculpation d’hérésie. Nogaret avait préparé silencieusement ce grand coup de filet, en expédiant à tous les officiers royaux des ordres précis, sous pli cacheté, à ouvrir au jour fixé par d’autres lettres patentes. L’inquisiteur de France, Guillaume de Paris, confesseur du roi, avait envoyé de son côté ses instructions à tous les prieurs dominicains, pour leur enjoindre de recevoir et d’interroger, au plus tôt, les templiers qui leur seraient présentés par les gens du roi. Nulle part les chevaliers ne résistèrent ; c’est à peine si quelques-uns réussirent à s’enfuir « en habits de couleur. » — Nogaret voulut procéder en personne à l’arrestation des hôtes du Temple central de Paris.


III.

L’intérêt du drame qui commence le 13 octobre 1307 réside surtout dans la lumière qu’il jette sur le caractère des principaux acteurs, le roi, le pape et les chevaliers. Les dramatis personœ apparaissent, en effet, dans les documens, avec une étonnante intensité d’expression. Après avoir lu les correspondances secrètes et le texte si pittoresque des enquêtes, on a vu ces hommes, on les a entendus, on a sondé leurs reins et leurs cœurs. — Les historiens du passé ont bien rarement le bénéfice d’être ainsi en communication directe avec la vie. C’est d’ordinaire le privilège des romanciers observateurs, qui sont les historiens du présent. L’historien de l’antiquité et du moyen âge est trop souvent condamné aux abstractions artificiellement extraites de faits fragmentaires et sans couleur, pour ne pas jouir profondément de ces épisodes de l’ancien temps qu’il lui est donné de revivre d’un bout à l’autre. Telle la joie du paléontologue, obligé de se contenter, d’habitude, de débris informes, qui découvre entre deux feuilles de schiste l’image imprimée d’un être très ancien, avec l’estampage exact de ses plus délicates nervures.

Le caractère de Philippe le Bel, de Nogaret et des leurs se dessine dès les premières scènes. Quel monument que la proclamation dont lecture fut donnée au peuple dans la journée du 13 octobre, pour justifier l’arrestation ! Nogaret s’y peint tout entier. Cela débute par un préambule ronflant, verbeux, prétentieux : « Une chose amère, une chose déplorable, une chose terrible à penser, terrible à entendre, détestable, exécrable, abominable, inhumaine, avait déjà retenti à nos oreilles, non sans nous faire frémir d’une violente horreur. Après avoir pesé la gravite de ces rumeurs, une douleur immense se développe en nous, en présence de crimes si nombreux et si atroces, qui aboutissent à l’offense de la majesté divine, au détriment de la foi catholique, au scandale de tous. La raison souffre de voir des hommes s’exiler au-delà des limites de la nature; elle est troublée de voir une race oublieuse de sa condition, ignorante de sa dignité, ne pas comprendre où est l’honneur. Elle a abandonné Dieu, son auteur; elle s’est retirée de Dieu, son sauveur; elle a sacrifié au démon et non à Dieu, cette race sans bon sens et sans prudence! » L’auteur du manifeste continue longtemps sur ce ton ; il a parfois des élégances qui font frémir : « Elle a abandonné la fontaine de vie, elle a changé sa gloire en l’adoration du Veau, elle a sacrifié aux idoles, cette race immonde et perfide dont les actes détestables et même les paroles souillent la terre de leur ordure, suppriment les bienfaits de la rosée, et infectent la pureté des airs. » Il précise enfin, et, après tant de précautions oratoires, résume les accusations fangeuses ramassées par la royauté contre les frères de la milice du Temple, qui, « cachant le loup sous l’apparence de l’agneau, supplicient Jésus-Christ une seconde fois. » Il les accuse, entre autres choses, de s’obliger, par le vœu de leur profession, à renier le Christ et à se livrer entre eux à d’ignobles désordres. Sans doute, il était hardi de représenter ces crimes comme des points du règlement d’un ordre religieux, mais plus la calomnie est audacieuse, plus aisément elle trouve créance. Nogaret le savait bien. Il savait bien aussi qu’autant il importe peu que le réquisitoire soit fondé en fait, autant il importe que la procédure soit régulière. Aussi s’empresse-t-il de protester que le roi n’a pas cru d’abord à de pareils forfaits ; ce bon apôtre a commencé par attribuer les dénonciations « à l’envie, à la haine, à la cupidité, » plutôt qu’à « la ferveur de la foi, » au « zèle de la justice, ou à un sentiment de charité, » mais il a bien fallu se rendre « aux motifs de croire légitimes, » aux conjectures probables, surtout aux « constatations. » Le pape a été consulté ; le roi a délibéré avec ses prélats et avec ses barons, c’est pourquoi il cède maintenant « aux supplications de son bien-aimé en notre Seigneur, frère Guillaume de Paris, inquisiteur de l’hérésie, qui a invoqué spontanément le secours du bras séculier. L’assentiment supposé du pape et l’initiative suggérée de l’inquisiteur étaient destinés à légitimer aux yeux de la foule, et au point de vue du droit canonique, l’arrestation, la confiscation, et toutes les mesures à venir. L’opération arbitraire se transformait de la sorte en œuvre pie. « La colère de Dieu, dit Nogaret, s’abattra sur ces fils d’incrédulité; car... nous avons été établis par Dieu sur le poste élevé de l’éminence royale pour la défense de la foi et de la liberté de l’Église. » — Le roi qui souffrait qu’on le fît parler ainsi ne se souvenait plus des fortes paroles qu’il avait écrites en 1301, à la requête du frère Bernard Délicieux, pour flétrir les excès de l’inquisition albigeoise : « Sous l’apparence de la piété, ils ont osé des choses impies et tout à fait inhumaines; sous ce prétexte qu’ils avaient à défendre la foi catholique, ils ont commis des forfaits... »

L’emphatique discours fut lu publiquement en province. A Paris, le dimanche 15 octobre, il y eut un meeting populaire dans les jardins du palais royal; ce fut une seconde édition de la réunion publique de 1303 contre Boniface. Des dominicains, des gens du roi, y brodèrent sur le thème de la circulaire officielle.

Cette circulaire était pour la parade; on ne sonne de pareilles fanfares que pour les badauds ; mais elle était accompagnée d’une instruction confidentielle du roi à ses agens, qui est très nette, en style bref et tranchant. Les commissaires du souverain sur le fait des templiers administreront les biens de l’ordre, dont ils dresseront l’inventaire ; ils « mettront les personnes sous bonne et sûre garde, » ils les interrogeront, et ce n’est qu’après le premier interrogatoire qu’ils appelleront les commissaires de l’inquisiteur pour examiner la vérité, « par torture, s’il en est besoin. » Ils feront écrire les confessions de ceux qui auront avoué. Pour les exhorter à confesser, on leur proposera l’alternative du pardon ou de la mort. On les interrogera par paroles générales jusqu’à ce que l’on tire d’eux la vérité ; la vérité, « c’est-à-dire les aveux, » et qu’ils y « persévèrent. « 

Ces instructions furent exécutées à la lettre. En un mois, frère Guillaume de Paris et ses acolytes expédièrent au Temple cent trente-huit prisonniers. Nous avons les procès-verbaux de leurs assises et ceux des enquêtes faites par les inquisiteurs en Champagne, en Normandie, en Quercy, en Bigorre et en Languedoc. Les templiers de Paris comparurent successivement dans une salle basse de leur propre forteresse, devant les moines blancs assistés de conseillers du roi : Hugues de la Celle, Simon de Montigni, de greffiers, de bourreaux et entourés d’une foule de spectateurs, multi astantes et multi pueri garziones. Les comptes-rendus notariés n’enregistrent que les dépositions; ils sont muets sur les tortures ; mais ces tortures préalables furent atroces, comme l’ont déclaré plus tard les victimes. Jacques de Saci vit mourir vingt-cinq de ses frères des suites de la question. On fit attacher des poids aux parties génitales des récalcitrans, usque ad exanimacionem. Ceux qui ne furent pas mis à la gêne furent reclus au pain et à l’eau pendant un mois avant leur comparution. La meilleure preuve de l’intensité des supplices, c’est, du reste, l’unanimité des aveux, que leurs auteurs rétractèrent dès qu’ils se crurent devant des juges impartiaux. Sur cent trente-huit frères qui passèrent à Paris par le fer et par le feu de l’inquisition, il n’y eut que deux ou trois cœurs inébranlables. Tel fut Jean, dit de Paris, âgé de vingt-quatre ans. Il n’avoua rien, nihil dixit. Tel fut le frère Lambert de Toysi, âgé de quarante ans: il récita les statuts de l’ordre, « tous bons et saints, » et jura qu’il ne savait rien du reste. Les autres ne surent pas cueillir cette palme. Quelques-uns essayèrent de lutter, et, à travers la rédaction impassible des greffiers, on devine des scènes touchantes. « Un templier de Bayeux, Gautier de Bullex, essaya d’abord, dit le compte-rendu, de s’échapper par des prières et des tergiversations. Les frères prêcheurs, à force d’objurgations, de bonnes raisons et d’inductions, l’encouragèrent à parler. » Gautier demanda enfin aux inquisiteurs et aux chevaliers du roi présens s’il pouvait parler librement sans crainte « pour ses membres; » il hésitait encore. — « Oui, dirent les inquisiteurs, si vous avez l’intention de revenir à la vraie foi. » Gautier comprit et se décida; il se jeta à genoux en pleurant, demanda la grâce de l’Église et avoua la moitié des crimes formulés contre l’ordre, croyant sans doute, dans sa simplicité, concilier par là, autant que possible, son respect pour la vérité et sa terreur des supplices. Un autre templier. Foulques de Troyes, âgé de vingt-huit ans, manifesta aussi quelques velléités de résistance ; il succomba cependant et avoua l’insulte au crucifix; comme on continuait la torture sur les autres articles : « Ne lui faites pas trop de mal, dit un moine, il est si jeune. » Ce cri d’humanité arraché à un juge cuirassé par des habitudes professionnelles contre la pitié dit tout ce que les confessions de 1307 ont dû coûter de douleurs. Parmi les confès de 1307, il y avait des hommes très braves, par exemple le maître Jacques de Molay, Hugues de Payraud, visiteur de France, et Geoffroy de Charnay, précepteur de Normandie. Eh bien, le précepteur de Normandie avoua qu’il avait renié le Christ ; interrogé s’il avait craché sur la croix : « Je ne sais plus, nous nous dépêchions; » il reconnut qu’un précepteur d’Auvergne lui avait recommandé la sodomie. Hugues de Payraud s’abandonna tout à fait, avoua que les baisers, le reniement, le crachement, faisaient partie des statuts, et qu’il avait lui-même conseillé les mœurs infâmes; il déclara toutefois que tous les frères n’avaient pas été reçus suivant ces rites détestables, mais, après une suspension d’audience, il se rétracta: « j’ai mal compris, j’ai mal entendu; je crois que tous les frères sont reçus comme je l’ai été. » Quant à Jacques de Molay, il avoua le reniement du Christ et les crachats. — Voilà comment se comportèrent les trois premiers dignitaires de l’ordre; comment ne pas excuser les subalternes qui, pour complaire à leurs tourmenteurs, s’ingénièrent à inventer des perfidies inédites, ce Guillaume de Gi, qui raconta ses rapports immondes avec le grand-maître ; ce Reynier de Larchent, qui suggéra aux inquisiteurs la pensée de rechercher une allusion obscène dans les premiers mots du psaume des degrés de David, Ecce quam bonum et quam jucandum habitare fratres in unum… que les templiers chantaient pendant la cérémonie de leur profession?

Les inquisiteurs de province, comme ceux de Paris, firent leur métier consciencieusement. On leur avait demandé non pas de rechercher la vérité, mais de faire reconnaître certaines choses comme des vérités. Ils ouvrirent en effet les mâchoires rebelles et ils surent étouffer jusqu’au plus faible écho des réticences[2]. Il n’y a que les persécutions modérées qui échouent; les persécutions bien faites réussissent toujours. Si les collaborateurs de Guillaume de Paris étaient restés à la tête de l’affaire des templiers, si Nogaret et les dominicains n’avaient pas eu à compter avec Clément V, jamais les cachots n’auraient entre-bâillé leurs portes, jamais les accusés n’auraient pu faire entendre les simples paroles qu’ils dictèrent, en 1310, aux notaires apostoliques : « On ne peut invoquer contre nos frères les aveux passés (en 1307) parce que ces aveux ont été arrachés à force de géhennes. Ils ont dit ce que voulaient les bourreaux : Dixerunt voluntatem torquencium. »

Mais Clément V fut vivement choqué d’apprendre le coup de main du 13 octobre, accompli presque sous son nom, et, en réalité, sans sa permission. Si bas que ce pape valétudinaire fût tombé, quelque chose de la fierté de ses libres prédécesseurs survivait en lui. Il écrivit au roi, sur un ton doux, afin de se plaindre d’un procédé précipité, outrageant pour l’Eglise romaine. De longs pourparlers suivirent entre le pape et le roi, en vue d’arriver à un compromis qui satisfît l’avidité de l’un et les susceptibilités de l’autre. Rien de plus fastidieux que ce jeu diplomatique. Il eut des reviremens brusques. En novembre 1307, Clément V parut apaisé ; sa bulle Pastoralis preeminentiœ, adressée à tous les rois de l’Europe, vante le zèle de Philippe, rapporte les aveux du chef de l’ordre, ordonne aux princes temporels de saisir les templiers Je leurs états et de les tenir sous la main de saint Pierre. En 1308, tout est changé; le pape condamne la conduite des inquisiteurs et des prélats de France, les suspend de leurs fonctions, et évoque à lui toute l’affaire. L’ordre était peut-être sauvé, si Clément, chef de l’Église, avait persisté dans cette conduite virile, mais Philippe le Bel le comprit, et Nogaret greffa aussitôt une campagne contre le pape à sa campagne contre le Temple. Il parut évident que, pour réduire le Temple, il fallait réduire d’abord Clément ; et les pamphlétaires qui avaient jadis mordu la papauté sous Boniface furent découplés de nouveau.

La campagne de presse qui fut alors dirigée contre Clément est une des plus furieuses qu’on ait jamais vues. « Que le pape prenne garde, écrivait Dubois, il est simoniaque, il donne, par affection de sang, les bénéfices de la sainte église de Dieu à ses proches parens. Il est pire que Boniface, qui n’a pas commis autant de passe-droits. Cela doit lui suffire; qu’il ne vende pas la justice. On pourrait croire que c’est à prix d’or qu’il protège les templiers, coupables et confès, contre le zèle catholique du roi de France. Moïse, l’ami de Dieu, nous a enseigné la conduite qu’il faut tenir vis-à-vis des templiers, quand il a dit : que chacun prenne son glaive et tue son plus proche voisin. Moïse a fait mettre à mort, pour l’exemple d’Israël, vingt-deux mille personnes sans avoir demandé la permission de son frère Aaron, que Dieu avait établi grand-prêtre. » Le peuple était échauffé par ces déclamations quand il fut appelé à désigner des délégués à une réunion d’Etats ; la lettre de convocation, rédigée dans le style pompeux, est encore une production de Nogaret. Il y est dit que le roi est l’ennemi né des hérésies, le défenseur de « cet incomparable trésor, la très précieuse perle de la foi catholique. » On rappelle les abominables erreurs du Temple : « le ciel et la terre sont agites par le souffle d’un si grand crime. » C’est au peuple de France qu’il appartient d’en purger le monde. « Contre une peste si scélérate doivent se lever les lois et les armes, les animaux même et les quatre élémens. « Il s’agit de l’extirper. — « Nous voulons vous faire participer à cette œuvre, très fidèles chrétiens, et nous vous ordonnons d’envoyer sans délai à Tours deux hommes d’une foi robuste, qui au nom de vos communautés nous assistent dans les mesures qu’il sera opportun de prendre. »

Clément V eut peur ; il renoua avec Philippe, revint aux tentatives de conciliation de 1307, non sans appeler à son secours toutes les temporisations de la subtilité cléricale, dernière ressource de sa faiblesse. On convint, dans une seconde entrevue qui eut lieu à Poitiers en mai 1308, que les templiers, jusque-là placés sous la main du roi, seraient remis au pape, lequel en restituerait aussitôt la garde, au nom de l’église romaine, aux officiers royaux ; les biens seraient administrés par des commissaires appointés conjointement par le pape, les évêques diocésains et le roi. Quant aux crimes d’hérésie. Clément en distingua deux sortes : crime de l’ordre en tant qu’ordre ; crimes particuliers à chacun des membres de l’ordre. Le sort de l’ordre ne pouvait être réglé que par un concile général : un concile fut convoqué, dans la ville de Vienne, pour le mois d’octobre 1310, et plusieurs commissaires furent désignés, entre autres l’archevêque de Narbonne, les évêques de Bayeux, de Mende et de Limoges, pour recueillir des documens propres à éclairer cette assemblée. Le procès contre les personnes des templiers, distinct du procès contre l’ordre du Temple, devait être repris dans l’intervalle ; le pape en chargea les évêques diocésains et les inquisiteurs, auxquels il restitua leur autorité. Seuls le grand-maître et les hauts dignitaires furent réservés au jugement personnel du pape. La conclusion de ce pacte, qui a scellé le sort du Temple et des templiers, fut suivie d’une comédie assez odieuse. On amena devant le pape et le sacré-collège soixante-douze templiers extraits des prisons de Paris, assouplis par la torture, triés parmi les lâches, prêts à persister dans leurs confessions. Il semble que Philippe, après avoir forcé Clément à se faire son complice, ait encore eu l’insolente prétention de le convaincre.

Les deux procès se poursuivirent aussitôt parallèlement, dans toute l’étendue de la chrétienté. Jusqu’au fond de l’Achaïe, des Baléares et de la Sardaigne, des cours épiscopales s’organisèrent pour examiner les personnes des templiers. L’épiscopat européen fut occupé à cette besogne depuis l’automne de 1308 jusqu’au printemps de 1310. Pendant ce temps, le procès contre l’ordre s’ouvrit. Le 9 août 1309, la commission pontificale, assemblée dans l’abbaye de Sainte-Geneviève de Paris, fit savoir qu’elle était constituée, et prête à recevoir en novembre les témoignages de tous. Mais cette compagnie d’hommes modérés et relativement indépendans, couverte par le prestige du saint-siège, hostile à l’emploi de la question, était vue avec méfiance par les conseillers de Philippe le Bel. Ils l’empêchèrent quelque temps de fonctionner en interdisant aux intéressés de comparaître. Il semble que Philippe ne l’ait laissée agir que quand il se fut assuré d’avoir un contrôle sur elle. Quoi qu’il en soit, les audiences ne furent réellement inaugurées que le 26 novembre. Les admirables archives de ces audiences, publiées par Michelet, sont une source unique. C’est là que se révèle le mieux, dans sa naïveté pitoyable, l’état d’âme des « pauvres chevaliers du Temple, » à peu près libres pour la première fois, depuis leur arrestation, de parler à leur aise, devant un auditoire en apparence bienveillant, et même doucereux, sans crainte immédiate des ceps et du chevalet, de l’entonnoir et du réchaud.

La séance initiale du 26 novembre fut marquée par une scène caractéristique. Ce jour-là, le grand-maître Jacques de Molay fut amené, à sa requête, devant les commissaires installés dans une chambre de l’évêché de Paris, derrière l’aula episcopalis. On lui demanda s’il voulait « défendre l’ordre, « plaider coupable ou non coupable. — « Je ne suis pas, répondit-il, aussi sage qu’il faudrait, cependant je suis prêt à défendre l’ordre de toutes mes forces, et je serais bien vil si je ne le faisais pas, après en avoir reçu tant de biens et d’honneurs. Mais il m’est difficile de défendre convenablement, dans la position où je suis, prisonnier du pape et du roi, n’ayant pas même quatre deniers à dépenser à mon gré! Je demande donc aide et conseil, car je veux qu’on sache la vérité en ce qui touche l’ordre, non-seulement par les templiers eux-mêmes, mais par les rois, princes, prélats et barons, bien que ceux de l’ordre aient été plus d’une fois trop raides, avec quelques prélats, pour la défense de leurs droits[3]. Je m’en tiens au témoignage de ces prud’hommes. » Les commissaires, un peu surpris de ce début modeste et franc, manifestèrent aussitôt l’esprit qui les animait, une partialité cauteleuse : « Prenez garde, réfléchissez, songez aux aveux que vous avez déjà passés ! Nous sommes prêts à vous entendre si vous persistez à défendre, et à vous accorder un délai si vous voulez délibérer davantage. Nous vous rappelons seulement qu’en matière d’hérésie et de foi, on procède simplement, de plano, et sans noise d’avocats. » Ils ne voulaient évidemment pas que Molay prît position pour la défense. Le voyant ébranlé par leurs exhortations à la prudence, ils lui firent lire et traduire en langue vulgaire cinq ou six pièces officielles, entre autres la liste des aveux que les procureurs de la cour romaine avaient reçus ou affirmaient avoir reçus de sa bouche à l’époque de la seconde entrevue de Poitiers. Durant cette lecture, Molay donna les marques d’une vive stupéfaction et se signa deux fois en disant « que, si les seigneurs commissaires étaient gens à entendre certaines paroles, il les leur dirait à l’oreille. » — « Nous ne sommes pas ici pour recevoir le gage de bataille. » — « Ce n’est pas ce que je veux dire, mais plût à Dieu qu’on observât ici l’usage des Sarrasins et des barbares, qui coupent la tête des pervers en la fendant par le milieu. » — « Rappelez-vous, repartit le commissaire sans répondre à cette apostrophe, que l’église romaine convainc les hérétiques d’hérésie et qu’elle livre les obstinés au bras séculier. » — Molay, à bout d’argumens, regardait au fond de la salle. Il avisa un chevalier du roi de France, Guillaume de Plasian, qui était venu là sans l’aveu des commissaires, pour surveiller leur procédure et la proie de son maître. Molay demanda à lui parler en particulier : « Vous savez comme je vous aime! dit Guillaume, ne sommes-nous pas tous deux chevaliers? Je ne veux pas que vous vous perdiez sans raison. » — Voilà le templier déjà irrésolu, enveloppé par ces mensongères protestations : « Je vois bien que, si je ne délibère pas, je pourrais courir des dangers. « Il requit aussitôt les commissaires de lui accorder un délai de douze jours. Les commissaires, enchantés, auraient fixé volontiers un terme encore plus éloigné, persuadés que plus les gens du roi auraient de temps pour manier le prisonnier, plus sûrement ils sauraient le réduire à leurs volontés.

Le 28, en effet, le grand-maître reparut à peu près complètement maté. Il débuta en remerciant la commission du délai qu’elle lui avait imparti : « Vous m’avez mis la bride sur le cou. » On lui réitéra alors la question : « Voulez-vous défendre l’ordre? » — Je suis, dit-il, un chevalier pauvre et illettré. Dans une des lettres apostoliques qui m’ont été lues l’autre jour, j’ai entendu que le seigneur pape m’a réservé, moi et quelques dignitaires de l’ordre, à sa justice. Dans l’état où je suis, je préfère m’abstenir. J’irai en présence du pape quand il plaira au pape. Je vous prie même de lui signifier que, étant mortel et sûr seulement du moment présent, je souhaiterais qu’il lui plaise le plus tôt possible de m’entendre. Alors seulement je lui dirai ce que je pourrai pour l’honneur du Christ et de l’Église. » — Tout semblait terminé par cette réponse, mais au moment de se retirer, le cœur du grand-maître se souleva; il s’arrêta et se tournant vers le tribunal : « Pour l’allégement de ma conscience, je veux vous dire trois choses au sujet de l’ordre : la première, c’est que je ne connais pas de religion dont les chapelles et les églises aient de plus beaux ornemens que celles du Temple ; il n’y a que dans les cathédrales que le service divin soit célébré plus richement. Secondement, je ne connais pas de religion où l’on fasse plus largement l’aumône, car, dans toutes les maisons de l’ordre, on donne trois fois par semaine à quiconque demande. En troisième lieu, il n’y a nulle sorte de gens qui aient tant versé de sang pour la foi chrétienne que les templiers et qui soient plus redoutés des infidèles. A Mansourah, le comte d’Artois mit les templiers à l’avant-garde, et s’il les avait crus... » — Ici une voix interrompit : « Tout cela ne sert en rien au salut, sans la foi. » — « C’est vrai, dit Molay, mais je crois en Dieu, au Dieu en trois personnes, à toute la foi catholique, unus Deus, una fides, una ecclesia. Je crois que, quand l’âme sera séparée du corps, on distinguera le bon du méchant et que nous saurons tous la vérité sur les choses qui s’agitent ici. » — Sur ces entrefaites, Guillaume de Nogaret, chancelier du roi, qui était entré dans la chambre, prit sans façon la parole : « Dans les chroniques qui sont à Saint-Denis, il est écrit qu’au temps de Saladin, sultan de Babylone, un maître du Temple fit hommage audit Saladin, et que le même sultan, apprenant un grand échec de ceux du Temple, dit publiquement que cela leur était advenu en châtiment du vice infâme et de leur prévarication contre la loi. » Étrange document qui renseigne sur le sens critique, sur la bonne foi, et sur l’impudence de celui qui s’en est servi! — Molay resta stupéfait : « Je n’ai jamais entendu dire cela, répondit-il. Je sais seulement que pendant que j’étais outremer, au temps de la maîtrise de frère Guillaume de Beaujeu, moi et plusieurs templiers qui étions jeunes et avides de voir des faits d’armes, nous murmurions contre le maître, parce qu’il avait conclu une trêve amicale avec le sultan. Nous vîmes bien ensuite qu’il n’aurait pas pu agir autrement pour garder les villes que l’ordre possédait sur les frontières des infidèles. » — Comme la séance se prolongeait en pure perte, Molay y mit fin lui-même en priant humblement les commissaires et le chancelier de lui permettre d’entendre la messe et d’avoir ses chapelains. On loua fort sa dévotion, dit le greffier, et on lui permit de la satisfaire.

Il y a dans le processus publié par Michelet nombre de dépositions aussi vivantes et aussi étendues que celle-là. Elles font défiler sous nos yeux des hommes de toute sorte : les simples, les prudens, les beaux parleurs, les lâches, les sincères, les exaltés. On assiste aux mouvemens de ces intelligences effarées; on voit les malheureux trembler, mentir, combiner de pauvres petites habiletés, ou bien s’indigner, fondre en larmes; on entend des cris d’honnêteté qui saisissent, des cris navrans de désespoir. C’est la voix qui s’élève des profondeurs : De profundis clamavi Les dignitaires, travaillés comme Jacques de Molay, par les gens du roi, comptèrent tous parmi les moins vaillans. Il y eut aussi, dès le début, de nombreuses défections dans les rangs inférieurs, parmi ceux qui étaient entrés depuis trop peu de temps dans le Temple pour l’aimer et pour le bien connaître. Quant aux anciens, les plus circonspects s’en tinrent à leurs aveux antérieurs et excipèrent de leur ignorance. Beaucoup dirent comme Jacques Verjus : « Je suis un paysan, je ne sais pas plaider, je défendrais volontiers l’ordre si je pouvais ; » et sur l’insistance des commissaires : « Non, je ne veux pas défendre, je ne sais pas, je ne peux pas. » — Quelques-uns déclarèrent prudemment qu’ils s’en remettaient à la sagesse des grands de l’ordre et des grands de la terre, refusant de mettre le doigt entre cet arbre et cette écorce. « Si les maîtres veulent défendre l’ordre, c’est leur affaire, « dit Etienne de Provins. Jean de Cormeilles réclama « le conseil des maîtres. Ils savent bien ce qui en est. » Jean de Tourteville eut un mot profond : Je ne veux pas plaider contre le pape et le roi de France. » Le frère Pierre de Safet dit au fond la même chose, mais avec une plate hypocrisie : «L’ordre a sans moi d’assez bons défenseurs, le pape et le roi, bonnes, loyales et saintes personnes! je n’ai rien à dire personnellement, je suis très content de la manière dont elles défendent. » — Les templiers de cette trempe ne se laissèrent pas prendre à l’impartialité affectée de la commission papale. Clairvoyans et peu timorés, ils pensaient tous au fond du cœur ce qu’Aimeri de Pratimi déclara tout haut : « Je ne veux pas défendre contre le pape et le roi; je suis pauvre et simple, mais nullement hérétique : je suis innocent, laissez-moi sortir du Temple et entrer dans un autre ordre. Celui-ci ne me plaît plus. »

D’autres furent plus naïfs, et, sans apercevoir, derrière les commissaires, le Nogaret ou le Plasian qui les guettaient, crurent venu le jour de la sincérité. Tel le frère Pensard de Gisi. Dans un élan touchant de confiance, il déclara que ce que lui-même et les autres frères avaient avoué devant les inquisiteurs était faux et leur avait été arraché par les moines : — « Avez-vous été torturé? » — « Oui, trois mois avant ma confession, on m’a lié les mains derrière le dos, si serré que le sang jaillissait des ongles, et on m’a mis dans une fosse, attaché avec une longe. Si on me fait subir encore de pareilles tortures, je nierai tout ce que je dis maintenant, je dirai tout ce qu’on voudra. Je suis prêt à subir des supplices pourvu qu’ils soient courts ; qu’on me coupe la tête, qu’on me fasse bouillir pour l’honneur de l’ordre, mais je ne peux pas supporter des supplices à petit feu comme ceux qui m’ont été infligés depuis plus de deux ans en prison. » — Ici, comme dans les séances où Jacques de Molay avait comparu, l’homme du roi interrompit, il produisit une dénonciation contre le Temple, librement écrite jadis par ce même Ponsard de Gisi : « Je l’avoue, dit le coupable, j’ai écrit cette cédule, mais c’était pour être admis en présence du pape et de la commission. Je l’ai écrite, du reste, dans un jour de trouble contre l’ordre, un jour que le trésorier du Temple m’avait injurié. » Il s’écria en s’en allant : « Je crains bien que l’on ne m’aggrave ma prison, parce que je veux défendre l’ordre. »

Des centaines de templiers prirent la même attitude que celui-ci, mais d’une manière encore plus virile et la plupart du temps sans phrases : « Je veux défendre l’ordre ; je n’y sais rien de mal. » Le 28 mars 1310, 546 templiers casernes à Paris étaient défenseurs de l’ordre. La commission, pour obtenir d’eux une constitution de procureurs, envoya ses notaires, à partir du 31 mars, dans chacune des maisons où ils étaient enfermés : chez Guillaume de la Huche, rue du Marché-Palu, au Temple, au palais du comte de Savoie, à l’abbaye de Sainte-Geneviève, à l’abbaye de Saint-Magloire, etc. Presque tous les prisonniers, au rapport de ces notaires, demandèrent à genoux à être admis aux sacremens, à être nourris, vêtus plus convenablement. Tous affirmèrent de nouveau avec force l’innocence de l’ordre. Plusieurs remirent aux scribes de la commission de longues suppliques, personnelles, collectives. Rien de plus attendrissant que ces productions en mauvais latin ou en patois, fleurs écloses sous de rudes et maladroites mains. Frère Élie Aimeri, l’un des templiers emprisonnés à Sainte-Geneviève, confia aux notaires, en les priant de corriger ses barbarismes, une interminable homélie qui commence ainsi : « O Marie, étoile de la mer, conduis-nous au port du salut... » morceaux de bréviaires et de litanies qui étaient remontés, aux heures d’angoisse, à la surface de la mémoire du pauvre homme. La cédule présentée par Jean de Monréal aux commissaires, le 3 avril, au nom d’un grand nombre de ses frères, mérite d’être lue; c’est un plaidoyer où les accusés manifestent leur désarroi par la plus bizarre accumulation de bons argumens et d’argumens puérils : « Dans les églises du Temple, le plus grand autel était celui de Notre-Dame;., les templiers faisaient de très belles processions aux grandes fêtes ;.. notre sire le roi de France et d’autres rois ont eu des templiers comme trésoriers et comme aumôniers ; les auraient-ils choisis si le Temple avait été coupable?.. Les épines de la couronne du Sauveur, qui fleurissent le vendredi-saint entre les mains des frères chapelains du Temple, ne fleuriraient pas si ces frères étaient coupables... Il est mort plus de 20,000 frères pour la foi de Dieu outre-mer… Nous sommes prêts à combattre tous les adversaires du Temple, excepté les gens de N. S. le roi et de N. S. le pape. » — Citons encore le mémoire transmis par Colard d’Évreux : « Nous avons souffert d’atroces tourmens, par quoi beaucoup d’entre nous sont morts. Aurions-nous tant souffert si notre religion n’était pas bonne ? » — Les procureurs, élus d’un commun accord par les 546, résumèrent, le 7 avril, devant la commission, les meilleurs traits de ces cédules partielles dans leur grande adresse inaugurale, qui est, malgré sa simplicité, un beau morceau d’éloquence judiciaire, plein d’émotion et de logique.

Les affaires des templiers semblaient en bonne voie, vers le commencement de mai 1310. L’ordre avait trouvé à Paris une légion de défenseurs, qui étaient représentés par des procureurs réguliers ; c’était un noyau autour duquel des milliers auraient pu se grouper. Mais Philippe le Bel vit le danger ; et ses conseillers n’avaient encore imaginé rien d’aussi scandaleux que l’expédient qu’ils lui recommandèrent pour rabattre la cause renaissante de ses adversaires. Ils abusèrent de ce que les procès contre l’ordre et contre les personnes se poursuivaient parallèlement, et de ce que les juges du procès contre les personnes étaient, à Paris, à leur dévotion, pour effrayer mortellement les témoins du procès contre l’ordre. Le jugement des personnes des templiers, dans l’évêché de Paris, appartenait, en vertu des lettres papales, au concile provincial, présidé par l’archevêque de Sens, métropolitain de Paris. Or, l’archevêque de Sens était le frère de l’un des principaux ministres du roi, Enguerrand de Marigny. Il assembla à Paris le concile de sa province. Ce tribunal d’inquisition avait le droit de condamner sans entendre les coupables et de faire exécuter ses arrêts du jour au lendemain. Les procureurs des prisonniers comprirent la terrible menace contenue dans la brusque convocation de ce synode de justice. Ils la signalèrent dès le 10 mai à la commission pontificale. Mais le président de ladite commission, archevêque de Narbonne, se retira dès qu’ils eurent dénoncé l’attentat projeté par les conciles provinciaux, disant « qu’il avait à entendre ou à célébrer la messe. » — « Certains devoirs pieux, dit Tartufe, me rappellent là-haut. » — Les autres commissaires ne surent que répondre : « Nous vous plaignons de tout notre cœur. Mais quoi ! L’archevêque de Sens agit régulièrement contre les personnes. Nous ne pouvons rien. » Le 12, ils essayèrent timidement d’arrêter le bras suspendu du concile par un message très raisonnable et très modéré ; mais, comme ils l’avaient prévu, leur intervention fut inutile. Ce jour-là même, cinquante-quatre templiers, condamnés comme relaps par l’archevêque de Sens et ses suffragans, furent empilés dans des charrettes et brûlés publiquement, entre le bois de Vincennes et le Moulin-à-Vent de Paris, hors de la porte Saint-Antoine. « Ils souffrirent, dit un chroniqueur contemporain, avec une constance qui mit leurs âmes en grand péril de damnation, car elle induisit le peuple ignorant à les considérer comme non coupables. »

C’en était fait ; il n’était plus possible d’entretenir la moindre illusion sur la liberté de la défense. Deux procureurs élus sur quatre avaient disparu. La commission, désemparée, n’en reprit pas moins, dès le 13, l’ironique comédie de ses séances dans la chapelle Saint-Éloi. Mais quelque chose était changé depuis la veille. L’apparition du premier témoin qu’on introduisit fut émouvante. C’était un chevalier du diocèse de Langres, Aimery de Villiers-le-Duc, âgé d’une cinquantaine d’années, templier depuis vingt-huit ans. Comme on lui lisait les articles d’accusation, il interrompit, pâle et comme terrifié, protestant que, s’il mentait, il voulait aller droit en enfer par mort subite, se frappant la poitrine de ses poings, levant les bras vers l’autel, les genoux en terre. « j’ai avoué, dit-il, quelques articles à cause des tortures que m’ont infligées G. de Marcilli et Hugues de la Celle, chevaliers du roi ; mais tout est faux. Hier, quand j’ai vu cinquante-quatre de mes frères, dans les fourgons, en route pour le bûcher parce qu’ils n’ont pas voulu avouer nos prétendues erreurs, j’ai pensé que je ne pourrais jamais résister à la terreur du feu. J’avouerais tout, je le sens; j’avouerais que j’ai tué Dieu, si on voulait. » Et il supplia les commissaires et les notaires de ne pas répéter ce qu’il venait de dire à ses gardiens, de peur qu’il ne fût brûlé comme les cinquante-quatre. Cette déposition tragique fit assez d’impression sur les gens du pape pour qu’ils se décidassent à surseoir provisoirement. Ils ne reprirent leurs opérations, désormais fictives, qu’après six mois d’interruption, et seulement pour la forme. Les témoins entendus à partir de décembre 1310 furent tous des templiers réconciliés par les synodes provinciaux, c’est-à-dire soumis, qui comparurent « sans manteau et barbe rase. » Quand l’enquête fut enfin close, on l’expédia en deux exemplaires pour servir à l’édification des pères du prochain concile de Vienne. Elle remplissait 219 folios d’une écriture très compacte.

Le concile de Vienne, prorogé à plusieurs reprises, avait été fixé en dernier lieu au mois d’octobre 1311. Clément V employa les mois d’été qui précédèrent ce terme à centraliser, contre ceux qu’il avait condamnés d’avance, un immense arsenal de preuves. Il savait qu’on disait couramment en Occident : « Les templiers ont nié partout, excepté ceux qui ont été placés sous la main du roi de France. » Il fallait couper court à ces rumeurs, et c’est pour cela qu’il rédigea alors des bulles pour exhorter les rois d’Angleterre et d’Aragon à employer la torture, malgré les coutumes locales de leurs royaumes qui interdisaient cette procédure. Des ordres de torture furent expédiés aussi, au dernier moment, en Chypre et en Portugal. Il y eut encore, à cette occasion, des effusions de sang martyr. Nous avons la relation des supplices infligés en août et septembre 1311, par l’évêque de Nîmes et l’archevêque de Pise; ces inquisiteurs intelligens n’envoyèrent, du reste, au pape que les dépositions agréables ; ils passèrent sous silence, comme leurs confrères de 1307, les témoignages des obstinés.


IV.

Guillaume le Maire, évêque d’Angers, fut convoqué au concile œcuménique de Vienne, comme tous les prélats de la chrétienté. Malade, il envoya son a avis » par écrit, et cet avis, qui était sans doute celui d’une grande partie de l’épiscopat français, est singulièrement instructif. « Il y a, dit-il, deux opinions au sujet des templiers; les uns veulent détruire l’ordre sans tarder, à cause du scandale qu’il a suscité dans la chrétienté et à cause des deux mille témoins qui ont attesté ses erreurs ; les autres disent qu’il faut permettre à l’ordre de présenter une défense, parce qu’il est mauvais de couper un membre si noble de l’Église sans discussion préalable. Eh bien ! je crois, pour ma part, que notre seigneur le pape, usant de sa pleine puissance, doit supprimer ex officio un ordre qui, autant qu’il a pu, a mis le nom chrétien en mauvaise odeur auprès des incrédules et qui a fait chanceler des fidèles dans la stabilité de leur foi. C’est ce que nous enseigne saint Jérôme : Arius ne fut d’abord qu’une étincelle dans Alexandrie; mais comme cette étincelle ne fut pas étouffée à temps, le monde en a été embrasé. »

Guillaume le Maire avait son siège fait. Mais supposons qu’un évêque, moins zélé royaliste, eût voulu s’éclairer sincèrement au moment de l’ouverture du procès ; en quels termes la question de la culpabilité de l’ordre du Temple se serait-elle posée à sa conscience?

L’ordre du Temple était accusé d’être tout entier corrompu par des superstitions impies, par les illusions de la magie sarrasine. D’après les formulaires pontificaux d’inquisition, qui contiennent jusqu’à cent vingt-sept rubriques, il était plus précisément inculpé d’imposer à ses néophytes, lors de leur réception, des insultes variées au crucifix, des baisers obscènes, d’autoriser la sodomie parmi ses membres. Les prêtres, en célébrant la messe, auraient omis volontairement de consacrer les hosties; ils n’auraient pas cru à l’efficacité des sacremens ; enfin les templiers auraient été adonnés à l’adoration d’une idole (en forme de tête humaine) ou d’un chat. Ils auraient notamment porté nuit et jour, sur leurs chemises, des cordelettes enchantées par leur séjour autour de cette idole. Telles étaient les accusations majeures. Il y en avait d’autres : le grand-maître, quoique laïque, se serait cru le droit d’absoudre les frères de leurs péchés ; les biens étaient mal acquis, l’hospitalité mal exercée, les aumônes mal faites. Le réquisitoire représentait tous ces crimes comme recommandés par une règle secrète de l’ordre, depuis une très haute antiquité.

Les officiers de Philippe le Bel pratiquèrent dans tous les « Temples » de France de sévères perquisitions, en vue d’y découvrir des objets compromettans, à savoir : 1° des exemplaires de la règle secrète ; 2° des idoles ; 3° des livres hérétiques. Ils ne trouvèrent (nous avons leurs inventaires) que quelques ouvrages de piété et des livres de comptes ; çà et là, des exemplaires de la règle de saint Bernard. A Paris seulement, Guillaume Pidoye, administrateur des biens séquestrés, présenta aux commissaires de l’inquisition « une tête grande, belle, en argent doré ; elle avait la figure d’une femme et renfermait des fragmens de crâne enveloppés dans un linge blanc cousu. Elle portait une étiquette : Caput LVIII. Les ossemens ressemblaient à ceux d’une petite tête de femme, et on disait qu’ils avaient appartenu à l’une des onze mille vierges. » Les archéologues reconnaîtront à cette description un de ces reliquaires très communs, en forme de tête parce qu’ils étaient censés renfermer les os du crâne d’un bienheureux, comme il y en a dans presque tous les trésors ecclésiastiques du XIIIe siècle. Ce reliquaire était exposé, sans doute, les jours de fête, à la vénération des templiers, et il n’est pas impossible que des chevaliers aient parfois déposé dessus, pour les sanctifier, les cordelettes ou scapulaires dont la règle primitive leur imposait de se ceindre continuellement, en signe de chasteté ; mais il n’y a point là d’idole ni d’idolâtrie, si les reliquaires des cathédrales ne sont point des idoles, si les fidèles qui font toucher les reliques aux malades, à leurs vêtemens, à leurs chapelets, ne sont point des idolâtres.

L’enquête ne produisit donc contre l’ordre aucun document matériel, aucun de ces « témoins muets » dont parle un ancien historien. Toute la preuve repose sur des témoignages oraux qui, avant d’être admis, peuvent et doivent être attentivement critiqués.

Or ces dépositions, si nombreuses qu’elles soient, perdent toute valeur si l’on considère qu’elles ont été arrachées par la procédure inquisitoriale. L’expérience de plusieurs siècles montre qu’à l’aide de cette procédure on faisait avouer aux gens tout ce qu’on voulait : les maléfices, les rapports avec Satan, les cavalcades à travers l’espace sur le manche à balai des sorcières. Rappelons-nous le mot d’Aimery de Villiers-le-Duc : « J’avouerais que j’ai tué Dieu. » Les dépositions des templiers qui ont avoué ne prouvent rien ; quant à celles des templiers qui n’ont pas avoué, elles ont presque toutes disparu. — Un seul procédé d’exégèse reste légitime en pareil cas, c’est d’examiner la masse des attestations, non pas au point de vue de leur sincérité, mais au point de vue de leur vraisemblance, à la lumière du bon sens.

Si les templiers avaient réellement pratiqué les rites et les superstitions qui leur sont attribués, ils auraient été des sectaires ; ils auraient vécu d’une vie spirituelle intense, et il se serait trouvé parmi eux, comme dans toutes les communautés hétérodoxes, des enthousiastes pour affirmer leur foi en demandant à participer aux joies mystiques du martyre. Or pas un templier, au cours du procès, ne s’est obstiné dans les erreurs de sa prétendue secte. Tous ceux qui ont avoué le reniement et l’idolâtrie les ont abjurés, ont demandé l’absolution. Chose surprenante, la doctrine hérétique du Temple n’aurait pas eu un martyr ! Car les centaines de chevaliers et de frères sergens qui sont morts dans les affres de la prison, entre les mains des tortionnaires, ou sur le bûcher, ne se sont pas sacrifiés pour des croyances ; ils ont mieux aimé mourir que d’avouer, ou, après avoir avoué par force, que de persister dans leurs confessions. On a supposé que les templiers étaient des cathares ; mais les cathares, à l’exemple des anciens montanistes d’Asie, avaient la folie, la passion du supplice ; ils se sentaient fortifiés miraculeusement par la proclamation répétée et frénétique de leurs doctrines. Chez les templiers, point de joie sacrée, pas de triomphe, pas d’espérance en présence de la persécution ; il ne sort de leur bouche qu’une négation, celle des saints de l’église de Lyon persécutes sous Marc-Aurèle : « Je suis chrétien, on ne fait rien de mal parmi nous. » C’est pour cette négation qu’ils ont tout enduré, avec une obstination qui ne s’explique que par l’amour de la vérité. — Les chefs de l’ordre, dira-t-on, étaient peut-être seuls à connaître les secrets de la secte. Mais si des milliers d’hommes avaient été terrorisés, pendant un siècle, par leurs supérieurs, et obligés à des pratiques aussi incompréhensibles pour eux que visiblement blasphématoires, beaucoup sans doute se seraient révoltés (on admettait dans l’ordre des hommes très jeunes qui n’auraient pas pu tenir leur langue, et des personnages considérables, au déclin de leur carrière, qui auraient osé parler) ; en tout cas, l’ordre abattu par Philippe le Bel, les non dignitaires auraient soulagé leur conscience avec allégresse. Les inquisiteurs n’auraient pas eu besoin de s’adjoindre des bourreaux. Tous se seraient empressés de jeter le manteau du Temple. Or nous voyons au contraire que les frères subalternes se sont comportés, en face de la persécution, de la même manière que les chefs, et qu’il y eut même dans leurs rangs plus de défenseurs obstinés de l’ordre. — Si les templiers s’étaient réellement livrés aux excès qui leur furent reprochés, tous, interrogés l’un après l’autre, et forcés de confesser, auraient décrit ces excès de la même manière. Nous voyons au contraire, en lisant leurs dépositions, que d’accord entre eux, quand ils parlent des règles et des cérémonies légitimes de l’ordre, ils varient grandement sur la définition des rituels blasphématoires. A la vérité, comme ils furent tous interrogés article par article sur le même formulaire d’accusation, les traits essentiels de leurs aveux leur furent suggérés à tous dans les mêmes termes ; mais, sur le canevas commun, ils ont dessiné des motifs où se marque la fantaisie individuelle. Michelet, qui croyait aux désordres du Temple, a très bien observé « que les dénégations sont identiques, tandis que les aveux sont tous variés de circonstances spéciales, » mais il en tire l’étrange conclusion « que les dénégations étaient convenues d’avance et que les différences des aveux leur donnent un caractère particulier de véracité. » C’est justement le raisonnement des enquêteurs envoyés par Henri VIII et par Thomas Cromwell, en 1539, pour examiner la situation morale des monastères à supprimer : « Ils nient tous, écrivaient Layton et Legh à Cromwell, c’est qu’ils s’entendent : Illic subolet suspicio vehemens confederationis, quia nihil confessum. » Mais quoi? Si les templiers étaient innocens, leurs réponses aux mêmes chefs erronés d’accusation ne pouvaient pas ne pas être identiques ; s’ils étaient coupables, leurs aveux auraient dû être pareillement identiques. Par exemple, l’adoration des idoles en forme de tête était représentée par les accusateurs comme habituelle; beaucoup de templiers l’ont avouée, mais leurs aveux s’infirment par leur diversité même. L’idole était dévoilée, suivant les uns, dans toutes les cérémonies d’initiation ; suivant les autres, on ne l’adorait qu’en chapitre secret. Ils dirent : « Je l’ai vue. » Mais quand on leur demanda de la décrire, il n’y en eut pas deux à donner les mêmes détails. Pour l’un, cette tête était blanche, noire pour l’autre, dorée pour un troisième ; un quatrième lui avait vu des yeux flamboyans d’escarboucle, un cinquième deux faces, un sixième trois faces, un autre deux paires de jambes, un autre trois têtes. Celui-ci dit : « C’était une statue, » et celui-là: « Une peinture sur une plaque. » « On croyait, dit l’un, que c’était le Sauveur. » C’était, dit l’autre, « Bahomet ou Mahomet. » Pour ceux-ci, c’est le Dieu créateur qui fait fleurir les arbres et pousser les moissons ; pour ceux-là un ami de Dieu, un puissant intercesseur. Quelques-uns l’ont entendu parler. D’autres l’ont vu se transformer brusquement en chat noir, ou en corbeau, ou en démon, sous forme de femme. Voilà l’être protéique dans lequel des historiens ont reconnu alternativement saint Jean-Baptiste déifié et le Makroposopopus de la Kabbale.

L’invraisemblance des charges, la brutalité des procédés d’enquête, le caractère contradictoire des aveux, n’auraient pas manqué de frapper des juges non prévenus, même des juges du XIVe siècle. Mais quels cœurs auraient résisté à la comparution des suppliciés de l’enquête, à l’exhibition de leurs plaies, à leurs protestations d’amour pour l’église persécutrice, à ces accens douloureux dont l’écho, recueilli par les notaires de la grande commission, émeut et persuade encore! Ceux qui avaient leurs raisons pour ne pas tenir à ce que la lumière se lit, devaient donc chercher, par tous les moyens, à supprimer les débats publics. Dès lors, le bâillon qui fut mis en effet sur la bouche des derniers défenseurs de l’ordre au concile de Vienne n’est-il pas l’argument décisif qui force la postérité à acquitter les templiers ?

L’histoire de ce concile de Vienne, dont les actes, par un singulier hasard, manquent dans les archives pontificales, est très obscure. Mais à travers l’ombre ménagée où l’ont laissée les écrivains ecclésiastiques, on entrevoit des intrigues malpropres : intrigues du roi de France pour forcer la main du pape ; intrigues du pape pour escamoter la sentence du concile sine strepitu judicii. Clément V ne se sentait pas maître des trois cents pères assemblés ; il n’était sûr que des évêques français; ceux d’Allemagne, d’Aragon, et même quelques évêques d’Italie qui avaient acquitté les templiers de leurs circonscriptions synodales, inclinaient à instituer une discussion en règle. Pour comble d’embarras, sept chevaliers du Temple se présentèrent inopinément dans Vienne, comme représentans des templiers fugitifs qui erraient dans les montagnes du Lyonnais; ils venaient « défendre » l’ordre. L’ordre retrouvait les procureurs que l’archevêque de Sens lui avait enlevés l’année précédente. Il fallut que Clément, feignant de craindre pour sa vie, dénonçât à Philippe les outlaws du Lyonnais. De son côté, il fit enfermer sous triple clé les sept malencontreux défenseurs; c’était supprimer une seconde fois la défense, sans autre droit que celui de la force ; il y eut à Vienne des prélats qui s’en indignèrent, et le conflit entre ces prélats et le pape dura trois mois. C’est alors que le roi comprit qu’on n’en finirait pas sans lui : usant du moyen qui lui avait si bien réussi à Tours en 1308, il avait convoqué à Lyon ses dociles États-généraux. De Lyon, d’où il surveillait le concile, il vint à Vienne avec une armée. Il parut au milieu des évêques et s’assit à côté du pape, sur un siège plus bas. Celui-ci, tout d’un coup raffermi, s’empressa de faire lire, devant les pères silencieux, une bulle qu’il avait élaborée d’avance en collaboration avec les gens du roi. Dans cette bulle Vox in excelso, le pape avoue qu’il n’existe point contre l’ordre de preuves suffisantes pour justifier sa condamnation canonique ; mais il considère que l’ordre n’en est pas moins déshonoré, que ses biens sont et seraient de plus en plus dilapidés au grand dommage de la terre-sainte pendant la durée d’un procès dont on ne pourrait plus prévoir la fin ; de là la nécessité d’une solution provisoire. Le pape n’a pas le droit de juger définitivement et de se substituer au concile ; mais, comme Guillaume le Maire l’avait conseillé, il peut juger par voie de provision. Il supprime donc l’ordre du Temple, en fait, et renvoie la solution de la question de droit à un concile mieux informé, qui ne devait jamais se réunir.

Ainsi périt l’ordre du Temple, supprimé, non condamné, égorgé injustement, sans résistance. Injustement, cela n’est pas pour étonner ceux qui ont étudié la politique : malheur à qui gêne l’homme puissant. Sans résistance, cela s’explique moins aisément. Les templiers ont reçu la mort avec douceur ; ils n’ont pas eu le courage actif de la résistance ouverte ; les meilleurs d’entre ces soldats n’ont eu qu’un héroïsme passif de victimes. Mais cette attitude pacifique ne les décharge-t-elle pas justement de la suprême accusation que l’histoire a portée contre eux : celle d’avoir été un état dans l’état, celle d’avoir mis en péril l’unité et la sécurité de la monarchie française ? — Les templiers n’ont tiré l’épée qu’en Allemagne et en Aragon, et là, ils n’ont rien perdu, ni la vie, ni l’honneur. Hugo de Salm, rhingrave et commandeur de Grumbach, força la porte du synode de Mayence avec vingt chevaliers cuirassés : il parla haut, s’en alla libre et fut acquitté. Si les templiers de France s’étaient ainsi protégés eux-mêmes, en octobre 1307, contre les sergens du roi, ils auraient succombé sans doute, mais ils seraient morts au soleil, au lieu d’être enfumés ou de pourrir en prison. Qu’à aucun moment du procès les templiers de France n’aient eu la moindre velléité de se servir contre l’Église de leurs armes bénites par l’Église, malgré l’asservissement de l’Église aux passions d’un prince temporel, c’est, je crois, la preuve la plus manifeste de leur innocence et de leur soumission, pour ne pas dire de leur faiblesse.


V.

La bulle Vox in excelso régla les destinées de l’ordre, mais elle laissa en suspens deux grandes questions difficiles à liquider : le sort des templiers prisonniers ; le sort des biens du Temple supprimé.

La curée des biens immenses de l’ordre du Temple, cause directe de sa ruine, but final de la persécution, avait commencé pendant le procès, malgré la vigilance des administrateurs pontificaux[4]. L’appétit des rois avait été aiguisé, dès 1307, au point que quelques-uns songèrent à faire partager le sort des templiers aux hospitaliers et aux chevaliers porte-glaives. L’ordre teutonique fut accusé d’hérésie en 1307 par l’archevêque de Riga. C’était déjà l’avidité spoliatrice des princes protecteurs de la réforme du XVIe siècle. Après le concile de Vienne, on procéda au dépècement méthodique de la proie, non sans garder les apparences. En théorie, toutes les propriétés de l’ordre furent transférées au saint-siège, qui les remit aux hospitaliers, mais ce transfert fictif n’empêcha pas Philippe le Bel de retenir la meilleure part. A partir de 1307, les embarras financiers de Philippe avaient visiblement diminué; ses dettes envers l’ordre avaient été éteintes, car les canons défendent de payer leur dû aux hérétiques ; il avait saisi tout le numéraire accumulé dans les banques du Temple, dont il ne rendit jamais compte ; et le trésor du Temple de Paris avait été transformé en caisse royale, sans qu’il eût été procédé à la liquidation des opérations engagées sous l’administration des derniers comptables du Temple. C’est comme si l’État s’emparait du capital de la Banque de France, de son portefeuille, et annulait d’un trait de plume ses dettes envers elle. Philippe le Bel alla plus loin encore, lorsque les dépouilles du Temple eurent été officiellement attribuées à l’Hôpital. Il prétendit que, ses anciens comptes de banque avec le Temple n’ayant pas été réglés, il restait créancier de l’ordre pour des sommes considérables, d’ailleurs indéterminées, car il avouait qu’il ne possédait à l’appui de son dire aucune écriture authentique : les écritures authentiques des trésoriers conventuels, c’était lui-même qui les avait fait supprimer dès la première heure pour anéantir jusqu’à la trace, non pas de ses créances, mais de ses dettes. Les hospitaliers substitués aux droits et aux charges du Temple furent obligés de consentir à une transaction ; ils payèrent une soulte de 200,000 livres tournois le 21 mars 1313, et ce sacrifice ne les délivra même pas des exigences de la couronne ; ils plaidaient encore à ce sujet devant le parlement sous le règne de Philippe le Long. — Quant aux biens immobiliers, Philippe le Bel les garda sous sa main jusqu’à sa mort, en perçut paisiblement les revenus[5]; et les hospitaliers, pour en obtenir la délivrance, durent verser plus tard des sommes énormes, sous prétexte d’indemniser la couronne de ce qu’elle avait déboursé pour l’entretien des templiers emprisonnés de 1307 à 1312 : frais de geôle et frais de torture. — Il paraît avéré, en résumé, que les hospitaliers furent plutôt appauvris qu’enrichis par le splendide cadeau offert à leur ordre, tant en France que dans les autres pays, où personne ne se fit scrupule de profiter d’une si belle occasion de gagner. « Il y eut, dit un historien, de véritables saturnales ; une immense débauche princière de pillage et de chantage. »

Restaient les templiers prisonniers. On relâcha tous ceux qui voulurent passer par l’humiliation des aveux. Ces libérés eurent, par la suite, des fortunes diverses, les uns vagabondèrent sur les routes, d’autres essayèrent de gagner leur vie par des travaux manuels ; quelques-uns entrèrent dans des ordres monastiques et quelques-uns aussi, dégoûtés du couvent, se marièrent. Les impénitens et les relaps furent frappés des plus terribles châtimens de la loi inquisitoriale : bûcher ou prison perpétuelle. Les plus illustres de ces relaps de la onzième heure sont, comme on sait, deux des hauts dignitaires que le pape avait réservés à son jugement personnel : le grand-maître Jacques de Molay et le maître de Normandie, Geoffroy de Charnay. C’est seulement en décembre 1313 que Clément V appointa trois cardinaux pour examiner ces chefs que des espérances égoïstes avaient persuadés jadis d’abandonner leurs frères et leur ordre, ce qui avait décapité et paralysé la défense. Le 19 mars 1314, ils furent amenés au portail de Notre-Dame pour écouter leur sentence; à savoir, le mur, la détention à perpétuité en pénitence des crimes avoués. Molay et Charnay avaient été soutenus jusque-là par l’assurance d’une délivrance prochaine, mainte fois promise; ils étaient en prison depuis sept ans ; ils aimèrent mieux n’y point rentrer désespérés : « Nous ne sommes pas coupables, dirent-ils, des choses dont on nous accuse, mais nous sommes coupables d’avoir bassement trahi l’ordre pour sauver nos vies. L’ordre est pur, il est saint, les accusations sont absurdes, les confessions menteuses. » Comme la foule présente s’étonnait et remuait, les cardinaux livrèrent hâtivement au prévôt de Paris ces deux confesseurs tardifs de la vérité; le roi fut prévenu, et, le soir du même jour, au coucher du soleil, un échafaud se dressa, dans l’île des Juifs, entre l’église des Augustins et le jardin du palais. Ils moururent dans la gloire du crépuscule printanier, avec un courage invincible qui frappa grandement les assistans. Il était réservé à un apologiste moderne de l’Église de dire que leur intrépidité finale est la marque de la forte prise que le démon avait sur eux.

L’ordre du Temple avait été détesté par le peuple tant qu’il avait été florissant; après sa chute, il y eut dans les masses, comme il arrive, un revirement de sympathie en sa faveur. Le bûcher du 19 mars flamboya d’un éclat sinistre dans l’imagination populaire ; on en recueillit les cendres pour les vénérer à titre de reliques, et, comme les temps étaient durs, on crut que la colère de Dieu s’appesantissait pour venger le sang innocent. Il y eut des éclipses, des parahélies, des parasélènes, toutes sortes de prodiges astronomiques, météorologiques et physiologiques : le tonnerre dans un ciel serein, de la grêle, des naissances monstrueuses. Comme Clément V succomba, un mois après l’exécution de Molay, à une affreuse maladie, et comme Philippe le Bel disparut bientôt à son tour, à l’âge de quarante-six ans, la légende se répandit que Molay supplicié avait assigné le pape et le roi au tribunal de Dieu. Guillaume de Nogaret mourut aussi vers ce temps-là, après Clément, avant Philippe.

Le deuil public s’apaisa lentement, il dura autant que les derniers contemporains du drame. Seize ans après la mort de Philippe le Bel, un noble provençal, Bertrandet de Pellissier, écrivait dans son testament une belle oraison funèbre de ce Temple dont la fin était restée le cauchemar de ses jours et de ses nuits. Et combien de parens des victimes, combien de spectateurs des exécutions auraient pu dire avec Bertrandet : « J’ai souvent réfléchi aux vicissitudes des choses humaines, en pensant au sort pitoyable de cet ordre magnifique que j’avais vu si haut, et qui, en un clin d’œil, est tombé si bas. Comment ne pas pleurer, surtout quand les malheurs privés se joignent aux désastres publics? Je ne sais pas comment j’ai pu survivre à la mort déplorable de mes frères Pons et Guiraud, de mes proches et de mes amis sacrifiés!.. Cet ordre si illustre, qui avait formé tant de braves chevaliers ; cet ordre à qui mes ancêtres étaient si redevables, que tant de mes cousins et de mes oncles, les Pellissier, les Pellipaire, ont servi, sous les auspices duquel ils ont suivi la voie de la gloire et de la vertu militaire, il fut, hélas! et s’est évanoui! Présent me sera toujours ce jour fatal, signe terrible de l’indignation céleste! Je voudrais que mes fils l’eussent toujours devant les yeux, pour apprendre l’horreur de la richesse, de la mollesse, de l’ivrognerie, des séductions féminines et de tous les vices que la paresse engendre... » — Telle est la philosophie à laquelle s’arrêta le bon sens public. Oui, les templiers, ou quelques templiers avaient été coupables d’orgueil, de débauches, et peut-être d’irrévérences. Non, les templiers n’étaient pas coupables des atrocités relevées à leur charge par l’inquisition. Plus le temps s’écoula, plus l’opinion s’affermit en ce sens. Saint Antonin de Florence, au XVe siècle, n’hésita pas à attribuer la chute du Temple à l’envie allumée par leurs richesses. Boccace prit leur parti. Campi nous apprend qu’au XVIIe siècle les chevaliers étaient regardés universellement, en Italie, comme des saints et des martyrs.

On parle communément, de nos jours, de la « justice de l’histoire. » Les personnages qui se croient lésés par le jugement des hommes de leur temps en appellent volontiers à l’histoire, au lieu d’en appeler, comme le bon Jacques de Molay, à Dieu. Mais la justice de la postérité n’est pas toujours juste ; elle a des oscillations; aucune force mystérieuse ne la garantit contre l’erreur ; beaucoup de causes l’y prédisposent. Les templiers devaient éprouver la vanité de cette justice posthume, après avoir éprouvé en première instance celle de la justice temporelle de leur siècle. L’arrêt de Clément V, dicté par Philippe le Bel, fut, il est vrai, revisé d’abord par les foules attendries. Mais, quand la monarchie absolue trouva en France des apologistes intransigeans, l’arrêt de la pitié publique fut cassé à son tour par les savans, appliqués à réhabiliter en tous points la mémoire de Philippe le Bel, fondateur officiel de l’absolutisme. Des hommes comme Du Puy accablèrent les templiers sous le poids d’une érudition assez solide pour dissimuler longtemps la pauvreté de leurs conclusions. Les partisans de l’infaillibilité rétrospective de la papauté trouvèrent aussi intérêt à blanchir Clément V : « Il ne faut pas, dit un écrivain catholique, que le procès des templiers serve de thème aux déclamations des incrédules contre le saint-siège. « D’autre part, des sectes adonnées à un mysticisme hétérodoxe et désireuses de rattacher leur origine à une tige ancienne, comme les francs-maçons et les rose-croix, glorifièrent les chevaliers d’une partie des crimes dont un pape les a chargés, et voulurent voir de la profondeur dans l’inepte symbolisme décrit par leurs accusateurs. — La postérité a donc crucifié une seconde fois l’ordre du Temple, qui a été victime, mort et vivant, des préjuges et de la mauvaise foi. Amer sujet de réflexions pour ceux qui ont besoin de croire à la sanction terrestre des récompenses et des châtimens, à la justification finale de l’innocence, à la punition des méchans, aux balances de « l’équitable avenir. »


CH. V. LANGLOIS.

  1. Voir la bibliographie complète et critique du sujet dans la Revue historique, mai 1889, et dans la Revue des Questions historiques, juillet 1890. — Cf. Göttingische gelehrte Anzeigen, avril 1890.
  2. Frère Pierre Du Marais, bachelier en théologie et dominicain, déclara plus tard aux commissaires pontificaux qu’il avait assisté aux dépositions de beaucoup de templiers : « Les uns ont avoué, quelques-uns ont nié. J’ai beaucoup de raisons de croire que ceux qui niaient méritaient plus de créance que les autres. »
  3. Molay parlait devant des évêques.
  4. Dans une dépêche, envoyée d’Avignon au roi de France le 24 décembre 1309 par ses envoyés secrets, on lit : « Au sujet de l’administration des biens du Temple dans votre royaume, le pape a déclaré savoir qu’ils se perdaient et étaient dissipés, ainsi qu’il l’avait bien prévu lorsqu’il était à Poitiers. »
  5. Philippe mit aux enchères la ferme des domaines du Temple; les prix de fermage furent si élevés que la plupart des fermiers, qui avaient espéré faire fortune, se ruinèrent. Le roi fit saisir leurs biens.