Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/I/28

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Lecomte (p. 208-215).


XXVIII

LE RÉQUISITOIRE.



Quelques heures plus tard, dès minuit, la grande place sur un des côtés de laquelle s’élève le palais de justice, était déjà envahie par une foule innombrable.

Chacun voulait entendre le réquisitoire de l’attorney général, ceux surtout qui n’avaient pu assister aux débats, et vers deux heures du matin cet océan humain s’agita en vagues tellement menaçantes que les postes durent être triplés, afin de repousser par la force les groupes qui ne parlaient de rien de moins que de prendre d’assaut le sanctuaire de la justice.

Quelques régiments de cavalerie de Madras parvinrent enfin à mettre à la raison les impatients, et vers cinq heures du matin, l’entrée du public dans la salle se fit en assez bon ordre, mais l’autorité militaire dut maintenir, devant le palais, trois bataillons l’arme au bras, tant la colère de ceux qui n’avaient pu pénétrer dans l’intérieur de l’édifice prenait une physionomie menaçante.

À six heures, la cour entra en séance. Les accusés, qui n’avaient pas été reconduits au fort Saint-Georges, mais enfermés dans les caves du palais, reprirent leurs places devant leurs juges, et sir Georges Monby donna immédiatement la parole à l’attorney général, sir Edward Lodge.

Le silence se fit aussitôt et l’éminent magistrat s’exprima en ces termes :


« Mylord, messieurs,

« Vous venez d’assister aux débats émouvants de la plus terrible cause que la justice humaine ait jamais eu à juger. Les scènes qui ont été mises sous vos yeux, les récits qui ont frappé vos oreilles semblent empruntés à la fable, à la légende, et nos esprits ne sauraient croire aux attentats de ces hommes, si les faits n’étaient pas aussi évidents, si autour de nous ne se dressaient meurtries, sanglantes, mutilées, des milliers de victimes qui demandent justice.

La grande place de Madras.


« Vais-je reprendre tous les faits de l’accusation pour soulever encore votre indignation et votre horreur ?

« Vais-je de nouveau retracer ces meurtres épouvantables, que les accusés avouent avec orgueil, dont leur cruauté et leur cynisme se glorifient ?

« Ce serait là une tâche pénible, devant laquelle je n’hésiterais pas cependant, si je croyais nécessaire de la remplir.

« Mais est-il besoin de nouvelles preuves pour déterminer votre arrêt ?

« Vos consciences peuvent-elles hésiter ?

« Votre pitié peut-elle être éveillée ?

« Ce serait vous faire injure que de le supposer un instant.

« Aussi ne vais-je que rappeler les faits principaux, afin de grouper les accusés en deux catégories distinctes.

« Je commencerai par cet homme, qui se fait gloire d’être le chef de cette bande maudite, et je ne m’arrêterai qu’un instant sur lui, par respect même pour vous.

« Al-Hyder-Aly, ex-brûleur de femmes, comme il a mérité d’être surnommé, a-t-il assez rempli sa vie de forfaits infâmes, et celui que je citerai au hasard ne suffirait-il pas pour que la loi fût appliquée dans tout sa rigueur ?

« Souvenez-vous du sacrifice dans la forêt de Rani ; écoutez encore les cris déchirants de la pauvre victime, de cette jeune femme, si cruellement brûlée vivante ; rappelez-vous l’attentat qu’il a dirigé contre la famille Buttler, jetez les yeux sur ce vaillant officier, aujourd’hui sans épouse, sans enfants ; entassez horreurs sur horreurs, lâchetés sur lâchetés, et jugez, jugez rapidement, afin de pouvoir bien vite détourner vos regards d’un tel monstre.

« Il était le premier d’entre ces misérables, qu’il soit encore à leur tête sur le gibet.

« Après lui, c’est un vieillard dont les jours se comptent peut-être par les meurtres qu’il a commis, dirigés ou ordonnés.

« Ce Sumsee, ce second chef de la bande, c’est le gooroo, le précepteur dans le crime ; c’est le professeur en tortures.

« Vous savez son influence sur les gens de sa secte ; vous savez l’égorgement de cet enfant sur les rives du Panoor ; il vous a dit qu’il fallait à sa déesse des libations de sang chaud, et que les victimes devaient être choisies jeunes et belles.

« Si sa puissance avait été à la hauteur de ses désirs, nos fleuves ne charrieraient que des cadavres. L’Inde tout entière aurait disparu. Ici, devant vous, il a avoué qu’il ne nous laissait que nos églises, que tout le reste de la presqu’île lui appartenait.

« Vos cœurs pourront-ils s’émouvoir un instant en le condamnant au dernier supplice, ainsi que Roop-Singh, son prédécesseur dans ces sinistres fonctions ?

« Aurez-vous plus de pitié pour Sap-Sati, dont le métier consistait à mieux recevoir les voyageurs pour les livrer plus facilement aux assassins, qui s’abritait sous votre autorité même pour fomenter impunément ses criminelles machinations. Et ce Zimana, allant çà et là implorer la charité en simulant des infirmités, pour découvrir, surveiller et faire tomber dans le piège ceux dont l’humanité le plaignait ?

« Lui, il vous a dit que son début dans le crime avait été le meurtre de sa mère, qu’il avait rencontrée priant aux pieds de la statue de Dourga, de sa mère qui priait pour lui peut-être !

« Le malheureux sir Edward Buttler vous a désigné dans sa déposition les misérables qu’il a reconnus et que vous avez là devant vous : Maha-Bita, l’assassin de son fils ; Davernéa, qui a aidé son chef à enlever lady Buttler ; Béronséa, qui porte encore sur son front la marque de la blessure que lui a faite sir Edward en se défendant. Ils ont, du reste, tous avoué : c’est avouer qu’ils méritent la mort.

« Mais cette association monstrueuse ne compte pas que des assassins actifs, luttant corps à corps avec leurs victimes, ou les tuant lâchement : elle renferme dans son sein toutes les classes de la société hindoue. Sur ce banc est un homme respecté jusqu’alors, Roumi-Khan.

« Il remplissait dans le district de Vellore des fonctions importantes, et il en usait pour protéger les Étrangleurs.

« C’était chez lui qu’ils trouvaient asile lorsqu’ils étaient menacés ; c’était lui qui plaidait leur cause auprès de nous.

« Je ne sais pas si celui-là n’est pas encore plus coupable que les autres !

« En échange de sa protection, il recevait sa part du butin ; il n’avait même pas les dangers de la lutte, il n’avait que le bénéfice de l’infamie.

« J’en dirai autant des brahmines qui, prêtres d’un Dieu de bonté et de conservation, prêtres de Vichnou, ne cachaient que mieux sous leurs robes jaunes, à l’abri de la vénération dont ils étaient entourés, leur complicité avec les Étrangleurs. Pour ceux-là comme pour les autres, je vous demande l’application rigoureuse de la loi. »

L’attorney général passa ainsi en revue soixante-dix-huit accusés, dont il rappela les crimes, et l’auditoire frémit plus d’une fois à cette nouvelle exposition des attentats monstrueux, dont l’Inde était le théâtre depuis tant d’années.

Cette première partie du réquisitoire dura près de trois heures, sans que les accusés changeassent d’attitude, sans qu’il fût possible de lire sur leurs physionomies brutales un mouvement de dénégation, de remords ou de terreur.

— Quant aux quatre-vingt-quinze autres accusés, dit l’attorney général en reprenant la parole, si je ne demande pas pour eux le dernier des supplices, ce n’est pas parce que je les crois dignes de pitié, c’est parce que mon esprit s’épouvante à la pensée de l’hécatombe humaine qu’il vous faudrait ordonner, si vous n’écoutiez que votre indignation, les cris des victimes, l’inflexibilité de la loi ; c’est parce que la justice, en admettant des degrés dans le crime, ordonne des degrés dans l’expiation ; c’est parce que je veux faire la part aussi du défaut d’éducation de ces hommes, de leurs mauvais instincts, de leur abrutissement ; c’est parce que je veux croire que quelques-uns ne sont pas complètement responsables de leurs actes.

« Mais qu’ils soient à jamais arrachés de ce sol qu’ils ont ensanglanté, où ils ont semé la terreur et le meurtre, et que les travaux à perpétuité dans les mines de Rhio et de Banca les fasse disparaître en leur laissant le temps de se repentir !

« Nous avons encore, messieurs, une troisième catégorie d’accusés, ce sont les dénonciateurs. Pour ceux-là, malgré mon respect pour la parole donnée, je ne veux pas cependant la liberté, c’est-à-dire le droit d’être assassins de nouveau, lorsque le danger sera éloigné d’eux.

« Leur amour pour le meurtre est si grand que ce sont parfois ceux-mêmes qui leur sont dévoués qu’ils immolent.

« Voici ce qu’un des accusés, Mohamed-ben-Saïd avoue :

« — Nous rencontrâmes un marchand et sa famille à Chupava, et ils firent route avec nous jusqu’à Luknadow. Là, il nous apprit qu’il attendait le lendemain matin quelques compagnies d’un régiment indigène commandées par des officiers européens, et nous résolûmes alors de les tuer tous, car le lendemain il serait trop tard.

« Notre campement était près du village, et la tente du marchand était auprès des nôtres. Pendant la nuit quelques officiers arrivèrent et disposèrent leur camp entre nous et les maisons ; mais cela ne devait pas nous empêcher d’agir ; les fossoyeurs avaient déjà creusé les tombes.

« Vers le soir, Hyder-Aly, Noor-Khan et son fils, accompagnés de quelques autres, vinrent rendre visite au marchand et commencèrent à chanter en s’accompagnant de la sitar, comme ils avaient l’habitude de la faire.

« Pendant ce temps quelques Thugs prirent les armes du marchand sous le prétexte de les admirer. La femme et les enfants étaient dans l’intérieur de la tente écoutant la musique. Le jokine, ou signal, fut donné, mais le monskée s’aperçut du danger qu’il courait et voulut crier et fuir. Il fut en un instant saisi et étranglé.

« La femme, entendant du bruit, sortit promptement avec un de ses enfants dans les bras.

« Hyder-Aly, en une seconde, étouffa l’enfant et la mère, pendant que Noor-Khan en finissait avec la fille qui était restée sous la tente.

« Les fils qui, pendant qu’on tuait leurs parents, étaient occupés auprès des chevaux et n’avaient pu venir à leur secours, sautèrent en selle et voulurent s’enfuir. Un instant ils purent espérer, mais ils furent promptement rejoints, et en moins d’une demi-heure, les six victimes étaient immolées et enterrées. »

« Hyder-Ali savait cependant que le marchand avait rendu de grands services au Thugs.

« Ainsi, vous le voyez, messieurs, la reconnaissance ne saurait même les arrêter. Ainsi que des bêtes féroces, ces hommes se déchirent parfois entre eux.

« À la tête de ces hommes, qui, après avoir été meurtriers, sont devenus traîtres, est Feringhea, auquel on doit, je l’avoue, la découverte de ces trames ténébreuses, mais qui, pendant quinze ans, a trempé ses mains dans le sang, en commençant par immoler sa fiancée.

« Cet homme, dont le nom est synonyme de massacre et de pillage, cet homme, tout jeune encore, qui compte déjà ses victimes par mille ; cet homme qui a été le chef le plus redoutable des Étrangleurs, dont l’autorité était si grande parmi eux qu’il avait droit de haute et de basse justice ; cet homme échappera-t-il à la loi parce que, dans un mouvement de haine et de vengeance, il a dénoncé les siens ?

« Ne vous y trompez pas, messieurs, les regrets ni les remords ne sont pour rien dans la conduite de Feringhea. Il y a chez lui, indépendamment de la vengeance, un mobile secret que nous ne pouvons connaître, qu’Hyder-Aly sait peut-être, mais qu’il n’a pas voulu nous dévoiler.

« Feringhea, j’en ai la conviction, ne fait pas seulement aujourd’hui les affaires de la justice, il pense aux siennes. Quelque chose me le dit ! Qui sait si, de sa part, il n’y a pas dans ce qui se passe aujourd’hui quelque machiavélique combinaison, vers le succès de laquelle son acquittement serait le premier pas ?

« Vous connaissez l’intelligence de ce chef suprême des Étrangleurs.

« Ici même, devant ce tribunal, à la barre duquel il les a amenés pour mourir, vous avez vu les accusés trembler devant lui, baisser les yeux devant son regard, se courber sous son autorité, lorsque, bien qu’enchaînés, ils se révoltaient encore contre la nôtre.

« Prenons-y garde, messieurs, il y a peut-être là un piège dans lequel il serait honteux et dangereux de tomber. Ainsi, pas de grâce pour lui !

« Ne vous exagérez pas le service qu’il a rendu, car ce serait nier la Providence que de supposer qu’un laps de temps plus long aurait pu s’écouler sans qu’elle fît tomber les Étrangleurs entre nos mains.

« Quant aux autres dénonciateurs, quant à ce soi-disant barbier, auquel le colonel Sleeman, usant de ses pleins pouvoirs, a promis la vie et la liberté, je les abandonne à votre justice.

« Je n’ai plus que quelques mots, messieurs, à ajouter à ce long réquisitoire, c’est pour vous rappeler qu’un exemple terrible est nécessaire pour ramener la colonie au calme et à la confiance dans la force du gouvernement.

« Pendant que le colonel Sleeman dirigeait si habilement l’expédition du Rani, ses frères d’armes n’étaient pas moins heureux dans le Sud et dans l’Ouest.

« Durant le cours de ces débats, j’ai appris l’arrestation de près de huit cents affiliés, emprisonnés en ce moment à Bungalore, à Bellary, à Mysore et à Hyderabad, et aujourd’hui même m’est arrivée la nouvelle du départ des expéditions du Centre pour Jaggernaut, Ellora et Bopal.

« C’est devant vous qu’ont été amenés les premiers meurtriers, c’est vous qui, les premiers, ferez taire les palpitations de vos cœurs, pour vous souvenir que vous êtes seulement les interprètes de la loi.

« Nous devons donner ici l’exemple de la sévérité, parce que nous sommes ici surtout en plein Thugisme.

« Les habitants d’Arcot, quoique musulmans, sont Thugs de père en fils, et comme généralement ils s’engagent en qualité de cipayes dans les régiments de la compagnie, ils sont encore les assassins les plus dangereux du pays. Ils sont plus discrets, plus tenaces, plus adroits encore que les Étrangleurs du Dekhan, et on conçoit avec quelle facilité ils peuvent attirer dans leurs pièges les voyageurs et les marchands que leur uniforme rassure.

« Ils étranglent également avec leur mouchoir, ainsi que leurs frères du Centre, et suivent à peu près les mêmes rites, sans cependant avoir de grands rapports entre eux, peut-être pour cette raison que, quoiqu’ils se servent de l’hindoustan dans leurs conversations ordinaires, leur véritable langue est le tamoul.

« C’est, du reste, cette province, qui n’est qu’à quelques milles de nous, qui nous fournit cette monstruosité trop commune : la femme Thug.

« À Hyderabad, le capitaine Reynolds a arrêté une femme, est-ce ce nom qu’il faudrait lui donner ?

« Et cette femme était le chef d’une bande de deux cents Étrangleurs.

« Elle a été belle, elle a été jeune, elle se nomme Suddamah, et vivait sous la protection des magistrats indigènes. Elle a aujourd’hui près de cinquante ans, et de temps à autre, malgré la fortune qu’elle a faite dans son infâme profession, elle accompagnait encore ses deux fils et ses frères dans certaines expéditions.

« Elle n’est pas sur ce banc, parce qu’elle s’est fait justice elle-même. La nuit même de son arrestation, on l’a trouvée dans son cachot étranglée de ses propres mains.

« Les femmes Thugs ne sont pas en grand nombre, il est vrai, mais elles prennent toujours un grand intérêt aux meurtres et souvent y aident de leurs conseils.

« En effet, je lis dans un autre passage du capitaine Aldeman :

« J’ai trouvé une femme qui suivait avec ardeur les expéditions, c’était l’épouse du jemadar Bucktarvar, de la secte Thug du soosea. Elle habitait avec son mari une fort belle propriété sur le territoire de Vellore. Souvent elle assistait aux meurtres, et elle m’a même avoué qu’elle avait une fois étranglé elle-même un homme qui allait échapper à son mari.

« Son mari l’a tuée au moment où j’allais l’arrêter. »

« Vous le voyez, messieurs, du sang, du sang, toujours du sang ! Ne faut-il pas qu’à son tour la justice lave aussi par le sang toutes ces taches infâmes ?

« Le pays, que dis-je ! l’univers entier, qui suit ces débats avec épouvante, attend votre arrêt. »

À ces derniers mots de l’attorney général, des applaudissements unanimes éclatèrent, et la séance fut levée par le président au milieu d’une agitation impossible à décrire.

Le jugement devait être rendu le lendemain, car les défenseurs, choisis pour la forme, reconnaissaient leur tâche impossible, sauf l’avocat de Feringhea, qui avait eu de longs entretiens avec lord Bentick et qui espérait sauver le terrible chef.

Quelques instants après la fin de l’audience, lorsque les accusés traversèrent la place du gouvernement pour retourner au fort Saint-Georges, ils faillirent devenir la proie de la fureur populaire, malgré les cinq cents soldats qui les escortaient.

On ne parvint à calmer un peu la foule qu’en apprenant qu’à Jaggernaut et à Ellora, pendant les fêtes religieuses du Churruck pooja (ou tournoiement), plus de deux mille Étrangleurs avaient été arrêtés. La joie fut si grande à cette nouvelle que le peuple se contenta d’accompagner les accusés de ses huées et de ses malédictions.