Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/II/15

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Lecomte (p. 347-359).


XV

LES CAVERNES DE CARLY.



La nuit venait d’étendre ses voiles sur cette immense et splendide forêt qui occupe tout le pays compris entre Nandèra et Arungabad, et qui, traversé en même temps par les mille bras du Godavery, est peut-être la contrée la plus mystérieuse de l’Inde, lorsqu’un homme qui, depuis le matin en parcourait les sentiers inexplorés, s’arrêta au sommet d’un petit monticule de sable qu’un teck gigantesque couvrait de son branchage feuillu.

Se yeux, qui s’efforçaient de pénétrer les ténèbres et semblaient chercher un point de repère, s’arrêtèrent enfin, après quelques instants d’hésitation, sur une masse informe de rochers entassés les uns sur les autres comme par une commotion volcanique, et couverts de mousses et de lianes.

Il était là déjà depuis plusieurs heures, pensif, immobile, interrogeant les ombres épaisses et les bruits multiples des bois ; il avait, sans un frémissement, reconnu dans les fourrés le rugissement du tigre en quête de sa proie et le sifflement de la copra, lorsqu’il tressaillit soudain.

Il venait d’entendre, à peu de distance, des pas dans les hautes herbes.

Se couchant à terre, il tira son poignard pour être prêt à tout événement, et il vit alors deux Hindous, à demi nus, qui, après avoir jeté autour d’eux un regard inquiet, se dirigèrent vers une large roche occupant à peu près le centre de ces pierres sur lesquelles s’étaient arrêtés ses regards.

Lorsqu’ils l’eurent atteinte, ils écartèrent les lianes rampantes qui l’enveloppaient et tout à coup disparurent, comme si la terre se fût entr’ouverte sous leurs pas.

— C’est bien ici et je ne me suis pas égaré, murmura avec un éclair dans les yeux celui qui les surveillait.

La même scène se reproduisait au même moment, mais sans témoin, à cent endroits divers de la forêt.

Depuis plusieurs jours, des hommes aux figures étranges, aux costumes bizarres, les uns richement vêtus, les autres couverts de haillons, ceux-ci paraissant des marchands, ceux-là des soldats, d’autres des mendiants, s’étaient enfoncés sous les arbres, venant de toutes les directions.

Comme ceux dont nous venons de parler, ils avaient, eux aussi, trouvé çà et là des ouvertures soigneusement dissimulées, qui leur avaient permis de se glisser dans les entrailles de la terre, et de pénétrer, par les mille souterrains qui y conduisaient, dans les cavernes de Carly, où depuis plus d’un mois, un avis mystérieux leur avait été donné de se trouver dans la nuit du 1er avril.

Les cavernes de Carly, que leur isolement au milieu des bois et des jungles empoisonnés ont défendues des conquérants, s’étendent dans l’espace de plusieurs lieues et remontent, ainsi que celles d’Ellora et de Salcette, aux temps les plus reculés.

C’est un labyrinthe inextricable de chemins, d’aires, de temples, de larges souterrains, de salles immenses dont les voûtes sont supportées par des colonnes tirées du roc même, sans en être pourtant détachées, non plus que les horribles figures sculptées qui les décorent, et qui communiquent entre elles par des passages à demi effondrés où rampent en paix les reptiles et se cachent les fauves.

Après avoir servi de temple dans les premiers temps du brahmanisme, ces excavations ont été abandonnées peu à peu lorsque se sont élevées les pagodes sur le sol, et elle sont devenues le refuge de ces sectes mystérieuses et terribles auxquelles les divinités sanguinaires ordonnent le meurtre, et qui depuis plusieurs siècles, tiennent l’Inde entière pantelante et terrifiée entre leurs mains sanglantes.

Il y avait près d’une heure déjà que les deux Hindous avaient disparu, lorsque celui qui les avait surpris se décida à sortir enfin de son immobilité.

C’est en rampant sur le sol qu’il arriva, lui aussi, jusqu’à cette ouverture sur laquelle ils avaient fait retomber les lianes avec soin.

Il les écarta, et aux pâles reflets des étoiles, il aperçut, s’offrant à lui, un passage étroit, sombre et béant.

Il prêta d’abord attentivement l’oreille, et n’entendant aucun bruit, il se laissa hardiment glisser, se retenant aux parois des roches et aux plantes grimpantes qui les tapissaient.

La voûte était tellement basse que, quoiqu’il fût accroupi, les aspérités des pierres déchiraient son visage et le forçaient à fermer les yeux.

Il parcourut ainsi, sur une pente rapide, au milieu de l’obscurité la plus profonde, une centaine de mètres à peu près.

L’atmosphère était lourde, viciée ; il ne respirait qu’avec peine.

Ses pieds rencontrèrent enfin le sol.

Il se redressa, étendit les mains, et reconnut qu’il avait autour de lui un espace vide d’une certaine étendue.

Il écouta un instant, mais rien ne troublait ce silence du néant qui l’enveloppait.

Il n’entendait que le battement de son cœur et le clapotement, à intervalles réguliers, de quelques gouttes d’eau qui, filtrant à travers les rochers, tombaient de la voûte sur les pierres.

Il se hasarda alors à s’avancer à tâtons, et il avait déjà fait quelques pas sans rencontrer un seul obstacle, lorsque sa main s’appuya sur un objet glacé qui avait la forme d’un bras humain.

Mais le cœur de cet homme était de bronze et inaccessible à la peur.

Sans s’émouvoir un seul instant, il chercha, par le toucher, à se rendre compte de ce qu’il venait de saisir, et il reconnut que ce bras ferme et inerte appartenait à une de ces mille statues sculptées dans le roc et garnissant chacune des parois des passages souterrains.

C’était même là pour lui, au milieu des ténèbres, une précieuse indication.

En effet, en sondant le terrain à droite et à gauche de l’idole, il trouva bientôt le vide, et son pied lui indiqua une pente légère qui était évidemment le point de départ du passage qui devait le conduire au centre des excavations.

Sans hésitation, il se mit à le suivre, s’appuyant seulement à la muraille, et, soit que quelque rayons de lune pénétrassent par des ouvertures qu’il n’apercevait pas, soit que ses yeux se fussent un peu faits à l’obscurité, il lui semblait, au fur et à mesure qu’il avançait, qu’il pouvait distinguer, à quelques pas devant lui, l’endroit étrange où il se trouvait.

Le couloir qu’il avait pris n’était plus, comme ce trou par lequel il avait pénétré dans le caveau, une espèce de passage de bête fauve, mais bien certainement un souterrain que les hommes avaient sinon creusé, tout au moins consolidé et disposé selon leur but.

Cela se reconnaissait aux énormes monolithes qui en soutenaient la voûte très-élevée et aux têtes d’animaux, de tigres et d’éléphants monstrueux qui, en relief, se détachaient du roc.

C’était là que les Thugs entraînaient leurs prisonniers et les sacrifiaient lorsque Dieu ne leur envoyait pas un sauveur tel que celui dont le colonel Dudley reçut la visite dans la nuit qui précédait le jour fixé pour son supplice.

Tombé dans un guet-apens, sir Robert Dudley était une victime doublement précieuse pour les sectateurs de Kâly : c’était tout à la fois un Anglais et un adversaire terrible du Thugisme.

Mais les misérables comptaient sans la passion que le vaillant et jeune officier avait inspirée à l’une des bayadères du temple de Wischnou à Allahabad, où il était en garnison.

L’Hindoue avait suivi les ravisseurs de celui qu’elle aimait, et lorsque celui-ci croyait qu’il n’avait plus que quelques instants à vivre, de même que miss Ada, une Anglaise, devait offrir à Nadir la liberté et la vie, de même la fille de Wischnou vint arracher sir Robert Dudley à la mort horrible qui l’attendait.

Cet épisode de la lutte sans trêve ni merci entre les Anglais et les Étrangleurs était connu de l’Hindou, et sans doute il avait d’étranges rapports avec quelque fait particulier de son existence personnelle, car ce souvenir lui avait arraché un triste sourire, et il s’était arrêté un instant.

Mais, chassant rapidement toute pensée étrangère à son but, il poursuivit son chemin.

Il marchait depuis près d’un quart d’heure, lorsqu’il atteignit un carrefour, sur lequel il lui parut qu’ouvraient plusieurs galeries semblables à celle qu’il venait de parcourir ; mais il s’arrêta brusquement sur le seuil.

Il lui semblait qu’il venait de percevoir un bruit sourd, profond, qui sortait des entrailles de la terre.

On eût dit ce murmure confus, tumultueux que laissent entendre les foules à une grande distance.

Il allait s’avancer cependant, lorsqu’il crut distinguer, malgré les ténèbres, un homme qui se tenait debout à l’entrée de l’un de ces couloirs.

Au même instant, non loin derrière lui, par ce même passage qu’il venait de suivre, il reconnut parfaitement les pas de plusieurs individus.

Il comprit qu’il était pris entre deux dangers.

L’homme qui était en face de lui était évidemment une sentinelle devant laquelle il ne pouvait songer à passer inaperçu, car il n’était pas possible qu’il échappât à sa surveillance, et, d’un autre côté, s’il restait à l’entrée de cette galerie, qui était trop étroite pour qu’il pût tenter de se blottir à terre afin de livrer passage à ceux qui arrivaient, dans un moment il serait découvert.

Sa résolution fut prise en un instant.

Tirant vivement de sa ceinture un long foulard de soie, il enferma solidement dans un de ses angles plusieurs pièces de monnaie à l’aide d’un nœud de forme particulière, et après avoir roulé l’étoffe en corde, il en assujettit une des extrémités dans sa main gauche de façon à ce qu’elle ne pût glisser.

Il saisit ensuite l’autre bout, celui qui renfermait les pièces de monnaie, dans sa main droite.

Il restait ainsi à peu près entre chacune de ses mains un pied et demi d’intervalle.

Puis il s’avança dans le carrefour, brusquement, sans se cacher.

Kuon ata hy ? (qui vive ?) dit la sentinelle.

Mais le malheureux eut à peine le temps de prononcer ces deux mots.

D’un bond de tigre, celui qui voulait lui échapper le rejoignit, et, avant qu’il eût pu faire entendre ni une plainte, ni un gémissement, il lui passa au cou son terrible foulard et le renversa à terre.

La strangulation avait été si rapide que la mort avait dû être instantanée.

Il était temps.

Au moment où le meurtrier poussait du pied le cadavre contre la muraille, les Hindous qui pénétraient dans la caverne entraient dans le carrefour.

Kuon ata hy ? redit le nouveau gardien, en se montrant hardiment.

Kâly !

Neh’ha, jama ! (Bien, passez !) répliqua le premier.

Et il s’effaça pour livrer passage aux nouveaux venus, qui se perdirent immédiatement sous la voûte de la galerie, à l’extrémité de laquelle se faisait entendre plus distinctement ce bruit qui avait déjà frappé l’étranger.

Sans attendre davantage, il se mit aussitôt à les suivre.

Le passage n’était pas percé en droite ligne dans le roc, et l’inconnu en contournait les sinuosités depuis quelques minutes à peine, prêtant l’oreille à ce tumulte qui augmentait toujours, lorsqu’au moment où il allait dépasser un des coudes nombreux que formait le souterrain, ses yeux furent subitement frappés par de vives lueurs.

Il était à quelques pas de l’entrée d’une salle immense où la plus étrange des assemblées était réunie.

Il n’eut que le temps de se rejeter en arrière, puis de se glisser à plat ventre sur le sol pour gagner un quartier de roche qui servait de piédestal à une colossale statue de Mahadéo.

L’œil menaçant et les sourcils froncés, le dieu semblait le gardien superbe de ce lieu terrible.

L’inconnu pouvait, de là et sans danger immédiat, tout voir sans être vu.

Il était en présence d’un bhili, ou réunion générale des principaux chefs des Thugs du Nord.

L’endroit où se tenait cette assemblée était une pièce d’une grande étendue.

Les nombreuses torches qui l’éclairaient permettaient de saisir les moindres détails de son architecture bizarre.

Elle avait au moins deux cents pieds carrés et, pour supporter la partie supérieure du sol sous lequel la caverne avait été creusée, on avait tiré du roc même de lourdes et massives colonnes, régulièrement alignées sur plusieurs rangs et profondément cannelées.

Les chapiteaux de ces colonnes avaient l’apparence de coussins renflés sur les bords par la pression du poids énorme qu’ils supportaient, et la voûte, plate comme dans les monuments égyptiens, semblaient reposer sur les poutres sculptées, qui cependant faisaient corps avec elle.

Les murailles offraient en relief de gigantesques figures d’hommes et de femmes dans des attitudes obscènes.

La voûte, à laquelle semblaient suspendus une foule de génies et de monstres, représentaient le ciel.

Le long des corniches se détachaient des têtes d’éléphants, de lions et de chevaux.

Puis c’étaient, çà et là, autour de la salle, entre les colonnes, de colossales et hideuses statues représentant divers dieux de la mythologie hindoue, avec leurs symboles et leurs attributs.

En face de Brahma, à la physionomie douce et sereine, indiquant ce calme parfait, cet inaltérable repos, ce nirvâna, dans lequel les Hindous font consister le bonheur des élus, s’élevait la statue grossière de Schiba.

Mais la plus hideuse de toutes était celle qui, haute de plus de vingt pieds, était au fond du temple et auprès de laquelle se tenaient groupés les principaux personnages de la réunion.

Il connaissait bien cette divinité terrible, celui qui assistait, caché, à cette assemblée secrète et mystérieuse, et cependant il y arrêta longtemps ses yeux, comme s’il eût voulu défier sa colère.

C’était la puissante déesse des Étrangleurs, celle qui ne se plaît que dans le carnage et boit le sang de ses ennemis.

Elle avait quatre bras, tenait dans une de ses mains un glaive sanglant, et de l’autre la tête du géant Dourga.

Ses deux autres mains, aux doigts crochus et crispés, semblaient attendre les victimes.

Deux cadavres étaient suspendus à ses oreilles en guise d’ornements.

Un large collier de chairs pantelantes descendait sur sa poitrine.

Sa langue tombait jusqu’à son menton.

Ses cheveux rouges, au milieu desquels serpentaient des vipères naja, se déroulaient jusqu’à terre, et elle portait à ses chevilles des mains fraîchement coupées, car le sang ruisselait sur des corps mutilés de femmes et d’enfants qu’elle foulait sous ses pieds.

La fille de Vischnou vint arracher sir Robert à la mort horrible qui l’attendait.


Tout autour de la salle se tenaient debout, semblables aux flambeaux vivants, des massalchis qui agitaient des torches dont l’épaisse fumée se mêlait à celle des encens en montant jusqu’à la voûte.

Au centre du lieu était accroupie, laissant entre les chefs et elle un assez grand espace, une foule nombreuse où toutes les races, toutes les castes de l’Inde étaient représentées.

Tout à coup, les gongs, frappés par des marteaux d’airain, firent entendre leurs voix retentissantes.

Les cloches leur répondirent et le silence se fit.

L’un des chefs alors, arrachant le masque hideux qui lui couvrait le visage, s’approcha de la statue comme pour lui demander aide et protection, et prit la parole.

Sa voix sonore pénétrait jusqu’aux extrémités du temple.

L’étranger l’écoutait attentivement.

Il raconta d’abord, en la maudissant, cette trahison inexplicable de Feringhea qui avait livré jadis ses frères aux oppresseurs et aux bourreaux ; puis, appelant sur son âme — puisqu’il était mort, lui aussi — toute la colère de Yama, il dit à ceux qui l’écoutaient :

— Nous devons maintenant, fidèles serviteurs de Kâly, venger ceux des nôtres qui ne sont plus, et recommencer une lutte impitoyable, sans trêve ni merci. Un nouveau Maître est né ; cette nuit même il sera parmi nous. Le soleil de demain sera l’aurore de la guerre sainte. Il faut que les envahisseurs reconnaissent bientôt que tous les sectateurs de la déesse n’ont pas succombé, et que, si un traître a pu naître parmi nous, il s’y trouve aussi des vengeurs par milliers ! Êtes-vous prêts ?

L’assemblée, immobile, anxieuse, se souleva comme une vague déchaînée ; mille cris d’enthousiasme et de colère retentirent, et le nom de Feringhea fut jeté aux échos au milieu des malédictions.

Celui qui écoutait dans l’ombre sembla faire un effort surhumain pour rester maître de lui.

Le tumulte se calma cependant.

Le chef avait repris la parole.

— Mais nous devons, disait-il, avant de nous disperser sur cette terre qui nous appartient et qui est celle de nos aïeux, appeler à notre secours la toute-puissance de Kâly. Elle s’est retirée de ses enfants, la terrible épouse de Schiba, parce que, obéissant aux ordres du traître, nous avons négligé ces sacrifices sanglants que ses lois ordonnent. Réparons cet oubli, et que nos mains ne s’élèvent vers elle que teintes du sang de nos ennemis, que chargées des chairs pantelantes des victimes.

La foule enthousiasmée dévorait chacun de ces mots.

Ces mille têtes aux yeux brillants, aux longues chevelures flottantes, ne semblaient respirer que meurtre et carnage.

On eût dit des tigres et des chacals prêts à s’élancer au combat.

Ces mains crispées, qui se tordaient suppliantes vers Kâly, paraissaient armées de griffes acérées.

L’étranger cependant, avec un sourire de mépris sur les lèvres, s’avançait lentement vers le seuil du temple.

— Eh bien ! fils aimés de la déesse, continua le jamadar, Kâly a voulu nous livrer elle-même la victime qui devait lui être offerte. Nulle ne pouvait lui être plus douce ! C’est une fille de nos ennemis, c’est une femme de cette race maudite qui viole nos lois et renverse nos autels ! Que de ses entrailles fumantes sortent pour nous la puissance et le pardon ! La voilà ! qui veut frapper ?

Il venait d’arracher les voiles de pourpre qui cachaient, gisant à terre, aux pieds de la statue, une jeune femme à demi-morte, et il étendait le bras vers elle.

C’était miss Ada Maury !

Mais au moment où mille sacrificateurs s’élançaient, le poignard à la main, la haine dans les yeux, un homme, franchissant d’un bond les groupes tumultueux, saisit dans ses bras la victime désignée, et, d’un geste menaçant, écarta les bourreaux.

À cette brusque apparition, la foule interdite, stupéfaite, s’arrêta un instant.

— Nadir ! s’écria la jeune fille en reconnaissant son sauveur et en jetant ses mains autour de son cou.

— Nadir ! répétèrent avec stupeur les Thugs qui, presque tous, connaissaient déjà de nom celui que le conseil suprême leur avait annoncé.

— Oui, Nadir ! dit l’Hindou d’une voix retentissante, en faisant briller aux yeux des chefs les deux émeraudes gravées qui étaient suspendues sur sa poitrine à la même chaîne ; oui, Nadir, le Maître ! qui ne veut pas plus vos sacrifices humains que ne les voulait celui que vous appelez le traître !

Les chefs, qui s’étaient d’abord inclinés respectueusement devant l’étranger, relevèrent la tête à ces dernières paroles, et le jemadar qui avait flétri Feringhea se rapprocha de lui.

— Qui donc es-tu ? lui dit le vieillard en imposant silence de la main aux murmures de la foule ; qui donc es-tu pour défendre cette femme et celui que nous maudissons ?

— Qui je suis ? répondit Nadir ; je suis le fils de Feringhea et votre maître à tous !

— Le fils de Feringhea ! Ah ! malheur sur nous ! Le hibou n’enfante pas l’aigle. Ainsi que l’a fait le père, l’enfant nous trahira. Les serviteurs de Kâly ne te laisseront pas sortir vivant d’ici.

Un instant immobilisée par la stupeur, la masse des Étrangleurs s’ébranlait, ivre de colère et de vengeance.

Mais Nadir, soutenant toujours la jeune fille sur son sein, les regardait venir sans qu’un seul des muscles de son visage exprimât la crainte, et, au moment où cent bras armés se levaient sur lui, d’un geste, d’un de ces regards fascinateurs dont la puissance était infinie, il suspendit leur course tumultueuse.

— Arrêtez ! leur dit-il, dominant leurs cris de haine de sa voix vibrante ; arrière, insensés ! Croyez-vous donc que, si je craignais la mort, je serais parmi vous ; pensez-vous que si j’étais un traître, je viendrais me livrer ?

— Et nos frères vendus, assassinés ! hurlèrent les assaillants.

— Silence ! écoutez-moi ! reprit-il, vous me frapperez ensuite, ainsi que cette femme, si vous ne vous agenouillez pas devant elle et devant moi, si vous ne bénissez pas la mémoire de celui que, dans votre aveuglement, vous avez maudit.

Les Étrangleurs, surpris de cette audace, s’étaient serrés les uns contre les autres, subissant malgré eux l’ascendant de cet homme étrange, qui, sans armes, au milieu d’eux, leur parlait comme à des esclaves.

— Oui, continua-t-il, tout ce qu’on vous a rapporté des faits qui se sont passés dans le Sud est vrai. Oui, Feringhea a livré à nos oppresseurs plusieurs milliers des nôtres et leurs cadavres sont restés suspendus aux gibets. Il avait jugé qu’il devait en être ainsi.

« Il était indispensable qu’on crût notre association terrassée, dispersée à jamais, car cette lutte lâche, dans l’ombre, inutile, avait atteint le terme fixé par le destin.

« Notre secte n’était plus composée alors que d’instruments aveugles dont les bras ne s’armaient pas par les ordres de la divinité ni pour l’amour sacré de la liberté, mais seulement par la soif du pillage, du vol et du meurtre.

« C’est surtout le sang de notre race qui coulait, grâce à nos superstitions, à nos divisions de castes et de sectes. C’étaient nos rangs, et non pas ceux de nos oppresseurs, qui s’éclaircissaient de jour en jour. Pour un étranger qui tombait sous nos coups, cent des nôtres périssaient, et, depuis dix siècles, ce même empire où ont régné nos pères, ne faisait que changer de maîtres.

« De quel secours a été, dans nos luttes nationales, cette association mystérieuse et sanguinaire qui venait dans l’épouvante plus encore les vaincus que les vainqueurs ? Est-ce par des meurtres isolés, par des rapines, par des assassinats de femmes et d’enfants, qu’un peuple travaille utilement à son œuvre de régénération ?

« Interprètes absurdes ou intéressés des livres sacrés confiés à leur sagesse, vos prêtres, lâches et débauchés, vous disaient : « Allez et frappez ! » et vous obéissiez sans souci du choix de vos victimes, ne vous inquiétant que de leur nombre.

« Il y a vingt-cinq ans que Brahma m’a jeté fatalement en ce monde pour devenir votre maître ; j’ai laissé, pour marcher dans la voie qui m’est tracée, mon nom, mes amours, mes souvenirs. Pour vous, j’ai fait le serment de ne rien regretter et de ne pas regarder en arrière. Aujourd’hui, c’est le Dieu qui vous parle par ma voix et qui, par ma voix, vous ordonne d’écouter et d’obéir.

— Parlez ! maître, parlez ! s’écria la foule, dont la colère avait subitement disparu.

Nadir continua :

— Nous ne pouvons plus maintenant rien espérer de ce peuple qui s’est fait à la servitude et auquel les vainqueurs n’ont apporté que leurs vices ; et votre œuvre, à vous qui m’entendez et qui occupez un rang élevé dans les différentes provinces conquises, c’est de murmurer à l’oreille des malheureux lâchement courbés ces paroles d’espoir qui font battre le cœur.

« Leur rôle, à ceux qui sont brahmines, c’est de revenir à notre religion pure et sacrée, et d’user de leur puissance sur le peuple pour l’arracher à la mollesse, à l’oisiveté, à l’abrutissement et à cet aveuglement insensé qui lui fait oublier que tous les Indiens sont sortis du sein de Brahma et qu’ils en sont tous également aimés.

« À ceux qui sont marchands, c’est de se rapprocher de nos ennemis pour leur disputer leur influence dans les affaires.

« À ceux qui sont magistrats, c’est d’être plus intègres que les magistrats étrangers, afin de gagner le respect et la confiance de tous.

« À ceux qui sont soldats, c’est de donner l’exemple du dévouement, de la discipline et du courage ; c’est de s’initier à la science militaire de nos maîtres, afin qu’au moment de la lutte, lorsque l’heure de la révolte sonnera, tous les Hindous en masse, quelque soient leur rang, leur secte ou leur caste, se groupent autour d’eux !

La voix de Nadir, en prononçant ces dernières paroles, avait atteint la dernière limite de la puissance ; ces hommes qui, peu d’instants auparavant, voulaient sa mort, l’écoutaient, transportés d’admiration.

Il leur semblait que c’était enfin le prophète attendu qui venait de se manifester à eux.

— Vous, poursuivit-il, qui portez le costume sick et appartenez à cette race guerrière qui lutte encore les armes à la main et le visage découvert, remontez vers le Nord et dites à vos frères que ce sont eux qui allumeront l’incendie qui doit dévorer le pouvoir britannique.

« Vous autre, envoyés du Penjaub, soyez prêts à donner la main à ceux qui viendront à travers la Perse et les déserts pour tenter de renouveler les expéditions d’Alexandre et de Mahmoud.

« Vous, fils du Kuttack, retournez dans vos jungles impénétrables et sur votre côte inhospitalière d’Orissa, pour y renverser vos idoles hideuses et mettre fin à ces sacrifices sanglants, qui ne sont pour vos oppresseurs qu’une preuve de votre ignorance et un gage de votre lâcheté.

« Vous enfin, enfants du Népaul, de l’Oude et de ces contrées bénies qui sont le berceau de notre race, répandez-vous dans les campagnes et dans les villes et dites aux mères de rendre leurs fils braves et forts, car l’heure de la vengeance et de la lutte est proche.

« Pour moi, je m’éloigne, je vais traverser la mer : car je veux toucher du doigt et sonder moi-même les plaies de nos oppresseurs pour choisir sûrement l’endroit où doit s’enfoncer mon poignard.

« Mais ma pensée sera près de vous, et, lorsque le moment sera venu, vous entendrez comme un glas funèbre se répercuter dans l’espace, de Ceylan à l’Himalaya.

« J’ai dit. Maintenant que ceux de vous qui pensent encore que Feringhea a été un traître, viennent frapper celui qui est l’héritier de l’œuvre que Yama ne lui a pas permis d’accomplir. Venez, je ne me défendrai pas !

L’éclair de ses yeux s’était éteint ; c’était un regard calme et doux qu’il arrêtait sur ceux qu’il venait de dompter.

Mais ce n’étaient plus des cris de colère qui s’échappaient des poitrines de cette foule émue, c’étaient des hourrahs d’enthousiasme.

Il n’y avait pas un seul de ces hommes qui ne fût devenu son esclave, à l’audition de ce plan gigantesque qu’il venait d’étendre devant eux.

Il s’entretint encore quelques instants avec les chefs principaux, puis il fit un signe.

Les rangs s’ouvrirent, et, soutenant toujours miss Ada, qui se croyait le jouet d’un songe et que la toute-puissance de cet homme épouvantait, il quitta lentement le temple, accompagné des bénédictions de tous et escorté par quelques-uns des jemadars, qui le firent sortir des cavernes de Carly par une des larges entrées ouvrant sur le sommet de la montagne.

Deux des assistants s’étaient éloignés pour retrouver le palanquin de la jeune fille, qui avait été arrêtée trois jours auparavant, ainsi que s’en était bien douté le capitaine George, et dans lequel elle avait été amenée jusqu’à l’une des portes du temple.

Six hommes s’étaient offerts pour la conduire jusqu’à Aurungabad, où l’on trouverait facilement des beras pour remplacer ceux qui, au moment de l’attaque des Thugs, s’étaient enfuis.

Nadir comptait l’escorter jusque-là, dans le cas où elle voudrait toujours se rendre à Bombay.

Lorsqu’il fut seul avec elle, il l’étendit doucement sur un lit de mousse fine et parfumée qui tapissait le pied d’un amandier, afin qu’elle pût reprendre complètement ses sens ; puis, pensif, il promena son regard autour de lui.

Le jour commençait à paraître, et l’aurore s’essayait à son œuvre de résurrection en déchirant de ses doigts roses les pudiques voiles de vapeur étendus sur les vallées.

Au-dessus de sa tête, rien que l’immense voûte du ciel, avec des teintes sombres et des étoiles d’argent à l’ouest, avec des nuages de pourpre et d’or au levant.

Au loin, l’espace incommensurable.

À ses pieds, comme à demi ensevelis dans les ombres des bois, des jungles, des rochers, des ravins sans nombre, puis des plaines luxuriantes de végétation et de richesse.

Nadir était tout entier à ce spectacle féérique et enchanteur, qui peut-être le ramenait aux pures années de son enfance, lorsqu’il entendit prononcer son nom à voix basse.

C’était miss Ada, qui, revenue à elle, l’appelait en même temps et du regard et des lèvres.

Il s’agenouilla auprès d’elle et prit ses mains dans les siennes.

— Miss, lui dit-il, après s’être assuré que ses forces lui étaient presque entièrement rendues et qu’elle pouvait l’entendre, vous m’avez, il y a quelques semaines, arraché à la mort ; je viens, à mon tour, et j’en bénis Brahma, de vous sauver la vie ; vous êtes libre ! Je ne veux pas qu’un instant d’entraînement vous ait attachée à moi pour jamais. Séparons-nous ! Ne liez pas votre existence à celle d’un homme dont la vie va être désormais une lutte sans trêve, lutte terrible, dans laquelle il lui faudra peut-être frapper quelqu’un des vôtres. Il y a quelques heures, la nécessité a fait de moi un meurtrier, qui sait si ce sang sera le dernier que je devrai répandre ? Retournez à Madras ; je vous ferai escorter jusque-là par des hommes sûrs. Lorsque le calme se sera fait dans votre esprit, vous vous souviendrez et vous prierez pour moi votre Dieu de miséricorde et de pardon.

« Vous ne répondez pas, miss ?

Les grands yeux de la jeune fille, avec une ineffable expression d’amour, restaient fixés sur les siens, et, après un instant de silence et de recueillement, ses lèvres frémissantes murmurèrent :

— Je t’aime, Nadir, je t’aime !

Et elle laissa tomber sa tête d’enfant sur le sein de l’Hindou, dont le front rayonna de joie.

Quelques heures après, ils quittaient tous deux la forêt, et le soir même ils rentraient à Aurungabad, où Nadir procura facilement à la jeune femme les moyens de transport les plus commodes pour gagner Bombay par la grande route d’Ahmednagor.

Il devait s’y rendre, lui, par les défilés des Gattes, où Schubea l’attendait depuis longtemps déjà, s’il avait suivi les instructions que lui avait données Romanshee avant d’être emprisonné.