Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/II/6

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Lecomte (p. 268-275).


VI

MASTER STILSON.



Pendant que la fille de sir Arthur attendait ainsi, impatiente et fiévreuse, Roumee était aux prises avec master Stilson, le plus gros et le plus ivrogne personnage de la province peut-être ; ce qui n’est pas peu dire, car l’ivresse est pour les colons anglais un simple péché véniel. Ils le pardonnent même à leurs femmes et à leurs filles.

Alors qu’il habitait les Indes, celui qui écrit ces lignes a vu dans les meilleures familles, des miss blondes et frêles, rêveuses et poétiques, boire pendant leur repas de grands verres d’eau-de-vie et sortir de table dans un état d’ébriété dont un horseguard à ses débuts se serait trouvé fort honoré.

Maître Stilson avait commencé par être brasseur ; mais, soit mépris profond pour la blonde boisson qu’il fabriquait, soit amour exagéré pour celles qui sortaient de chez ses confrères les marchands de whisky, de sherry et de brandy, ce qui aurait été chez lui la preuve d’un excellent naturel, ennemi de l’envie, il avait fait si rapidement de mauvaises affaires, qu’il avait dû fermer boutique.

Cependant, il fallait vivre, lui qui y tenait tant, et surtout bien vivre.

Heureusement que parmi les pratiques avec lesquelles il avait souvent roulé sous la table, se trouvaient d’assez hauts fonctionnaires, des officiers surtout, qui prirent en pitié plutôt sa femme et ses enfants que lui-même.

Après avoir essayé inutilement plusieurs fois de le remettre à flot, ils avaient reconnu que c’était impossible, et ils lui avaient alors cherché un métier qui ne demandât, pour ainsi dire, aucune qualité, et qui permit à peu près tous les défauts.

À ce moment même, le guichetier en chef de la prison de la forteresse de Golconde étant mort, il avait semblé grotesque à ses protecteurs de nommer à sa place le gros et joyeux Stilson, le brasseur.

Du reste, les cachots étaient si vides la plupart du temps, que c’était une véritable sinécure que d’en posséder les clefs.

Il n’avait fallu rien moins que le procès de Romanshee pour peupler la prison, qui renfermait d’ordinaire fort peu de pensionnaires.

Lorsque maître Stilson s’était vu à la tête d’un si nombreux personnel, il s’était réellement cru élevé à des fonctions importantes, et ses subordonnés avaient eu à souffrir, car il ne supportait pas la moindre opposition dans ce qu’il appelait orgueilleusement son château.

La forteresse de Golconde était et est encore aujourd’hui d’ailleurs un véritable château fort.

Construite par les anciens souverains de la province sur le sommet du rocher élevé dont les versants servent de base aux principaux édifices de la ville, puis agrandie par Aureng-Zeyb, et après la conquête, par les Anglais, c’est une citadelle imprenable.

Jadis, pendant ces guerres incessantes dont le Dekkan fut le théâtre, les habitants des cités voisines venaient chercher un abri au pied de ses murailles.

Golconde était alors une ville importante, non pas par les richesses de ses mines de diamant, car, malgré les récits des voyageurs, il n’y en a jamais eu une seule dans les environs, mais parce qu’il s’y faisait un grand commerce de pierres précieuses, qu’on y taillait le diamant mieux que partout ailleurs, et que les radjahs y avaient établi leur résidence.

Lorsque les princes, vaincus et ne songeant plus à la lutte, abandonnèrent Golconde pour Hyderabad, la ville perdit rapidement de son importance. Il n’en reste guère maintenant que la citadelle, à la fois forteresse menaçante et prison d’État.

La prison occupait le centre de la construction générale, amas confus de tous les styles et véritable dédale de passages, de couloirs et de souterrains, que Stilson se plaisait à faire admirer à ceux qui désiraient les visiter, avec une permission du gouverneur.

L’ancien brasseur avait bien trouvé un peu dur de rompre avec ses habitudes de taverne, mais il se vengeait à domicile de ce sacrifice, soit en se grisant avec les sous-officiers du poste, soit même, à la rigueur, en s’enivrant tout seul, lorsque la dernière ronde était faite et que sa femme et ses enfants étaient couchés.

Quand il était dans cet état, le canon du fort, qui annonçait le lever et le coucher du soleil, aurait vainement tenté de le réveiller, et les prisonniers, s’ils n’avaient été que sous sa garde, auraient pu s’échapper sans qu’il cherchât même à en arrêter un seul.

C’est à peine si de légères observations lui avaient été faites par ses chefs au sujet de son penchant favori ; le gros geôlier se trouvait donc l’homme le plus heureux du monde.

Cependant, lorsque la prison fut si subitement peuplée par Romanshee et ses complices, on lui recommanda la surveillance la plus active.

On craignait quelque tentative d’évasion et même une attaque du dehors.

Maître Stilson, dont la bravoure n’avait rien d’héroïque, avait alors daigné se contenir un peu, peut-être plus encore, il est vrai, par amour de lui-même que par dévouement au service.

Heureusement pour sa santé que cette abstinence ne devait pas être éternelle.

Il n’aurait pu y résister, car les quelques verres de gin qu’il s’était hasardé à boire de temps en temps n’avaient fait pour ainsi dire qu’augmenter sa soif.

Aussi le jour où on le débarrassa des conspirateurs condamnés au dernier supplice, voulût-il fêter dignement sa délivrance.

Pendant vingt-quatre heures, il tint tête à tous ceux qui osèrent se mesurer avec lui.

Nadir était resté, il est vrai, mais il était seul avec les chaînes aux pieds et aux mains. Stilson avait donc pensé pouvoir recommencer à se griser à son aise et à dormir sur les deux oreilles.

Le soir du jour où nous sommes arrivés, étendu dans un grand fauteuil de bambou, sa grosse pipe de terre entre ses lèvres lippues, le regard hébété et l’air singulièrement indécis, l’honorable guichetier se demandait à laquelle de ses deux importantes occupations favorites il allait se livrer, lorsqu’il entendit la grille de la prison s’ouvrir.

Des pas se dirigeaient de son côté.

Il se redressa et pensant qu’il s’agissait de quelque ronde inattendue, il se mit d’avance à maudire ceux qui venaient le déranger dans un si bon moment.

Mais son visage rubicond reprit bien vite son expression de béatitude, lorsqu’il reconnut que le gardien qui entrait chez lui n’était accompagné que de son ami Roumee.

Grâce à son tempérament des plus communicatifs, il s’était pris d’amitié pour le soldat mahratte qui, durant l’instruction du procès, avait presque chaque jour accompagné son chef, le capitaine George, dans la prison.

Pendant que l’officier remplissait auprès des prisonniers ses fonctions de juge d’instruction, Roumee et Stilson avaient lié connaissance le verre en main, et l’intimité était venue rapidement.

— Comment, c’est toi, mon garçon ? dit-il en reprenant dans son fauteuil sa position presque horizontale.

— Moi-même, maître Stilson, répondit le Mahratte ; mais j’aimerais mieux être à la fête.

— Qu’y a-t-il donc de nouveau ?

— Rien ! encore des corvées ! Est-ce que le capitaine George n’est pas ici ?

— Non, pas le moins du monde ! Que diable veux-tu qu’il vienne faire ? Le procès est fini, bien fini ! Ça m’a tout de même fait un drôle d’effet de voir partir tous ces pauvres diables pour…

Et le gros homme compléta sa pensée par une grimace et un geste des plus significatifs.

— Je croyais, moi aussi, que tout était terminé ; il paraît que non. Le capitaine a reçu l’ordre de se rendre auprès de Nadir, qui a des révélations à faire, et il m’a commandé de le rejoindre au fort dans la soirée.

— Alors il va venir ?

— Sans aucun doute ; mais, comme il est allé au bal du gouverneur, il est probable qu’il ne sera pas ici avant minuit ou une heure.

— Eh bien ! c’est agréable !… moi qui allais me coucher.

— Dame ! ça ne m’amuse pas plus que vous, maître Stilson.

— Si encore on avait le moyen de bien occuper de temps-là, mais…

L’ex-brasseur n’acheva pas sa phrase, et sa physionomie d’abord renfrognée s’épanouit tout à coup.

Il avait aperçu le ventre respectable de la bouteille que Roumee tirait doucement de dessous son vêtement.

— Qu’est-ce que c’est que ça, mon garçon ? dit-il en ouvrant un œil de convoitise.

— Du vieux whisky de chez Bord et Compagnie, répondit le Mahratte.

— Bonne maison, excellente maison ! un peu dure seulement à propos des échéances… j’ai fait dans le temps beaucoup d’affaires avec elle.

On sait ce que maître Stilson appelait faire beaucoup d’affaires.

— Fais voir un peu, mon fils ? ajouta-t-il en tendant la main.

Roumee lui abandonna le bienheureux flacon, et alla lui-même chercher deux verres qu’il posa sur la table.

Puis il poussa le meuble jusqu’à l’important personnage, pour qu’il n’eût pas la peine de se déranger, et, s’emparant d’une chaise, il s’assit en face de lui, en disant :

— Pourvu maintenant que le capitaine ne nous fasse pas veiller trop longtemps !

— Ah ! mon garçon, avec ce compagnon-là, nous pouvons causer sans crainte jusqu’à ce qu’il plaise à sir George de nous honorer de sa visite. Tudieu ! quelle couleur, quel parfum ! Où diable as-tu volé ça ?

En homme expert, il avait adroitement fait sauter le bouchon de la bouteille, et le premier verre disparu, il passait sa large langue sur ses lèvres humides.

Roumee fit semblant de ne pas avoir entendu la question de Stilson que celui-ci, par discrétion sans doute, se garda bien de lui adresser de nouveau, et lentement, lui, car il ne voulait pas suivre son compagnon dans le chemin où il se lançait tête baissée, il trempa les lèvres dans son verre.

Le geôlier s’était déjà servi une seconde rasade, qui d’un seul trait avait été rejoindre la première, et il s’était alors décidé à se prononcer définitivement sur la qualité de la précieuse boisson.

— Parfait, parfait ! répétait-il avec un accent de profonde conviction.

Puis, selon son habitude, dès qu’il buvait, il se mit à bavarder.

Roumee, pendant que Stilson bourrait et allumait sa pipe, avait jeté le contenu de son verre sous la table ; il l’avait ensuite rempli de nouveau, sans oublier celui de son hôte.

— Par saint Georges ! mon fils, tu ne vas pas mal pour un Hindou, dit Stilson au cipaye en trinquant. Je croyais que les liqueurs fortes vous étaient défendues, à vous autres ?

Elle ne revint à elle que pour lutter contre une crise nerveuse qui dura jusqu’au jour.

— Oh ! seulement aux brahmines et aux radjahs ; mais les pauvres diables de ma caste peuvent tout boire.

— Et tu choisis le whisky, mon gaillard ! Eh bien, là, tu as raison ; à ta santé ! La bière, vois-tu, c’est bon pour les femmes, ça vous alourdit ; tandis que ça, mon fils, ça réveillerait un mort. Tu as eu une fameuse idée tout de même de venir ce soir !

Stilson, qui se versait toujours rasade sur rasade, commençait à ne plus trop savoir où il en était.

Il est vrai que Roumee l’avait surpris entre deux vins, ce qui avait singulièrement facilité l’exécution de son projet.

— Que diable disions-nous ? continua l’ivrogne, après un instant de silence et de lutte inutile pour faire flamber sa pipe qui n’était pas allumée.

Roumee s’empressa de présenter un morceau de papier à la flamme de la petite lampe qui les éclairait et de le lui offrir tout allumé.

— Ah ! reprit l’ivrogne, après une nouvelle dégustation, tu disais donc que Nadir allait faire des révélations.

— Il a du moins fait demander au gouverneur de lui envoyer le capitaine le jour où le docteur Pauwels est venu le voir. Il paraît qu’il s’est décidé à parler.

— En voilà une canaille ! C’est moi qui te l’aurais joliment envoyé au gibet le premier. Avec son air de prince ! Ça ne dit pas un mot. C’est fier comme un maharadjah ! On dirait, parole d’honneur, que lorsqu’il le voudra, il prendra la clef des champs… Mais maître Stilson est là, toujours là… Eh bien ! tu ne bois pas, garçon ?

— Comment, je ne bois pas ! J’ai trop bu, répondit le cipaye et affectant une prononciation embarrassée, je ne peux plus parler.

— Ah ! ah ! mon pauvre Roumee, continua le geôlier avec un air de commisération affectueuse et après une large lampée au goulot même de la bouteille, ça ne vous connaît pas, vous autres ! Moi, je boirais un tonneau de ce velours-là sans m’arrêter.

Maître Stilson exagérait un peu, car il n’y voyait déjà plus.

Il passait à chaque instant sa large main sur ses yeux bouffis et bégayait de la plus atroce façon.

Soudain il essaya, mais vainement, de bondir hors de son fauteuil.

— Voici le capitaine, lui avait dit Roumee en se levant et en prêtant l’oreille au bruit de la grille de la prison qu’on ouvrait.

— Quoi ! quel capitaine ? Qui se permettrait de déranger maître Stilson quand il cause avec un ami ?

— Mais… le capitaine George.

— Ah ! by God ! je l’avais oublié. Satané whisky, j’ai la tête cassée ! On n’y voit pas ici, la lampe baisse ! emmêche-la un peu, mon fils.

— Chut ! taisez-vous ! Le capitaine est bon enfant… Ne vous approchez pas trop près de lui, voilà tout.

Stilson sortit instinctivement son trousseau de clés et se redressa autant que cela lui était possible.

Ada entrait, suivie d’un guichetier qui l’éclairait.

Le gros homme s’inclina jusqu’à terre, au risque de perdre l’équilibre, et il eut soin de suivre les conseils de Roumee, c’est-à-dire d’éviter de regarder celle qu’il prenait pour le capitaine George, dans la crainte de laisser deviner l’état dans lequel il se trouvait.

— Bonsoir, maître Stilson, dit la jeune fille d’une voix étranglée par l’émotion ; conduisez-moi au cachot de Nadir. Voici l’ordre !

— Inutile, capitaine, inutile ! s’empressa de répondre Stilson en bégayant.

Et se gardant bien de jeter ses yeux obscurcis sur le papier que lui présentait la jeune fille, il passa devant elle en se courbant, afin qu’elle ne le vit que le moins possible ; puis il commanda avec un hoquet étouffé :

— Jack, un fanal pour le capitaine !

Jack était le guichetier qui avait introduit miss Maury.

Réveillé pour la seconde fois au milieu de la nuit, il dormait debout, s’inquiétant fort peu de ceux qu’il escortait. Il obéissait, voilà tout ; le reste ne le regardait pas.

Roumee s’était rapproché de la jeune fille pour l’aider à faire bonne contenance, mais cela n’arrangeait pas du tout maître Stilson, qui sentait ses jambes se dérober sous lui et n’avait pas la moindre confiance, ni dans ses mains, ni dans ses yeux pour ouvrir les portes.

— Roumee, mon garçon, dit-il au cipaye, sans se retourner, je voudrais bien que tu m’aidasses un peu à descendre ; depuis mon dernier accès de goutte, j’ai toujours peur de glisser dans ces vilains escaliers.

On comprend ce qu’il avait fallu d’efforts à l’honorable guichetier en chef pour construire et prononcer cette longue phrase.

Le Mahratte s’empressa de se rendre à son désir en lui offrant le bras.

La proposition de Stilson devait lui permettre de se rendre maître de lui, si cela devenait nécessaire. De plus, de cette façon, Ada échappait sûrement à ses regards.

Ils se mirent en marche, Jack marchant le premier, miss Maury la dernière.