Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/III/1

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Lecomte (p. 366-381).

LE PROCÈS
DES THUGS

TROISIÈME PARTIE
L’HÉRITAGE DE SATAN

LE VENGEUR

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I

LE ROMAN DE MARY.



Par une de ces soirées humides et glaciales, dont Londres a le triste privilège pendant au moins la moitié de l’année, quatre hommes, qu’à leurs vêtements on reconnaissait pour des ouvriers, descendaient en courant la rue de Middlesex, et tournant à gauche, prenaient la grande voie de White-Chapel.

Ils avaient évidemment fait une longue course, car ils étaient essoufflés, et les quelques mots qu’ils échangeaient à demi-voix indiquaient qu’il venaient d’assister à l’une de ces réunions populaires, à l’un de ces meetings, que la misère des basses classes provoquait fréquemment.

Depuis quelque temps, en effet, toutes les infortunes semblaient se grouper pour augmenter le malaise des travailleurs, malaise qu’on disait avoir pris naissance dans la crise cotonnière, mais qui tenait bien certainement à une foule d’autres causes plus mystérieuses, moins définies.

Il n’était question que de soulèvements, de tentatives d’émeute, de grèves et de révoltes dans les grands centres manufacturiers.

On revenait à un mot, qui avait été importé jadis d’Amérique pour exprimer la haine du peuple, des Irlandais surtout contre les institutions surannées de l’Angleterre, et bien que fort peu de temps se fût passé depuis la condamnation et l’exécution de certains de ses chefs, le fénianisme était de nouveau dans toutes les bouches, sans être compris de la plupart de ceux qui en parlaient.

D’abord le gouvernement n’avait pas voulu prendre au sérieux les démonstrations qui avaient été faites ouvertement, en plein jour, à Hyde-Park ainsi que dans le quartier de Clerkenwell, et il s’était contenté de les surveiller, en respectant cette liberté de réunion qui conduira quelque jour l’Angleterre à l’une de ces crises sociales que nous venons de traverser ; mais il s’était bientôt demandé si ces meetings, provoqués le plus souvent sous les motifs les plus futiles, n’étaient pas, pour quelque secrète association politique, un moyen de compter ceux qui répondraient à son appel et descendraient dans la rue lorsqu’elle leur ferait signe.

L’autorité avait fini par s’émouvoir.

Les gens sensés, que le pouvoir, la richesse et l’égoïsme n’aveuglaient pas, comprenaient qu’il y avait dans tous ces mouvements si parfaitement conduits, non pas seulement les plaintes d’une certaine classe de la société, mais bien aussi une réaction réelle contre l’aristocratie de nom et d’argent, un désir immodéré d’affranchissement de la part de ceux que les privilèges accablaient.

On ne pouvait douter qu’il n’existât un centre d’action, des chefs habiles et puissants ; mais la police ne parvenait à mettre la main çà et là, à longs intervalles, que sur quelques agents subalternes, qui se taisaient obstinément, ou qui, dans leurs révélations, n’apprenaient rien de nouveau.

Quelques hommes énergiques, prêts à tout, tenaient évidemment les fils de cette association ténébreuse dont on ne connaissait pas même le nom, car on voulait croire le fénianisme enseveli à jamais sous l’échafaud de Newgate, et dont le but ne paraissait pas parfaitement fixé.

Soit qu’il appartinssent à un monde où on ne songeait pas à aller les chercher ; soit qu’ils fussent plus puissants ou plus adroits encore que ceux qui avaient un si grand intérêt à les connaître, aucun de ces chefs n’avait été désigné jusque-là à l’habile directeur de la police métropolitaine.

Les arrestation opérées à Manchester, à Liverpool, en Irlande, n’avaient livré aux policemen que des ouvriers malheureux et des repris de justice ; et la haute société anglaise commençait à s’inquiéter sérieusement et à s’en prendre au gouvernement lui-même, bien qu’elle ne sût pas encore exactement ce dont elle était menacée.

Revenons maintenant à ces hommes que nous avons vu sortir en courant de la rue de Middlesex et suivre leur route à travers un brouillard tellement épais que les becs de gaz semblaient des nébuleuses tremblant dans l’espace.

Sauf quelques policemen qui éclairaient de loin en loin les carrefours avec des torches, le quartier était complètement désert.

Parvenus à l’angle de White-Chapel et de New-Cannon street, nos promeneurs nocturnes s’arrêtèrent un instant.

Onze heures venaient de sonner à Saint-Paul, ce géant de pierre qui veille sur la Cité.

— Déjà onze heures ! dit l’un des ouvriers. Tom, courons vite, Mary et ma mère doivent être mortellement inquiètes.

Celui qui parlait ainsi était un jeune et beau garçon bien pris dans sa taille moyenne.

Sa physionomie était expressive et franche, son œil bleu un peu rêveur, sa tenue soignée. Il faisait un contraste étrange avec ses compagnons.

Il se nommait James Davis, et, comme les trois autres ouvriers, était employé dans la manufacture de coton de M. William Berney, un des plus riches industriels de Londres.

Celui à qui il s’adressait, Tom Sanders, ne lui ressemblait en rien, et comme on les savait très-intimes, on se demandait quelle bizarre sympathie pouvait réunir ces deux êtres si différents de tournure et d’aspect.

Tom, en effet, était une espèce de taureau, aussi doux lorsqu’il était à jeun que terrible lorsqu’il avait quelques verres de gin dans la tête.

Sa force extraordinaire en avait fait la terreur de l’atelier, dont il était d’ailleurs un des plus habiles ouvriers.

Personne ne pouvait en avoir raison lorsqu’il était en colère, sauf James, à qui il obéissait toujours et partout avec la docilité d’un enfant.

C’était, du reste, au fond, un brave et honnête garçon, à l’intelligence assez bornée, et plaçant tout son amour-propre dans cette vigueur prodigieuse dont la nature l’avait doué.

Il était grand, gros, large d’épaules et, comme pour avoir un air plus sauvage encore, il laissait croître sa barbe, rouge ainsi que ses cheveux, ce qui lui donnait vraiment, dans certains moments, la physionomie brutale d’une bête fauve.

Quant aux deux autres personnages, ils se nommaient Welly et Cromfort.

Le premier, beau parleur, fier de son instruction ébauchée, avait été jadis caissier dans une grande maison de banque ; mais un jour qu’il en était sorti pour un recouvrement important, il oublia si bien le chemin de sa caisse que cet oubli le conduisit à Melbourne, c’est-à-dire à la déportation en Australie.

… S’éloignait au galop de son attelage.

À son retour de cette absence forcée, maudissant les hommes et leur injustice, il avait été fort heureux d’entrer comme comptable dans l’établissement de M. William Berney.

En raison de ses fonctions, Welly jouissait d’une certaine considération auprès des nombreux ouvriers de la manufacture, car il était chargé de constater leurs heures d’arrivée et de départ, et de sa bonne volonté, dépendait parfois une retenue plus ou moins considérable pour les retardataires.

C’était un petit homme d’une quarantaine d’années, malingre, obséquieux, mais extrêmement adroit, et sachant mettre à profit les moindres occasions pour se faire bien venir des uns et des autres.

Son patron, qui ignorait que son honorable comptable eût fait, malgré lui, un voyage de circumnavigation, le pensait tout dévoué aux intérêts de sa maison, tandis qu’il n’était qu’envieux et dissimulé.

Cromfort, ainsi que son estimable ami, avait eu maille à partir avec la cour centrale criminelle. C’était en Australie que ces deux victimes de la société s’étaient connues.

L’amitié toute spontanée qui les avait rapprochés s’était encore resserrée de l’infortune commune ; elle était devenue rapidement une douce et touchante fraternité.

Cromfort était entré chez M. Berney par la protection de Welly, qui avait ainsi le droit de compter sur lui pour le cas où il se présenterait quelque bon coup à faire.

Aussi était-il le défenseur acharné du comptable lorsque, dans les ateliers, on murmurait contre lui à propos de quelque acte de sévérité ou tout simplement d’exactitude.

Ils habitaient ensemble, dans Commercial-Road, un petit logement sous les toits, à l’abri des regards indiscrets et à peu de distance de l’endroit où ils venaient de s’arrêter tous quatre.

— À demain alors, dit Welly à James et à Tom ; ayez soin de répéter dans l’atelier ce que vous avez entendu ce soir. Ce docteur a raison, il faut en finir une bonne fois ! La grève pour lundi !

— Oui, à demain ! répétèrent James et son ami en échangeant une poignée de main avec Welly et Cromfort.

Et pendant que ceux-ci descendaient New-Cannon street, James et Tom continuèrent leur course vers White-Chapel.

S’ils s’étaient retournés, ils se seraient aperçu que leur camarades, au lieu d’entrer dans Commercial-Road, étaient revenus sur leurs pas pour reprendre le chemin qu’ils venaient de faire ensemble.

Au moment où James et Tom passaient devant le poste de police, une brigade d’agents y faisait entrer une bande de vagabonds déguenillés.

— Encore de pauvres diables qui vont coucher sur la planche, dit Tom de sa grosse voix. Si ce n’est pas honteux de voir tant de malheureux lorsqu’il y a des gens qui ne savent que faire de leur argent. Ah ! le docteur a bien raison, comme ils disent !

Mais James ne paraissait pas l’entendre ; il doublait toujours le pas comme s’il fût en proie à une violente préoccupation.

Ce silence ne faisait pas l’affaire du brave Tom, qui ne se trouvait probablement pas de force à soutenir une conversation avec lui-même.

Il allongea le bras et, posant sa large main sur l’épaule du jeune homme, l’arrêta brusquement en lui disant :

— Ah çà ! master James, tu pourrais bien me répondre ; on ne laisse pas comme ça un ami causer tout seul.

— Pardon, Tom, pardon, mais je ne t’avais pas entendu ; c’est que j’ai hâte, vois-tu, d’arriver à la maison. Je crois que ma mère et Mary savaient où nous devions aller ce soir, et j’ai peur qu’elles ne soient pas couchées pour m’attendre.

— Ce n’est pas une raison pour ne pas répondre à un camarade. Courons tant que tu voudras, mais causons ! Moi d’abord, tu le sais bien, je ne peux pas rester sans parler, c’est plus fort que moi. Le silence me donne soif, surtout avec un satané brouillard comme celui de ce soir.

Le colosse avait rendu la liberté à James, qui se contenta alors de marcher à grands pas.

— Je te disais, continua Tom, que le docteur avait raison ; il y a trop de pauvres gens, les patrons ne sont pas raisonnables ; il faut que ça finisse. Plus de patrons ! à bas le capital !

— Imbécile !

— Tu dis ?

— Imbécile !

— J’avais bien entendu, c’était pas la peine de le répéter… Alors, tu n’es pas de l’avis du docteur ?

— Je n’aime pas beaucoup tous ces gens à lunettes et à mains blanches qui, sans qu’on sache ce qu’ils sont et d’où ils viennent, se donnent ainsi la peine de se mêler de nos affaires, et finissent toujours par une petite souscription en faveur de malheureux que nous ne connaissons pas. Mais laissons cela, nous en causerons demain. Me voilà à deux pas de chez moi ; bonsoir !

Ils venaient de dépasser l’hôpital de Londres et approchaient en effet du terme de leur course, car c’était non loin de là que James demeurait avec sa mère et sa sœur.

Tom habitait à cent mètre plus loin, dans une ruelle voisine.

Tout abasourdi de la riposte de son ami, il lui serra la main à la briser, lui grogna un bonsoir maussade et fit quelques pas pour s’éloigner ; mais il se rapprocha aussitôt et, avec l’entêtement qui était le fond de son caractère, il répéta à James une partie de cette phrase à laquelle celui-ci n’avait répondu que d’une façon vraiment incomplète :

— Non, c’est égal, il y a trop de malheureux !

— Est-ce dont la faute de riches s’il y a des pauvres, répliqua James, et crois-tu que c’est honnête de la part des ouvriers de demander une augmentation de salaire au moment où les patrons perdent de l’argent ?

— Puisque nous ne pouvons pas vivre !

— En vivrons-nous mieux lorsque nous serons en grève, et qu’au lieu de 20 à 25 schellings par semaine, nous n’aurons plus que ce que nous donnera le comité de secours ?

— Ah ! moi, je ne comprends rien à tout ça. Ce que je sais, c’est que celui qu’ils appellent le docteur parle joliment bien. Quel homme, by God ! quel homme ! Il a causé une heure au moins sans s’arrêter !

— Il y a là-dessous quelque chose que nous ne savons pas, Tom, et il ne me paraît pas certain que ce soit bien de nos intérêts qu’il s’agisse.

— Alors, tu n’es pas pour la grève ?

— Ça ne nous rapportera rien et ça ruinera peut-être M. Berney.

— Eh bien, qu’est-ce que ça te fait, M. Berney ? C’est pas ton père ! Avec ça que son fils est un joli garçon ! Quand il sort en voiture au moment où nous quittons l’atelier, il nous écrase sans crier gare. Moi, je n’aime guère ces gens-là. Il n’y a pas jusqu’à la fille du patron qui est toujours à sa fenêtre pour nous voir défiler comme si nous étions des bêtes curieuses.

— Tais-toi ! dit brusquement James, qui jusque-là avait laissé bavarder son ami sans attacher grande importance à ses paroles. Ne parle pas ainsi de miss Emma.

— Et pourquoi donc ? C’est pas la reine, je suppose.

— Parce que je ne veux pas, ça doit te suffire.

— C’est bon, c’est bon ! on n’ouvrira plus la bouche. Milord James est peut-être amoureux de miss Emma Berney depuis le jour où il a arrêté son cheval et l’a empêchée d’être tuée !

— Je t’ai dit de te taire, reprit le jeune ouvrier avec impatience et cachant, grâce à l’obscurité, la rougeur qui avait coloré ses joues à la supposition de Tom. Tu es fou ! voilà tout ! Va te coucher, c’est ce que tu as de mieux à faire.

Pendant cette discussion, ils avaient atteint la rue de la Couronne, où James habitait une petite maison assez isolée.

— Alors, tu es fâché ? demanda timidement Tom.

— Non pas, répondit James, en faisant un pas pour s’éloigner.

— Tu voudras donc bien dire bonsoir à Mary de ma part, et tu l’engageras à m’aimer un peu.

L’hercule avait prononcé ces mots en poussant un soupir à faire tourner les ailes d’un moulin.

Sa voix s’était faite douce et tendre, autant du moins que cela lui était possible. On eût dit qu’il tremblait en chargeant son ami de cette commission si simple cependant.

James ne put s’empêcher de sourire.

— Ah ! voilà l’ours qui se fait mouton, répondit-il en lui tendant la main ; oui, je souhaiterai le bonsoir à Mary de ta part ; mais quant à l’engager à t’aimer, ça te regarde tout seul, mon brave Tom. La maison ne t’est pas fermée ; fais ta cour, sois aimable ! À demain !

— C’est qu’on me reçoit si mal depuis quelque temps, répliqua le pauvre garçon, sans lâcher la main de son ami qu’il avait saisie de nouveau.

— Ne te décourage pas.

— Je l’aime tant, James, que lorsque je suis auprès d’elle, je deviens muet comme un poisson. Il faudra bien cependant que je lui parle, puisque tu me le permets. En attendant, dis-lui que ton ami Tom a toujours deux bons bras à son service, et que le jour où elle voudra, elle s’appellera mistress Sanders.

— Mary a beaucoup d’amitié pour toi, elle sait que tu es un brave et honnête garçon, patience !… l’amour viendra.

— Elle est trop belle, vois-tu, James.

— Tu es fou, décidément !

Et sans attendre la réponse de Tom qui, tous les soirs, invariablement, lui tenait le même discours avant de se séparer de lui, James s’arracha brusquement à l’étreinte de son impitoyable compagnon, pour, sans s’inquiéter de lui plus longtemps, s’enfoncer dans la rue de la Couronne, à l’angle de laquelle ils étaient arrivés.

Le brouillard était toujours fort épais, et bien qu’il fût tout près de sa maison, il la distinguait à peine des autres, lorsque tout à coup, au moment où il allait en atteindre le seuil, il entendit le bruit d’une fenêtre qui se fermait brusquement, en même temps qu’un voiture qu’il n’avait pas aperçue, cachée qu’elle était le long de la muraille, s’éloignait au galop de son attelage.

Un instant interdit par la rapidité de ces deux événements inattendus, James revint bientôt à lui. Il supposa alors, à la lumière qui l’éclairait encore, que c’était la fenêtre de la chambre de sa sœur qui s’était ainsi refermée, et que c’était sous cette fenêtre que se tenait cette voiture qui avait si rapidement disparu à son approche qu’il n’avait pas eu le temps de songer à courir après elle.

Il n’en put douter, lorsqu’ayant ramassé un objet qui brillait à terre, il se vit en possession d’une petit carnet en cuir de Russie et à coins dorés, que son propriétaire avait dû laisser tomber dans sa précipitation à s’enfuir.

Rempli de tristes pressentiments, il s’approcha du bec de gaz voisin, et le cœur serré, la main tremblante, il ouvrit ce carnet.

La première chose qui frappa ses yeux lui arracha un cri de douleur.

C’était une carte de visite au nom d’Edgar Berney.

C’était donc le fils de son patron, le frère d’Emma, qui peu d’instants auparavant, s’entretenait avec Mary.

Pour lui, cela était évident.

À cette pensée, James crut qu’il allait devenir fou, et lorsqu’il eut atteint en se traînant, le pas de sa porte, il fut obligé de s’appuyer un instant contre le mur avant d’entrer.

Reprenant enfin possession de lui-même, il frappa.

Sa mère vint lui ouvrir.

— C’est toi, enfin, dit mistress Davis en embrassant son fils ; Mary et moi, nous étions si inquiètes que nous avons voulu attendre ton retour pour nous coucher.

— Inquiètes ! pourquoi ? répondit James en s’efforçant de paraître calme ; il n’est pas encore minuit.

— Tom avait dit à Mary où vous deviez aller ce soir ; nous n’étions pas tranquilles.

— Tom est un bavard, mère, et vous une poltronne.

— Que s’est-il passé au meeting ?

— Je vous dirai cela demain. Où est Mary ?

— Dans sa chambre ; mais elle a dû t’entendre rentrer et elle va descendre. Tiens ! qu’as-tu donc là ?

Elle parlait du carnet que James tenait toujours à la main.

— Oh : rien, répondit le pauvre garçon en faisant disparaître l’objet maudit dans sa poche ; un portefeuille que j’ai trouvé en route ; il est vide.

— Mary ! Mary ! appelait mistress Davis.

— C’est inutile, laissez-la ; je vais lui dire bonsoir en montant ; il est l’heure de se coucher ; bonne nuit, mère !

Il embrassa tendrement la bonne femme et gravit l’escalier en deux bonds.

Arrivé au premier étage, il poussa brusquement la porte de la chambre où couchaient sa mère et sa sœur.

— Oh ! tu m’as fait peur, James, dit la jeune fille en s’avançant vers son frère. Qu’as-tu donc ? Comme tu es pâle !

Mary était une jeune fille de dix-sept ans, jolie à faire damner les élégantes ladies d’Hyde-Park.

Elle était brune, avec des grands yeux bleus ombragés de longs cils, un sourire de vierge, des pieds et des mains d’Espagnole.

C’était l’enfant gâté de la maison où tout labeur pénible lui était interdit. Sa mère et son frère ne lui permettaient que des travaux d’aiguille.

Un des grands orgueils de James était de la promener à son bras les jours de fêtes.

Mary, qui était bonne et douce, n’usait de son influence sur ceux qui l’entouraient d’une si vive affection que pour les aimer à son tour et les rendre heureux autant que possible.

Aussi, au milieu du malaise général qui pesait sur la nombreuse classe ouvrière de White-Chapel, la maison de mistress Davis semblait véritablement privilégiée et bénie du ciel.

Du reste, grâce aux journées de James, qui était l’ouvrier laborieux par excellence, et à une petite rente que sa mère recevait d’un manufacturier chez lequel son mari avait été victime d’un accident dont il était mort, un bien-être relatif régnait dans le modeste ménage.

De plus, à ces ressources principales, les petits profits que les deux femmes retiraient de leurs travaux de couture venaient se joindre encore. James ne rêvait pas de plus grande fortune.

C’est au milieu de ce calme heureux qu’il avait été saisi par la révélation terrible que nous connaissons.

— Eh bien ! qu’as-tu donc ? répéta la jeune fille ; tu ne m’embrasses même pas ?

Elle-même était pâle et tremblait.

— J’ai à te parler, Mary, répondit enfin James, en faisant un effort pour se rendre maître de son émotion, mais pas ce soir. Demain matin, avant que notre mère soir levée, viens me rejoindre en bas.

— J’irai, mais au moins, dis-moi…

— Rien ! Il ne faut pas que notre mère entende. La voici qui monte, à demain !

Et sans même embrasser sa sœur, ce à quoi il n’avait jamais manqué un seul soir, il sortit brusquement et courut s’enfermer chez lui, laissant Mary atterrée et sous le coup des pressentiments qui l’épouvantaient.

Quant à James, une fois seul dans sa chambre, il tira de sa poche le carnet d’Edgar Berney, et le contemplant, la rougeur au front et la rage au cœur, il donna un libre cours à ses pensées.

Le malheureux ne voulait pas cependant s’arrêter à cette idée que sa sœur au regard si pur était la complice de cet Edgar Berney, qu’il savait être un viveur et un débauché ; mais maintenant qu’il était trop tard peut-être, il se rappelait les tristesses de Mary depuis plusieurs mois, son amour étrange de l’isolement, tous ces changements qu’il avait attribués à quelque cause physique que l’âge de la jeune fille expliquait ; et il s’en voulait, ainsi qu’à sa mère, de ne pas avoir mieux surveillé cette enfant rêveuse et faible par son ignorance même.

Il comprenait alors son indifférence, son espèce de répulsion pour Tom, qu’elle avait bien reçu d’abord, et il se rendait compte de sa rougeur et de son embarras lorsque, ses courses l’amenant du côté de la manufacture, elle venait l’attendre à la sortie de l’atelier.

Ce n’était donc pas pour lui, son frère, que Mary, depuis plusieurs semaines surtout, faisait aussi fréquemment cette longue course !

Il se disait avec épouvante que, grâce à la liberté que les jeunes filles ont en Angleterre, aussi bien celles du peuple que celles de l’aristocratie, il n’était pas impossible que le mal fût encore plus grand, plus irréparable qu’il ne le supposait.

Il sentait alors la colère lui monter au cerveau et le désespoir s’emparer de son cœur, car, par une coïncidence fatale et quoiqu’il le cachât soigneusement à tous les yeux, quoiqu’il hésitât à se l’avouer à lui-même, il fallait qu’il aimât justement la sœur de cet homme qui avait peut-être apporté le déshonneur dans sa famille.

Tom ne croyait pas avoir dit si juste. Le hasard seul avait tout fait.

Un jour que James attendait, à la porte de la fabrique, le moment de retourner à son travail, il avait entendu derrière lui des cris de terreur ; et, se retournant, il avait aperçu miss Emma Berney que son cheval emporté allait précipiter contre les arbres de l’avenue.

Se jeter au devant de la bête furieuse, la saisir aux naseaux de son poignet de fer, la forcer à s’abattre et recevoir la fille du manufacturier dans ses bras, tout cela avait été l’affaire d’un instant.

Puis, chargé de son précieux fardeau, il avait laissé le cheval aux mains de ses camarades qui étaient accourus, et il avait porté jusque chez elle la jeune et belle Anglaise qui s’était évanouie dans sa chute et dont la tête avait reposé sur l’épaule de son sauveur, pendant que ses cheveux dénoués l’enivraient de leurs parfums.

Avant cet événement, James avait sans doute remarqué déjà la beauté de miss Emma, qui habitait avec son père et son frère un élégant pavillon à quelques pas de la fabrique ; mais si cette beauté, essentiellement aristocratique et fière, avait émerveillé ses yeux, il y avait trop loin de la fille du riche industriel à lui pour qu’elle eût pu rien dire à son cœur.

Il avait souvent rencontré miss Emma sans pressentir qu’un accident la rapprocherait de lui un jour et en ferait son obligée.

C’est seulement après lui avoir sauvé la vie qu’il comprit que l’amour ne comptait pas avec les distances sociales.

Il le sentit plus vivement encore, lorsqu’ayant laissé la jeune fille aux soins de ses femmes de chambre, il se retrouva à l’atelier au milieu de ses compagnons communs et grossiers. Il fut alors épouvanté des sensations inconnues qui s’emparaient aussi brusquement de tout son être.

Dès que M. Berney eut apprit ce qui s’était passé, il fit appeler James pour le remercier, et comme le manufacturier était un homme plutôt positif que sensible, au lieu de tendre la main au jeune ouvrier, au lieu de lui dire quelques bonnes paroles, il lui offrit aussitôt une forte somme, en récompense du service qu’il lui avait rendu.

Le frère de Mary, justement froissé, refusa cet argent avec indignation et M. Berney, comprenant alors qu’il avait offensé un honnête homme, s’informa avec intérêt de la position de son ouvrier et de sa famille, afin de pouvoir, d’une façon moins blessante, lui prouver sa reconnaissance.

Il avait résisté, préférant perdre plusieurs milliers de francs par jour.


James lui apprit qu’il vivait avec sa mère et sa sœur, qui s’occupaient de travaux d’aiguille, et M. Berney recommanda chaudement les deux femmes à sa fille.

C’était là une recommandation inutile, car miss Emma, à peine revenue à elle, s’était empressée d’aller remercier son sauveur dans l’atelier même, devant ses amis, comme si elle eût voulu lui prouver qu’il était inutile que qui que ce fût lui enseignât son devoir.

La spontanéité de cette démarche, la franchise avec laquelle la jeune Anglaise lui avait tendu la main, sa beauté rehaussée encore par sa pâleur et son émotion, tout cela avait produit sur James un effet qu’il n’avait pu dissimuler.

Depuis ce jour-là, il n’était jamais sorti de la fabrique sans jeter un coup d’œil furtif sur les fenêtres de miss Emma, d’où souvent il avait aperçu la jeune fille lui faire un signe d’amitié.

Puis sa mère et sa sœur, que la fille de M. Berney avait voulu voir, lui avaient si bien fait son éloge sur tous les tons, que le pauvre garçon s’était laissé complètement envahir par un amour qu’il sentait bien sans issue, mais qu’il ne pouvait chasser de son cœur et qu’il y gardait respectueux et dévoué.

On comprend donc de quelles tortures avait dû être suivie pour lui la découverte que le frère de miss Emma était le séducteur de Mary, et que sa bonne action n’avait pour récompense que le déshonneur pour sa sœur et la honte pour lui.

Quant à Mary, aussitôt après le départ de son frère, elle s’était efforcée de reprendre un peu de calme, afin que sa mère ne pût s’apercevoir de rien.

Son roman à elle était celui de toutes les jeunes filles que la séduction trouve inexpérimentées et sans défense.

Miss Emma avait parlé à son frère du service que James lui avait rendu, de sa sœur si jolie, et la fatalité avait voulu qu’Edgar Berney se rencontrât un jour à la fabrique avec Mary.

Frappé de sa beauté, il l’avait suivie, et comme il était lui-même fort joli garçon, la sœur de James n’avait pu faire autrement que de le remarquer.

Bientôt, malgré elle, elle fit, entre Edgar et Tom, une comparaison qui ne pouvait être à l’avantage de ce dernier, et lorsqu’elle reçut du fils de M. Berney une lettre pleine de tendresse et de respect, comme le sont toutes les premières lettres d’amour, elle sentit son cœur vierge battre pour la première fois.

À cette lettre, d’autres plus enivrantes, plus pressantes succédèrent rapidement. Edgar demanda un rendez-vous ; Mary le lui accorda, et la pauvre fille ne résista pas longtemps à ce jeune homme passé maître en séduction et qui lui jurait un éternel amour.

L’histoire de ces chutes est toujours la même !

Rêves, abnégation, délire de l’ange qui succombe ; scepticisme, mensonges, duplicité du démon qui tente !

Il y avait déjà plus de trois mois que duraient ces relations entre Edgar et Mary, lorsque le hasard vint faire connaître à James une partie de la vérité.

Était-il trop tard ? la jeune fille était-elle irrémédiablement perdue ?

James n’en aurait pu douter s’il avait pu lire ce qui se passait au fond de l’esprit de sa sœur, pendant qu’accablé sous le poids de son infortune, il appelait inutilement le sommeil, c’est-à-dire quelques heures d’oubli.

Après la façon dont son frère l’avait quittée, après ce rendez-vous menaçant qu’il lui avait donné pour le lendemain matin, Mary était décidée à ne lui rien cacher de ce secret qui, d’ailleurs, depuis longtemps déjà, pesait sur sa conscience comme un remords.

Ce qu’elle espérait seulement, c’est que James ignorait le nom de son amant. Elle était résolue à ne pas le lui dire, du moins jusqu’à ce que celui-ci fût prêt à tenir ses promesses, promesses auxquelles la pauvre enfant croyait encore de toute son âme.

On comprend que Mary dormit quelques instants à peine.

Le lendemain, au point du jour, elle se glissa hors de son lit sans que sa mère s’éveillât.

Elle était déjà dans la salle basse, lorsque James y descendit.

— Sœur, dit le jeune ouvrier en lui prenant les mains dans les siennes, après quelques minutes de silence comme s’il eût voulu faire provision de courage et de calme en contemplant le front si pur de la jeune fille ; sœur, hier, quand je suis arrivé, tu étais à ta fenêtre.

— C’est vrai, James, répondit-elle toute tremblante.

— Un homme était en bas, dans la rue. Le savais-tu, était-il là pour toi ?

— Oui, frère, c’est moi qui l’ai prié de s’éloigner lorsque j’ai reconnu ton pas.

— En effet, il s’est sauvé si vite que je n’ai pu le rejoindre. Que te disait-il ?

— James ! supplia Mary.

— Qu’il t’aimait ? continua celui-ci, qui, malgré ses soupçons, avait voulu espérer jusqu’au dernier moment qu’il s’était trompé. Eh bien ! cet homme mentait !

— Comment le sais-tu, James ? tu ne le connais pas, fit doucement l’enfant.

— Si, je le connais, car voici ce qu’il a laissé tomber en se sauvant.

Il tendit à sa sœur le carnet d’Edgar Berney.

Mary étouffa un cri de douleur et d’effroi.

— Écoute, petite sœur, reprit James après un instant de silence et en s’efforçant de paraître calme malgré ses tortures ; sois franche avec moi, qui remplace ici notre père. Je ne te demande pas comment tu as fait la connaissance de ce misérable, mais ce que je veux que tu me jures au nom de Dieu qui nous entend, c’est que cet homme n’a jamais mis les pieds ici, que tu ne t’es jamais trouvée seule avec lui.

— James, James, pardon ! dit Mary en courbant la tête et en se voilant le front dans les deux mains.

— Malheureuse ! s’écria l’ouvrier avec un geste de menace ; la perte de Sarah Thompson ne t’a donc pas servi de leçon ? tu veux donc finir comme elle ?

Cette Sarah était une ancienne compagne d’école de Mary ; on disait qu’elle était devenue une des courtisanes célèbres de Londres.

Mais il n’osa achever : la jeune fille venait de glisser à ses genoux et elle éclatait en sanglots.

— Ainsi tu es tombée si bas ? lui dit-il en l’attirant vers lui et en la forçant de se relever. Tu l’aimes donc bien, cet homme ?

— Je ne sais, James, murmura Mary à travers ses larmes. Il m’a dit qu’il m’aimait, il me l’a écrit. C’était la première fois que ce mot frappait mes yeux et à mon oreille. Il paraissait si bon, si loyal… Il m’a dit qu’entre le fils d’un manufacturier et la sœur d’un honnête et brave ouvrier comme toi, il n’y avait aucune distance. Je l’ai cru. Je ne pensais pas mal faire. J’ai perdu la tête, j’ai été folle. Mais il tiendra ses promesses, j’en suis certaine. Oh ! le contraire serait trop affreux ! Tu te trompes.

— Non, je ne me trompe pas, Mary ; cet homme est un lâche, répondit James, qui se promenait à grands pas dans un état d’exaltation dont il n’était pas le maître. Voici comme ces gens-là nous récompensent de nos dévoûments. Moi qui étais assez sot pour les défendre ! Ainsi, M. Edgar Berney, parce que j’ai sauvé sa sœur, est venu chez moi me voler la mienne. Ah ! l’infâme payera cher son crime, je t’en réponds.

— Frère, je t’en prie !… dit la jeune fille en s’efforçant de le calmer.

— Il t’a écrit, continua James sans l’écouter. Donne-moi ses lettres.

— Qu’en veux-tu faire ?

— Les lui jeter au visage, et, s’il ne tient pas ses promesses, me faire justice moi-même.

— Tu ne feras pas cela, je t’en prie, je t’en conjure !

— Laisse-moi, Mary, et obéis-moi, si tu ne veux pas que je te maudisse.

Au moment où il prononçait ces mots, il entendit frapper à la porte extérieure.

C’était Tom. Ainsi qu’il en avait l’habitude chaque matin, il venait chercher son ami pour se rendre à la fabrique.

— Voyons, ces lettres, je les veux ! À moins que tu ne désires que Tom s’aperçoive de ce qui se passe ici.

— Les voici, dit Mary épouvantée, en tirant les lettres de son sein.

— C’est bien, remonte dans ta chambre et, sous aucun prétexte, ne quitte la maison.

Et après avoir laissé à sa sœur le temps de disparaître, il alla ouvrir.

Tom entra, joyeux et riant ; il avait un air vainqueur impossible à rendre.

— Tiens, dit-il, il m’avait semblé que tu n’étais pas seul ?

— Tu t’es trompé, répondit James ; je viens de descendre à l’instant.

— Ah ! j’ai mal entendu alors. As-tu fait ma commission à Mary ?

Le brave ouvrier ne pouvait choisir un plus mauvais moment pour une semblable question.

Son ami eut l’air de ne pas l’avoir compris.

— C’est que, vois-tu, continua-t-il, je suis décidé à aller de l’avant. J’ai bien réfléchi cette nuit ; si ta sœur veut de moi, eh bien ! ces bras-là et le cœur qu’il y a là-dedans sont à elle.

Le colosse avait appuyé sa phrase d’un gigantesque coup de poing sur sa poitrine, qui avait résonné comme un tambour.

— C’est bien, c’est bien ! répondit James embarrassé, nous en reparlerons. En attendant, allons-nous-en, nous allons réveiller tout le monde ici.

Il avait conduit doucement son ami vers la ports et l’avait fermée derrière lui.

Une fois dans la rue, Tom s’aperçut que James avait l’air bouleversé.

— Ah çà ! qu’est-ce que tu as donc ce matin ? Il s’est passé quelque chose dans la maison. Mary n’est pas malade, au moins ?

— Mais non, mais non ; j’ai mal dormi, voilà tout. Il est six heures ; dépêchons-nous, où nous arriverons en retard, et gare à Welly !