Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/III/15

La bibliothèque libre.
Lecomte (p. 524-531).

XV

OÙ STILSON ET BOB MANQUENT TOUS DEUX À LEURS SERMENTS.



Moins d’une heure après le drame inattendu dont Newgate avait été le théâtre, et alors que les cadavres des deux compagnons d’Australie étaient encore suspendus à la potence, sir Richard Mayne était mis au courant de la mort de James.

Aussitôt il ordonna une enquête sur cet événement qu’il ne pouvait s’expliquer, et il allait se rendre lui-même à la prison avec le shérif de la Cité, lorsqu’on lui annonça la visite du capitaine George.

Le jeune officier arrivait de chez M. Berney, où le corps de miss Emma avait été transporté, et il avait reçu du manufacturier au désespoir une lettre trouvée dans les vêtements de la pauvre jeune fille.

Cette lettre était à l’adresse du comte de Villaréal, ne se composait que de quelques lignes et renfermait un billet pour Edgar Berney.

George la tendit au chef de la police en lui disant :

— Veuillez prendre connaissance de ceci, sir Richard ; vous allez juger si mes pressentiments étaient justes.

La lettre de miss Emma à Villaréal était ainsi conçue :


« Monsieur le comte,

« Au moment où vous recevrez ces mots je serai morte, ainsi que celui que vous aurez sauvé de l’échafaud. Pardonnez-moi de ne pas vous avoir confié mon projet tout entier. Peut-être m’auriez-vous refusé votre aide. Or, je ne voulais pas survivre à celui que j’aimais et dont mon frère avait causé la perte.

« Vous m’avez dit que vous saviez où est Edgar, faites-lui passer ces quelques lignes ; elles sont l’expression de ma dernière pensée.

« Adieu, monsieur le comte, et merci !

« Emma Berney. »

Voici maintenant ce que la courageuse enfant avait écrit à son frère :


« Edgar,

« Nous mourons, James et moi, pour le crime que tu as commis. Si tu veux que Dieu te pardonne comme je le fais moi-même, épouse Mary.

« Tous deux vous prierez pour nous. »


— Vous aviez raison, capitaine, dit sir Richard Mayne à George, après avoir lu ces tristes lignes ; j’ignore si le comte de Villaréal est réellement ce Nadir que vous poursuivez, mais ce qui me paraît certain, c’est qu’il n’est pas étranger à la disparition de M. Edgar Berney et de ses amis, et que, de plus, il vient de se mettre en travers de la loi pour lui arracher un homme qui lui appartenait.

— Que décide Votre Honneur ?

— Que j’ai le droit, tout au moins, de m’assurer de l’identité du comte de Villaréal et, si ses explications ne me satisfont pas, de le mettre en état d’arrestation. Il se dit Péruvien, je crois.

— Son intendant l’a déclaré en louant l’hôtel qu’il habite.

— Je vais alors envoyer à la légation du Pérou et au Foreign Office. Ce soir, à neuf heures, trouvez-vous chez le coroner du quartier de Bedford square. Amenez ce guichetier de Golconde et le tavernier dont vous m’avez parlé, je m’y rendrai moi-même, accompagné de quelques-uns de mes hommes. Là, nous aviserons, car vous comprenez que quelles que soient nos présomptions, nous ne devons agir qu’avec une extrême prudence. La police n’a raison que lorsqu’elle ne se trompe pas !

— À ce soir, mylord, répondit le capitaine George en prenant congé de sir Richard Mayne, pour rejoindre Stilson et se mettre à la recherche de maître Bob.

Sir George Wesley ne se doutait guère qu’au moment où il quittait sir Richard Mayne et songeait à retrouver maître Bob, il était lui-même l’objet de la surveillance de ceux dont il complotait la perte, et que, depuis le matin, le brave Tom n’avait pas un seul instant perdu de vue l’honnête tavernier de Star lane.

Villaréal, en effet, après avoir reconnu le capitaine et Stilson à la lueur de l’incendie de la manufacture de M. Berney, les avait fait suivre par deux de ces misérables que Yago avait à sa solde, et il savait tout ce qu’ils avaient fait l’un et l’autre depuis cette terrible nuit.

Il connaissait la liaison du jeune officier avec le père d’Edgar et ses rapports avec Bob ; il se doutait bien dans quel but il s’était fait constable volontaire et avait enrégimenté le gros geôlier de Golconde dans les policemen : il n’ignorait pas sa première visite au chef de la police métropolitaine ; et moins d’une heure après la sortie de George de Scotland yard, le comte avait été averti de cette seconde entrevue.

Il y en avait là plus qu’il n’en fallait à un homme de la finesse et de l’énergie de Villaréal pour prendre toutes ses mesures et se mettre sur ses gardes.

Quant à Tom, après avoir inutilement couru après Bob pendant trois ou quatre jours, il l’avait enfin surpris la veille au soir rentrant dans son honorable bouge.

Il y avait alors pris une chambre à la nuit, et le lendemain matin, il était sorti sur ses pas pour le filer aussi adroitement que l’eût fait un détective.

La haine avait tout à coup donné à l’ami de James l’esprit que la nature lui avait refusé.

Il ne quitta le tavernier que sur le pas de la porte d’un petit cabaret qui était situé à l’angle de Russell street et du square, c’est-à-dire à deux cents mètres à peu près de l’hôtel de Villaréal.

C’est là que sir George Wesley avait établi son quartier général.

Après une demi-heure d’attente, Tom y vit entrer le jeune officier avec Stilson, et il se hâta d’aller prévenir le comte de ce qu’il avait découvert.

Celui-ci venait d’apprendre à l’instant la mort de miss Emma, et bien qu’il ne sût rien des lettres compromettantes qui avaient été trouvées sur la jeune fille, il ne se dissimulait pas que c’était là un fait de nature à inquiéter la police et que le danger devenait menaçant.

Au récit de Tom, il en fut convaincu davantage encore, et il donna des ordres pour que les abords de l’hôtel fussent surveillés avec le plus grand soin. La grille devait rester fermée devant tout visage inconnu ou suspect.

Lui-même il s’abstint de sortir et renvoya Sanders par une petite porte des communs, qui donnait sur une ruelle déserte et que le colosse devait se faire ouvrir, à quelque heure que ce fût, en y frappant selon un signal convenu.

Toutes ces précautions prises, Villaréal passa dans l’appartement de la comtesse, où se trouvaient lady Maury et Saphir.

Là il s’entretint avec elles d’un ton si parfaitement calme qu’elles ne se doutèrent pas un seul instant de l’orage qui grondait au dehors.

La journée s’écoula ainsi. Harris, qui avait été prévenu de ce qui se passait, arriva vers huit heures.

Il n’entra pas dans le salon, car malgré les explications que son ami avait données de sa conduite à la mère d’Ada, lady Maury ne pouvait encore pardonner au docteur l’attentat odieux dont elle avait été la victime.

Il gagna directement le cabinet de travail du comte, où celui-ci le rejoignit bientôt.

La nuit les surprit causant des événements de la journée, et Villaréal venait de sonner pour demander de la lumière, lorsque la porte s’ouvrit poussée violemment par Yago.

Le mulâtre précédait un groupe bizarre, d’où sortaient des grognements confus et qui pénétra dans la pièce comme une avalanche.

C’était tout simplement Tom et Bob, l’un portant l’autre.

Or, comme Tom n’y mettait pas tous les ménagements possibles, Bob, le visage cramoisi et les yeux injectés, était à demi suffoqué.

— Ouf ! dit le colosse en se débarrassant de son fardeau si brusquement que Bob roula sur le parquet, voilà le tavernier du diable ! Je demande pardon à Vos Seigneuries de le leur livrer un peu endommagé, mais je l’ai trouvé rôdant autour de l’hôtel, et ma foi ! j’ai pensé que vous seriez enchantés de causer avec lui.

— Bravo, Tom, bravo, tu es un robuste compère, répondit le comte en s’approchant vivement du misérable qui râlait sur le parquet.

— Est-ce que je l’aurais pressé un peu trop fort ? demanda Sanders.

— Non pas, fit le docteur qui avait jeté un verre d’eau à la figure du tavernier. Il a plus de peur que de mal.

Bob, en effet, commença bientôt à respirer plus librement.

Au bout de quelques minutes, il se décida à ouvrir les yeux et à se remettre sur ses jambes.

Reconnaissant alors en présence de qui il se trouvait, de très-rouge qu’il était, il devint fort pâle.

— Que fais-tu depuis huit jours autour de cet hôtel ? lui demanda Villaréal d’un ton sévère.

— Moi ! hasarda le futur honnête homme en affectant d’être surpris de cette question.

— Oui, toi ! Voyons, ne mens pas, si ça t’est possible, poursuivit le comte. Tu m’espionnais. Pourquoi ? pour qui ?

— Mais, balbutia Bob, cherchant à retrouver un peu d’énergie, je voulais seulement vous demander les deux mille cinq cents livres que vous m’avez promises.

— Misérable !

Au moment où Villaréal prononçait ce mot d’un ton menaçant, on frappa à coups redoublés à la porte de l’hôtel, et Yago, qui s’était retiré, rentra vivement dans la pièce où se passait cette scène.

— Qu’y a-t-il ? lui demanda son maître.

— Il y a que Bob nous a trahis, répondit le mulâtre.

— L’hôtel est cerné par des policemen, poursuivit Harris, qui avait inspecté la rue à travers les persiennes fermées ; nous sommes perdus.

— Oh ! perdus, pas encore ! reprit Villaréal, à qui le danger rendait tout son calme et toute son audace. Yago, charge-toi de ce misérable ; fais vite ; tu nous rejoindras dans le parc. Venez, docteur, et toi aussi, Tom.

Et, laissant son serviteur avec Bob qui tremblait, le comte entraîna ses deux compagnons dans le salon.

Lady Maury et ses deux filles, qui avaient entendu le bruit qui montait de la rue, se tenaient entrelacées, à demi-mortes de terreur.

— Écoutez-moi, leur dit Villaréal, et ne perdons pas la tête. Il faudra vingt minutes au moins aux agents de sir Richard Mayne pour enfoncer la porte ; c’est plus de temps qu’il ne nous en faut pour fuir, si nous fuyons seuls.

— Jamais ! s’écrièrent en même temps Ada et Saphir.

Quant à lady Maury, sa raison n’était pas encore assez forte pour supporter cette secousse. Il semblait, à ses regards égarés, qu’elle allait la perdre de nouveau.

— Cela ne peut être autrement, poursuivit l’Hindou avec cet accent d’autorité qu’il savait prendre dans les circonstances graves. Vous ne pouvez songer ni à emmener votre mère, ni à la laisser seule ici. Vous veillerez toutes deux sur elle. Ne craignez rien, notre séparation ne durera que quelques jours. On ne trouvera pas dans l’hôtel un seul papier, ni rien qui puisse vous compromettre. À toutes les questions, vous répondrez seulement, vous Saphir, ce que vous savez de moi ; vous, ma chère Ada, que je vous ai arrachée à votre famille, et que le seul espoir de retrouver votre mère vous a décidée à me suivre à Londres. Nous nous sommes rejoints à Bombay ; vous n’en savez pas davantage ! Dans moins de quatre jours, vous recevrez de mes nouvelles. Ainsi, pas d’abattement, mais du courage, au contraire, si vous ne voulez pas vous perdre tous. Adieu !

Ces mots prononcés, Villaréal attira Ada vers lui et la pressa rapidement sur son cœur, tandis que le docteur Harris, à l’étonnement de Saphir, lui prit la tête dans les deux mains et couvrit son front de baisers, en lui disant :

… Une large embarcation qui doublait les Aiguilles.

— À bientôt, vous aussi, mon enfant ; lorsque vous saurez tout, vous m’aimerez peut-être !

Cependant les gémissements de la porte de l’hôtel indiquaient qu’elle allait bientôt céder sous les coups des assaillants. Il n’y avait pas, pour les fugitifs, un seul instant à perdre.

Glacées d’effroi, lady Maury, miss Ada et Saphir ne pouvaient prononcer une parole.

Quant à Tom, il assistait à cette scène, muet et sans y rien comprendre.

Il espérait seulement qu’on allait se battre, et qu’il pourrait enfin venger son ami James.

— Allons, venez docteur, dit Villaréal en s’arrachant des bras de miss Ada et en s’armant d’un revolver. Tom, suis-nous.

Ils disparurent tous trois par la porte du cabinet de travail.

Quelques minutes après, la porte volait en éclats et l’hôtel était envahi par une escouade de policemen commandée par sir Richard Mayne lui-même et dirigée par George Wesley.

Les deux filles de lady Maury se tenaient devant leur mère comme pour la défendre, au moment où le capitaine franchit le seuil du salon.

— Miss Ada ! s’écria-t-il en reconnaissant la fille de sir Arthur, ah ! je savais bien que je ne m’étais pas trompé.

— Sir George ! dit la jeune femme, en levant hardiment les yeux sur cet ancien ami qu’elle s’attendait cependant si peu à revoir. Sir George, que signifie tout cela ?

— Ah ! miss, pardon ! mais je remplis un devoir, répondit l’officier en s’armant de hardiesse, car il était plus ému qu’il ne voulait le paraître. Cette fois du moins, le misérable qui s’est joué de moi et m’a ravi mon bonheur ne m’échappera pas. La maison est bien cernée, je vous le jure.

— Je ne sais, monsieur, ce que vous voulez dire !

Comme pour confirmer l’étonnement de miss Ada, dix policemen pénétrèrent en cet instant dans le salon en s’écriant :

— Personne ! Ils sont enfuis. Personne que ce mort !

Ceux qui parlaient ainsi traînaient sur le tapis un homme dont le visage était violacé et les yeux éteints.

— Bob ! dit Saphir épouvantée.

— Le tavernier ! répéta le capitaine George, qui s’était penché sur le cadavre et l’avait reconnu.

Le chef de la police entrait en ce moment dans le salon.

— Tenez, sir Richard, lui dit l’officier, si j’avais pu douter, voici qui achèverait de me convaincre. Ce malheureux est mort étranglé. Nadir a voulu laisser ici une trace de son passage. Et il m’échappe !

— C’est vrai, capitaine, je viens de parcourir l’hôtel : ou le comte et ses complices étaient absents, ou ils ont fui par un chemin que je n’ai pu découvrir encore. Cependant…

— Pardon, monsieur, interrompit en ce moment avec beaucoup de dignité lady Maury, qui jusqu’alors n’avait pas pris la parole, veuillez m’expliquer ce qui se passe ici. De quel droit la force armée a-t-elle envahi cet hôtel ?

— Madame, répondit sir Richard Mayne, je suis le chef de la police métropolitaine, et je ne sais…

— Je suis, moi, monsieur, lady Maury.

— Lady Maury !

— Oui, monsieur, lady Maury que tout le monde croyait morte, parce que son mari a tenté de l’assassiner après l’avoir déshonorée. Je pensais que nos lois rendaient inviolable, à moins d’un arrêt du lord chancelier, le domicile d’une femme de mon rang.

— Miss Ada ! murmura le capitaine George, voyant que sir Richard Mayne ne savait comment s’expliquer.

— Je ne vous fait aucun reproche, mon ami, répondit la jeune femme ; je sais jusqu’où la passion peut conduire, mais celui que vous cherchez est loin d’ici, et ma mère vient de faire remarquer à sir Richard Mayne que la maison d’un sujet de la reine est sous la protection de la loi.

— Recevez toutes mes excuses, madame, dit sir Richard, j’ai tort puisque j’ai laissé échapper ceux que je cherchais.

Et après s’être incliné respectueusement devant lady Maury et ses filles, le fonctionnaire sortit en entraînant George et en faisant signe à ses gens de le suivre.

— On ne passe pas ! hurla tout à coup aux oreilles du capitaine une voix avinée, au moment où il allait franchir le seuil de l’hôtel avec ses compagnons, on ne passe pas ! Où est mon prisonnier, ce scélérat de Nadir, où est-il ?

— Il s’est sauvé, mon pauvre Stilson, répondit le jeune officier en soutenant le pauvre geôlier que cette nouvelle menaçait de foudroyer ; il s’est sauvé ; tu t’es grisé trop vite.

Stilson, en effet, avait si bien compté sur la nature de Nadir, que, mis en faction à la porte de l’hôtel, il avait profité de son isolement pour faire à la gourde qu’il avait emportée par prévision les plus fréquentes caresses.

Le malheureux état ivre comme aux beaux jours d’autrefois.

Pas mieux que Bob, qui était mort sans avoir eu le temps de devenir un honnête homme, le gros geôlier de Golconde n’avait tenu son serment.