Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/III/3

La bibliothèque libre.
Lecomte (p. 391-405).


III

LES MISÉRABLES.


[[Lettrine|A|lignes=4}}insi que nous l’avons vu dans le chapitre précédent, par les quelques paroles rapidement échangées entre les quatre ouvriers qui sortaient du meeting de Clerkenwell, la misère était grande à Londres. Il semblait que le peuple, auquel parvenait, exagéré peut-être encore, le récit des infortunes de l’Irlande, n’attendît qu’une occasion pour se soulever en masse.

La police était littéralement sur les dents, car à aucune époque les vols, les arrestations à main armée et les meurtres n’avaient été plus nombreux.

Les journaux apprenaient chaque matin à leurs lecteurs quelque nouvel attentat contre les personnes ou contre les propriétés.

La publication le Police News augmentait tous les jours son tirage.

Les rues de l’immense Cité, même les plus fréquentées, étaient en effet le théâtre de crimes commis avec une telle audace, une telle rapidité et une telle sûreté d’exécution, que les malfaiteurs avaient pu jusqu’alors échapper aux policemen, dont un certain nombre déjà avaient payé de la vie leur dévouement à l’ordre public.

Ces attentats frappaient comme à coup sûr ; les victimes semblaient choisies avec une adresse merveilleuse.

Le nombre des gens qui rentraient chez eux, après avoir été dépouillés avec une dextérité inouïe, était effrayant.

Tous avaient été attaqués de la même façon.

On eût dit, si cela n’avait pas été complètement impossible, qu’il n’avaient eu affaire qu’à un même agresseur.

Mais, comme les plaintes déposées dans les bureaux de police parlaient d’arrestations faites le même jour et aux mêmes heures dans des quartiers éloignés les uns des autres, il avait bien fallu se rendre à l’évidence, c’est-à-dire admettre l’existence d’une vaste et mystérieuse association.

Ceux qui n’avaient été ramassés qu’à demi étouffés sur la voie publique racontaient qu’avant qu’ils aient pu se rendre compte de ce qui leur arrivait, ils avaient senti une pression subite et violente autour du cou, et que, lorsqu’ils étaient revenus à eux, volés de leurs bijoux et de leur argent, les malfaiteurs étaient déjà loin.

L’habile chef de la police métropolitaine avait eu beau doubler ses escouades, créer un nouveau service de sûreté, exciter par tous les moyens le zèle de ses agents, les arrestations n’en avaient pas moins continué.

Londres tout entier était plongé dans une véritable terreur.

On comprend donc qu’à partir de certaines heures, bien des rues étaient désertes, surtout dans ces quartiers de , de White-Chapel, de Seven Dials et de High-Holborn, habités seulement par les ouvriers, la lie du peuple et les Irlandais.

Cependant, c’est dans un de ces districts les plus mal famés que nous allons conduire nos lecteurs, en suivant un certain nombre de ceux des ouvriers qui après avoir assisté au meeting, n’avaient pas songé, ainsi que James et Tom, à rentrer tranquillement chez eux.

Au milieu de Clerkenwell, à quelques pas de Goswell street et de North square, est un pâté de maisons séparées les unes des autres par des ruelles, des cours, des passages, qui forment le plus inextricable des labyrinthes, même en plein jour.

Lorsque vient le soir, les policemen eux-mêmes se soucient peu d’y pénétrer.

On n’y voit guère circuler que des êtres sinistres, se glissant comme des ombres le long des murailles humides.

C’est là surtout qu’habitent les Irlandais misérables, dont auraient tout à craindre ceux qui se hasarderaient dans ces repaires.

Ce coin de Londres peut lutter de laideur avec les lieux les plus redoutables des bas quartiers de la Tamise.

La misère et le vice, trop souvent compagnons inséparables dans tous les pays, y ont trouvé un refuge dont la description la plus énergique donnerait à peine une idée.

C’est un amas, un pêle-mêle de cabarets, de tavernes et d’hôtels garnis sordides, où, pour quelques sous, viennent chercher un abri les voleurs dont la journée a été mauvaise, les ouvriers sans travail et les malfaiteurs qui, ayant quelque bon coup à préparer, savent qu’ils trouveront là les complices dont ils peuvent avoir besoin.

Toutes ces maisons sont à peu près les mêmes ; la teinte uniforme de charbon sous laquelle ont disparu depuis longtemps leurs murs de briques les rend encore plus difficile à distinguer les unes des autres.

Il ne faut rien moins que des lanternes de couleur pour désigner chacune d’elle à sa clientèle accoutumée, qui s’y engouffre dès que la nuit est venue.

C’était une assez grande salle souterraine d’une construction fort ancienne.


Vers dix heures du soir, maître Bob, qui tenait un de ces horribles bouges à l’entrée de Star lane (la ruelle de l’Étoile), était en train de quereller son unique servante.

Une pauvre femme était le seul témoin de cette scène intime.

Maître Bob était un homme d’une cinquantaine d’années, court, trapu, au visage brutal, à la physionomie telle enfin qu’on pouvait la rêver au propriétaire d’un semblable lieu.

Autant il était obséquieux, poli avec les policemen, pour d’excellentes raisons sans doute, lorsqu’en plein jour quelques-uns d’entre eux venaient faire une razzia dans son établissement, autant il était dur et sans pitié pour ses locataires habituels, sauf pour quelques-uns, toutefois, qui paraissaient chez lui plus maîtres que lui-même.

Il avait déjà administré deux ou trois taloches à Mab, affreuse Irlandaise qui, pour son malheur, était à son service, et malgré les pleurs de celle-ci, il ne cessait de lui répéter :

— Je t’avais dit de ne pas revenir sans réponse.

— Mais puisqu’elle n’était pas chez elle !

— Il fallait l’attendre.

— On ne savait pas à quelle heure elle rentrerait. Si je n’étais pas revenue, qu’est-ce qui aurait servi là-haut ?

— Allons, en voilà assez ! Que la peste t’étouffe, et elle aussi ! Si elle ne vient pas, demain, j’irai chez elle ; il faut que ça finisse, à la fin !

Il est probable que l’irascible tavernier attachait une grande importance à la réponse qu’il avait envoyé chercher par Mab, car aussitôt que celle-ci eut disparu dans la salle voisine, heureuse d’en être quitte pour cette fois à si bon marché, il se mit à se promener à grands pas, cherchant sans doute sur qui il pourrait encore passer sa mauvaise humeur.

C’est dans cette disposition d’esprit qu’il s’arrêta devant la femme qui avait assisté à cette scène, sans même faire un mouvement.

— Eh bien ! la mère ! est-ce que vous dormez déjà ? Allons ! au guichet, voilà la pratique qui arrive. Attention de ne pas délivrer un seul ticket sans argent !

On n’entrait chez Bob qu’après avoir pris préalablement, moyennant quatre pence, un billet qui donnait droit à un lit ou plutôt à un grabat au premier étage, dans un immense taudis où pouvaient tenir une cinquantaine d’individus au moins.

Ceux qui, par sybaritisme ou parce qu’ils étaient avec des femmes, voulaient payer double, montaient une vingtaine de marches de plus. Ils trouvaient alors à leur disposition d’horribles petites chambres dont ils étaient les locataires jusqu’au jour.

À la voix de Bob, celle à laquelle il s’adressait leva les yeux.

C’était une femme d’une quarantaine d’années à peine, mais au visage flétri et sillonné déjà de rides profondes ; rides creusées, bien évidemment par la maladie et la douleur et non pas le vice, car, malgré son habillement plus que modeste, elle avait un cachet de distinction native qu’on s’étonnait de rencontrer dans un être habitant ce quartier.

Ses yeux étaient fixes et brillants comme ceux d’un fou.

La pauvre femme que Bob disait être la sienne, était, en effet, à peu près privée de raison. Ceux qui étaient depuis longtemps les habitués de la maison l’avaient toujours connue ainsi, et les plus misérables des clients de Bob, avec cette compassion naturelle qu’ont les gens du peuple les plus pervers pour les êtres faibles et qui souffrent, n’avaient jamais pour elle une seule parole grossière en prenant le billet qu’elle leur délivrait.

Car c’était là la fonction de la folle dans la maison.

Lorsque la nuit était venue, elle quittait l’immobilité dans laquelle elle s’était tenue tout le jour et se plaçait au guichet qui ouvrait sur le couloir qu’il fallait traverser pour pénétrer dans le lodging-house.

Machinalement alors, elle donnait à chaque arrivant un ticket en échange de son argent, sans lui adresser la parole, sans rien comprendre de ce que lui disaient parfois les pratiques du bouge de Star lane.

Son service terminé, elle rentrait dans la salle, s’accroupissait sur une chaise basse, et y demeurait le reste de la soirée, jusqu’à ce qu’il plût à l’hôtelier de lui dire d’aller se coucher.

Indifférente à tout ce qui se passait, elle semblait n’entendre ni les disputes ni les cris dont la maison était souvent le théâtre.

Elle marchait, agissait enfin comme un automate, en inspirant à chacun une pitié profonde.

Nous devons ajouter, à la louange de maître Bob, qu’il lui arrivait rarement de maltraiter la pauvre créature, même en paroles. Souvent, au contraire, son regard fauve et brutal s’adoucissait en se fixant sur elle.

Mais ce soir-là, il était dans un de ses mauvais jours, et c’était du ton le plus rude qu’il lui avait parlé.

— Oui, j’y vais, avait-elle répondu d’une voix douce et tremblante.

Et, passant sa main amaigrie sur son front, elle était allée se blottir dans l’espèce de niche, qui, par un guichet étroit, donnait sur le couloir.

Il était temps qu’elle arrivât à son poste : une demi-douzaine d’individus se bousculaient déjà à la porte de l’établissement.

Quant à Bob, il avait vu partir la pauvre créature en s’administrant à lui-même un vigoureux coup de poing sur la tête et en murmurant :

— Dire qu’il y a dix ans que ça dure et que je n’en sais pas encore plus que le premier jour. Et on dit que ça porte bonheur de faire du bien !

Mais il fut interrompu brusquement dans sa réflexion misanthropique par l’arrivée bruyante de ses clients, gens peu patients d’ordinaire et qu’il fallait servir vite.

Moins d’une heure après, le cabaret était plein ; Mab ne savait plus où donner de la tête pour contenter tout le monde, et la salle présentait bien la plus hideuse réunion d’être humains.

Dans un coin, des voleurs se partageaient les produits des opérations de la journée, produits représentés parfois par des comestibles qu’ils dévoraient à belles dents.

Dans un autre, des filles allaient de table en table, offrant pour un verre de gin leur beauté flétrie ; puis, bousculées par les uns et par les autres, passaient des prières aux insultes et aux propos obscènes.

Il y avait parmi ces malheureuses des enfants de quatorze à quinze ans à peine, familiarisées déjà avec la prostitution et l’ivresse.

C’était ce que le vice a de plus honteux et de plus abject ; la misère de plus poignant.

Maître Bob qui, tous les soirs depuis de longues années, avait ce même spectacle sous les yeux, n’en était pas le moins du monde ému.

Son énorme pipe de terre entre ses lèvres lippues, il ne veillait qu’à une seule chose : à ce que le gin et le whisky ne fussent servis aux buveurs qu’après réception de leur monnaie.

— Criez, hurlez, battez-vous, tuez-vous ! leur disait-il, cela est votre affaire ; mais payez, ou sinon rien : ni lit, ni boisson.

L’honorable cabaretier regardait donc tout cela d’un œil sec, lorsqu’il se leva brusquement de l’escabeau sur lequel il s’était assis depuis un instant.

Une demi-douzaine de nouveaux personnages venaient de faire leur entrée dans la taverne.

Il les attendait sans doute, car, contre son habitude, il s’avança au-devant d’eux.

Parmi ceux-ci étaient Welly et Cromfort, qui semblaient les chefs de la bande.

Après avoir quitté James et Tom, ils s’étaient hâtés de rejoindre les amis auxquels ils avaient donné rendez-vous.

— Eh bien ! dit Welly à Bob à demi-voix, pendant que ses camarades avaient pris place à une table, as-tu préparé l’endroit ?

— C’est fait, mon garçon ; un vrai salon.

— Où est-ce ?

— Sous la cour de la maison voisine, mais on y entre par celle-ci.

— Tu es sûr qu’on ne pourra pas nous voir ni nous entendre ?

— Des murs aussi épais que ceux d’une forteresse ; vous serez là comme chez vous.

— Et en cas d’alerte ?

— En cas d’alerte, une communication avec le puits et l’égout ; du côté de l’entrée, deux ou trois barriques roulées. Je défie au plus fin limier du chef de la police, que Dieu damne ! de vous y découvrir.

— C’est bien ! le patron va venir voir ça lui-même. S’il est content, il y a vingt livres pour toi, comme je te l’ai promis.

— Oh ! il sera satisfait ; vous pourrez, si ça vous convient, vous assommer là tout à votre aise.

— Eh, eh ! ça ferait ton affaire, maître Thompson, dit Cromfort en se mêlant à la conversation.

Bob pâlit en s’entendant appeler ainsi. Sa grimace exprima combien il était brouillé avec ce nom qui, cependant, durant une trentaine d’années au moins, avait été le sien.

— Allons, allons, dit Welly à Cromfort, ce n’est pas le moment de contrarier notre ami Bob en lui rappelant des souvenirs désagréables. Que diable ! les loups ne se mangent pas entre eux ! Voyons ! un verre de gin et la paix !

Bob prit en rechignant le verre que lui tendait Welly, qui s’était rapproché de ses compagnons, et, d’assez mauvaise grâce, il se décida à trinquer avec Cromfort.

Puis, laissant ses clients à leurs affaires, il s’en retourna à son comptoir en murmurant :

— Allez toujours, mes agneaux, vous me faites chanter en ce moment, mais si la petite veut, votre tour viendra un de ces jours, et ce n’est pas l’ami Bob qui vous accompagnera à Newgate, jolis gibiers de potence, dont Calcraff aura soin un de ces matins. J’espère que ce sera le plus tôt possible ! Voilà ce que c’est que d’avoir de mauvaises connaissances !

Cette réflexion était au moins singulière dans la bouche de l’horrible tavernier ; cependant elle était des plus justes en ce qui concernait les deux ouvriers de M. Berney.

Il les avait connus au pénitencier de Sydney, d’où ils s’étaient échappés tous trois, et depuis qu’ils s’étaient retrouvés à Londres, par le plus grand des hasards, une nuit que les deux ex-convicts cherchaient un asile et s’étaient justement présentés chez lui, ceux-ci avaient profité de la terreur qu’avait Bob de retomber dans les mains de la justice, pour en faire leur complice, en choisissant son établissement comme le lieu de leurs réunions.

On voit qu’il n’avait même pas osé résister à leur dernière demande, car il leur avait procuré, dans un but qu’ils n’avaient pas cru devoir lui faire connaître, un endroit où ils pourraient en toute sûreté se réunir et se cacher à l’occasion.

Il est vrai qu’en leur obéissant, il s’était promis de leur échapper le plus tôt possible et de se venger.

Or, maître Bob était homme, dans ce cas seulement peut-être, à tenir sa parole en tous points, même au-delà.

Il y avait un quart d’heure à peine que cette petite scène intime s’était passée entre les trois honorables amis d’Australie et que Bob s’en était retourné à ses occupations, lorsque Welly quitta brusquement la table sur laquelle il s’était nonchalamment accoudé, pour aller au-devant de deux individus qui venaient d’entrer dans la taverne.

Peu familiarisés sans doute avec l’atmosphère épaisse et enfumée du lieu, ces nouveaux venus s’efforçaient vainement d’en sonder le brouillards opaque. Ils s’avançaient comme à tâtons.

Ces deux hommes étaient habillés en ouvriers, mais il n’était pas nécessaire de les examiner longtemps pour se convaincre que leur costume n’était qu’un déguisement.

Le plus jeune surtout, quelque soin qu’il eût pris pour se travestir, avait, sous sa vareuse de laine, une distinction qu’il s’efforçait vainement de dissimuler.

Dans ses gros souliers ferrés, beaucoup trop grands, on devinait des pieds habitués à être finement chaussés.

Ils étaient tous deux très-bruns, bien évidemment compatriotes et de race étrangère.

— Ah ! voici notre homme, maître, dit le plus grand à son compagnon en reconnaissant enfin Welly, qui s’était approché et lui avait tendu familièrement la main.

Puis ils avaient suivi le digne comptable de M. Berney pour s’asseoir à la table qu’il occupait avec ses amis.

Cromfort fit un signe, et Mab, contre la remise de six pence, servit à chacun des inconnus un verre de whisky brûlant, auquel ils ne paraissaient pas pressés de goûter.

Celui que son interlocuteur chez Bob avait appelé maître parcourait la salle des yeux, et en même temps que sa physionomie exprimait une satisfaction étrange, ses lèvres se crispaient dans un sourire de mépris.

C’était certainement la première fois qu’il entrait dans ce bouge ; c’était aussi la première fois que ces hommes avec lesquels il était attablé le voyaient, car ils l’examinaient curieusement, sans qu’il eût l’air, du reste, de fuir leurs regards.

— Eh bien ! as-tu fait notre affaire avec Bob ? demanda enfin à Welly le plus grand des deux nouveaux venus, que l’ouvrier et ses amis appelaient le Mulâtre, dans l’ignorance où ils étaient de son nom.

— C’est fait ; quand vous voudrez, nous irons visiter l’endroit, répondit Welly.

— Allons-y de suite, dit le mulâtre en consultant des yeux son compagnon, qui fit signe qu’il était de cet avis.

La salle était tellement enfumée que l’on pouvait, sans éveiller l’attention d’aucun de ceux qui s’y trouvaient, aller et venir, entrer et sortir à son gré.

Du reste, le nombre des consommateurs diminuait.

Ces misérables, les uns après les autres, quittaient la taverne pour se rendre à leurs nocturnes expéditions, ou pour aller prendre possession, au premier étage, des ces grabats dont l’enseigne orgueilleuse de maître Bob disait : Good beds, bons lits.

Welly fit un geste au tavernier, qui comprit et se dirigea vers l’entrée de sa cave.

Lorsqu’il en eut soulevé le panneau, le groupe d’ouvriers le rejoignit, et quelques instants après, ils descendaient tous les marches humides du caveau qu’éclairait une chandelle fichée dans le mur, et qui, ainsi que presque toutes les caves du quartier, avait sur la ruelle voisine une ouverture solidement fermée.

En traversant la salle, l’étranger avait pour la première fois remarqué la pauvre femme. Par hasard elle avait levé les yeux au moment où il passa devant elle.

Frappé de la finesse de ses traits, ainsi que de son air de souffrance, il avait demandé à son compagnon qui elle était.

— La femme de Bob, une malheureuse idiote, s’était contenté de répondre celui-ci, qui n’en savait pas davantage.

— Par ici ! dit le tavernier à ceux qu’il précédait, lorsqu’il fut au bas de l’escalier.

Armé d’un fanal, il se dirigea vers le fond de la cave, où étaient rangés en bon ordre, le long de la muraille, de nombreux tonneaux.

Arrivé là, il en tira un à lui, l’enleva de son chantier, le fit rouler, et démasqua un trou creusé dans le mur tout récemment, car des débris de sable et de ciment étaient encore à terre.

En se courbant en deux, un homme pouvait facilement s’y glisser.

Donnant l’exemple, Bob disparut dans l’obscurité.

Chacun de ceux qui l’accompagnaient l’imitèrent, et quelques minutes après, enlevant la chandelle de son fanal, le propriétaire du lodging house faisait voir orgueilleusement à Welly et à ses amis le lieu où il les avait conduits.

C’était une assez grande salle souterraine d’une construction fort ancienne, et qui devait avoir été prise dans les fondations de quelque vieil hôtel ou de quelque abbaye, à en juger par les piliers qui en soutenaient la voûte et les contre-forts qui se dressaient le long des murailles.

Peut-être avait-elle servi d’asile autrefois aux partisans de Charles Ier et à ceux du Parlement. Puis elle avait été oubliée, sans doute, par ceux qui avaient ensuite bâti sur les ruines de l’édifice dont elle avait fait partie.

On ne pouvait y pénétrer que par cette communication établie entre elle et la cave de Bob et par un passage obscur, que le tavernier disait s’arrêter à un puits abandonné et desséché qui s’ouvrait sur un terrain voisin.

Le mulâtre et son compagnon avaient fait le tour de la salle en l’examinant avec le plus grand soin et en échangeant quelques mots dans une langue que Welly ne pouvait comprendre.

Lorsqu’il rejoignit le groupe, le visage du mulâtre exprimait une satisfaction évidente.

— C’est très-bien, dit-il, maître Bob ; on vous a promis vingt livres sterling, en voilà vingt-cinq ; laissez-nous !

Et tirant de sa poche un charmant petit carnet de cuir de Russie bourré de bank-notes, l’étranger en compta tranquillement cinq et les tendit au tavernier.

Celui-ci les prit en bégayant un remerciement, tandis que les yeux de Welly et de ses dignes amis s’arrêtaient avec convoitise sur les chiffons que l’inconnu glissait avec calme dans sa poche ; mais ils rencontrèrent ses regards profonds et chargés d’éclairs, et, instinctivement, ils comprirent qu’ils étaient bien vraiment en face d’un maître.

Quant à Bob, il n’avait pas attendu qu’un second congé lui fût donné ; il s’était immédiatement éloigné.

— Mes garçons, dit l’étranger, après quelques instants de silence, pendant lesquels il avait semblé passer en revue les misérables, je ne suis qu’à moitié content de vous. Ça ne marche pas bien ; vous vous endormez. Ce n’est pas la peine d’avoir passé chacun une douzaine d’années en prison pour savoir si mal son métier.

Les voleurs eurent tous un mouvement d’étonnement.

— Croyez-vous donc que je ne vous connais pas et que c’est au hasard que le mulâtre, comme vous l’appelez, vous a réunis par mes ordres, poursuivit celui qui parlait. Toi, Welly, tu as été condamné à dix années de déportation pour faux, et comme tu t’ennuyais à Sydney, ainsi que ton ami Cromfort, que voilà, qui avait été là-bas pour un joli coup de couteau donné à son patron, vous vous êtes évadés tous deux, il y a déjà trois ans. Vous avez été assez fin pour ne pas vous faire reprendre.

Les deux ouvriers de M. Berney, en se voyant parfaitement reconnus, se regardèrent avec stupeur.

— Quant à vous, continua l’étranger, en s’adressant aux quatre autres, je ne suis pas moins bien renseigné sur votre compte, Jack, pour vol et autres gentillesses, a vécu presque toujours dans les pénitenciers ; Morton, étant soldat, a, si je ne me trompe pas, tué un de ses camarades par jalousie ; Willems a une douzaine de petites condamnations sur la conscience, et notre ami Turn, qui cherche à cacher son visage, a été gratifié de dix ans de réclusion pour viol et infanticide. Pour votre camarade Jacobs, qui vient si sottement de se laisser arrêter la nuit dernière, c’était un rude gaillard. J’espère bien qu’il se tirera de là pour recommencer de nouveau.

La voiture, en ce moment, contournait le square de Trafalgar…

— Pourquoi nous dire tout ça ? grommela Cromfort, prenant la parole pour ses compagnons, qui, stupéfaits, gardaient le silence.

— Pourquoi, mes garçons ? parce que je veux vous prouver que je vous connais bien tous, afin que vous sachiez qu’il fait m’obéir sans la moindre observation. Le mulâtre vous l’a dit : lorsque, sur ses indications, vous aurez fait un bon coup adroitement, vous n’aurez qu’à partager le produit entre vous ; moi, je n’en veux rien. Lorsque vous l’aurez manqué, au contraire, sans qu’il y ait eu maladresse de votre part, on vous en tiendra compte, et vous recevrez quelques livres comme compensation. Vous le voyez, tous les bénéfices sont pour vous.

— Même la corde à l’occasion, hasarda Welly.

— Ah ! ceci est votre affaire. Soyez habiles, ou tant pis. Je n’ai pas besoin de vous dire que si, dans quelques circonstances que ce soit, un de vous me rencontrait, il ne doit pas me reconnaître ni surtout chercher à me suivre. J’ai toujours là, dans ma poche, un petit instrument à l’aide duquel je lui brûlerai la cervelle sans lui en demander la permission.

Un grognement à demi étouffé accueillit cette péroraison un peu brutale ; le Maître ne parut pas même l’avoir entendu.

— Mais nous n’arriverons jamais à cette extrémité, poursuivit-il ; causons donc tranquillement et comme des amis. Demain ou après-demain, vous recevrez du mulâtre un ordre, et je tiens à ce qu’il soit fidèlement exécuté. Il y aura, cette fois-là, dix livres pour chacun de vous. Il s’agira d’arrêter adroitement, à un endroit qui vous sera désigné, deux gentlemen que vous bâillonnerez en leur faisant le moins de mal possible, à moins de trop énergique résistance de leur part, et que vous apporterez là où on vous dira. C’est entendu, n’est-ce pas ? En attendant, partagez-vous ceci et allez vous coucher comme de braves gens que vous êtes.

Et tirant de nouveau son carnet, il y prit deux bank-notes, qu’il donna à Welly, avec ordre de les distribuer à ses honorables amis.

Ceci fait tranquillement, posément, sans paraître plus impressionné des remerciements de ces hommes qu’il ne l’avait été de leurs regards menaçants, il leur fit signe qu’ils pouvaient se retirer.

Un à un, alors, ils disparurent par le trou qui donnait dans la cave de Bob, enchantés intérieurement du marché qu’ils venaient de conclure et disposés à se ranger à l’avis de Welly, qui prétendait que l’inconnu et le mulâtre ne travaillaient que pour l’amour de l’art.

— Es-tu content ? Maître, avait demandé respectueusement à son compagnon et en employant une langue étrangère, celui des deux inconnus qui s’était tu jusqu’alors.

— Tu as fait pour le mieux, lui avait répondu celui-ci. Pourvu qu’on paye ces misérables, ils feront ce qu’on leur demandera, quitte à nous trahir ensuite pour de l’argent. C’est à nous à prendre nos précautions. Ce n’est pas dans ce pays-ci que nous devions nous attendre à trouver des instruments aveugles et désintéressés. Acceptons-les donc tels que le vice et la misère nous les livrent !

Après ces quelques paroles, ils se disposèrent à sortir, eux aussi, de la salle souterraine par le chemin qui les y avaient conduits.

Pendant que cette scène se passait sous ses pieds, maître Bob, peu d’instants après avoir quitté ses honorables hôtes, avait reçu une visite fort impatiemment attendue sans doute, car, en voyant entrer subitement chez lui une jeune et jolie femme fort élégamment vêtue, il avait poussé un cri de joie et s’était jeté à sa rencontre.

Il l’avait ensuite entraînée bien vite dans une petite pièce voisine de la salle commune, pièce qui était sa chambre et où l’idiote les avait suivis.

— Te voilà donc enfin ! fillette, lui dit-il, j’ai envoyé chez toi deux fois aujourd’hui et on n’a pas pu te rencontrer. J’ai cependant besoin de te parler. C’est gentil d’être venue. Mais pourquoi t’attifer ainsi ? Tu pourrais bien donner l’envie à un de mes clients de te dévaliser un peu.

La jeune femme n’avait pas l’air d’entendre le tavernier.

Agenouillée auprès de l’idiote, elle l’accablait de caresses. Celle-ci y répondait en passant ses mains dans les splendides cheveux de l’enfant et en la pressant contre son sein.

Ses grands yeux hagards, où la source des larmes était tarie, la parcouraient curieusement.

On aurait dit, à l’expression de douleur répandue sur tous ses traits, qu’elle faisait des efforts surhumains pour se souvenir.

Ses lèvres pâles, convulsivement agitées, prononçaient des mots sans suite, pour chacun desquels la jeune fille lui donnait un baiser.

Il était évident qu’il n’existait plus chez la pauvre créature qu’une espèce d’instinct maternel tout physique, qui se réveillait chaque fois qu’elle voyait cette femme qui était son enfant.

Quant à celle-ci, c’était bien la plus jolie fille qu’il fût possible de rencontrer.

Elle était l’expression de la beauté anglaise dans ce qu’elle a de plus fin, de plus suave.

Elle avait seize ans à peine, et l’ovale de son visage avait encore cette incertitude et ce moelleux des contours de l’enfance. On voyait sous sa peau transparente courir un réseau de veines bleues, et ses grands yeux couleur de ciel avaient l’éclat et la limpidité du saphir, ce qui lui avait valu le surnom dans le monde où elle vivait depuis qu’elle avait échangé sa robe de laine contre des cachemires et des dentelles.

Maître Bob, malgré sa brutalité, laissait les deux femmes se livrer à leurs épanchements. Avec assez de patience, il attendait que Saphir voulût lui répondre.

Il avait du reste un important service à lui demander, et il savait que ce n’était pas en la brutalisant qu’il l’obtiendrait.

La jeune fille se décida enfin à penser à lui, et, sans quitter l’idiote, sur la poitrine de laquelle elle avait appuyé sa tête d’ange avec un abandon plein de charmes, elle leva les yeux vers l’honnête tavernier.

— Oui, je sais, lui dit-elle, que vous avez envoyé Mab deux fois chez moi ; j’étais à la campagne. Est-ce que vous êtes enfon décidé à faire ce que je vous demande depuis si longtemps ?

— Si tu veux, oui.

— Vrai, bien vrai, vous me laisserez emmener la mère ?

La jeune fille s’était levée et battait joyeusement des mains.

— Ça dépendra de toi, dit Bob.

— Que faut-il faire ?

— Écoute-moi.

— Je ne fais que cela.

— Vois-tu, ma petite Sarah, — C’était le nom que l’enfant portait avant de s’appeler Saphir, — je commence à m’ennuyer ici, et je crois qu’il est temps que je décampe.

— Et vous me la laisserez ?

— Attends un peu, que diable ! Seulement, pour partir, il faut de l’argent, beaucoup d’argent ; ce n’est pas avec ma clientèle que j’ai pu faire fortune. Or, je veux aller loin, bien loin, dans un trou où je vivrai tranquillement.

— Combien vous faudrait-il pour vivre… tranquillement ?

— Dame ! la vie est chère ; mais avec deux mille ou deux mille cinq cents livres de capital, ça me suffira.

— Deux mille ou deux mille cinq cents livres ! Comme vous y allez ! Où voulez-vous que je les prenne ?

— Bah ! on dit que tu dépenses autant tous les mois. Tu ne voudrais pas que, pendant que vous vous dorloterez toutes les deux, le pauvre Bob, ton bon petit père, n’ait pas seulement tous les jours son verre de gin et sa pipe.

— Vous savez bien que vous n’êtes pas mon père, dit la jeune fille avec un mouvement de tête qui fit monter le sang au visage du bonhomme.

— Ah bah ! s’efforça-t-il cependant de répondre en riant, je ne suis pas ton père ? Qui t’a dit cela, s’il te plaît ?

— Est-ce que, si j’étais votre fille, vous m’auriez vendue ? riposta tristement Saphir.

— Bon ! voilà que tu te fâches, reprit Bob. Voyons, sois plus raisonnable. Que diable ! tu n’est pas bien à plaindre : ton petit hôtel de Piccadilly vaut mieux qu’une des chambres de là-haut. Tu aurais épousé quelque pauvre diable qui l’aurait battue, tandis que M. Edgar Berney t’adore. Sans compter qu’on raconte qu’il y a un grand seigneur étranger dont tu fais ce que tu veux. Est-ce dit ? Me donneras-tu mes deux mille cinq cents livres ?

— Vous avez dit deux mille, tout à l’heure.

— J’ai dit deux mille ou deux mille cinq cents, et, toute réflexion faite, c’est à peine si deux mille cinq cents me suffiront. Tu ne t’imagines pas, ma petite Sarah, combien tout a augmenté ! Et puis, c’est si cher, l’honnêteté !… Je l’ai entendu dire, du moins.

Au moment où il prononçait philosophiquement ces mots, le mulâtre et son maître sortaient de la cave, et Saphir, qui réfléchissait où elle pourrait se procurer cette somme que Bob exigeait, s’était machinalement appuyée contre la porte entr’ouverte.

— Le comte ! ne put-elle s’empêcher de dire à demi-voix en se reculant précipitamment dans l’intérieur de la pièce et en soulevant un des coins du rideau pour s’assurer qu’elle ne s’était pas trompée. Lui-même !

— Le comte, quoi ! quel comte ? demanda Bob, qui avait entendu et à qui le geste d’étonnement de la jeune fille n’avait pas échappé.

Il avait ouvert la porte pour voir celui que Saphir appelait ainsi, mais il avait eu à peine le temps de reconnaître les deux nouveaux amis de Welly, qui s’étaient immédiatement dirigés vers la porte de sortie.

Il se retourna tout préoccupé vers la jeune fille pour l’interroger de nouveau ; celle-ci ne lui en laissa pas le temps.

— Vous me promettez, lui dit-elle, de me laisser emmener la mère, si je vous donne vos deux mille cinq cents livres ?

— Parole d’honneur ! quoiqu’au fond ça me fera de la peine de m’en séparer.

— Vous les aurez demain soir, foi de Saphir !

— Eh bien, vrai, ça me fera plaisir, car décidément je crois qu’il ne fait pas bon ici pour moi. La maison me paraît devenir un joli atelier de cordes de pendus et je suis pressé de mettre la clef sous la porte. Attends au moins que je te reconduise !

Ces derniers mots s’adressaient à la jeune fille qui, après avoir couvert de baisers le front et les mains de sa mère, se préparait à sortir.

— Oh ! c’est inutile, dit-elle ; ma voiture est à deux pas.

Et ouvrant elle-même la porte qui se referma derrière elle, Saphir s’élança dans la rue pendant que maître Bob se frottait les mains avec joie en murmurant :

— Nous verrons bien, mes bons amis de Sydney, qui de nous fera la première grimace à l’honnête M. Calcraff ! Dans quarante-huit heures, je l’espère bien, il n’y aura plus ici ni Bob, ni Thompson. Gare à sir Richard Mayne !