Le Procès des ministres/02

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Le Procès des ministres
Revue des Deux Mondes3e période, tome 21 (p. 330-359).
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LES GRANDS EPISODES
DE
L’HISTOIRE CONTEMPORAINE

LE PROCÈS DES MINISTRES.
— 1830 —

II.
LA COUR DES PAIRS[1].


I.

Saisie par la chambre des députés de l’accusation portée contre M. de Polignac et ses collègues, la chambre des pairs s’était constituée en cour de justice. Elle avait confié l’instruction à son éminent président, le baron Pasquier, et à trois de ses membres, MM. de Bastard, Séguier et de Pontécoulant. Cette instruction, ouverte le 26 octobre par l’interrogatoire des accusés, marchait activement, et l’heure s’approchait où pourrait être jugé ce solennel procès qui passionnait par avance la France et l’Europe.

C’était une épreuve difficile pour le gouvernement nouveau. A peine institué, il voyait les factions acharnées à le perdre se réjouir du péril qui se dressait sur ses pas et s’apprêter à en profiter. Chaque jour, la conviction se formait davantage que, pour conjurer ce péril et le vaincre, il était nécessaire que l’homogénéité régnât dans le ministère. Or c’est justement l’homogénéité qui manquait le plus au cabinet imposé à Louis-Philippe au lendemain de la révolution ; les préliminaires du procès avaient démontré la diversité comme l’étendue de ses discordes intérieures, la multiplicité des opinions qui s’y trouvaient représentées, « les unes trop accommodantes pour les dispositions publiques et les exigences révolutionnaires, disposées à leur passer beaucoup et à se promettre de leur développement sans gêne une heureuse issue, » les autres résolues à ne considérer la révolution que comme un changement de dynastie, réalisé pour restituer au pays le régime représentatif dans toute sa sincérité, mais non pour disloquer le mécanisme du pouvoir ou affaiblir le principe d’autorité, unique base d’un système libéral, durable et fécond. Une modification ministérielle devenait donc nécessaire ; elle était dans le désir de tous les membres du ministère, et à la suite de l’échauffourée du 18 octobre, après divers incidens graves et de laborieuses tentatives pour conserver dans le ministère la plupart de ses membres, MM. Casimir Perier, Molé, Louis, Dupin, de Broglie et Guizot offrirent successivement leur démission au roi. M. Laffitte, ministre des finances, resta chargé de constituer le cabinet nouveau dans lequel M. Dupont de l’Eure conserva les sceaux, le général Sébastiani la marine et le maréchal Gérard la guerre. Avec l’assentiment du roi, M. Laffitte offrit le portefeuille de l’intérieur à M. Casimir Perier, qu’il aurait voulu associer à son œuvre et qu’il s’efforça d’attirer à lui, prêt à sacrifier au besoin M. Dupont de l’Eure ; mais M. Perier, duquel on peut dire, sans faire injure à sa grande mémoire, qu’il se gardait pour un ministère de durée et qui ne croyait pas à l’avenir de celui que formait M. Laffitte, refusa d’en faire partie. C’est à défaut de lui que M. de Montalivet devint ministre de l’intérieur[2]. Le maréchal Maison eut les affaires étrangères, M. Mérilhou l’instruction publique et les cultes. Peu de jours après, le comte Gérard et le marquis Maison s’étant retirés, on donna pour successeur au premier le maréchal Soult et au second le général Sébastiani, qui céda le portefeuille de la marine au comte d’Argout.

Parmi les hommes que M. Laffitte venait de s’adjoindre et dont il s’était assuré le concours en vue de la crise décisive qui se préparait, il en était un que sa jeunesse, l’éclat de sa carrière ultérieure, le courage dont il fit preuve, l’importance de son rôle pendant le procès des ministres, nous obligent à distinguer dès à présent entre ses collègues, déjà illustres pour la plupart, et au milieu desquels il apparaissait, connu non-seulement par le nom de son père, mais encore par de brillans débuts dans la vie publique, nous voulons parler du comte de Montalivet. ne avec le siècle, fils d’un ministre de l’intérieur de l’empire, dont le nom est resté attaché à de mémorables réformes administratives, M. de Montalivet était entré à la chambre des pairs en 1823, par le privilège de l’hérédité. Le droit de vote ne devant lui appartenir qu’à l’âge de trente ans, en 1831, il y avait siégé jusqu’à la révolution avec voix consultative. Admis en 1826 dans la réunion des pairs constitutionnels, il s’était vu chargé plusieurs fois de présenter des amendemens dont l’intervention des plus influens d’entre eux venait ensuite assurer le succès. L’année suivante, il avait fait échec au comte de Peyronnet, candidat au grand collège de Bourges, et à la suite de la révolution de juillet, la 4e légion de la garde nationale le nommait colonel, préférablement à M. Ternaux et au général Bertrand. En même temps, la confiance du baron Louis le chargeait, avec MM. de Schonen et Duvergier de Hauranne, de la liquidation de l’ancienne liste civile et lui confiait l’administration provisoire du domaine de la couronne. Enfin, peu de jours avant son entrée au ministère, il venait de monter à la tribune de la chambre des pairs et d’obtenir de ses collègues qu’ils fissent comparaître devant eux le comte de Kergorlay, un des leurs, auteur d’une lettre insultante pour la royauté nouvelle.

C’est à ce jeune homme de vingt-neuf ans, distingué déjà par M. de Martignac, qui voulait lui ouvrir le conseil d’état et qui, sur son refus, le nomma conseiller général du département du Cher, que M. Laffitte avait fait offrir le poste périlleux de ministre de l’intérieur. Le général Sébastiani était chargé de cette mission. M. de Montalivet commença par décliner l’honneur redoutable et la lourde responsabilité qu’on voulait lui imposer; mais le général insista. Il rappela à son interlocuteur qu’en 1826 M. Laffitte le voulait pour gendre; il ajouta que, si ce projet, dont le poète Béranger avait pris l’initiative en même temps que M. de Kératry, ne s’était pas réalisé, le ministre des finances n’en avait pas moins conservé pour le jeune pair des sentimens de confiance et d’estime. Il énuméra les services déjà rendus par M. de Montalivet, les circonstances qui l’avaient mis en évidence. Ces services justifiaient le ministère d’avoir songé à l’appeler dans son sein, malgré sa jeunesse. Cette jeunesse, au surplus, n’était-elle pas une qualité, après une révolution dans laquelle l’École polytechnique, d’où sortait M. de Montalivet, avait joué un si grand rôle? Pour traverser la dangereuse épreuve du procès des anciens ministres de Charles X, pour lutter avec succès contre les passions aveugles qui s’efforçaient de faire violence à la cour des pairs par un coupable appel à la vengeance du peuple, ce qu’il fallait avant tout, chez le ministre de l’intérieur, c’était l’action, l’énergie, la popularité. M. de Montalivet avait reçu cette triple force de ses études, de ses idées libérales, de l’élection de la garde nationale. Il devait la mettre au service de la France, quand même il trouverait quelque témérité à accepter une mission que, de son côté, le ministère lui offrait, parce qu’il avait la plus grande confiance dans son succès. — M. de Montalivet ne se laissa pas fléchir par ces flatteuses obsessions ; mais le même jour le roi, l’ayant fait appeler, lui dit : — Ce n’est pas un ministère que je vous prie d’accepter, c’est une responsabilité. Ne voulez-vous pas m’aider à sauver la vie des ministres? — M. de Montalivet céda sur-le-champ et n’hésita plus à jouer, sur la chance redoutable d’une seule journée, l’avenir de sa carrière politique tout entière[3].

A peine constitué sur ces bases nouvelles, le ministère Laffitte se trouva uni dans un sentiment commun, conforme à celui du roi, et dans la résolution de tout tenter pour repousser les exigences révolutionnaires aussi bien que pour sauver la vie des anciens ministres. L’influence de M. de Lafayette, celle de M. Odilon Barrot, y étaient encore puissantes, surtout dans la personne de M. Dupont de l’Eure; mais elles tendaient à s’affaiblir, et leur échec définitif devait succéder au dénoûment du procès. On sait en effet que, peu de jours après la condamnation de M. de Polignac et de ses collègues, M. de Lafayette fut contraint d’abandonner le commandement suprême des gardes nationales de France, supprimé par un vote de la chambre, et que M. Odilon Barrot un peu plus tard quitta la préfecture de la Seine, où son libéralisme imprudent et complaisant ne pouvait plus tenir contre le libéralisme plus habile et plus ferme de M. de Montalivet. Il convient d’ailleurs d’ajouter que ni M. de Lafayette ni M. Odilon Barrot n’étaient partisans de la peine capitale. Eux aussi voulaient une solution plus humaine et souhaitaient que le sang ne fût pas versé ; mais leur erreur consistait à croire qu’on pouvait attendre la clémence de la générosité de la garde nationale et de la population de Paris. Mieux éclairé, le ministère était convaincu que la fermeté de son attitude pouvait seule avoir raison des passions qui commençaient à s’agiter autour de la cour des pairs. Au prix même de sa popularité, et sans la marchander plus que ne la marchandait le roi, qui se vouait tout entier à l’accomplissement de cette œuvre courageuse, il entendait résister à des exigences dont le triomphe eût déshonoré, en l’affaiblissant, le gouvernement de juillet et peut-être préparé sa chute.

Il trouvait des complices dans l’immense majorité de la haute assemblée qui siégeait au Luxembourg, nous aurions dit dans l’unanimité, si cette unanimité n’eût été détruite par la colère d’une douzaine de pairs acharnés contre M. de Polignac, résolus à le sacrifier, et allant jusqu’à prétendre que le sacrifice du principal accusé sauverait les trois autres. A la chambre des députés, où les passions du dehors recrutaient des complices en plus grand nombre, le parti de la clémence trouvait cependant des adeptes éloquens et convaincus. Dans la séance du 9 novembre, quelques phrases de M. Odilon Barrot sur l’adresse au roi contre la peine de mort amenèrent M. Guizot à la tribune. Comme, en s’y rendant, il passait devant M. Casimir Perier, ce dernier lui dit : — Vous ferez d’inutiles efforts; vous ne sauverez pas la tête de M. de Polignac. — M. Guizot s’exprima en ces termes : — Je ne porte aucun intérêt aux ministres tombés, je n’ai avec aucun d’eux aucune relation; mais j’ai la profonde conviction qu’il est de l’honneur de la nation, de son honneur historique, de ne pas verser leur sang. Après avoir changé le gouvernement et renouvelé la face du pays, c’est une chose misérable de venir poursuivre une justice mesquine à côté de cette justice immense qui a frappé, non pas quatre hommes, mais un gouvernement tout entier, toute une dynastie. En fait de sang, la France ne veut rien d’inutile. Toutes les révolutions ont versé le sang par colère, non par nécessité; trois mois, six mois après, le sang a tourné contre elles. Ne rentrons pas aujourd’hui dans l’ornière où nous n’avons pas marché, même pendant le combat. — La chambre accueillit ces paroles avec une émotion sympathique. M. Royer-Collard dit à M. Guizot : — Vous ferez de plus grands discours; vous ne vous ferez jamais à vous-même plus d’honneur. — M. de Martignac, s’asseyant à côté de l’orateur pour le remercier du secours qu’il venait d’apporter aux anciens ministres, ajouta : — C’est grand dommage que cette cause ne se juge pas ici et en ce moment; elle serait gagnée. — Ainsi, devant les clameurs de la rue, commençait une généreuse et humaine conjuration dont il nous reste maintenant à raconter les péripéties et la victoire.

A la cour des pairs, l’instruction judiciaire se poursuivait. De tous les ministères arrivaient au président des pièces à l’appui, propres, à éclairer les juges. Des incidens singuliers se produisaient. On recherchait au parquet de la Seine les mandats d’amener que l’ancien ministère était accusé d’avoir dressés contre des députés et des journalistes, et l’on n’en trouvait aucune trace. Un malfaiteur enfermé dans les prisons de Toulouse déclarait spontanément avoir reçu de M. de Polignac l’ordre d’allumer des incendies en Normandie. On l’amenait à Paris pour le mettre en présence de l’ex-président du conseil, et en y arrivant il rétractait sa déclaration, laissant entendre qu’elle était sans fondement, qu’il ne l’avait faite que pour se procurer l’agrément d’un voyage et se ménager une occasion de fuir. Un sieur Lizoire, inventeur de projectiles, prétendait avoir reçu une commande de bombes destinées à être employées contre l’insurrection, et pour démontrer la fausseté de son assertion, il ne fallait rien moins qu’une lettre du général Sébastiani attestant que les engins de Lizoire étaient parfaitement inoffensifs.

En même temps, le président recevait des lettres signées ou anonymes pour et contre les ministres. Nous avons eu la patience de dépouiller aux archives de France le volumineux dossier de ces documens ignorés. L’orgueil de l’homme, sa générosité, sa naïveté, sa sottise, s’étalent là en toute liberté. Voici d’abord les dénonciateurs. Celui-ci a entendu M. de Polignac donner des ordres sanguinaires; celui-là a vu le duc de Raguse tirer sur le peuple. Un troisième n’a rien vu, mais il connaît un individu dont le frère peut fournir des renseignemens précieux. Un quatrième aspire à faire à la cour des révélations importantes; il ajoute « qu’aucun motif de vaine célébrité ne l’a dirigé, bien qu’il attache à cette circonstance de sa vie une importance relative à sa grandeur. » Un médecin veut être entendu le 8 décembre; en réalité il n’a rien à dire et ne cherche qu’à se procurer, comme témoin, un billet d’entrée dans la salle des séances, billet qu’il ne peut obtenir, ainsi que cela résulte des plaintes qu’il adresse le 16 au grand référendaire de la chambre des pairs.

Les griefs privés se mêlent aux griefs politiques. Le subrogé-tuteur de l’héritier de M. de Lally-Tolendal se plaint d’un déni de justice dont son pupille a été l’objet. De bonnes âmes présentent des argumens en faveur des ministres accusés. Un anonyme raconte que le prince de Polignac lui a fait la charité à Londres; un commissaire de police de la Gironde affirme que M. d’Haussez lui a dit un jour être l’ennemi des lois d’exception. Les fous ne manquent pas à la collection. Il en est un qui aspire à présenter la défense des coupables et débute ainsi : « Très nobles et puissans seigneurs, de toutes les ambitions qui ont dévoré le cœur de l’homme depuis qu’il existe, jamais aucune d’elles ne fut plus caractérisée que celle qui me parle déjà depuis l’âge le plus tendre. » Un autre se dit «chargé par Clio de composer l’histoire de la révolution. » Une lettre sans signature dénonce aux pairs la conspiration qui s’organise contre eux pour les massacrer si les ministres ne sont pas condamnés. Un esprit fort demande que la France entière soit constituée en jury pour prononcer sur leur sort. Enfin un philanthrope propose de substituer, en cas de condamnation, deux têtes à celles des condamnés. « Je serai à l’échafaud, s’écrie-t-il, à neuf heures du soir.» A côté de ces folies, les menaces. On écrit de Lyon : « La France et l’Europe entière ont les yeux sur vous. Malheur! malheur! Si les ministres sont condamnés, la Vendée, le Midi et les braves gens des autres villes de France les vengeront. Malheur à Paris l’infâme! Elle doit être brûlée. Vive Henri V !» On écrit de Paris : « Malheur à vous, si vous ne présentez pas un juste arrêt de mort. Mort ou vengeance ! Le peuple attend ! »

Puis, c’est une lettre de la duchesse de Raguse, demandant au nom de son mari qu’une enquête soit ouverte afin de rechercher : « 1° si l’ordre confidentiel du 20 juillet était destiné à protéger les ordonnances et en assurer l’effet, ou si au contraire ce n’était qu’une formule militaire en usage depuis dix ans; 2° si l’ordonnance du 25 juillet qui confia le commandement au maréchal lui a été communiquée avant le 27; 3° si les chefs de corps ont eu l’ordre écrit de tirer sur le peuple sans ménagement, ou si au contraire une extrême modération leur avait été recommandée. » Enfin, dans le même dossier, nous pouvons prendre connaissance de trois pièces trouvées après la bataille, dans le jardin des Tuileries ou aux environs. La première est un billet du prince de Polignac au duc de Raguse, l’engageant à faire savoir aux insurgés « que le roi donnera de l’argent à ceux qui abandonneront les rangs de l’émeute et que les autres au contraire seront traduits devant un conseil de guerre. » La seconde et la troisième sont des adjurations adressées l’une « aux Français, » pour les convaincre qu’ils doivent défendre leurs libertés menacées, l’autre à Charles X, le 26 juillet, pour lui faire savoir a que sa tête est mise à prix. » On est heureux de se reposer de ces violences en lisant les lettres éloquentes que l’Académie et le barreau de Lyon adressaient à la cour des pairs afin de recommander M. de Chantelauze à la générosité de ses juges.

Le 29 novembre, l’instruction était close, et M. de Bastard en rendait compte à ses collègues dans un volumineux rapport qui n’est, à vrai dire, qu’une édition nouvelle de l’acte d’accusation, déjà dressé par les commissions de la chambre des députés. Il convient cependant d’observer qu’il y est fait preuve de plus de justice à l’égard des accusés. Les événemens y sont racontés avec impartialité; le désir de rechercher la vérité s’y retrouve à toutes les pages, avec la volonté de ne pas charger les ministres au gré des passions du dehors. De l’examen des ordonnances, il résultait pour le rapporteur qu’en les publiant les ministres de Charles X avaient violé la charte. Il admettait cependant qu’ils n’avaient ni prémédité longtemps à l’avance cette violation criminelle, ni prévu ses résultats. Il cherchait ensuite à distinguer dans leur responsabilité collective la part qui pesait plus spécialement sur chacun d’eux. Il attribuait à M. de Polignac la culpabilité la plus grande. Il déplorait son aveugle confiance, lui reprochait la mise en état de siège de Paris, la résistance opposée par lui à la suspension des hostilités; mais, passant sur ces faits, qu’il appuyait de preuves et de témoignages, il terminait la première partie de son travail en déclarant que la seule signature des ordonnances constituait à ses yeux le véritable crime de M. de Polignac et de ses collègues. Dans la seconde partie, il s’appliquait vainement à découvrir la cause des incendies de Normandie, dans lesquels il voyait le résultat d’un complot ; mais il était obligé de reconnaître qu’il n’existait aucune preuve de la complicité des ministres dans cet exécrable attentat. Dans la troisième partie enfin, il s’efforçait, en démontrant la compétence de la chambre des pairs, de répondre à des observations préjudicielles déjà faites par les accusés et qui devaient être reproduites dans leur défense.

Après avoir entendu la lecture de ce rapport, la cour des pairs rendit un arrêt par lequel elle traduisait devant elle les ministres accusés, absens ou présens, sans que l’instruction de la contumace pût retarder le jugement des détenus. Elle décida en outre qu’il ne serait admis dans les débats aucun intervenant ou partie civile, tous les droits étant d’ailleurs réservés. L’ouverture de ces débats fut fixée au 15 décembre. On touchait donc à la crise; on entrait dans ce que M. Guizot a heureusement appelé « le défilé du procès des ministres. » Les bonnes volontés étaient prêtes, les dévoûmens allaient s’élever à la hauteur des périls, et ce fut l’honneur et le mérite des hommes mêlés à ces dramatiques péripéties de n’avoir pas perdu un seul instant l’énergie, le courage et l’espérance.

Aux approches du procès, l’agitation augmentait dans Paris. Elle se traduisait par les manifestations bruyantes de la rue, les placards séditieux, par des scènes de violence aux théâtres, dans les écoles, aux portes des deux préfectures, où les ouvriers sans travail allaient demander de l’ouvrage et du pain. Si l’on ajoute à ces symptômes d’un état révolutionnaire menaçant, la détresse des affaires, la multiplicité des faillites, la crainte de la guerre, l’audace de la démagogie, un mécontentement général, l’on pourra se rendre compte de la physionomie de Paris au moment où les anciens ministres de Charles X allaient comparaître devant leurs juges.


II.

Le 10 décembre, à sept heures du matin, M. de Polignac et ses collègues, à l’exception de M. de Chantelauze, que son état maladif retint à Vincennes jusqu’au soir, furent transférés, sous la protecion d’une imposante escorte, du château dans lequel ils venaient de passer trois mois au palais du Petit-Luxembourg, où un appartement avait été transformé en prison pour les recevoir. M. de Montalivet présidait à ce transfèrement. Cinq jours après, le 15 décembre, le procès commençait. Avant l’ouverture de la séance publique, le président Pasquier réunit les pairs en conférence dans la chambre du conseil et leur fît connaître, dans une allocution brève et ferme, l’étendue de leurs devoirs et de leurs droits, en même temps qu’il établissait, par les précédens, que la direction des débats lui appartenait exclusivement[4]. Une foule énorme restait groupée aux abords du palais dont les cours et les issues étaient gardées par les troupes de ligne, plusieurs piquets de cavalerie et de forts détachemens de la garde nationale. Deux colonels de cette garde, MM. Ladvocat et Feisthamel, étaient chargés spécialement de veiller à la sûreté des accusés. Sous les ordres du général de Lafayette et du président, le général Fabvier avait le commandement supérieur de toutes les troupes, d’un effectif d’environ 2,000 hommes, y compris la police. Le palais était exceptionnellement fortifié par des grilles et des enceintes improvisées; on n’y pénétrait qu’avec des cartes sévèrement contrôlées. Le ministre de l’intérieur, le préfet de la Seine, le préfet de police exerçaient eux-mêmes une active surveillance de tous côtés, afin d’être assurés que les mesures de précaution ordonnées depuis plusieurs jours étaient rigoureusement observées.

Vers onze heures, la cour entra en séance, et les pairs, occupèrent leurs sièges. La salle offrait un aspect saisissant. Le corps diplomatique, la chambre des députés, les cours, les tribunaux, le barreau, les représentans de la presse, les députations des écoles avaient des tribunes réservées. Une foule compacte remplissait les tribunes publiques. Parmi les hommes appelés à tenir un rôle dans ce grand débat, cette foule désignait les plus illustres : entre les pairs, ceux qui avaient été les juges du maréchal Ney; au fauteuil, ce fin et habile baron Pasquier, qui préludait à sa glorieuse présidence de dix-huit ans par une épreuve solennelle de laquelle il devait sortir victorieux; au banc des commissaires, placé à la gauche du président et faisant face aux accusés, MM. Bérenger, Madier de Montjau et Persil, solennels et graves, revêtus de l’ancien costume des députés, dont les manches et le collet n’étaient plus ornés des fleurs de lys; sur les bancs de la défense, M. de Martignac avec son visage sympathique et doux, encadré de longs cheveux et qui trahissait par sa pâleur les émotions de l’ancien ministre sur qui portait la plus lourde part dans la responsabilité de la défense; M. Paul Sauzet, avec sa haute taille, mince et flexible, ses traits altérés et son regard brillant; MM. Hennequin et Crémieux, alors dans tout l’éclat d’une célébrité que la politique laissait encore intacte.

Il fut procédé d’abord à l’appel des pairs : 163 répondirent; 29 étaient absens, 19 excusés pour des motifs de santé, 3 parce qu’ils étaient retenus loin de Paris par des missions diplomatiques; le duc de Gramont, à cause de sa parenté avec l’un des accusés ; le maréchal Soult et le comte de Montalivet, à raison de leurs fonctions ministérielles; l’abbé de Montesquieu, par suite de son caractère ecclésiastique; MM. de Sémonville, de Glandèves et de Chabrol-Crouzols, parce qu’ils figuraient au procès comme témoins. Après cette formalité, on introduisit les accusés. Leur attitude imposa sur-le-champ le respect. M. de Polignac souriait en adressant autour de lui quelques saluts; M. de Chantelauze se traînait avec peine et semblait accablé; M. de Peyronnet affectait un air affligé, qui n’enlevait rien à sa fierté. Quant à M. de Guernon-Ranville, après avoir serré la main de son défenseur, il se plongea dans la lecture d’une brochure, affectant de ne rien regarder de ce qui se passait autour de lui. La cause s’ouvrit par les questions d’usage aux accusés. Après y avoir répondu, ils déposèrent les protestations et les réserves qu’ils avaient déjà faites touchant l’incompétence de la cour, et que leurs défenseurs devaient développer. Puis le président donna la parole aux commissaires de la chambre des députés. L’un d’eux, M. Bérenger, exposa d’abord l’objet et les moyens de l’accusation, laquelle n’offrait plus qu’un intérêt secondaire, les faits qu’elle avait à dénoncer et les argumens qu’elle devait faire valoir ayant été énumérés longuement dans les deux rapports qui lui servaient de base.

Il n’est pas cependant inutile de signaler en passant le caractère un peu suranné, même pour le temps, de l’éloquence des accusateurs. L’éloquence parlementaire et judiciaire était alors en voie de transformation. Tendant à se rajeunir dans la bouche des Martignac, des Guizot, des Sauzet, des Berryer, des Dupin, elle gardait encore dans l’accent d’hommes tels que MM. Bérenger, Madier de Montjau et Persil, une physionomie solennelle et compassée qui rend aujourd’hui difficile et ingrate la lecture de leurs rapports et de leurs réquisitoires. Au surplus, on n’attend pas de nous que nous insérions ici des documens volumineux où le récit des événemens déjà, connus est encadré dans des objurgations passionnées, froidement calculées et débitées froidement; nous n’en devons retenir que ce qui est nécessaire à l’histoire de cette cause mémorable. M. Bérenger résuma ainsi les charges qui pesaient sur les accusés: « La presse périodique détruite, la censure rétablie, les opérations des collèges, audacieusement annulées sous le prétexte d’une dissolution, nos lois électorales abrogées et remplacées par un vain simulacre d’élections, la force des armes inhumainement employée pour comprimer l’indignation et pour assurer le succès de ces désastreuses mesures, voilà les crimes dont la réparation est due au pays. » À ce premier réquisitoire succéda l’appel des témoins au nombre de 31 à charge et 10 à décharge.

Puis le président procéda à l’interrogatoire des accusés ; celui de M, de Polignac devait offrir et offrit plus d’intérêt que celui de ses collègues. Après avoir refusé de s’expliquer sur ce qui s’était passé dans le conseil qu’il présidait et de nommer les ministres rédacteurs des ordonnances, l’accusé nia avoir eu connaissance de manœuvres illégales commises pendant les élections; il se défendit énergiquement d’avoir eu l’intention de violer la charte et prémédité les ordonnances, dont la pensée n’était née que quelques jours avant leur signature, de n’avoir pas concouru de tous ses efforts à arrêter l’effusion du sang. Aucun des ordres donnés à la troupe n’émanait de lui; s’il n’avait pas tenu compte immédiatement de la démarche faite auprès du ministère par des députés pour obtenir la cessation du combat, s’il avait refusé de les recevoir, c’est qu’il ne pouvait leur répondre sans avoir consulté le roi. En revanche, aussitôt après la visite de MM. de Sémonville et d’Argout au maréchal Marmont, et après l’entretien qu’il avait eu lui-même avec les deux pairs, il les avait précédés à Saint-Cloud pour donner sa démission et faire retirer les ordonnances. Quant à l’argent distribué aux troupes sur la place du Carrousel dans la matinée du 29, la distribution en avait été faite sans son ordre, qu’il eût refusé si on le lui eût demandé.

M. de Peyronnet repoussa vivement le reproche d’avoir ordonné des mesures illégales pendant les élections. Il invoqua une circulaire adressée par lui aux préfets le 15 juin, pour leur enjoindre de respecter la liberté des électeurs. Il reconnut avoir rédigé l’ordonnance de dissolution; mais, tout en laissant entendre qu’il s’était efforcé d’abord de s’opposer au système qui avait prévalu, il refusa de faire connaître l’opinion exprimée par ses collègues dans les conseils où ce système avait été discuté. Sur les points de l’accusation qui étaient communs à lui et à eux, il confirma les dires de M. de Polignac.

M. de Chantelauze déclara n’avoir pas désiré le renversement du ministère Martignac, encore qu’il souhaitât alors quelques modifications dans la marche du gouvernement. Il ne nia pas avoir employé des « moyens légaux » pour diriger les votes des magistrats; mais il n’avait mis aucun prix à cet acte de conscience. Il n’avait prononcé qu’une destitution, et encore était-ce pour un motif étranger à la politique. Comme ses collègues, il refusa de divulguer les délibérations du conseil ; mais il avoua être l’auteur du rapport sur la presse, tout en faisant remarquer que l’ordonnance contre les journaux n’était que provisoire et devait être convertie en loi. Aux questions que le président lui adressa pour savoir s’il avait participé à la direction des mouvemens militaires, il répondit par une dénégation formelle. — J’aurais voulu pouvoir arrêter l’effusion du sang, dit-il; plus que personne j’ai gémi du malheur des trois journées et du sort des victimes qui sont tombées; mais il ne m’appartenait pas de provoquer des mesures à cet égard.

M. de Guernon-Ranville, interrogé le dernier, rappela qu’en entrant dans le cabinet du 8 avril, il dit à M. de Polignac que « la charte était son évangile politique. » Il se défendit d’avoir employé des menaces ou des promesses pour obtenir les suffrages des fonctionnaires, et cita une de ses circulaires dans laquelle il les adjurait de consacrer leur influence à faire élire des députés « fidèles au roi et au pays. « Il avoua n’avoir pas partagé l’opinion de ses collègues sur les ordonnances et les avoir combattues. Il ne les avait ensuite signées que pour se conformer à la décision de la majorité. — Dans les deux journées que nous avons passées aux Tuileries, ajouta-t-il, il n’est pas un de nous qui n’eût voulu racheter au prix de son sang les malheurs qui désolaient la capitale; mais en ce moment il était impossible de prendre aucune détermination; ce n’était qu’à Saint-Cloud, en présence du roi, qu’elle pouvait être prise.

Ces interrogatoires avaient occupé la plus grande partie de la première séance. On entendit cependant plusieurs témoins : M. Billot, ex-procureur du roi, qui déclara n’avoir pas participé à l’ordre donné un moment d’arrêter un certain nombre de députés; le maréchal Gérard, qui rendit compte de la démarche faite par lui comme député et par quatre de ses collègues, MM. Casimir Perler, Laffitte, le comte de Lobau et Mauguin, le 28 juillet, auprès du duc de Raguse pour faire cesser le combat; le comte de Chabrol-Volvic, ex-préfet de la Seine, à qui M. de Peyronnet avait dit le 26 juillet « que si le gouvernement était sorti, en vertu de l’article 14 de la charte, de son caractère légal, c’était pour y rentrer très prochainement; » M. de Champagny, directeur du ministère de la guerre, qui attesta la sollicitude déployée par M. de Polignac pour arrêter les incendies de Normandie.

L’audition des témoins continua pendant toute la séance du lendemain. Il Y eut ce jour-là des dépositions empreintes du plus dramatique intérêt. Ce fut d’abord M. Laffitte qui, reprenant le récit fait la veille par le maréchal Gérard, présenta un saisissant tableau des angoisses du duc de Raguse pendant le combat et le montra pénétré de l’horreur de sa situation, n’osant prendre sur lui de faire cesser les hostilités, n’attendant qu’un ordre qui n’arrivait pas et qui ne fut provoqué par M. de Polignac que le 29 juillet, c’est-à-dire le troisième jour de l’insurrection, alors qu’elle était déjà victorieuse; puis ce fut M. de Komierowski, aide-de-camp du duc de Raguse. Il raconta que le maréchal n’avait eu connaissance des ordonnances qu’après la publication, et qu’il avait dû quitter Saint-Cloud le 26 juillet sans pouvoir se procurer le Moniteur qui les contenait[5]. Il ajouta que le 28, à midi, il avait été chargé par le maréchal de porter au roi une dépêche qui décrivait l’état de Paris et réclamait une prompte détermination, et qu’après une longue attente le roi lui avait ordonné de dire au maréchal « de tenir, de réunir ses forces sur la place du Carrousel et d’agir avec des masses.» Un autre aide-de-camp de Marmont, M. de Guise, confirma ce témoignage et prouva que la cour avait été plusieurs fois informée de la gravité du péril que le défaut de résolution faisait courir à la dynastie. On entendit également M. François Arago rendre compte, de ses entretiens avec le duc de Raguse pendant la journée du 28. L’illustre témoin émut singulièrement ses auditeurs en rapportant le trait suivant. En attendant le maréchal qui l’avait quitté pour aller recevoir la députation que conduisait M. Laffitte, il causait avec un aide-de-camp, le chef d’escadron Delarue, et lui racontait qu’en parcourant différens quartiers, il avait vu les troupes fraterniser avec le peuple. La gravité de ce renseignement alarma M. Delarue, qui voulut le faire connaître au prince de Polignac. Il s’éloigna, laissant M. Arago seul; mais il revint au bout de quelques instans et s’écria : — Nous sommes perdus! Notre premier ministre n’entend même pas le français. Lorsqu’on lui a dit que les troupes fraternisaient avec le peuple, il a répondu : « Eh bien ! il faut aussi tirer sur les troupes.» — La déposition de M. Arago causa dans l’auditoire une certaine émotion. M. de Martignac, se levant au milieu du trouble de l’assemblée, fit observer à la cour que le témoin n’avait pas entendu lui-même cette criminelle parole et que le témoignage direct de M. Delarue ne pouvait malheureusement être invoqué, cet officier se trouvant à l’étranger.

Mais de toutes les dépositions la plus impatiemment attendue et la plus émouvante fut celle du marquis de Sémonville. Le grand référendaire de la cour des pairs avait à raconter la démarche que le 28 juillet il avait faite, en compagnie de son collègue M. d’Argout, auprès des ministres d’abord, à Saint-Cloud ensuite. Il entra pâle, chancelant, accablé par le poids de ses souvenirs plus encore que par la vieillesse, et, s’appuyant contre le dossier d’un fauteuil apporté à son intention, il commença son récit. Dans sa physionomie, dans sa parole, dans son attitude, dans son geste, il y avait une solennité apprêtée, un peu théâtrale, bien conforme d’ailleurs au caractère de ce spirituel et malin personnage duquel on disait qu’il était un incomparable comédien; mais sa relation traitait d’événemens d’un si puissant intérêt que l’émotion qu’il laissait voir en parlant devait être aussi sincère que celle qu’on ressentait autour de lui en l’écoutant. Il raconta donc comment, le 28 juillet, il s’était rendu à l’état-major où il avait trouvé le maréchal Marmont en proie au plus visible désespoir; comment ayant demandé à voir le prince de Polignac, et ce dernier étant venu, il lui avait parlé « avec une violence qui louchait presqu’à l’outrage » en lui enjoignant d’arrêter l’effusion du sang. « L’élévation de ma voix et de celle de M. d’Argout, dit-il dans son récit, amena dans le salon où nous étions, d’une part les officiers généraux et les officiers de l’état-major qui étaient dans la première pièce, et de l’autre tous les ministres. Dès ce moment l’entretien, la discussion, je ne pourrais pas dire la dispute, devint général. On pria les officiers de se retirer, et nous restâmes avec les ministres. » Dans ce conseil, M. de Polignac, supplié par le témoin de faire cesser les hostilités, se retranchait derrière l’autorité du roi, « toujours avec le même calme et la même politesse. Les autres ministres semblaient être de notre opinion, mais craignaient de la manifester, à ce qu’il nous a paru. » Enfin M. de Polignac demanda à se retirer pour délibérer avec eux. Pendant ce temps, M. de Sémonville et M. d’Argout proposèrent au maréchal d’arrêter les ministres. M. d’Argout se chargeait de faire connaître à la population de Paris la nouvelle de cette arrestation pendant que le duc de Raguse et M. de Sémonville iraient expliquer leur conduite au roi. Les indécisions du maréchal empêchèrent la réalisation de ce projet. M. de Sémonville et M. d’Argout partirent alors, suivis des ministres, pour Saint-Cloud, où ils virent le roi, et le ordonnances furent retirées.

Dans sa déposition, écoutée religieusement, le grand référendaire de la cour des pairs n’avait trahi aucun des détails de son entrevue avec le roi, détails dont il n’était pas question dans sa déposition écrite et qui par conséquent étaient complètement ignorés des juges comme du public. Sur l’observation du président qui fit délicatement allusion au serment de dire « toute la vérité » prêté par le témoin, ce dernier reprit : « Je crois, j’ai toujours cru que les résolutions que je voulais combattre en entrant dans le cabinet du roi étaient personnelles, anciennes, profondes, méditées, le résultat d’un système tout à la fois politique et religieux. Si j’avais eu un doute à cet égard, il aurait été entièrement dissipé par ce douloureux entretien. Toutes les fois que j’ai approché du système du roi, j’ai été repoussé par son inébranlable fermeté; il détournait les yeux des désastres de Paris, qu’il croyait exagérés dans ma bouche, il les détournait d’un orage qui menaçait sa tête et sa dynastie. Je ne suis parvenu à sa résolution qu’après avoir passé par son cœur, lorsqu’après avoir tout épuisé, j’ai osé le rendre responsable envers lui-même du sort qu’il pouvait réserver à Mme la dauphine, peut-être éloignée à dessein dans ce moment; lorsque je le forçai d’entendre qu’une heure, une minute d’hésitation pouvait tout compromettre, si les désastres de Paris parvenaient sur son passage dans une commune ou dans une cité, et que les autorités ne pussent pas la protéger. Je le forçai d’entendre que lui seul la condamnait au seul malheur qu’elle n’eût pas encore connu, celui des outrages d’une population irritée. Des pleurs ont alors mouillé les yeux du roi; au même instant, sa sévérité a disparu, ses résolutions ont changé, sa tête s’est baissée sur sa poitrine; il m’a dit d’une voix basse, mais très émue : — Je vais dire à mon fils d’écrire et d’assembler le conseil. »

A la suite de cette importante révélation, M. de Polignac, pressé d’en détruire l’effet, demanda à y répondre. Il avoua que ce fut après la démarche de MM. de Sémonville et d’Argout qu’il reconnut et que ses collègues reconnurent avec lui que deux obligations s’imposaient au cabinet, celle de donner sa démission et celle de retirer les ordonnances. C’est dans ce sens qu’ayant précédé à Saint-Cloud M. de Sémonville et M. d’Argout, il parla au roi. Quant aux paroles qu’on lui attribuait, il en désavouait la signification en rappelant qu’il avait fait, pour mettre un terme à la lutte engagée dans les rues de Paris, tout ce qu’il pouvait faire. M. de Peyronnet appuya ces observations, en rappelant qu’il s’était joint à M. de Polignac pour faire connaître au roi l’opinion du duc de Raguse.

L’audition des témoins fut terminée dans la séance du 18 décembre, et M. Persil, l’un des commissaires de la chambre des députés, procureur-général à Paris, prononça son réquisitoire. Ce long discours, dans lequel, à côté des revendications qu’il fit entendre comme représentant de la loi, trouvèrent place les opinions du député qui, dès son entrée dans la chambre, juin 1830, s’était prononcé contre le ministère Polignac et avait ensuite protesté contre les ordonnances, était divisé en trois parties. La première traçait l’histoire de la révolution, de ses causes, et s’attachait à en légitimer les résultats, en mettant en relief la conduite criminelle des ministres de Charles X, auxquels elle reprochait surtout d’avoir armé les soldats contre des citoyens inoffensifs, des femmes et des enfans, et de n’avoir pas, dès le 28 juillet, arraché au roi la révocation des ordonnances. La seconde était consacrée à démontrer la trahison du ministère, à justifier les bases de l’accusation. Quant à l’objection tirée de la violation de la charte à l’égard du roi, violation qui, selon les accusés, détruisait leur responsabilité, l’orateur y répondait en disant : « La morale la plus commune exige que ceux qui ont commis la faute en supportent les conséquences. » La troisième partie du réquisitoire énumérait les motifs de la poursuite et résumait ainsi les trois chefs d’accusation : 1o abus de pouvoir afin de fausser les élections ; 2o changement arbitraire et violent des institutions ; 3o attentat à la sûreté de l’état ; excitation à la guerre civile. Le ministère public abandonnait l’accusation en ce qui touchait les incendies. En vain les conseillers de Charles X objectaient les périls de la monarchie. M. Persil soutint qu’au moment des ordonnances aucun péril ne la menaçait, et il apporta la plus âpre, la plus incisive éloquence pour établir la culpabilité personnelle de chacun des accusés. Il conclut en ces termes : « Nous vous demandons, messieurs, la condamnation des anciens ministres parce qu’ils ont trahi les intérêts de la France, livré toutes ses libertés, déchiré son sein en y portant la guerre civile. »

Les deux journées suivantes appartinrent à la défense. Elles ne furent pas les moins brillantes ni les moins glorieuses de ce mémorable procès. Elles tirèrent leur éclat non pas seulement du talent des défenseurs, mais aussi de leur courage et de leur attitude intrépide, au milieu des passions populaires qui grondaient, déchaînées et furieuses, autour du palais du Luxembourg. M. de Martignac, à qui était échue la tâche de diriger les plaidoiries et de traiter les points généraux communs à tous les accusés, parla le premier, au milieu d’un silence sympathique. « Sans vaine rhétorique, sans affirmation de générosité à l’égard de ses anciens adversaires devenus ses humbles cliens, sans étalage de fausse sensibilité sur leur sort actuel ou d’appréhension exagérée sur leurs périls, il se plaça naturellement entre les vainqueurs et les vaincus. Il tint compte aux uns de la difficulté du temps et des hommes qu’il avait lui-même encourue, sans parvenir a la surmonter ; il leur tint compte d’un dévoûment honorable même dans ses excès et digne d’une meilleure cause ; il demanda compte aux autres de leur victoire et de l’emploi qu’ils allaient en faire. — Le sang que vous verseriez aujourd’hui, leur dit-il, pensez-vous qu’il serait le dernier ? En politique comme en religion, le martyre produit le fanatisme et le fanatisme le martyre. Ces efforts seraient vains, sans doute ; ces tentatives viendraient se briser contre une force et une volonté invincibles ; mais n’est-ce donc rien que d’avoir à punir sans cesse et à soutenir des rigueurs par d’autres rigueurs ? n’est-ce donc rien que d’habituer les yeux à l’appareil du supplice et les cœurs au tourment des victimes, au gémissement des familles ? Le coup frappé par vous ouvrirait un abîme et ces quatre têtes ne le combleraient pas… En prononçant ces paroles d’un accent solennel et prophétique, M. de Martignac se retourna vers les accusés, les couvrit en quelque sorte d’une commisération respectueuse et les remit entre nos mains avec un mélange inexprimable de grâce et d’autorité Cicéron lui-même aurait avoué l’action, le geste et le langage[6]. »

À M. de Martignac succéda M. de Peyronnet, qui voulut prendre la parole avant son défenseur pour raconter brièvement sa vie, et qui parla pendant quelques instans avec autant de calme que de simplicité. Aux actes reprochés à son ministère, il opposait ses services, des bienfaits ignorés, la liberté ou la vie rendue par lui à 300 condamnés politiques. « S’il me faut une rançon, elle est payée d’avance. J’ai rendu à l’ennemi 300 têtes des siens pour la mienne. » Parlant des ordonnances, il ajouta : « Pourquoi les ai-je signées ? Ce secret est dans mon cœur et n’en doit pas sortir. Il y est accompagné d’amertume et de souvenirs douloureux… Le sang a coulé, voilà le souvenir qui me pèse… Un malheureux frappé comme moi n’a guère plus que des larmes, et l’on doit peut-être lui tenir compte de celles qu’il ne garde pas pour lui-même. » Cette allocution attendrie facilitait la tâche de M. Hennequin. Il n’eut plus qu’à suivre, jour par jour, la conduite de M. de Peyronnet, à la justifier par la lecture de documens et de preuves. Il lui rendit un éloquent hommage, allant jusqu’à dire que les couronnes civiques avaient récompensé des services moindres que ceux de son client. « J’ai parlé de couronnes ! s’écria-t-il tout à coup. De couronnes ! Malheureux, quand la patrie est en deuil ! Ah ! des couronnes, c’est aux tombes qui se sont ouvertes qu’il faut les offrir, et non pas à l’homme si profondément malheureux de les avoir vues s’ouvrir ! »

Le tour de M. Paul Sauzet était venu. En écoutant M. de Martignac trouver des accens généreux et pathétiques pour défendre son ancien adversaire et mettre au service d’une cause désespérée sa persuasive éloquence, l’assemblée tout entière avait été saisie de cet indicible émoi que tout grand spectacle éveille dans l’âme humaine. Elle éprouva une sensation analogue quand elle vit se lever le jeune avocat de Lyon et quand sa voix harmonieuse commença à se faire entendre. M. Paul Sauzet, ce jour-là, se couvrit de gloire. Inconnu la veille, il fut célèbre le lendemain. M. Royer-Collard déclara que, depuis Mirabeau, aucun discours plus saisissant n’avait été prononcé, et l’historien Niebuhr, quelques semaines plus tard, couché sur son lit de mort, oubliait son mal pour se faire lire cette magnifique plaidoirie dont les auditeurs ont conservé un inoubliable souvenir. On ne saurait analyser une telle page ; il faut la lire pour l’admirer. M. Sauzet plaida la nécessité, et, avec un art consommé, s’attacha à démontrer que la restauration devait fatalement faire ce qu’elle avait fait, qu’elle ne pouvait pas ne pas le faire. Il y avait guerre entre les Bourbons et la France, et la liberté de la presse était incompatible avec leur gouvernement. C’est là ce qui justifiait M. de Chantelauze. « Il n’est pas de charte sans article là, s’écria l’orateur; quand il n’y est pas, la nécessité peut forcer un jour à l’y mettre. C’est la nécessité qui est l’interprétation vivante des chartes. Il faut toujours un pouvoir prédominant. Cette vérité de l’histoire s’appellera : ostracisme, dictature, lits de justice, et chez nous régime des ordonnances. » Puis il développa cette pensée que, la royauté ayant été frappée, les ministres ne pouvaient plus être responsables. Il demandait donc leur acquittement, au nom de la justice et de la pacification des esprits.

Cette plaidoirie, commencée dans la séance du 19 décembre, ne s’acheva que dans la séance du 20. M. Crémieux, défenseur de M. de Guernon-Ranville, eut alors la parole. Il y avait déjà en faveur de son client une réaction générale. Il ne songea donc qu’à le faire absoudre d’un moment de faiblesse, de cette fatale signature, « erreur de son esprit ou concession de son cœur. » Si M. de Guernon-Ranville avait signé les ordonnances, du moins, loin de les conseiller, il les avait combattues. L’orateur touchait au terme de son discours, quand tout à coup une clameur que dominait le bruit du tambour se fit entendre au dehors ; bientôt on apprenait que le palais était menacé par la populace et qu’on battait le rappel dans les rues de Paris. En même temps, suffoqué par la fatigue ou l’émotion, M. Crémieux s’évanouit; il fallut l’emporter hors de la salle. La séance se poursuivit cependant au milieu d’un certain trouble. La foule, rassemblée dans la rue de Tournon, poussait des cris stridens. Un moment même, elle parvint à forcer les portes de la grande cour, d’où elle fut expulsée par la garde nationale. C’était à l’heure où M. Bérenger répliquait à la défense. Le président recevait du dehors des informations qui lui étaient apportées de minute en minute. Il interrompit soudain le commissaire de la chambre des députés, et dit : — Je suis informé par le chef de la force armée qu’il n’y a plus de sûreté pour nos délibérations. La séance est levée.

Les accusés furent ramenés dans leur prison ; les pairs se retirèrent; mais la foule ne se dispersa que fort tard dans la soirée, et après qu’on eut opéré un certain nombre d’arrestations. Cette foule, qui interrompait ou ralentissait la circulation aux abords du palais, était menaçante. On y remarquait des figures sinistres, des hommes débraillés qui menaçaient du poing les équipages. Plusieurs pairs furent insultés, leurs voitures souillées de terre et de boue. Néanmoins, on n’eut à déplorer aucun accident grave, et la soirée s’acheva paisiblement; mais en prévision de la journée du lendemain, durant laquelle la cour des pairs devait rendre son arrêt, le gouvernement avisait cette nuit même aux mesures à prendre pour maintenir la sécurité publique, assurer au tribunal suprême la liberté de ses délibérations et protéger la vie des accusés.


III.

Les troubles qui venaient d’éclater avec tant de force dans la journée du 20 décembre étaient la conséquence de la sourde agitation qui régnait depuis cinq mois dans Paris. Ils étaient aussi l’œuvre des associations populaires et des sociétés secrètes qui cherchaient l’occasion de briser le trône élevé soudain, contrairement à leurs vœux, à l’issue des journées de juillet. Quoique prévus et attendus par un pouvoir qui connaissait sa force et ses droits et qui s’apprêtait à tenir tête à toute insurrection, ils tiraient leur gravité de la complicité tacite, mais réelle, d’une partie de la garde nationale, chargée de les réprimer, et surtout des complaisances inconscientes du général de Lafayette et de M. Odilon Barrot, que leur entourage, composé de mécontens, poussait à profiter de ces instans pour faire des conditions et réclamer des garanties.

Dès la veille, en présence des symptômes inquiétans pour la sécurité publique, le général Lafayette adressait aux gardes nationales du royaume une proclamation empreinte de cet esprit de naïve générosité qui lui était propre, mais qui dans ces circonstances ne pouvait être efficace, et qui semblait plutôt la manifestation d’une grande faiblesse et d’une vive inquiétude que celle d’une énergique résolution. « Le général en chef, disait-il, à l’entrée de cette semaine où la gloire de la grande semaine paraît menacée d’être ternie par des désordres et des violences, croit devoir rappeler à ses concitoyens les principes et l’expérience de toute sa vie. Il s’adresse aux citoyens égarés qui croiraient servir la justice en menaçant des juges et en cherchant à se faire justice de leurs propres mains. Il aime sa popularité beaucoup plus que sa vie; mais il sacrifierait l’une et l’autre plutôt que de manquer à un devoir ou de souffrir un crime. » M. Odilon Barrot, préfet de la Seine, M. Treilhard, préfet de police, tenaient un langage analogue, donnant à entendre l’un et l’autre à ce peuple qu’ils conjuraient de contenir ses colères qu’elles étaient légitimes. M. Odilon Barrot ajoutait, il est vrai, « que le premier acte d’agression violente serait considéré et puni comme crime; » mais cette menace, perdue dans une phraséologie nuageuse, ne modifiait guère le caractère général de ces proclamations. S’attachant à flatter les passions qu’on voulait combattre, elles furent accueillies avec des railleries par les meneurs de l’émeute, avec effroi par les hommes modérés, que ces accens, où la force et la résolution du pouvoir n’étaient pas suffisamment affirmées, alarmaient au lieu de les rassurer. Elles n’empêchèrent pas la populace, qui devinait sinon des encouragemens, du moins des sympathies parmi quelques-uns de ceux qui s’efforçaient de la contenir, de se porter, comme on l’a vu, vers le Luxembourg, dans la journée du 20, de proférer des vociférations contre les ministres accusés et contre leurs juges, d’injurier même ces derniers à l’issue de la séance de la cour des pairs, levée subitement, tandis que le rappel était battu dans tous les quartiers.

À ce moment, la chambre des députés était réunie et discutait la loi relative à l’organisation de la garde nationale. A la nouvelle des attroupemens qui s’étaient formés dans le quartier latin, M. de Kératry interrompit la discussion et interpella le président du conseil des ministres afin de connaître la pensée du gouvernement sur le caractère de l’émeute naissante. Le discours de M. Laffitte eut un ton d’énergie et de courage qui contrastait heureusement avec les proclamations citées plus haut. Il exposa que de vives inquiétudes s’étaient répandues pour le roi, pour la chambre, pour la France, mais qu’elles étaient exagérées. Le gouvernement connaissait ses ennemis, les ennemis de la loi, et ferait son devoir : « Des hommes qui s’inquiètent peu du sort de quatre accusés, dit-il en terminant, mais qui ne peuvent supporter l’ordre, se sont dit que les lois ne seraient pas observées ; ils l’ont dit, et c’est là ce qu’ils veulent. Peu leur importe que tel ou tel individu succombe sous la sévérité de la justice ; ce qui leur importe, c’est d’attenter à l’état de choses existant. Voilà le secret des troubles prémédités, s’ils sont réels. Il faut, messieurs, que la brave population de Paris le sache, on n’en veut pas à l’existence des anciens ministres, mais à l’ordre; or, vous pouvez y compter, le gouvernement protégera l’ordre, parce que, nous le répétons, c’est son devoir. » MM. Dupin aîné et Odilon Barrot, ce dernier par un vaillant et noble langage, bien différent de celui qu’il tenait quand il s’adressait directement au peuple, confirmèrent les assertions de M. Laffitte. « J’ai dévoué ma vie, s’écria M. Odilon Barrot, pour opérer cette révolution que j’ai considérée comme la seule transaction possible entre le pouvoir et la liberté. Je suis prêt à la dévouer encore pour empêcher que la révolution ne soit déshonorée. » M. Guizot, oubliant de récens ressentimens, applaudit aux paroles du préfet de la Seine, et le général Sébastian! acheva de rendre la confiance à la chambre, en déclarant que le gouvernement avait pris les mesures nécessaires à la défense de l’ordre et des lois. L’interpellation de M. de Kératry eut donc le précieux avantage de démontrer qu’en dépit de quelques défaillances plus apparentes que réelles, tous les hommes qui tenaient au gouvernement étaient d’accord pour imposer au pays le respect de la décision solennelle que se préparait à rendre la cour des pairs. C’est en vue de cette décision, qui devait être prononcée le lendemain, qu’il s’agissait maintenant d’aviser. Depuis l’ouverture des débats, le comte de Montalivet, dans une circulaire aux préfets, dans son appel à la garde nationale, dans toutes ses paroles et tous ses actes, avait donné d’heureuses preuves de tact, de prudence et d’intrépidité. Témoin et confident des angoisses du roi, qui, durant ces heures bruyantes, songeait avant tout au salut des accusés dont le sang, à ce qu’il lui semblait, eût déshonoré l’aurore de son règne, le ministre de l’intérieur avait fait de leur sûreté personnelle l’objet de ses ardens efforts; mais le trouble de la journée, les clameurs qu’il avait entendues autour du Luxembourg pendant cette après-midi du 20 décembre, l’exaspération de la foule venaient accroître tout à coup sa responsabilité au moment où l’issue du procès allait déchaîner toutes les passions et tous les périls. Il n’entendait pas décliner cette responsabilité, mais il voulait être assuré du concours de tous ceux qui, placés à ses côtés ou sous ses ordres, avaient le devoir de le seconder. C’est sous l’empire de ces considérations qu’il provoqua, pour le même soir, la réunion d’une conférence dans laquelle devaient être examinées les éventualités de la journée du lendemain. La conférence se tint vers onze heures au palais du Luxembourg[7]. C’est là que se rencontrèrent le général de Lafayette et son fils, le baron Pasquier, président de la cour des pairs, le marquis de Sémonville, grand référendaire, le général Sébastiani, ministre des affaires étrangères, le comte de Montalivet et M. Odilon Barrot. Le maréchal Soult, dont la place eût été naturellement dans ce conseil, se tenait en permanence au ministère de la guerre afin d’être prêt à donner les ordres nécessités par les incidens qui se pressaient d’heure en heure et d’en surveiller l’exécution.

La conférence s’ouvrit sous la présidence du général de Lafayette. Après un exposé de la situation de Paris présenté par le ministre de l’intérieur, et sur la proposition du baron Pasquier, il fut unanimement décidé qu’aussitôt après la clôture des débats engagés devant la cour, et avant que les pairs entrassent dans la chambre du conseil, les anciens ministres seraient immédiatement conduits, par un petit escalier communiquant directement avec le jardin du Luxembourg, jusqu’à des voitures destinées à les ramener à Vincennes, en traversant le jardin uniquement occupé par la troupe de ligne. Le général de Lafayette ne se rallia pas à ce plan sans le discuter avec vivacité. L’occupation du jardin par la ligne et l’exclusion de la garde nationale étaient à ses yeux une injure pour celle-ci, une insulte à la générosité du peuple. Il alléguait que ces mesures, dictées par la défiance, deviendraient non un acte de sagesse et de prudence, mais une sorte de défi propre à exciter les colères et non à les apaiser : — Vous employez trop d’armée et pas assez de peuple, répétait-il. — Mais il dut renoncer à convaincre la majorité de ses auditeurs, et finit par céder. Il consentit, quoiqu’à regret, à ce que la troupe de ligne occupât seule le jardin à l’heure où les anciens ministres devaient le traverser. De son côté, le baron Pasquier, pour mieux assurer le succès de ce plan si simple et si facile, devait s’efforcer de hâter la fin des débats publics, afin que le transfèrement, qui surexcitait et ameutait tant de mauvaises passions, eût lieu dès la première heure de l’après-midi, bien avant le moment présumé par l’attente publique. On arrêta encore toutes les mesures militaires que dictait la prudence. Des postes devaient être échelonnés entre le palais du Luxembourg et le château de Vincennes, sur la route qu’avaient à parcourir les anciens ministres, afin de prêter main-forte au besoin à leur escorte. Cette escorte devait se composer de deux escadrons de cavalerie. Elle attendrait les prisonniers aux grilles, du côté de l’Observatoire, avec des voitures et des chevaux que M. de Sémonville se chargeait d’y faire conduire. Le président signa, séance tenante, l’ordre de transfèrement des prisonniers. Le général de Lafayette signa également cet ordre, dont on décida de confier l’exécution au général Fabvier. D’ailleurs, le général de Lafayette annonçait le projet de passer la journée sur le théâtre des événemens, comme à un poste de combat.

Ainsi nulle précaution n’avait été négligée; tout était calculé et prévu, et, maigre l’inquiétante gravité des rapports de police que M. de Montalivet trouva au ministère de l’intérieur en y rentrant, il était permis d’espérer que la journée du lendemain s’écoulerait, sinon paisible et sans émotions, du moins sans accident. Toutefois les notes parvenues au gouvernement dès le matin, les prédictions sinistres dont elles étaient remplies, les desseins meurtriers qu’elles attribuaient aux chefs de l’émeute, les doutes qu’elles laissaient planer sur l’attitude de la garde nationale ébranlèrent ces espérances, et chacun se rendit à son devoir, l’âme anxieuse et troublée.

Vers onze heures, le quartier latin offrait le spectacle d’une agitation aussi bruyante que celle de la veille. Les mêmes cris se faisaient entendre. Seulement, le palais était rigoureusement et solidement gardé. La garde nationale et la ligne remplissaient les rues qui l’avoisinent. On ne comptait pas moins de 25,000 hommes en armes, mis sur pied pour résister aux bandes qui avaient résolu de se saisir des ministres accusés et de préluder, en les massacrant, à une révolution nouvelle. Avant l’ouverture de la séance, le président Pasquier fit appeler M. de Martignac, chargé par ses codéfenseurs de répliquer pour tous les accusés au réquisitoire, et, lui ayant fait part des résolutions arrêtées la veille, il lui demanda de se borner à une courte réplique. M. de Martignac s’y engagea, bien qu’il eût arrêté déjà l’ordonnance et le plan de son discours. Puis la séance s’ouvrit, et celui des commissaires de la chambre des députés qui n’avait pas encore parlé, M. Madier de Montjau, prit la parole pour résumer l’accusation. Mais tandis qu’accusés, juges et public l’écoutaient au milieu d’un profond silence que troublaient seules les clameurs du dehors, le grand référendaire vint informer tout à coup le président que, contrairement au plan primitivement arrêté, le jardin du Luxembourg avait été envahi par la garde nationale de la banlieue, avant même que la troupe de ligne l’eût occupé. Le général de Lafayette, toujours animé d’intentions généreuses, mais qui ne savait pas plus résister à sa passion pour la popularité qu’à l’influence de son entourage, avait, sans prendre avis de personne, adopté et ordonné des dispositions nouvelles. Maintenant l’attitude et le langage non équivoques des gardes nationaux étaient un obstacle insurmontable au passage des accusés par le jardin, et le ministre de l’intérieur demandait un sursis pour arrêter un autre plan.

Sur cette communication si soudaine et si grave, le président dut, en se contenant et sans rien trahir de l’émotion qu’elle lui causait, s’efforcer aussitôt de substituer à la marche rapide des débats une discussion propre à les prolonger. M. de Martignac seul devint immédiatement le confident de son embarras. La première communication du président lui avait suggéré déjà le plan qui devait rendre sa réplique aussi brève que possible, sans lui rien ôter de sa force. Il fallait maintenant qu’il laissât un libre cours à toute l’abondance de sa parole et qu’il remplaçât un résumé, rendu nécessaire par le dévoûment à la cause, par des développemens que ce même dévoûment lui imposait tout à coup. Ce n’était pas un avocat qu’il fallait pour un tel effort. C’était un homme tout entier, avec son énergie, avec toutes les facultés de son esprit et de son âme. « M. de Martignac fut cet homme, nous dit le témoin oculaire qui a bien voulu recueillir pour nous ses souvenirs. On ne saurait trop l’admirer dans ce drame intime, connu de si peu de personnes. Ce jour-là, il accomplit un grand acte plus encore qu’il ne prononça un éloquent discours. Il y fit d’ailleurs, dans le double effort de la parole et de l’émotion, une si large dépense des forces d’une santé si délicate, que tout à coup un cri s’échappa de sa poitrine : — Nobles pairs, les forces manquent à mon zèle ! — Un tel aveu arraché à ses souffrances, augmentées par un dernier effort devenu nécessaire, ne fit qu’ajouter encore à l’émotion dont la cour des pairs ressentait profondément l’effet sans en connaître toutes les causes. » Les autres défenseurs n’ajoutèrent que peu de mots à cette éloquente réplique. M. Paul Sauzet, brisé par la fatigue, garda le silence. M. Hennequin fit un suprême appel à la générosité de la cour. Quant à M. Crémieux, il rectifia l’allégation d’un journal du matin qui l’accusait d’avoir, comme tous les autres défenseurs, défendu la légalité des ordonnances. M. de Martignac, en répondant à M. Madier de Montjau, venait de relever déjà cet injuste grief et d’y répondre victorieusement. Après que les accusés eurent tour à tour déclaré qu’ils n’avaient rien à ajouter à leur défense, M. Bérenger prononça ces mots adressés à la cour : « Notre mission est finie. La vôtre va commencer; la résolution de la chambre des députés est sous vos yeux, le livre de la loi y est également. Il vous trace vos devoirs; le pays attend, il espère, il obtiendra bonne et sévère justice. » Le président déclara alors que les débats étaient clos. Les accusés furent ramenés dans leur prison, tandis que, la séance levée, les pairs se retiraient dans la salle de leurs délibérations.

Pendant que se déroulaient ces dernières péripéties du procès des ministres, M. de Montalivet travaillait à assurer leur prompt départ, maintenant compromis et entravé. C’est en arrivant au palais qu’il avait connu les ordres donnés par le général de Lafayette et l’inexécution du plan si minutieusement élaboré la veille. Cette nouvelle, l’aspect de la garde nationale, qui occupait le jardin, bruyante, excitée, et dans les rangs de laquelle on entendait des menaces de mort contre les hommes dont l’imprudence du général de Lafayette lui confiait la défense, jetaient le jeune ministre dans la plus grande perplexité. Si les collaborateurs sur lesquels il était en droit de compter lui refusaient leur concours, que pouvait-il? Le danger était pressant. En venant du ministère, il avait pu se convaincre de l’exaspération de la foule, contenue partout par la garde nationale, niais non apaisée. Cette populace, habilement et perfidement déchaînée, attendait quatre têtes. Elle souhaitait une condamnation à mort, et si le jugement de la cour ne lui donnait pas la satisfaction qu’elle réclamait, il était à craindre qu’elle ne trouvât parmi les gardes nationaux assez de complices pour lui faciliter l’accès de la prison et lui permettre d’exercer ses cruelles vengeances. Il importait donc d’agir, d’agir sans retard et de mettre les anciens ministres à l’abri de ses fureurs. Un court entretien avec le général de Lafayette prouva à M. de Montalivet que le glorieux mais imprudent vétéran de la révolution ne comprenait pas le danger comme lui et osait encore espérer pour le conjurer en la garde nationale, sans tenir compte des souvenirs irritans des trois journées, conservés par celle-ci et qui pouvaient, en présence des anciens ministres de Charles X, se réveiller terribles, malgré le bon esprit dont elle était animée. Sans manifester d’ailleurs aucune inquiétude, le ministre, s’étant plaint des modifications apportées aux ordres convenus, n’obtint que cette réponse : — Les gardes nationaux ont demandé à être chargés de veiller à la sécurité des accusés. J’ai cru devoir faire droit à leur patriotique réclamation. On ne pouvait leur refuser une place d’honneur[8].

M. de Montalivet s’éloigna; puis, avec l’esprit de résolution qui lui était propre, il s’arrêta au parti de procéder par l’audace et d’agir seul avec les ressources dont il disposait. Il avait auprès de lui, à défaut de M. Odilon Barrot, qui était retourné à l’Hôtel de Ville, où sans doute il jugeait sa présence nécessaire, le général Fabvier, ancien chef de palikares pendant les guerres de Grèce, caractère aventureux, affamé de popularité, mais honnête et vaillant soldat, les colonels Ladvocat et Feisthamel, qui, bien qu’appartenant au parti avancé de la révolution, étaient hommes à remplir bravement un grand devoir. C’est sur les deux colonels qu’il compta, à eux qu’il fit part de ses projets. Préalablement il écrivit à M. Laffitte pour connaître son avis. « Le conseil n’est pas en nombre et ne saurait délibérer, répondit le chef du cabinet; mais il a confiance en vous. Agissez suivant votre inspiration. » La voiture de M. de Montalivet était demeurée à ses ordres; il l’envoya à la porte de la geôle dans la rue de Vaugirard. Le général Fabvier et les cavaliers sous ses ordres allèrent également attendre dans une cour qui précédait cette porte, tandis que M. de Montalivet se rendait à la prison afin de se faire remettre les anciens ministres; mais là une autre difficulté l’attendait. Le concierge réclama la levée de l’écrou. M. de Montalivet, à qui cette pièce manquait, déclina son nom et ses qualités; néanmoins le concierge refusa de lui confier les prisonniers. — Si vous ne cédez pas à mes instances, reprit le ministre, vous céderez à la force. — Soit, mais alors donnez-moi reçu sur le registre et veuillez y déclarer que je n’ai obéi qu’à la violence. — Le ministre signa cette déclaration; puis il descendit avec les quatre accusés, les fit défiler sous les yeux d’une escouade de grenadiers de la garde nationale, réunis dans la cour qu’il fallait traverser, et qui paraissaient animés d’intentions malveillantes. Il atteignit ainsi sa voiture, dans laquelle ils prirent place avec MM. Ladvocat et Feisthamel. Lui-même monta le cheval d’un sous-officier de chasseurs, et se mit à la tête du cortège, ayant à ses côtés le général Fabvier. Puis il se dirigea rapidement sur Vincennes par les boulevards extérieurs et en évitant le faubourg Saint-Antoine. Il eut le bonheur d’accomplir sa courageuse mission sinon sans angoisses, du moins sans accidens, et à six heures, un coup de canon tiré du donjon de Vincennes annonçait au roi et aux ministres que les anciens conseillers de Charles X étaient en sûreté, à l’abri des murailles du vieux donjon et de la vaillante épée du général Daumesnil, quand la population de Paris les croyait encore enfermés dans la prison du Luxembourg.

Au cours de ce dramatique incident, tandis qu’autour du palais la garde nationale et la police contenaient les flots pressés d’une population arrachée à toutes ses habitudes, exigeante et cruelle comme les foules, la cour des pairs, retirée dans la salle du conseil, délibérait. Sa délibération fut laborieuse. Le président dut interroger successivement tous les juges sur chacun des accusés. Cent trente-six voix contre vingt-quatre les proclamèrent tous les quatre coupables de trahison. En dépit du réquisitoire, la cour avait décidé qu’il n’y aurait que cette seule question posée et que les autres chefs d’accusation seraient abandonnés. L’application de la peine fut longue à déterminer. En ce qui touchait le prince de Polignac, cent vingt-huit voix se prononcèrent pour la déportation, vingt-huit pour la prison perpétuelle, accompagnée de l’interdiction légale, et quatre seulement pour la peine de mort. Ces quatre voix ne se retrouvèrent pas pour les autres accusés, contre lesquels la majorité décréta la détention perpétuelle et la minorité la déportation. Quand les votes eurent été recueillis, le président se retira pour rédiger le jugement, après avoir fixé à dix heures du soir l’ouverture de la séance dans laquelle il en serait donné lecture. C’est pendant cette longue délibération présidée par le baron Pasquier avec un calme et un courage qui ne s’étaient pas démentis un jour durant ces longs débats que fut prononcée une parole qui témoigne de l’intrépidité dont les juges étaient animés. L’un d’eux crut entendre tout à coup une formidable détonation ; c’était peut-être celle qui annonçait l’arrivée des anciens ministres à Vincennes. Il se pencha vers son voisin en disant : — Entendez-vous le canon ? — Eh ! mon cher collègue, répliqua ce dernier, qu’a de commun le canon avec la délibération qui nous occupe?

A l’heure indiquée, sans tenir compte des clameurs de l’émeute que la garde nationale et la ligne avaient refoulée peu à peu jusqu’au carrefour de Buci d’un côté et jusqu’au Pont-Neuf de l’autre, les pairs montaient sur leurs sièges. Devant les places des accusés restées vides, les défenseurs occupaient leur banc. Les tribunes étaient pleines, car la plupart des spectateurs ne les avaient pas quittées, afin de ne rien perdre des émotions de la journée. Le baron Pasquier, pressé de clore ce solennel procès, se leva dès que tous les juges eurent pris séance et donna lecture d’un long jugement précédé de quatre considérans, lequel déclarait Auguste-Jules-Armand-Marie, prince de Polignac, Pierre-Denis, comte de Peyronnet, Jean-Claude-Balthazar-Victor de Chantelauze et Martial-Louis-Annibal-Perpétue-Magloire de Guernon-Ranville, coupables de haute trahison; à défaut d’une loi déterminant la peine, y suppléait par l’application des articles 7, 17, 48, 28 et 29 du code pénal, et l’article 25 du code civil, les condamnait à la prison perpétuelle et prononçait, avec la déchéance de leurs titres, grades et ordres, la mort civile pour M. de Polignac, l’interdiction légale pour ses coaccusés[9].

Le lendemain matin dès l’aube, M. Cauchy, greffier de la cour des pairs, se transportait à Vincennes afin de donner lecture de ce jugement aux condamnés. C’est dans la chambre de M. de Polignac, lequel était encore couché, qu’ils eurent connaissance de la condamnation prononcée contre, eux. L’ancien président du conseil ne s’attendait pas à un arrêt aussi sévère et ne put se défendre d’une vive émotion à l’énoncé de la peine de la mort civile qui n’était appliquée qu’à lui. M. de Peyronnet au contraire s’attendait à une condamnation capitale et ne dissimula qu’imparfaitement un mouvement de satisfaction. Quant à M. de Chantelauze, il se retourna vers M. de Guernon-Ranville et lui dit avec simplicité: — Eh bien, mon cher, nous aurons le temps de faire des parties d’échecs.

Dans Paris, la nuit s’était écoulée assez calme, troublée seulement par la marche des patrouilles ou les rumeurs des troupes campées autour de grands feux sur les quais et dans les rues entre le Luxembourg et le Pont-Neuf. Les attroupemens qui avaient menacé gravement la sécurité publique s’étaient dispersés vers minuit sans se montrer irrités du transfèrement des ministres et de leur condamnation, bien qu’elle semblât trop clémente à la plupart de ceux qui l’attendaient depuis la veille; mais au matin, ces dispositions pacifiques se modifièrent. On put même craindre que les proclamations du général de Lafayette et de M. Odilon Barrot apposées dès le matin sur les murs de la capitale afin de remercier la garde nationale et la ligne de leur attitude de la veille et de rassurer la population ne fussent impuissantes à contenir des passions que surexcitaient sans relâche les propagateurs de désordre. Les rassemblemens de la rue devinrent bientôt si tumultueux que le rappel fut battu. La garde nationale reprit les armes et demeura en permanence sur les points menacés au Luxembourg, aux Tuileries et au Louvre. Comme au 18 octobre, le gouvernement redoutait une marche sur Vincennes. Des rumeurs sinistres circulaient. On disait que la troupe se laissait désarmer, que l’artillerie de la garde nationale avait livré ses pièces, que les écoles se réunissaient au peuple pour proclamer là république; mais vers midi ces rumeurs furent démenties, et l’on vit descendre des hauteurs du Panthéon une colonne composée de plusieurs milliers d’étudians, qui se promena dans Paris en invitant tous les citoyens à respecter la loi et l’ordre public et délégua vers le roi quelques-uns de ses membres afin de lui exprimer ces sentimens. Cette manifestation, bien qu’elle révélât plus d’un danger et transformât les écoles en pouvoir nouveau avec lequel le gouvernement serait bientôt tenu de compter, s’il n’arrivait à le dominer, apaisa ce jour-là la fermentation naissante et prévint sans doute des troubles nouveaux et sanglans. Le soir, Paris fut paisible; les hauts personnages du gouvernement et des chambres, réunis dans les salons de M. de Montalivet, où l’on vit ce soir-là, empressés à louer le jeune ministre, MM. Royer-Collard, de Martignac, le corps diplomatique, les chefs de l’armée, se félicitaient d’avoir pu, grâce à un concours d’efforts et de bonnes volontés rassurant pour l’avenir, faire franchir heureusement au pays cette crise depuis si longtemps redoutée et assurément redoutable.

Le lendemain, le roi, après avoir adressé dans une lettre au général de Lafayette ses félicitations à l’armée et à la garde nationale, parcourut à cheval tous les quartiers de Paris. Il reçut d’innombrables témoignages de respect et de sympathie d’une population délivrée et rassurée par le triomphe du gouvernement sur le parti du désordre, par le succès décisif des idées d’humanité et de clémence, et surtout par la volonté que venait de manifester l’immense majorité des pouvoirs publics d’en finir avec les forces anarchiques dont la révolution de juillet avait déchaîné les espérances et qui s’étaient liguées pour imposer leurs coupables volontés au trône nouveau ou pour le briser, si elles ne parvenaient pas à l’affaiblir irréparablement en le déshonorant. À ce point de vue, le procès des ministres eut un épilogue qui doit être aussi celui de ce récit. Malgré sa crédule confiance dans les élémens populaires dont nous venons d’exposer la funeste influence et les méfaits, le général de Lafayette avait tenu, durant le procès, un rôle aussi loyal qu’important. La générosité naturelle de son cœur, la droiture de ses intentions, en dépit de quelques imprudences, s’étaient affirmées avec éclat; mais à l’issue de la crise il eut la faiblesse de ne pas se montrer satisfait de l’interprétation donnée de tous côtés à un dénoùment auquel pour sa part il avait noblement concouru, et à la victoire du gouvernement auquel, de concert avec MM. Dupont de l’Eure, Odilon Barrot et quelques autres, il reprochait souvent de renier son origine et d’oublier ses promesses. Son mécontentement éclata peu de jours après, quand, afin de ne pas laisser s’élever dans l’état un pouvoir rival de celui du parlement et de celui de la couronne, la chambre des députés supprima le commandement supérieur des gardes nationales du royaume que le vieux général avait exercé pendant cinq mois dans une situation exceptionnelle, mais qui, de son propre aveu, devait prendre fin, avec cette situation elle-même. Cette suppression fut prononcée k une imposante majorité avec l’appui du ministère, sans que la chambre voulût adopter l’amendement proposé par les amis du général et qui maintenait exceptionnellement et à son profit personnel les fonctions frappées par le vote. A la suite de ce vote, émis le 24 décembre, M. de Lafayette, sans attendre que la suppression fût devenue définitive par la ratification de la chambre des pairs, envoya sa démission au roi, avec le secret espoir, s’il faut en croire M. Guizot, de se mettre à même de dicter des conditions et d’obtenir pour ses amis politiques « ce qu’il leur avait fait ou laissé espérer. »

Le roi, résolu à n’être le prisonnier de personne, ne voulait pas se donner cependant l’apparence même d’un tort envers un homme protégé à ses yeux par les services qu’il en avait reçus plus encore que par sa popularité. Il essaya donc de le détourner de son dessein, et dans un long entretien d’abord, par l’intermédiaire de MM. Laffitte et de Montalivet ensuite, il lui demanda de conserver le commandement des gardes nationales de Paris et d’accepter à titre honoraire le commandement général de celles du royaume. M. de Lafayette commença par ne donner que des réponses évasives, puis, à une troisième démarche faite auprès de lui par M. de Montalivet, il déclara que conserver son commandement supérieur, même à titre honoraire, serait se mettre en opposition avec le vote de la chambre ; que conserver celui de Paris serait se faire le complice de l’inexécution du programme de l’Hôtel de Ville, et qu’en conséquence, il refusait le premier et ne garderait le second qu’autant que ses amis obtiendraient les satisfactions auxquelles ils avaient droit, c’est-à-dire une chambre des pairs choisie par le roi sur une liste de candidats élus par le peuple, une large extension du droit de suffrage et un ministère de gauche. Devant de telles conditions, le gouvernement ne pouvait qu’accepter la démission. C’est ce qu’il fit.

Le même soir, ou plutôt dans la nuit, M. de Montalivet convoqua les colonels de légion et, après leur avoir exposé les motifs pour lesquels M. de Lafayette déclinait les offres honorables du roi, leur présenta le général comte de Lobau dont il avait obtenu le concours, en lui parlant du péril auquel la brusque retraite du commandant général exposait la sécurité publique. L’illustre soldat prit possession de son commandement, simplement, sans phrases. On sait qu’il devait l’exercer avec une salutaire fermeté et dans une sorte d’obscurité volontaire, plus propre à maintenir et fortifier la discipline que ne le pouvaient les verbeux et éclatans discours du héros de l’indépendance Américaine.

C’est ainsi que fut définitivement et résolument close la crise du procès des ministres, par la victoire de la charte de 1830 et la défaite des dangereuses et vagues utopies de l’Hôtel de Ville dont le général de Lafayette s’était fait le champion sans en saisir tous les dangers. Le règne de Louis-Philippe était destiné à connaître d’autres épreuves. Dès ce moment, on pouvait les prévoir, mais aussi les attendre sans faiblesse, car les péripéties de la première, la plus redoutable, venaient de mettre en évidence le courage du roi et de sa famille et la fermeté des hommes ralliés sans arrière-pensées à sa cause devenue la cause de tous les Français épris au même degré de sécurité et de liberté.

Au moment même où par la nomination du comte de Lobau se dénouait la crise, le 28 décembre, à deux heures du matin, les anciens ministres de Charles X quittaient le château de Vincennes pour être dirigés sous bonne escorte sur le fort de Ham, où ils devaient subir leur peine. Ils firent le voyage dans deux voitures. Le prince de Polignac et M. de Chantelauze occupaient la première avec le commandant de Ham; MM. de Peyronnet et de Guernon-Ranville avaient pris place dans la seconde avec le colonel Ladvocat et l’un des aides-de-camp du ministre de la guerre. Grâce aux mesures prises pour protéger leur route, le voyage s’accomplit paisiblement. On n’eut d’alerte qu’à Compiègne, où l’attitude de la population obligea les conducteurs à traverser la ville au galop.

La captivité des condamnés dura six ans et ne laissa pas d’être rigoureuse. Pressée d’y mettre un terme, c’est seulement au mois de novembre 1836 que la clémence royale, retenue jusque-là par d’implacables nécessités politiques, put accorder leur grâce aux quatre ministres, sans leur imposer d’autres conditions que celles d’une retraite absolue, aggravée pour M. de Polignac d’un bannissement de vingt ans, justifié par la peine de la mort civile prononcée contre lui. Ils vécurent dès ce moment obscurs et ignorés, M. de Chantelauze à Lyon, où il s’éteignit en 1859, M. de Peyronnet à Montferrand, près de Bordeaux, où une attaque d’apoplexie l’enleva en 1854 ; M. de Guernon-Ranville aux environs de Caen. Des quatre principaux acteurs du drame de 1830, M. de Guernon-Ranville était le plus jeune. Il disparut le dernier en 1866. M. de Polignac avait précédé ses collègues dans la tombe en 1847, à Saint-Germain, oublié déjà comme eux, aussi bien oublié que les passions déchainées par son imprudence et son aveuglement, et dont il fut la plus illustre victime après le roi Charles X.


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.
  2. Mémoires inédits.
  3. Mémoires inédits.
  4. Archives nationales.
  5. Un ordre du roi avait arrêté, le 26 juillet, la circulation du Moniteur dans le palais de Saint-Cloud.
  6. Notes biographiques du duc de Broglie, citées dans notre livre, le Ministère de M. de Martignac.
  7. Ces détails et ceux qui suivent sont empruntés aux Mémoires inédits que nous avons déjà cités.
  8. Mémoires inédits.
  9. Ils étaient condamnés en outre personnellement et solidairement aux frais du procès, qui furent liquidés à la somme de 921 francs 15 centimes. Le 11 avril 1831, la cour des pairs prononça les mêmes peines contre les ministres fugitifs, le baron d’Hausîez, le baron Capelle et le comte de Montbel.