Le Professeur Charcot, étude scientifique et biologique/Le Professeur Charcot

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Le Professeur Charcot, étude scientifique et biologique



De grand matin, aux premières lueurs du jour naissant, le mercredi 16 août 1893 s’éteignait une existence précieuse, celle d’une des personnalités les plus éminentes, un de ceux qui contribuèrent le plus par leur influence bienfaisante à l’éclat du dix-neuvième siècle. Cet événement si triste et si imprévu se produisait au milieu de circonstances qui devaient, semblait-il, le faire passer inaperçu et en rendre l’impression fugitive et passagère.

Un accès subit d’un mal impitoyable, l’angine de poitrine, tranchait le fil des jours du professeur Charcot loin de Paris, sa patrie et sa résidence, d’où les rayons vivifiants de son activité bienfaisante se répandaient sur l’univers. La mort le frappait dans le courant d’une excursion au lac des Settons dans la Nièvre ; il l’avait entreprise sur les instances de sa famille et de ses confrères et amis l’exhortant à employer l’époque des vacances à un repos commandé par son genre d’existence parisienne toute de tension et de fatigue.

Cette année-là, à la mi-août, époque de la morte-saison, une chaleur intense et prolongée régnait à Paris, dispersant au loin tous ceux qui avaient la moindre possibilité de quitter la capitale suffocante et embrasée. Les Parisiens moins fortunés et condamnés à y rester étaient dans l’attente fiévreuse du résultat des élections de l’Assemblée législative à laquelle incombait le devoir de régir la France durant les quatre années suivantes. À Paris, comme dans toute la France, on ne s’entretenait que des chances de tel ou tel candidat.

Le procès du Panama d’inoubliable souvenir venait de troubler tous les esprits, enflammant les passions des partis politiques opposés, les déchaînant jusqu’au meurtre, rejetant dans l’ombre toutes les autres questions d’intérêt social.

La cruelle mort avait ravi sa proie le 16 août, et le 19, veille des élections générales, le service funèbre du professeur Charcot avait lieu à l’église de la Salpêtrière désespérée et pleurant celui qui était estimé et aimé de tout l’établissement. Malgré ce conflit d’événements qui absorbaient chaque Français, la fatale nouvelle de la mort prématurée de M. Charcot consternait à Paris, comme partout ailleurs, tous ceux qui l’avaient connu. Le jour même, le télégraphe portait l’événement douloureux et regrettable à la connaissance du monde entier, et dès le lendemain, la presse parlait avec le plus profond regret de cette irréparable perte. Plusieurs journaux l’annoncèrent en gros caractères à leur première page.

Quelques journaux médicaux parurent ensuite encadrés de noir, affirmant ainsi le deuil que portaient ensemble la science et la patrie. Des articles faits à la hâte donnaient des notices biographiques mélangées d’informations peu exactes ou même fausses. Ceux qui espéraient trouver des renseignements plus complets et plus vrais dans les discours mortuaires furent déçus dans leur attente. On respecta rigoureusement la volonté du défunt, souvent exprimée par lui et qui trahissait, comme en bien d’autres circonstances, la grande modestie de cette âme élevée. Pas une couronne ne fut déposée sur son cercueil, aucun discours ne fut prononcé sur son tombeau. Les innombrables couronnes envoyées de toutes les parties de la France, celles des différentes sociétés et des personnalités amies, rassemblées dans un fourgon qui ne figurait pas au cortège, furent expédiées directement au cimetière.

Cette tombe prématurée se referma dans un silence général, en l’absence de paroles officielles et de discours fleuris. On n’entendait que les gémissements douloureux de la famille, ceux des amis et des nombreuses individualités qui savaient quel bienfaiteur elles perdaient.

La mort de M. Charcot — comme celle d’autres grands hommes — donna naissance à une légende qui a déjà trouvé un écho dans la presse. Quelques-uns des malades hystériques qui se trouvaient à la Salpêtrière dans la clinique de M. Charcot et qu’il traitait par l’hypnotisme, vinrent le matin même de sa mort demander au directeur s’il n’était rien arrivé à leur cher docteur : ils l’avaient vu mort dans le courant de la nuit et ils en étaient profondément bouleversés.

À ceux que la destinée avait favorisés d’un rapprochement avec M. Charcot et qui purent le connaître sous son double aspect d’activité publique et de vie privée, sa fin prématurée causa l’impression d’un malheur immense, d’un coup de foudre. Chacun de nous sait probablement, par une cruelle expérience, combien une impression soudaine qui vient frapper le cœur fait oublier le présent et, nous ramenant subitement dans le passé, évoque les souvenirs les plus lointains.

J’ai eu le bonheur spécial, durant ces vingt dernières années, d’être un témoin rapproché de tout ce que M. Charcot a fait pour le bien de l’humanité. À peine remis de la première et foudroyante impression, lorsque je sentis naître en mon âme le désir de raconter tout ce dont j’avais été témoin, je sentis aussi toute l’insuffisance de ma plume à l’exprimer. Je me rappelais involontairement l’époque de mes études au Gymnase et les cours de littérature russe, quand on nous fit étudier la fameuse « Parole du Vendredi saint » du célèbre prédicateur l’archevêque Innokenty, ce sermon si court, mais si riche de sentiment et d’idées. À ses auditeurs qui attendaient de lui un sermon sur la mise au tombeau, il dit qu’il n’avait et ne pouvait avoir aucune parole, mais seulement des larmes pour pleurer — et tous tombèrent à genoux et se mirent à pleurer…

La vie intellectuelle de M. Charcot a été si large et si variée que même une étude abrégée mais portant sur ses traits généraux exige une connaissance approfondie et spéciale de son activité bienfaisante et féconde, tant sur le terrain de la souffrance que sur celui de la pensée humaine, jalouse de son développement moral. Pour présenter un simple aperçu de l’activité de M. Charcot, il est indispensable d’étudier en lui l’homme, le naturaliste, le penseur-philosophe, le fondateur d’école, le professeur enseignant, le médecin-diagnostiqueur et thérapeute, enfin l’homme public et privé. En étudiant ces différentes formes de l’immense et large activité de M. Charcot, il faut absolument se rappeler qu’elles ont entre elles un lien organique et vivant, de façon que, parlant de lui comme naturaliste, il faudra en même temps en parler comme d’un médecin ; citant le professeur, il ne faudra pas oublier l’artiste. Celui qui voudra tirer une conclusion d’une pareille étude sera amené à cette conviction que c’était une nature extraordinairement développée et large. Par ses qualités morales — c’était une personnalité lumineuse, d’une grande pureté ; par ce qu’il a fait pour la science, — c’est un être plein de génie, et par ce qu’il a fait pour l’humanité — un bienfaiteur universel.

L’activité scientifique de M. Charcot est bien connue du monde savant. Les vérités scientifiques découvertes par lui, les doctrines professées par lui, forment les acquisitions les plus précieuses de la science. Ce qui caractérise surtout son enseignement, c’est la solidité de sa base qui repose sur des données inébranlables. Son développement ultérieur dans le courant des quarante années qui suivirent ne subit presque aucun changement ni de modification marquée ; l’acquisition de nouveaux faits ajoutés aux précédents servit, au contraire, à affirmer et à raffermir ses dogmes. Quelle différence, sous ce rapport, avec d’autres doctrines datant de la même époque et surgissant surtout en Allemagne !

La précision et la vérité de sa doctrine lui méritèrent d’être cité de son vivant ; de nombreux passages de ses écrits paraissaient dans différents ouvrages spéciaux sur la science humaine comme des textes immuables et inattaquables.

Doué d’un esprit profondément observateur, si précieux chez le praticien et le naturaliste, et d’une âme subtile et impressionnable, M. Charcot se sentait particulièrement attiré dans ses études par l’originalité de certains faits. Il les approfondissait, les soumettait à une analyse sévère basée sur des procédés scientifiques, et lorsqu’il présentait ses nouvelles découvertes au monde savant, il le faisait sous une forme si claire, si nette, si bien en rapport avec la vérité, que sa communication entrait immédiatement dans le domaine public de la science.

M. Charcot se distinguait encore par la largeur et l’envergure de ses investigations scientifiques. En s’assimilant un nouveau champ d’observation, il ne le faisait point entrer dans les cadres des anciennes théories routinières et c’est pourquoi toutes ses découvertes étaient toujours originales et personnelles. « La théorie, c’est bon, remarquait-il avec ironie, mais ça n’empêche pas d’exister à beaucoup d’autres choses qui n’entrent pas dans les théories préconçues. » Il ne se renfermait point en lui-même dans ses investigations, ne se posait aucune barrière ; il était attentif et s’intéressait à tout ce qui se produisait de nouveau autour de lui et dans les différents centres scientifiques. Cependant, il n’avait point cette crédulité qui aboutit à l’erreur, ni le scepticisme qui stérilise les recherches.

En pénétrant sur le terrain scientifico-médical de la Salpêtrière, il comprit de suite et estima à sa juste valeur l’importance qu’aurait pu avoir pour la science l’énorme amas de matériaux rassemblés dans ce vaste hôpital avec sa population de six mille individus. S’abandonnant avec toute la flamme et le zèle de son âme ardente à l’étude et à l’élaboration de ces données, il y passait ses journées dans le labeur et le travail acharné, entraînant les autres par son exemple, créant l’émulation.

« Je ne connais pas de plus grande jouissance dans la vie, disait-il à ses élèves, que de découvrir quelque chose de nouveau dans ce que nos yeux considéraient sans le remarquer ; et habituellement, ajoutait-il, nous ne voyons que ce que nous connaissons déjà. »

Lorsqu’il était interne à la Salpêtrière et qu’il accompagnait le médecin durant sa visite quotidienne, il remarquait l’immense contingent de malades qui y passent toute leur vie dans la paralysie, les contractures diverses et les différentes maladies graves dépendant d’affections du système nerveux. L’absence de compréhension de l’origine de ces maladies à cette époque frappait vivement son imagination.

Lorsqu’à la fin de son internat il dut passer dans un autre hôpital, il se dit : « Il faudrait revenir ici et y rester », et, fidèle à ses convictions, il resta là jusqu’à la fin de sa vie, la consacrant à ces infortunés.

Bientôt, ses écrits si remarquables lui amenaient de nombreux élèves et des partisans de ses doctrines ; sa popularité augmentait rapidement. Autour de lui se formait une école indépendante, et ses élèves actuellement, tant à Paris que dans les différentes Facultés de France, comme dans les Universités des deux mondes, devenus eux-mêmes maîtres à leur tour, professent son enseignement et lui donnent les développements qu’il comporte.

Un des services les plus éclatants rendus par lui c’est, après avoir créé une école indépendante à la Salpêtrière, de l’avoir instituée pour ainsi dire en une Académie de neurologie moderne qui attirait l’attention de tout le monde savant. Il l’éleva par son génie et la fit respecter de l’univers entier. La doctrine qu’il y professait eut presque force de loi pour cette nouvelle branche de la science, la neuropathologie. De tous les coins de la terre les laborieux de la science y affluaient avec leurs travaux, accompagnés des préparations qui en étaient la base ; ils les soumettaient à l’examen de ce juge sévère mais juste, désireux d’obtenir son approbation et par conséquent la sanction de leur travail.

Les travaux scientifiques des brillants élèves formés par M. Charcot contribuèrent à augmenter l’importance de l’école de la Salpêtrière. Voici les noms les plus remarquables de ceux qui ont le plus contribué à l’éclat scientifique de cette école : Pitres, à l’heure actuelle doyen de la Faculté de médecine de Bordeaux, Cornil, Bouchard, Joffroy, Debove, Straus, professeurs à la Faculté de médecine de Paris ; Lépine, Soulié, Pierret, professeurs à la Faculté de Lyon ; Raymond, Marie, Ballet, Brissaud, professeurs agrégés de la Faculté de Paris ; Bourneville, Gomboult, Babinsky, Féré, Oulmont, médecins des hôpitaux de Paris ; Gilles de la Tourette, P. Richer, Guinon, Berbez, Blocq, les frères Jannet, Dutil, etc., médecins de la Faculté de Paris.

La section des maladies nerveuses à la Salpêtrière est redevable aussi à M. Charcot de son bien-être matériel. Bien que professeur d’anatomie pathologique depuis 1872 à l’École de médecine où il donnait ses cours dans le grand amphithéâtre ; il en faisait en même temps à la Salpêtrière un autre libre sur les maladies nerveuses.

Mais les auditeurs qui s’y rassemblaient le dimanche n’y trouvaient aucun local pour suivre ses leçons ; le cours avait lieu dans une salle de l’hôpital qu’il fallait débarrasser chaque fois du plus grand nombre de ses lits.

En avril 1882, M. Charcot inaugurait à la Salpêtrière un cours spécial de la Faculté sur les maladies nerveuses, dans une salle construite exprès, pouvant contenir 800 personnes ; c’est là que fut placée plus tard une œuvre précieuse et fort belle du célèbre peintre Tony Robert-Fleury.

Sa toile, — don de l’État en souvenir des services de M. Charcot, — couvre toute une muraille et représente le docteur Pinel délivrant de leurs chaînes les malades psychiques de la Salpêtrière.

À cette même époque on organisait auprès du cabinet de réception de M. Charcot des locaux spéciaux Pour les études microscopiques, physiologiques et chimiques, un cabinet spécial pour prendre les photographies des malades et des préparations anatomiques, ainsi que tout un établissement pour le traitement par l’électricité ; les machines nécessaires y étaient mises en mouvement par la vapeur et différents électro-moteurs ; on y installa aussi des cabinets pour l’examen des maladies des yeux, des oreilles et du larynx quand les maladies des organes susnommés accompagnent les affections du système nerveux.

Tous ces locaux distincts étaient pourvus d’appareils indispensables et fort coûteux. Avant même un établissement hydrothérapique avait été créé ainsi qu’un musée spécial pathologo-anatomique, bientôt enrichi par une grande collection de pièces remarquables et des plus rares. Outre cela, on ouvrit pour la clinique de M. Charcot une section destinée aux hommes atteints de maladies nerveuses, car la Salpêtrière, depuis sa création en 1656, n’admettait que des femmes. Enfin, il fut créé une salle de réception pour les consultations externes et le nombre de celles-ci atteignait ces dernières années le chiffre de cinq mille.

Le travail scientifique de M. Charcot à la Salpêtrière se traduit sous la forme d’écrits nombreux dont la plus grande partie a été rassemblée et publiée en neuf gros volumes, « Œuvres complètes », représentant un travail colossal devenu classique. Ces œuvres furent traduites, plus ou moins intégralement, en russe, en allemand, en anglais, en italien, en espagnol, en langue hongroise, etc. Peu de temps avant sa mort commençait la publication de ses autres œuvres sous la rédaction du docteur Guinon, et ce travail ne sera pas moins important que le premier. Une immense quantité d’opuscules scientifiques est dispersée dans différentes publications périodiques.

En outre M. Charcot a laissé à son fils en héritage précieux une grande collection de ses productions littéraires inédites : mémoires, notes, esquisses, impressions de voyages, accompagnées de dessins à l’aquarelle et au crayon, analyses critiques de beaucoup d’œuvres littéraires et philosophiques. Tout cela représente une somme de travail considérable que par modestie il ne voulut jamais publier de son vivant. « Par ce travail littéraire, disait-il à sa femme, mon fils connaîtra mieux son père. »

Ainsi donc la caractéristique de cette grande personnalité ne pourra être complétée qu’après la publication de ces derniers travaux.

Les résultats si nombreux et d’une utilité si pratique de l’activité scientifique de M. Charcot firent considérer comme un grand honneur aux diverses sociétés savantes, tant à l’étranger que dans sa patrie, de le compter parmi leurs membres. Il était président et vice-président, membre honoraire et titulaire d’un grand nombre d’académies, universités et sociétés savantes des deux mondes : le nombre en dépasse cinquante-cinq. Je ne les énumérerai pas pour ne pas fatiguer le lecteur et en même temps dans la crainte qu’une omission involontaire ne m’attirât un reproche mérité, tant est grand pour tous l’honneur de compter comme un des siens M. Charcot.

Je n’énumérerai pas davantage les décorations dont l’accablèrent les représentants des différents pays.

Ces distinctions ainsi que nombre de souvenirs précieux ne sont qu’une faible expression de la reconnaissance et du respect qu’éprouvait pour lui chacun, depuis l’humble prolétaire et, en remontant les différents degrés de l’échelle sociale, jusqu’aux Crésus et aux nababs ainsi que les diverses têtes couronnées qui eurent recours aux conseils bienfaisants du grand praticien. Selon l’usage admis en France, M. Charcot portait constamment à la boutonnière la rosette de l’ordre de la Légion d’honneur dont il avait le grade de commandeur.


Si la gloire universelle de M. Charcot se concentre surtout sur la neuropathologie, son activité scientifique ne fut pas moins fertile dans les autres branches de la médecine. Quelle est la spécialité qui ne cite ses travaux, et où son nom n’est-il pas prononcé comme celui d’une autorité grande et incontestable ?

Il consacra ses premières études aux maladies intérieures. En sa qualité de professeur d’anatomie pathologique, il dut employer ses dix premières années passées à la Faculté, à l’étude de la base anatomique de tous les processus pathologiques en général. Les nombreux ouvrages qui sortirent alors de sa plume si fertile furent consacrés aux maladies intérieures des différents organes du corps humain. Remarquables par leur clarté et leur précision ils firent de suite sa réputation d’observateur hors ligne.

Partout où se dirigeait l’esprit pénétrant et investigateur de M. Charcot, il apportait une masse de découvertes nouvelles, de faits inconnus ; en répandant une lueur nouvelle sur des faits déjà connus il les représentait aussi sous une forme nouvelle en expliquant les liens organiques qui les unissaient.

Ses études de l’anatomie pathologique pendant une période de temps considérable lui ont donné la possibilité de développer en lui-même une base solide et sûre au jugement et à la compréhension des phénomènes pathologiques qu’on observe pendant la vie des malades. La plupart de ses écrits attestent en lui le pathologo-anatomiste, ainsi que le clinicien le plus habile.

« Il faut penser anatomiquement et physiologiquement », c’était l’expression favorite qu’il employait en étudiant les différents phénomènes de l’organisme vivant chez l’homme.

La plupart de ses écrits, comme par exemple sur les maladies du poumon, du foie et des articulations, etc., furent remarqués dès leur apparition et garderont toujours une place honorable dans l’histoire du développement de la doctrine des processus pathologiques correspondants.

Il est curieux de se remémorer à présent l’impression que produisirent ces écrits alors, non seulement en France, mais dans les autres centres scientifiques, non seulement sur nous autres Russes qui étouffions sous l’érudition allemande, mais sur les Allemands eux-mêmes infatués de leur science.

J’évoque ici dans ma mémoire l’impression frappante, dégrisante même, si on peut s’exprimer ainsi, produite par la réalité nouvellement découverte, sur les personnes mises face à face avec elle à propos des ouvrages de M. Charcot sur les processus destructifs dans les différentes formes de l’inflammation du poumon. Ils succédaient à une masse incalculable de travaux similaires d’un pédantisme déprimant faits en Allemagne sur le même sujet.

La conclusion posée par M. Charcot que le fondement de toutes ces affections destructives repose sur le développement du processus tuberculeux se produisant sous des formes si variées et souvent masquées, a reçu sa consécration officielle par la découverte du bacille tuberculeux de Koch, point de départ de la destruction progressive du poumon.


En avançant dans l’existence M. Charcot se concentrait de plus en plus dans l’étude de sa spécialité favorite : les maladies du système nerveux. C’est ici, dans le domaine de la neuropathologie, que son génie montra le plus grand développement. Ses découvertes dans cette branche de la médecine révèlent en lui le clinicien sagace et le penseur profond. Son génie, répétons-le, s’y développa prodigieusement dans une variété étonnante. En découvrant par exemple une maladie tout à fait nouvelle et à part, comme la sclérose latérale amyotrophique de l’épine dorsale et en l’étudiant au point de vue clinique et anatomique, il en créait entièrement la doctrine. Par sa découverte de nouveaux phénomènes morbides dans les os et les articulations de la maladie connue depuis si longtemps du tabès dorsalis, il a élargi et transformé nos notions premières sur elle en expliquant, par exemple, la cause des fractures spontanées des os. En décrivant sous une forme aussi nettement dessinée, lucide, tout un groupe de phénomènes nerveux, tels que la claudication intermittente, il en déterminait la base pathologo-anatomique et par cela même indiquait leur origine : l’affection des artères des membres inférieurs.

Dans la période ultérieure de sa carrière scientifique, il dirigeait spécialement ses études sur les effets dynamiques du système nerveux, nommément sur les études des fonctions supérieures du cerveau si compliquées et si difficiles à comprendre. Ici aussi, dans ses commentaires comme dans ses explications, il s’efforçait de ne jamais quitter le terrain solide de la pathologie anatomique et du positivisme expérimental.

Ses notions approfondies, acquises par ses études sur le système nerveux dans son état normal et pathologique, lui donnèrent la possibilité de se produire en novateur hardi et décisif autant que juste dans l’explication de l’origine des maladies nerveuses, à savoir dans les cas où elles étaient antérieurement attribuées aux affections organiques des nerfs périphériques. Il démontra qu’elles dépendaient seulement des dérangements pathologiques des fonctions du cerveau, — de l’imagination pathologiquement altérée du malade, comme dans les cas de paralysie traumatique chez les hystériques.

Naturellement il avait dans ces occasions à combattre la routine, les préjugés solidement établis et même parfois le mauvais vouloir de ses émules contemporains.

Sa vaste et solide érudition permettait à M. Charcot de se livrer à l’étude des phénomènes occultes du système nerveux, ceux qui, depuis quelques siècles, frappaient vivement l’imagination, mais qui par leur phénoménalité particulière restaient en dehors du domaine de la science acquise, inexpliqués et insondables. En procédant avec son énergie et sa persévérance accoutumées à la publication des premiers résultats obtenus dans l’étude approfondie de l’hypnotisme, il ne craignit pas d’être accusé de déroger aux principes d’investigation scientifique, nommément d’hérésie scientifique, et d’être retranché du nombre des savants et même de celui des gens sensés.

Ayant démontré par ses travaux sur l’hypnotisme l’influence qu’il pourrait avoir dans la science, il lui donna droit de cité par la seule force de son autorité scientifique.

Il est nécessaire de se rappeler ici non seulement avec quelle incrédulité, mais même avec quels sarcasmes du monde savant furent accueillis les premiers pas de M. Charcot dans le domaine de l’étude sur l’hypnotisme.

Revenant de Paris en 1878 dans ma patrie, je visitais à Berlin mon très estimé maître le professeur Westphal, une autorité célèbre en Allemagne en neuropathologie. Il revenait précisément lui-même de Paris et avait visité M. Charcot à la Salpêtrière.

À notre première entrevue, après l’échange des impressions mutuelles éprouvées à Paris, le professeur Westphal, tout en rendant abondamment hommage à tout ce qu’il avait vu de remarquable dans la clinique de M. Charcot, ne soufflait mot de ses études hypnotisiques. Je lui demandai alors son opinion à ce sujet.

« C’est étonnant, me répondit Westphal avec un sourire ironique et un geste de mépris, qu’un savant aussi érudit et sérieux que M. Charcot permette à ses malades de le mener par le bout de son nez. » Quelle transformation devait subir par la suite la même opinion professée par de nombreux savants d’une haute science et d’une grande indépendance d’idées !

On ne sait que trop ce que les premières études de M. Charcot sur l’hypnotisme soulevèrent dans la presse littéraire et médicale. Que de moments pénibles il dut subir lorsqu’il était traité de charlatan, de farceur, de faiseur de réclame, etc.

Inflexible, impassible, ce défenseur génial de la science cheminait avec la même énergie dans la voie qui mène à la connaissance de la vérité. Ceux qui connaissent les rouages de la vie du monde savant à Paris savent que ces moqueries retardèrent à plusieurs reprises son élection en qualité de membre de l’Académie des sciences.


Si l’on voulait préciser l’immense influence qu’eut sur le développement de la neuropathologie l’activité renouvelante, transformante et créatrice de M. Charcot, ce qu’elle y opéra de réformes bienfaisantes, il faudrait au préalable présenter un tableau fidèle de son état antérieur avant qu’il ne s’en occupât, puis étudier ses travaux aussi rapides que féconds en résultats ; mais il faudrait aussi pour le faire, toucher à presque toutes les branches de la neuropathologie, ce qui exigerait un travail très considérable ; cela dépasserait le cadre du plan que nous nous sommes imposé en traçant une simple étude biographique de la personnalité de M. Charcot. À la fin de cet opuscule, avec le curiculum vitæ, nous nommerons les principaux écrits de M. Charcot dans cette branche de la science médicale.

Les premiers qu’il publia sur la neuropathologie attirèrent sur eux l’attention générale encore plus que ses travaux sur les maladies intérieures. Mais malgré les appréciations flatteuses de la critique d’alors qui découvrait en lui « une originalité saine et féconde », lui prédisant un avenir de célébrité — et comme il réalisa cette prédiction ! — à la honte et au regret de ses émules contemporains, surtout à l’étranger, plusieurs de ses écrits furent accueillis non seulement avec incrédulité, mais même avec indignation. Ce qui est particulièrement singulier, c’est qu’on s’attaqua de préférence à ceux d’entre eux qu’on considère à présent comme l’acquisition la plus précieuse et capitale de la science. Je veux parler de ses travaux sur l’affection tabétique des articulations et des os, de l’hystérie chez les hommes, etc., etc. Les médecins anglais contemporains intitulent la première de ces affections Charcot’s joint disease, la traitant ainsi d’une forme de maladie à part.

Cette attitude de ses contradicteurs ne troublait pas M. Charcot. Se sentant sur le terrain ferme et bien fouillé par lui de la neuropathologie, il continuait sans crainte la divulgation des faits nouveaux et proclamait ses dogmes.

« Il faut du temps pour que ça entre dans leurs idées », disait-il avec calme de ses critiques, et cependant il s’écoulait bien des années avant que ses découvertes fussent appréciées à leur juste valeur. Ceci concerne surtout les contemporains germaniques.

Lorsque d’aucuns lui disaient que malgré la richesse des matériaux mis à leur disposition et leurs nombreuses recherches, ils ne découvraient point les faits annoncés par lui, il répondait simplement et brièvement : « Cherchez et vous trouverez », et c’est ce qui arrivait effectivement. De pareilles anomalies du monde savant méritent-elles, du reste, qu’on s’y arrête !

La célébrité de M. Charcot allait grandissant et embrassant le monde entier, y rendant son nom aussi populaire que dans sa patrie. Comme exemple je citerai le congrès scientifique international tenu à Londres il y a douze ans ; le buste de M. Charcot y figurait à côté de ceux de M. Pasteur et de M. Virchow, ornant la salle des conférences. Les applaudissements et les cris enthousiastes de ces milliers de représentants de la science célébraient sa gloire pendant que son nom brillait dans le bouquet du feu d’artifice tiré à cette occasion le jour final du congrès.


Il ne faut pas juger de l’influence bienfaisante de M. Charcot sur le monde scientifique contemporain rien que par les données documentaires et à la portée de chacun, il faut prendre encore en considération son importance morale. Je ne parle pas seulement de la direction donnée par lui à l’étude de telle ou telle question, de l’indication de différents thèmes pour les recherches scientifiques, de l’immense quantité de questions soulevées par lui, qui résolues plus tard par ses élèves furent présentées comme leurs propres travaux, mais aussi de l’action puissante qu’il avait sur les convictions intimes de ses élèves et de ses auditeurs et par suite sur la direction ultérieure et le mode de procéder du médecin. J’aurais aimé à ajouter ici bien d’autres considérations que nul n’a formulées ni par la parole ni par la plume, mais que tous sentent et devinent aisément !

Ses cours exerçaient une influence toute de clarté et de raisonnement réfléchi sur ses auditeurs alors enthousiasmés par les brillants succès d’une autre école contemporaine à la tête de laquelle se trouve le vénérable coryphée de la science, M. Pasteur. Par l’énoncé admirable de son enseignement et le long défilé de ses observations, M. Charcot cherchait à les pénétrer de la nécessité absolue d’étudier les particularités de l’organisme humain qui sont héréditaires et qui, passant de génération en génération, produisent ces nombreuses maladies caractéristiques du système nerveux. « Le mal du sujet que nous examinons, disait-il, présente le cinquième et dernier acte d’un drame qui remonte à quelques générations. » Ou bien en parlant de la prédisposition héréditaire à telle maladie présentée par une famille, il disait que le malade indiqué jouait le rôle de l’acteur qu’on tue sur la scène, tandis que les autres acteurs du drame (ses parents) ne figurent pas devant le spectateur.

Ses cours avaient la même influence morale raisonnée sur les convictions de ceux de ses auditeurs qui se destinaient à la chirurgie. Par une suite d’exemples frappants et la déduction directe de ses nombreuses observations, il protestait contre la témérité aventureuse et si fréquente de la chirurgie moderne, qui enlève tant d’organes du corps humain, principalement chez les femmes, dans les affections nerveuses, et surtout contre l’ablation de la matrice et des ovaires — organes où se manifeste souvent une partie minime, pour ne pas dire imaginaire, d’un mal ayant ses racines profondes dans d’autres organes.

Par ses résultats positifs dans l’étude des fonctions psychiques du cerveau (langage intérieur), ainsi que par celles qui concernent la mémoire, la conscience, le dédoublement de la personnalité et de la pathogenèse psychique des maladies nerveuses, il a tiré la psychologie moderne des régions abstraites et contemplatives de la science et de celles de la littérature, ainsi que de l’art oratoire ; il l’a mise sur le terrain du posivitisme expérimental, lui assurant ainsi un développement solide dans l’avenir.

Son enseignement, tant oral qu’écrit, se distinguait par la clarté, la précision absolue et la conviction qui s’impose. Sa parole, pleine d’autorité, aussi simple que compréhensible dans son élégance, produisait une impression profonde. Son auditeur emportait de son cours une connaissance précise et parfaite du sujet traité. Même lorsque la question présentait par sa complication une grande difficulté de compréhension, il l’enveloppait d’une forme si pleine de relief et de plasticité qu’elle s’imposait à l’esprit ; ses tableaux imagés et pittoresques s’y gravaient. Ses cours si brillants, incomparables, resteront pour toujours dans la mémoire de ceux qui eurent la bonne fortune d’y assister. Ils révélaient en lui la connaissance parfaite de son sujet qu’il dirigeait en même temps en grand artiste et en maître absolu. Les comparaisons et les exemples employés par lui avec une justesse frappante n’avaient rien de brutal, ni de trivial, au contraire de ce qu’il nous arrive parfois d’entendre chez nos professeurs plus savants que civilisés.

Lorsque M. Charcot devait parler des différentes misères de la vie humaine dans l’analyse clinique des dégénérés, étude si développée par lui avec la collaboration du psychiatre M. Magnan, il devait aussi nécessairement employer leurs propres expressions — caractéristique des impulsions intimes qui les poussent à la satisfaction de leurs instincts anormaux, souvent monstrueux. Mais dans ses propres jugements se manifestaient sa pitié et sa sympathie pour ces malheureux.

L’immense hôpital de la Salpêtrière avec son matériel incalculable présentait à M. Charcot, ainsi que sa vaste clientèle, des cas tout particuliers qui lui servaient à illustrer ses cours. Outre cela, ses anciens élèves, devenus indépendants et pratiquant dans les différents hôpitaux de Paris, dès qu’ils tombaient sur quelque chose sortant de l’ordinaire, de phénoménal, s’empressaient de le soumettre à l’examen de M. Charcot. Par ces exemples scientifiques puisés dans les nombreux hôpitaux parisiens, il augmentait encore l’intérêt de son enseignement. Désireux d’agrandir la sphère de sa spécialité favorite et de rendre populaires ses nouvelles découvertes, ainsi que de faire connaître ses émules dans le domaine de la science, il invitait de temps en temps ses anciens élèves ou ses adhérents à venir faire une communication dans sa salle des conférences, lorsque leurs recherches avaient abouti à quelque chose de nouveau et d’intéressant. C’était un grand honneur pour ceux qui avaient ainsi la bonne fortune de se produire devant un public toujours des plus nombreux.

La clinique de M. Charcot était toujours ouverte à ceux qui désiraient y travailler, il n’en faisait point un monopole exclusif. Son absence complète d’égoïsme était bien connue de tous ceux qui s’y occupaient ; il était non seulement bon, mais même généreux.

À tous ceux qui le désiraient, il donnait l’accès libre de sa clinique et de sa propre maison, celui de sa bibliothèque si riche et si vaste ; il leur communiquait ses notes et ses remarques, les aidant de ses conseils et de son concours. Il était toujours accessible à ceux qui désiraient s’instruire ou contribuer au progrès de la science par leurs propres travaux. Combien de fois n’est-il pas arrivé qu’un cas tout spécial et d’un intérêt palpitant, objet de ses propres observations, était mis par lui à la portée d’autres intéressés, à l’inverse de ce qui se pratique ailleurs !

Ses travaux immortels, les services qu’il a rendus à la société et à l’État, l’ont placé à une hauteur d’autorité scientifique inaccessible pour les autres, et cependant il n’exerçait pas la force comprimante de l’autorité. Dans son propre sanctuaire, à la Salpêtrière, où chacun le considérait comme un patriarche respecté, il laissait libéralement à chacun l’indépendance des convictions et des actions. Il n’avait pas l’ombre de ce personnalisme tout absorbant qui se développe d’ordinaire chez ceux qui atteignent une situation aussi élevée par leurs propres efforts.

Dans son enseignement, M. Charcot se montrait l’ennemi de toute espèce d’hypothèses et de théories. Dans ses recherches, il ne se permettait point de quitter le terrain de la réalité et se bornait modestement à « enregistrer les faits » tout en indiquant les liens qui les unissaient à d’autres antérieurement connus et acquis, évitant les explications théoriques et l’entraînante hypothèse. C’est pourquoi ses cours étaient d’une compréhension facile, même pour les non-spécialistes. Ils offraient ainsi une différence frappante, on pourrait même dire l’opposé des cours des cliniciens allemands. Avec quelle tension d’esprit, quel pénible effort fallait-il suivre les conférences germaniques, particulièrement lorsqu’il s’agissait des fonctions supérieures et complexes du cerveau ! Je me rappelle, entre autres, le professeur Meynert, de Vienne, pour lequel je professe la plus grande estime. Son cours exerçait une influence accablante sur l’esprit et sur l’âme de ses auditeurs. En quittant la salle des conférences, on se sentait brisé, l’intelligence endolorie, et on emportait la conviction affligeante que l’étude d’une spécialité ne s’obtient qu’à la sueur du front. Chez M. Charcot, au contraire, l’auditeur suivait, fasciné et charmé, son interprétation toujours claire et limpide ; en sortant, on ne sentait plus peser sur ses épaules le lourd fardeau des études à parachever ; sa soif de s’instruire était apaisée et, enrichi d’une foule de connaissances nouvelles, on envisageait le monde avec satisfaction.

J’ai eu fréquemment pendant vingt ans l’occasion d’entendre les cours de M. Charcot, et j’entendais chaque fois un nouveau mot de la science, c’est-à-dire j’apprenais quelque chose de nouveau et qu’on ne pouvait pas trouver dans les livres spéciaux. Et je ne parle pas ici des conférences particulièrement consacrées à la description des manifestations et des formes nouvelles de maladies découvertes par lui.

Ses incomparables leçons, renommées dans le monde entier, attiraient à la Salpètrière un public qui s’entassait dans l’immense amphithéâtre, présentant un spectacle tout à fait original et différent de ce qui se voit partout ailleurs. Quelle variété, quelle différence de caractère dans les auditeurs des deux sexes qui y accouraient en rangs pressés de tous les coins de la terre !

À côté d’un jeune externe débordant de jeunesse et de vie et débutant dans la vie scientifique, on voyait la tête blanche d’un vieillard plus ou moins célèbre dans différentes branches de la science humaine. Près de l’artiste ou du littérateur à la physionomie animée et mobile, se dessinait le visage sérieux et pensif du professeur en philosophie, psychologie, histoire naturelle, jurisprudence, etc. La tête blonde et correctement coiffée des enfants d’Albion ou d’Amérique voisinait avec le crâne foncé, aux cheveux hérissés, du Japonais ou du Siamois ou avec la toison bouclée du nègre. L’étudiante aux cheveux courts et plats côtoyait la femme du monde, coiffée d’un chapeau à la mode et au costume chatoyant de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, pressée contre la soutane modeste d’un ecclésiastique. Il y en avait beaucoup de ces derniers à ces cours et parmi les plus assidus on comptait récemment deux prédicateurs célèbres.

La plus grande partie de l’auditoire était composée non d’élèves, mais de médecins dont beaucoup s’étaient créé une réputation notoire et méritée dans différentes branches spéciales de la médecine.

Parmi les plus assidus, se trouvait un grand nombre des anciens élèves de M. Charcot, ayant une position sociale indépendante et revenus là, entendre cette parole toujours vibrante et progressive dans son développement, témoignant ainsi de la force morale qui les unissait pour toujours à leur maître.

Cette foule si variée qui remplissait la salle des conférences, n’y venait pas poussée par la curiosité ; les collègues de M. Charcot, tant français qu’étrangers, n’étaient point mus par la simple politesse ou le désir naturel d’apporter un témoignage de reconnaissance ou de respect au grand chef d’école, mais bien par le désir d’élargir le cercle de leurs connaissances et d’éclaircir quelque point obscur d’un vif intérêt sur quelque question palpitante dans la science moderne. On sortait de là moralement satisfait. Je me rappelle les éloges sincères et chaleureux du professeur S.-P. Botkine, si vénéré et regretté parmi nous et qui fréquentait assidûment les cours de M. Charcot en automne 1888, ainsi que ceux, remplis d’enthousiasme, de tant d’autres célébrités scientifiques et médicales avec lesquelles j’eus occasion de parler de ces inoubliables conférences du grand maître de la Salpêtrière.

M. Charcot commençait habituellement son cours à dix heures et le prolongeait pendant plus de deux heures sans interruption. Le désir d’être rapproché de lui pendant la leçon et d’avoir de bonnes places était si violent que malgré la distance et l’éloignement de la Salpêtrière, l’amphithéâtre était déjà presque rempli une heure et demie avant l’apparition du maître vénéré et aimé qu’on attendait avec patience et recueillement.

De combien de solennité était entouré le moment de cette apparition sur l’estrade ! Presque toujours, M. Charcot était accompagné de quelques notabilités du monde scientifique, tant françaises qu’étrangères, que suivait la longue file de ses anciens élèves, le personnel de la clinique, chefs de sections, internes et externes. M. Charcot arrivait habituellement une demi-heure d’avance, même plus tôt, et trouvait son cabinet rempli tant par le personnel de son service à la Salpêtrière que par des étrangers.

La conversation obligée ainsi que la direction des affaires courantes fatiguaient M. Charcot, ce qui se lisait visiblement sur son visage à sa première apparition. Mais à peine le cours commencé, toute trace de fatigue disparaissait, les traits expressifs et si mobiles de son visage, où se révélait la profondeur de l’intelligence et de la nature artistique, s’animaient ; son teint, d’une pâleur mate, s’éclairait par le feu des yeux noirs aux regards perçants surmontés d’épais sourcils foncés. La voix était claire et sonore et résonnait dans tout l’amphithéâtre. Sa parole vibrante et éloquente enchaînait l’attention de l’auditeur et, par la filiation des faits énoncés, s’emparait de lui et le remplissait d’enthousiasme.

Le discours énergique et animé, dédaigneux des longues phrases, se coupait de temps en temps par deux, trois mots arrivés là incidemment. Un geste de la main, très caractéristique, soulignait ces parenthèses, et lorsque la question s’échauffait, un mouvement brusque de la tête se portant de côté les accompagnait. On trouvait au profil de M. Charcot une grande ressemblance avec celui de Jules César, tandis que de face il ressemblait à Napoléon. « Napoleonenkopf », tel était le surnom familier qu’on lui donnait dans les sociétés savantes de l’Allemagne.

Le relief imagé de sa parole et, par conséquent, l’impression produite s’augmentaient de la singulière aptitude de M. Charcot à s’assimiler et à rendre dans la perfection les différents phénomènes morbides de ses malades, tels que le changement de voix, la prononciation, l’expression du visage, les anomalies dans la démarche ainsi que dans les gestes et l’allure générale. Dans les moments pathétiques, sa voix au timbre si sympathique de baryton prenait des intonations graves.

Cela arrivait surtout lorsque M. Charcot faisait l’examen de ses malades provenant de l’Alsace et de la Lorraine ; il produisait alors une impression saisissante, allant jusqu’au fond de l’âme. Emporté par la conviction de l’influence que leur nouvelle situation politique avait sur l’origine des affections de ces malades, il déversait devant son auditoire cosmopolite tout ce qui s’amassait dans le fond de son âme patriotique d’indignation contre les mesures inhumaines du gouvernement allemand pour la germanisation des provinces conquises. L’auditoire toujours si nombreux comptait des représentants de toutes les nations civilisées, et dans ce nombre une quantité considérable d’Allemands.


Restant sur le terrain de la réalité, parlons à présent de M. Charcot comme médecin. Ici nous devons l’envisager sous ses deux faces comme diagnostiqueur et thérapeute. Le plus heureux assemblage des dons les plus rares favorables à la diagnose le mettent ici à la hauteur de la perfection absolue. Aux connaissances spéciales les plus vastes il joignait une pénétration particulière du coup d’œil, la correction du jugement et un grand tact pratique.

Ce qui caractérise particulièrement son activité pratique c’est pour ainsi dire l’abondance du sens commun dont il était éminemment pourvu et qui chez lui était la qualité dominante. Il exhortait toujours ses élèves avant toute autre chose à se laisser guider par le bon sens autant que par les lumières acquises. Lorsque ses nombreux admirateurs, étonnés par tout ce qu’il avait fait pour la science et le bien de l’humanité, l’interrogeaient à ce sujet : « C’est avec un peu de bon sens qu’on peut faire tout cela, » répondait-il simplement.

Entre camarades, dans les conversations intimes des médecins russes, on l’appelait « oumnitza », c’est-à-dire homme d’esprit. Souvent à propos d’une consultation ou d’une dispute à l’Académie ou à la Faculté : « Et M. Charcot ? demandait l’un. — M. Charcot, répondait-on habituellement, s’est montré « oumnitza » comme toujours. »

Ces paroles, sous cette forme condensée, exprimaient la reconnaissance chez lui d’un grand sens commun. Un autre trait particulier et dominant de M. Charcot c’était sa faculté de saisir le fond de la question et l’essence de l’affaire, de rattraper le fil reliant des faits complexes et de les caractériser en deux mots, « Ce sont deux sœurs de la même famille, » disait-il ainsi de la goutte et du diabète, en examinant leurs rapports avec les maladies nerveuses. Il employait ces mots-là dès le commencement de sa carrière et un grand nombre de ses spirituels adages sont devenus monnaie courante et tombés dans le domaine public. Que de sens pratique et d’habileté montrait-il dans la définition des maladies héréditaires lorsqu’il avait affaire à des cas compliqués et frustes où la vérité était parfois dissimulée et déguisée à plaisir !

Il se trouvait quelquefois qu’une malade arrivait chez lui accompagnée de sa mère et de quelque membre de la famille de son mari. Après avoir interrogé sur la marche de la maladie, M. Charcot demandait s’il n’y avait point eu de cas pareil dans la parenté immédiate et recevait pour la plupart du temps une réponse négative. La malade ou sa mère attribuait l’origine du mal à des causes fortuites, ou bien au fatalisme, comme s’exprimait M. Charcot, ce fatalisme auquel l’homme se plaît à rapporter tout ce qui lui arrive, c’est-à-dire une circonstance imprévue, une épreuve morale, un accident, un refroidissement, etc. « Il est impossible de se procurer ainsi les renseignements nécessaires à la définition de la maladie, » disait-il à ses auditeurs.

Écartant de son cabinet ou de la salle des conférences la malade et sa mère et restant seul avec le membre de la famille du mari, il lui demandait si dans celle de la malade il n’y avait point quelqu’un atteint d’idées noires. Et il recevait souvent l’information qu’un ou même plusieurs d’entre eux avaient été ou se trouvaient internés dans un asile de fous.

« Plus il y a d’affection de famille et moins il y a de vérité pour le médecin, » remarquait-il alors.

Ses « Leçons du mardi » relatent d’une manière pittoresque les particularités distinctives de ses examens médicaux ; traduit dans presque toutes les langues civilisées, ce livre jouit d’une grande notoriété.

Dans l’analyse clinique du malade, M. Charcot possédait le don de saisir promptement dans la masse des symptômes présentés les plus caractéristiques pour en démontrer l’importance diagnostique ; en même temps il examinait le malade très promptement, quoique soigneusement, évitant de le fatiguer sans raison pour ne pas augmenter ainsi les symptômes morbides.

Avec les hystériques il montrait une patience étonnante, un sang-froid parfait, la possession de soi-même et l’intérêt le plus humanitaire. Il en voyait nécessairement beaucoup et souvent, et l’on sait si leurs monstruosités morales et psychiques sont de nature à troubler l’équilibre nécessaire à l’âme et à la raison de ceux qui ont affaire à eux.

Ses études sur l’hystérie, son chef-d’œuvre en neuropathologie, nous ont démontré les grandes variétés de cette maladie si répandue de nos jours. M. Charcot nous a appris à la reconnaître dans la première enfance comme dans l’âge le plus reculé ; il nous l’a fait apercevoir chez la femme du monde gâtée et moralement pervertie et chez les « grenadiers géants de Frédéric le Grand trempés dans les batailles ». Il a remplacé le démon biblique implanté dans notre intelligence par une formule psychique déterminée de la neuropathologie moderne.

M. Charcot terminait ses cours du mardi par l’examen des malades qu’on lui amenait pour la première fois de l’ambulance clinique à la salle des conférences. Ses internes achevaient en ce moment la visite journalière et choisissaient seulement les malades dont le diagnostic présentait une difficulté particulière. M. Charcot devait le donner immédiatement, ce que les Allemands appellent : « Augenblicksdiagnosen ». C’est là, devant les formes compliquées et masquées des maladies nerveuses qu’éclataient la rapidité de son coup d’œil et la justesse de son jugement.

Sa connaissance approfondie de chaque symptôme pris à part et de l’importance particulière que présente un groupement simultané lui permettait de reconnaître le mal à ses premiers débuts comme dans les cas frustes qui échappaient au diagnostic des autres spécialistes. Voici dans cette catégorie un cas bien frappant : Dans les commencements de sa carrière M. Charcot fut appelé en consultation auprès d’une respectable dame privée depuis quelques années de l’usage de ses jambes. Après avoir constaté deux ou trois symptômes caractéristiques, M. Charcot dit à son collègue que c’était la paralysie alcoolique, c’est-à-dire celle qui résulte d’un abus prolongé des spiritueux. Ce diagnostic étonna profondément le médecin traitant, qui connaissait cette dame depuis fort longtemps ; il crut devoir exprimer son incrédulité, qui lui paraissait d’autant mieux fondée qu’aucune des nombreuses célébrités parisiennes qui avaient été appelées jusqu’ici auprès de la malade n’avait émis le moindre soupçon d’un mal ainsi défini à première vue par M. Charcot.

Connaissant le genre de vie de cette dame, son docteur ordinaire était en état d’affirmer qu’elle ne buvait pas, affirmation appuyée par les dires de la malade et ceux de tous ses proches.

« Sapristi, ça ne peut cependant être autre chose que paralysie alcoolique, » répondit M. Charcot à toutes les allégations sur l’idéale sobriété de la paralytique. Il rentra encore une fois dans sa chambre à coucher. Durant son second examen il découvrit dans un coin de la chambre une bouteille de litre vide placée sous une table. La présence de cette bouteille dans la chambre de la malade parut l’intéresser. « Suivant le conseil d’une de mes amies, répondit la dame, j’emploie depuis longtemps des frictions de rhum contre les douleurs rhumatismales des jambes. — Est-ce vous-même qui faites ces frictions ? — Oui, répondit-elle. — Vous êtes très faible, remarqua M Charcot, et ces frictions doivent vous fatiguer beaucoup, vous devez certainement prendre quelque chose pour relever vos forces. — Oui, je prends quelquefois quelques gouttes de ce même rhum. »

Ayant appris que le rhum était apporté par la femme de chambre, M. Charcot la fit venir dans une autre pièce. Il découvrit alors qu’elle apportait tous les soirs un litre de rhum destiné aux frictions, que cette bouteille était toujours vide le matin, et lorsqu’il arrivait assez souvent qu’il en fallait une autre pour frotter les jambes dans la matinée, pour le soir il ne restait plus une goutte de rhum. Ainsi tout s’expliquait à la satisfaction générale.

M. Charcot dit alors à son collègue que lorsqu’une passion pareille se développe chez un homme, il est très difficile de le décider à un aveu sur la cause réelle de la maladie ; quant aux femmes, c’est impossible.

Par son enseignement clinique M. Charcot a beaucoup contribué à développer nos connaissances sur ce qu’on appelle les formes frustes et compliquées des maladies nerveuses, lorsque quelques processus pathologiques différents se développent simultanément chez le même malade. Les trois dernières conférences de l’été dernier — les dernières de sa vie — ont présenté le summum de perfection de l’analyse clinique. Il examina entre autres trois malades, dont l’un présentait un cas très particulier du « tabes dorsalis », compliqué de tout un groupe de phénomènes décrits par Duchenne de Boulogne sous le nom de paralysie des lèvres, de la langue, du pharynx et du larynx ; le second était atteint de la même paralysie de Duchenne avec la sclérose amyotrophique des cordons latéraux de la moelle épinière, le troisième malade offrait un groupement de tous ces phénomènes comme processus autochtone.

Ces leçons resteront à tout jamais gravées dans la mémoire de ceux qui eurent alors le bonheur d’entendre M. Charcot ; c’était la plus haute expression de son double talent de clinicien et de professeur parvenu à son apogée. Elles confirmèrent pleinement ces paroles adressées à M. Charcot par M. le professeur Cornil à un banquet de l’année précédente : « Votre étoile parcourt son orbe ascendant. » La mort saisit le grand maître à l’apogée de sa puissance médicale et de sa gloire.

Les résultats frappants et brillants des cures obtenues par M. Charcot répondaient à son diagnostic lumineux et à la juste définition des particularités individuelles. La doctrine moderne du traitement des maladies nerveuses est entièrement redevable à M. Charcot de l’avoir dégagée de l’absurde dans nos notions routinières thérapeutiques.

Ayant perfectionné nos connaissances sur la nature des processus morbides, il expliquait l’effet de l’application des différents moyens et des remèdes thérapeutiques.

Combien n’a-t-il pas démontré l’inutilité des remèdes spécifiques (iode et mercure) dans l’ataxie locomotrice progressive, l’atrophie du nerf optique, la sclérose en plaques disséminées, la paralysie générale progressive, dans les cas où la syphilis les précédait et, au contraire, l’efficacité de cette méthode dans les affections syphilitiques du cerveau et de la moelle épinière, la céphalalgie et la rachialgie spécifiques qu’il avait particulièrement étudiées dans les derniers temps.

Ses connaissances spéciales si précises, comme par exemple des formes graves de la névrose du système nerveux central, épargnaient aux malades le traitement douloureux et prolongé prescrit parce qu’on les supposait atteints du développement du processus organique pathologique.

Je me souviens des étonnants résultats obtenus par lui dans le traitement de ce qu’on appelle la pseudo-maladie de Pott et celui de la pseudo-méningite tuberculeuse. Combien de fois n’est-il pas arrivé qu’on lui amenait des malades de tous les coins de la terre, des malheureux accablés par la souffrance et ayant épuisé la liste de toutes les célébrités européennes médicales et chirurgicales, principalement ces dernières ! Ayant passé par tous les modes connus de traitement, parmi lesquels d’aussi douloureux que le fer rouge, condamnés à garder le lit depuis de longues années, serrés dans des appareils divers, ils perdaient tout espoir de guérison. Définissant d’emblée la nature de la maladie, M. Charcot leur disait avec une autorité qui les plongeait dans la stupeur : « Jetez tout cela, levez-vous et marchez, » et la guérison venait confirmer ses paroles. Combien de fois encore dans la forme grave de la névrose caractérisée principalement par le trouble des fonctions du cerveau, n’a-t-il pas rendu à des parents en larmes un enfant bien portant au lieu du petit moribond étendu depuis longtemps sans connaissance et secoué par des convulsions, condamné à mort par la fausse attribution du développement d’une méningite tuberculeuse !

Il est impossible de passer sous silence ses guérisons vraiment miraculeuses, évocatrices de la Bible, par exemple celle d’une jeune fille paralysée depuis plusieurs années, internée dans un couvent de Paris. Bien des célébrités médicales l’avaient traitée sans obtenir aucun résultat. Définissant de suite la nature de la maladie, M. Charcot annonça à la patiente frappée de surprise, ainsi qu’à tous ceux qui l’entouraient, qu’il n’y avait rien de sérieux dans les symptômes de cette affection et qu’elle pouvait disparaître immédiatement. Il fit lever la jeune fille, la fit poser par terre et lui ordonna de marcher, ce qu’elle exécuta sous les yeux de la supérieure du couvent, stupéfaite, et de tous les assistants de cette scène.

On n’a pas oublié non plus le cas d’une autre malade qui lui fut amenée à la Salpêtrière, ne pouvant parler et paralysée des bras et des jambes. Deux hommes vigoureux la tirèrent de la voiture et l’apportèrent dans la salle de consultation. Ayant examiné cette femme, M. Charcot dit aux élèves qui l’entouraient que malgré la gravité apparente des symptômes, aucun d’eux n’avait pour base une affection organique des centres nerveux et que, par conséquent, tout cela pouvait disparaître instantanément ; c’est ce qui arriva effectivement au cours de l’examen ; la malade, à la fin de la réception, sortit seule et sans l’aide de personne. Stupéfait, le cocher, qui l’avait amenée et qui se rappelait comment on l’avait emportée de chez elle une demi-heure auparavant, la voyant marcher et parler, ôta respectueusement son chapeau et fit le signe de la croix.

L’empressement plein de cœur et d’humanité de M. Charcot auprès de ses malades contribuait à le populariser et à lui assurer le succès de ses cures ; aussi ses salles de réception, tant chez lui qu’à la Salpêtrière, étaient-elles toujours remplies de monde. Dans cette dernière, le chiffre des malades atteignait celui de cinq mille par an, et encore ne s’occupait-il que des cas particulièrement graves et compliqués. Les malades, ce qui est surabondamment prouvé par leur nombre, avaient en lui une confiance absolue et lui témoignaient un amour qui touchait à l’adoration.

Par suite de sa spécialité, les dégénérés formaient un contingent considérable parmi ceux que M. Charcot était appelé à traiter. Parmi ces individus à l’esprit et à la morale estropiés non seulement dès leur naissance, mais même auparavant, par hérédité ascendante — de par leur démangeaison psychique à se mêler de tout, de juger tout à un point de vue faux, on entendait de temps à autre des jugements contraires à l’opinion générale, jugements tout personnels. Ainsi, l’on disait par exemple que M. Charcot s’occupait plus de l’étude des maladies que de leur traitement. Cependant, on essayait à la clinique, sous sa propre direction, toutes les nouvelles méthodes de traitement qui méritaient d’être prises en considération. Je ne mentionnerai pas ici toutes celles qu’il a proposées lui-même pour le traitement de ce qu’on appelle la maladie de Ménière, la paralysie consécutive à la compression de la moelle épinière, dans la maladie de Pott, etc., contribuant ainsi à déterminer le choix de telle ou telle méthode de traitement.

Quelle sûreté d’appréciation et de sagacité pour leur succès à venir lorsqu’en autorisant l’emploi de quelque méthode à la mode il disait : « Ce n’est pas pire que les autres. » Cela seul suffisait à lui donner droit de cité : être employée par Charcot à la Salpêtrière était la sanction suprême. La hardiesse et l’ampleur de son point de vue humanitaire se sont révélées dans son appréciation de ce qu’on entend par le traitement psychique et la guérison effective des maladies nerveuses, choses qu’il a exposées dans un de ses derniers ouvrages, La foi qui guérit.


Son activité humanitaire si élevée ne se bornait pas seulement à ceux qui souffraient, elle s’étendait encore à tous ses collaborateurs et même à tous ceux qui avaient besoin de ses services. En citant les qualités morales de son âme si noble et si élevée, nous aurons à en reparler sous sa triple face d’homme public, d’homme privé et de père de famille.

Les intimes du professeur M. Charcot savent combien son foyer domestique était heureux : aimant sa femme à l’adoration, il était le père dévoué jusqu’au sacrifice.

Il avait épousé une veuve, née Richard, ayant d’un premier lit une fille actuellement mariée à l’ancien ministre M. Waldeck-Rousseau. Il eut deux enfants : une fille nommée Jeanne et un fils nommé Jean. Autant il aimait sa famille, autant il en était adoré. L’harmonie des caractères, des convictions morales et des besoins de l’âme y était complète.

L’activité charitable et bienfaisante de M. Charcot s’étendait en premier lieu sur les malades et le personnel de la Salpêtrière. Sa femme et ses enfants le suivaient dans cette voie. Les employés et les secourus de cet établissement savent combien Mme  et Mlle  Charcot ont contribué par leur appui matériel au bien-être de la clinique. Elles s’occupaient des malades pauvres et leur continuaient leurs secours à leur sortie de l’hôpital. Mme  Charcot a participé aussi, matériellement, à la création d’une école d’infirmières à la Salpêtrière sous la direction du docteur Bourneville, ancien assistant de M. Charcot. Grâce à elle, une grande partie des cours de son mari furent recueillis et imprimés.

L’éducation de son fils (à l’heure qu’il est interne à la Salpêtrière) était l’objet de la plus vive sollicitude de M. Charcot. Ses premières études terminées, le fils embrassa volontairement la carrière de son père et choisit la Faculté de Paris pour faire ses études médicales. Dans les commencements, il tomba malade d’un typhus abdominal à la marche traînante. Le père en reçut un contre-coup très violent ; néanmoins, comprimant toute démonstration de sentimentalité, il continua le cours de ses occupations journalières comme d’habitude. Lorsque de nombreuses marques de sympathie et d’intérêt se produisirent, M. Charcot répondait que c’était un cas léger de typhus abdominal, sans aucune gravité, mais exigeant un traitement prolongé. Il affectait en même temps un grand calme, mais ceux qui le connaissaient bien savaient ce qui se passait dans son âme, et peut-être que le malade même ne souffrait pas autant que le père dissimulant ses angoisses secrètes. Plus tard les travaux scientifiques et sérieux de ce fils, qui trahissent de grandes qualités naturelles héréditaires, causèrent la plus vive joie à M. Charcot.

Sur le terrain de l’activité publique, les qualités élevées de son âme unies à son véritable génie, lui attirèrent les sympathies universelles. La fermeté des convictions et la constance du caractère dominées par une volonté énergique formaient la base de sa nature ainsi que les liens qui lui rattachaient pour toujours les favorisés de la fortune que leur destinée mettait sur sa route. Lui-même était doué de la faculté particulière de reconnaître les qualités des hommes et de savoir les choisir. À mesure qu’il grandissait dans l’opinion publique pendant le cours de sa carrière, il élevait en même temps tous ceux que leur bonne fortune avait rapprochés de lui. C’est ce que lui exprimait un jour, au nom de tous ses élèves, le respectable professeur de la Faculté de Paris, M. Cornil, interprète de leurs sentiments intimes : « Vos disciples vous entourent d’une affection profonde et ils sont heureux de votre gloire qui rayonne sur eux. »

Jouissant d’une autorité immense au double point de vue de la science et du monde, sachant le poids qu’avait son opinion, il ne l’exprimait qu’avec la plus grande délicatesse et circonspection, tant en matière de médecine que de choses publiques. Plus grave était l’état d’un malade, plus désespérée sa situation, plus il témoignait d’intérêt sincère et encourageant au patient et à ses proches, ce qui donnait parfois le change sur le vrai sens de ses paroles.

Quelques remarques, sous forme d’introduction, faites par lui pour l’ouvrage d’un de ses élèves, ouvraient à celui-ci toutes les portes.

On doit dire la même chose de son opinion sur le mérite respectif de tel ou tel parmi les nombreux candidats aux postes des différentes institutions médicales. Certes, dans le grand nombre d’évincés, frappés dans leur amour-propre, on entendait parfois formuler contre lui, le reproche d’avoir voulu favoriser un des siens. Mais j’ai été souvent témoin des moments bien pénibles par lesquels passait le cœur si profondément humain de M. Charcot lorsque, s’inclinant devant les traditions séculaires des institutions et les exigences légales de la corporation au milieu de laquelle il était appelé à servir, il était obligé de faire taire en lui la compassion et de mettre des bornes à sa liberté d’action.

On peut juger de son respect pour les principes de moralité et de la manière dont il se laissait guider par eux, par l’anecdote suivante qui à première vue, semblerait en contradiction avec ce qui a été dit plus haut sur ses qualités de famille. Très accueillant et hospitalier, M. Charcot réunissait tous les mardis à sa table ses amis et ses bonnes connaissances, ainsi que ses collègues. Un jour, à l’un de ces grands dîners, la conversation tomba sur un fait regrettable et indigne en tout cas d’une bonne camaraderie imputé à une célébrité médicale qui s’était toujours montrée hostile à M. Charcot. Sa femme était assise en face de lui, entre deux collègues de M. Charcot en science et en travail, qui s’étendaient sur le fait en question et soutenaient la conversation à ce sujet. Le maître de la maison avait inutilement essayé à plusieurs reprises d’en changer le cours. Lorsque enfin Mme  Charcot, entraînée par l’exemple, émit aussi une opinion sévère, emporté par la vivacité et l’ardeur de son tempérament, son mari s’écria avec indignation, incapable de se contenir davantage : « Mais tais-toi donc : tu ne dois pas oublier que c’est mon collègue et que tu es obligée, avant tout, de le respecter. » Chacun comprit la signification morale cachée dans ces paroles et la conversation cessant sur ce sujet, prit une autre direction.

La cordialité et la bonté de M. Charcot sont bien connues. Il a été parlé plus haut de sa générosité en matière de science et de la facilité de son abord. L’absence de verbiage et de politesse affectée le faisait paraître un peu froid, à première vue, mais plus on le voyait et plus on était ravi et charmé de son aménité. Lorsqu’il voyait à l’œuvre et distinguait un de ceux qui s’occupaient à sa clinique, il le traitait avec bienveillance et intérêt, l’introduisait chez lui et en agissait avec lui comme avec un membre de sa famille. On pouvait rencontrer à sa table un tout jeune externe, qui s’était distingué d’une manière quelconque, en même temps que quelque célébrité connue dans le monde savant ou artistique.

Le souvenir du 11 novembre, « la fête du patron », comme on disait à la Salpêtrière, est particulièrement cher aux amis de M. Charcot. C’était une véritable fête pour tout le personnel ancien et alors en fonctions de son service à la Salpêtrière. Ce soir-là, il y avait ordinairement dans l’appartement particulier de M. Charcot, son cabinet de réception, des scènes jouées par ses enfants, les externes et les servants de la Salpêtrière, et dont le sujet était tiré de la vie du patron et présenté sous une forme comique. Il y venait jusqu’à deux cents personnes, amis et élèves. À une des toutes dernières soirées, lorsque la plus grande partie des convives s’était déjà dispersée et que le héros de la fête lui-même, épuisé de fatigue, allait quitter cette jeunesse turbulente, on lui annonça que ses externes désiraient lui faire entendre ce qu’ils chantaient dans leur cercle intime. Le vénérable patron retourna auprès de la bande joyeuse et avec quel bon sourire paternel et heureux, écouta-t-il les couplets comiques sur « papa Charcot ». L’imagination brillante et enjouée d’un jeune élève s’y montrait dans toute sa verve humoristique et parfois très piquante.

À ses aptitudes merveilleuses pour les sciences, à l’élévation des sentiments, M. Charcot joignait de grandes dispositions pour les arts, nommément la peinture, la musique et les belles-lettres. Ses dispositions pour la peinture se manifestèrent dans ses dessins faits à l’école, et plus tard lorsqu’il illustra lui-même ses travaux. Les plus artistiques sont les esquisses faites au crayon et à l’aquarelle durant ses nombreux voyages. Dans ses moments libres, il s’amusait à copier les tableaux d’Albert Dürer, Léonard Limousin, etc. Quelques-unes de ces copies, ainsi que certaines de ses œuvres originales sur toile, porcelaine, faïence et émail, forment l’ornement de ses deux maisons, celle de Neuilly et celle du boulevard Saint-Germain où il habitait. Artiste dans l’âme, il était en même temps grand connaisseur en peinture. Il l’étudiait partout où l’occasion se présentait : aussi connaissait-il à merveille tous les principaux musées de l’Europe. Combien de fois n’est-il pas arrivé que chez des artistes ou des collectionneurs, la consultation finie, M. Charcot, examinant les tableaux qui frappaient sa vue, prononçait un jugement exact et motivé sur leurs mérites ou bien découvrait le nom de l’auteur resté inconnu. Ses vastes connaissances en peinture étonnaient positivement les gens compétents. Collectionneur, il acquérait de nombreux chefs-d’œuvre tant anciens que modernes dont il se plaisait à décorer ses habitations. Les toiles brillantes, les choses à effet ne l’attiraient point. Pour lui plaire, il fallait réunir un grand nombre de qualités. Il attachait beaucoup d’importance au dessin et exigeait en même temps des connaissances techniques sérieuses, la beauté du coloris et la vérité du rendu.

L’harmonie complète d’esprit qui régnait dans sa famille n’était pas moindre en matière d’art. M. Charcot trouvait dans sa femme et sa fille des exécuteurs fidèles de ses idées artistiques. Outre de grandes dispositions pour la peinture, ces dames en ont de très réelles pour la sculpture. Son fils, qui peignait aussi, s’est adonné à la musique et au violon.

M. Charcot était aussi grand connaisseur en toute espèce d’objets d’art, particulièrement anciens. Sans avoir les qualités spéciales du collectionneur et du classeur, peu prisées au point de vue artistique, il aimait à s’entourer d’objets différents rapportés de ses lointains voyages et ayant une valeur artistique ou historique.

Ses deux habitations présentaient une collection rare et précieuse de productions de l’art ancien et moderne.

Si je devais seulement citer les plus remarquables, j’aurais à cataloguer deux véritables musées et des plus riches.

Entre autres M. Charcot était grand connaisseur et amateur de Gobelins. L’attention de tous ceux qui dépassaient le seuil de ses deux maisons, particulièrement celle du boulevard Saint-Germain, était attirée par les spécimens rares et précieux qui ornent les murs et les meubles et drapent toutes les pièces de l’appartement, à commencer par l’entrée. J’ai conservé dans ma mémoire une remarque caractéristique de M. Charcot. Un jour, dans les commencements de ma carrière, après une consultation très prolongée dans un hôtel parisien fort riche, avec de grandes prétentions au goût et au confort, j’eus l’occasion de reconduire M. Charcot qui se hâtait d’aller à une autre consultation. Pendant qu’il mettait son pardessus, il jeta rapidement un regard scrutateur sur une des tapisseries du vestibule. « C’est de grande valeur ce Gobelin-là, remarqua-t-il en s’en allant ; il devrait changer de place avec ceux qui se trouvent au salon. » Plus tard le jugement porté par les connaisseurs sur la beauté de ce Gobelin et la nullité des autres vint confirmer la remarque faite en courant par M. Charcot.

Dans les moments fugitifs de repos que s’accordait M. Charcot, la musique était une jouissance exquise pour son âme. Sans être musicien lui-même il comprenait et aimait cet art, accordant ses préférences aux classiques, tels que Gluck, Beethoven et Weber.

Il connaissait bien la musique moderne, mais y trouvait peu de satisfaction pour son goût esthétique. Il comptait beaucoup d’amis dans le camp nombreux des musiciens. Tous lui reconnaissaient de grandes connaissances dans cet art et un sens critique aussi fin que juste.

Son goût était le même en littérature, dont il s’était beaucoup occupé dans sa jeunesse. Dans le fond de son âme il était un admirateur de la littérature classique. Connaissant dans la perfection l’anglais ancien et moderne, il comprenait admirablement Shakespeare chez lequel il puisait presque toutes ses citations et ses comparaisons durant ses cours. Il en usait de même avec Dante, car il connaissait parfaitement l’italien ainsi que l’allemand. Parmi les auteurs français anciens, il préférait Rabelais, et Alphonse Daudet parmi les modernes.

Il a été question plus haut de ses propres productions littéraires léguées à son fils.


Pour juger à quel point M. Charcot a eu l’âme sensible et attentive à toutes les manifestations de la vie contemporaine ; avec quelle profondeur et quel bon sens il en a apprécié les principes moraux, il suffira de lire les deux articles publiés dans les numéros 6256 et 6267 du Nouveau Temps par son estimable rédacteur A.-S. Souvorine.

Nous en reproduisons ici quelques passages caractéristiques et pris sur le vif par l’éminent publiciste pendant un des repas auxquels nous avions l’honneur d’assister ensemble. Ils montrent bien que telles étaient au point de vue que nous venons d’indiquer les qualités de l’âme de M. Charcot :

.....La conversation étant tombée sur les chiens, M. Charcot dit : « J’aime en général les animaux ; je suis zoophile, je n’ai jamais pu m’habituer à faire des expériences sur les animaux et je n’en ai point fait comme beaucoup de mes confrères. Vaillant a écrit de ceux qui recueillent des animaux, qui les soignent et les aiment, que ce sont des dégénérés. Il dit que les gens forts étaient forts à la guerre, en combattant, qu’ils tuaient hardiment et ne faisaient point de sentiment ; ceux qui en font sont des dégénérés. Hé bien, je suis de ceux-là. J’ai été et je reste zoophile. Il me revient que quelques grands de ce monde ont été aussi zoophiles. Léonard de Vinci, par exemple, artiste, architecte, ingénieur, était ce qu’on peut appeler un homme fort, et cependant il allait au marché acheter des oiseaux auxquels il rendait la liberté. Voici encore un fort, Shakspeare. Si on le lit avec attention, on trouvera beaucoup de passages où il parle de l’affection pour les animaux et tourne les chasseurs en ridicule. Un homme ayant moins de génie que lui, Victor Hugo, les couvrait aussi de sarcasme. Ce sont tous des zoophiles, et on n’a point honte de se trouver en pareille compagnie. »

Sur une remarque à ce sujet, il reprit d’un ton ferme et décidé : « Il y a dans la vie de nos jours des choses que je ne puis supporter : elles me troublent et je ne cesse d’en parler. L’âme moderne exige une nouvelle manière d’être dans la vie. Cette âme est née, elle a grandi et elle ne pactise pas naturellement avec tout ce qui est reçu et admis, ce qui est entré dans les mœurs et ce qu’approuve une mode inepte. Qu’y a-t-il de plus barbare que la chasse ? Les femmes l’ont adoptée. Représentez-vous ces belles dames, ces âmes si tendres qui caressent un cerf apprivoisé, lui donnent à manger du pain de leurs propres mains, qui l’embrassent et puis, saisissant un fusil, traquent le pauvre animal, et le tuent ; on porte son corps devant elles comme un trophée, et elles se glorifient de l’assassinat commis par elles. C’est une lâche trahison, c’est le plus grand acte de férocité que l’être humain puisse commettre. Je ne parle pas des hommes ; la chasse est pour eux une fête du meurtre : on se réjouit, on éclate de rire, on crie, les yeux s’allument, la bouche prononce des paroles de triomphe ineptes et sauvages, on vante son propre héroïsme… Alors pourquoi s’élever contre ceux qui tuent à la guerre, qui tuent et font sauter les gens en l’air en temps de paix ? C’est aussi un sport, et on ne peut prévoir où il s’arrêtera. On peut tout expliquer et tout excuser. Écoutez les dynamiteurs, ce qu’ils proclament, les causes qu’ils invoquent… J’ai toujours envie de dire : Tuez, tuez toujours, vous verrez ce qu’il en résultera. »

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Plus tard, en prenant le café dans son cabinet, M. Charcot reprit :

« Je ne comprends qu’une seule chasseresse, c’est Diane. Toute nue, l’arc à la main, le carquois rempli de flèches, elle court dans les bois, les branches des arbres la flagellent, ses pieds se meurtrissent. Elle ne pense ni à son costume ni au danger. »

Les assistants se mirent à rire, à la remarque d’un des convives, que Diane plaisait à M. Charcot à cause de sa nudité.

Il répondit en souriant : « Certainement, elle me plaît. C’est la nature elle-même, la personnification de ses forces, un symbole. Mais ces Dianes et ces Vénus, vêtues de soie et de velours, le fusil à la main, tuant des pigeons préparés exprès pour elles, sont révoltantes. Des femmes !… Sont-ce bien des femmes toutes ces Espagnoles, ces Françaises, ces Russes ? Elles ne méritent pas ce nom… La seule chose qui trouble mon repos à la campagne, c’est la chasse aux pigeons… »

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Je n’oublierai jamais ces heures passées chez M. Charcot, pas plus que je n’oublie celles que j’ai passées chez Léon Tolstoy, cet autre grand maître même en matière de conversation instructive et intéressante. M. Charcot me le rappelle par le tour donné à la conversation et par quelques manières d’envisager les phénomènes contemporains de l’existence. Cela ne voudrait-il pas dire que l’âme moderne dont parle M. Charcot est à peu près la même chez toutes les personnalités éminentes de notre époque ou bien que tous sentent son impulsion et veulent lui donner l’essor ?

Quant à nous Russes, il sera flatteur pour notre amour-propre d’apprendre que depuis le commencement de sa carrière M. Charcot montrait une vive sympathie pour nous. Elle se révéla bien avant la manifestation des relations amicales actuelles entre les deux nations. Il disait que nous étions les gens de l’avenir.

Cette sympathie envers tout ce qui était russe était partagée et pratiquée par toute sa famille. Sa fille, linguiste des plus remarquables, a appris volontairement le russe, qu’elle parle et écrit facilement de manière à lire dans l’original nos grands classiques : Pouchkine, Lermontoff, etc.

C’est avec un soin tout particulier que M. Charcot considérait et gardait les objets russes tant anciens que modernes offerts par ses clients ; lui-même les recherchait, particulièrement les anciens, et en rapporta un certain nombre lors des deux voyages qu’il fit en Russie.


La destinée a voulu que ses derniers soins ici-bas fussent accordés à une de mes compatriotes, et cela avec une telle abnégation de soi-même et un tel dévouement professionnel que, témoin de ce fait, je considère comme un impérieux devoir de le signaler en signe de respect et de vénération pour la mémoire du grand maître.

Le 27 juin, à l’issue du dernier cours terminant le semestre d’été de cette année, je pris congé de lui à la Salpêtrière avant de partir pour la Suisse. Il était plein de force et d’énergie. Nul n’aurait pu prévoir qu’il était si près du tombeau. Il est vrai que l’impitoyable maladie tenait depuis longtemps sa victime entre ses griffes et, les resserrant de temps en temps, se faisait sentir. Ainsi l’hiver dernier, elle avait provoqué un évanouissement profond arrivé pendant l’une des leçons de M. Charcot, leçon qui fut nécessairement interrompue à la grande consternation des auditeurs. Désireux de rassurer ses élèves, le professeur assura que l’accident était dû à un poêle trop chauffé, et le lendemain même il s’occupait à la Salpêtrière avec son énergie habituelle.

Revenu de la Suisse au commencement d’août, j’allais le lendemain même de bonne heure à Neuilly prier M. Charcot de venir chez une malade russe. En arrivant vers neuf heures du matin à sa villa je vis une voiture à la porte et les domestiques affairés, occupés de préparatifs de voyage. Sur ma demande, l’un d’eux que je connaissais depuis longtemps, me répondit que M. le professeur Charcot était indisposé depuis quelque temps et allait faire un voyage. Quoique venu si mal à propos, je me fis cependant annoncer. Une minute après M. Charcot venait à moi. Sa figure portait les traces de son indisposition. Souriant avec sa bonhomie habituelle, il me demanda la raison d’une visite aussi matinale. Je la lui donnai en le priant de venir visiter ma malade, ce qui le plongea dans une perplexité visible. Il me répondit : « Je n’ai pas été bien portant tous ces derniers jours et je pars à l’instant même, accompagné jusqu’à la gare de ma femme et de ma fille. » Je lui proposai timidement de lui amener à l’instant la malade en question. Regardant sa montre, il remarqua que je n’aurais pas le temps de le faire. Puis, ayant réfléchi, il me dit de retourner chez elle, qu’il y passerait en allant à la gare.

Je revins de suite chez la malade et j’y entrai presque en même temps que M. Charcot. Après un examen minutieux M. Charcot donna son opinion et prit affectueusement congé de la patiente. En le reconduisant, j’observai que sa femme et sa fille attendaient dans le landau. Cette consultation fut la dernière de cette vie si active et si précieuse consacrée au soulagement de toutes les souffrances.

Profitant des vacances, M. Charcot avait voulu visiter le lac des Settons, dans la Nièvre, en compagnie de ses anciens élèves, les distingués professeurs à la Faculté de Paris, MM. Debove et Straus, et aussi du gendre de M. Pasteur, M. René Valléry-Radot.

Arrivé le 15 août, après un voyage assez fatigant en voiture et par la grande chaleur à Montsauche, petit bourg situé sur le lac, M. Charcot était de très bonne humeur ; il causa de la manière la plus animée en dînant à l’hôtel des Settons.

Ayant pris congé de ses amis, il écrivit à sa femme dans les termes les plus enjoués et, la lettre finie, il s’endormit paisiblement. À deux heures, de violentes douleurs à la poitrine le réveillèrent, il appela ; aussitôt accoururent MM. Debove et Straus. Ils le trouvèrent assis dans son lit et lui proposèrent une injection sous-cutanée de morphine, ce qu’il accepta. Cela le calma momentanément et il voulait déjà s’étendre et se rendormir, mais la respiration devint subitement difficile, les symptômes d’œdème pulmonaire se manifestèrent comme dénouement de l’affection du cœur, et après une très courte agonie tout fut fini. Le grand maître, le travailleur infatigable, dévoué au bien-être de l’humanité, venait de s’endormir du sommeil éternel. Il venait de s’éteindre le flambeau de la science, qui avait répandu sa flamme vivifiante durant plus de trente années !

Le 18 août, à la gare de Lyon, là où quelques jours auparavant M. Charcot s’embarquait plein de force et d’espérance, ses parents abîmés de douleur et ses élèves consternés étaient réunis pour recevoir sa dépouille mortelle. De la gare le cercueil fut transporté directement à la Salpêtrière et déposé dans l’église toute tendue de draperies noires aux écussons du défunt. Toute la nuit, la famille, les élèves et le personnel de l’établissement veillèrent auprès du corps. Le lendemain, à dix heures, avait lieu la cérémonie funèbre en présence des parents, des élèves, des représentants du gouvernement, de la Faculté, de l’Académie et des délégués des différentes sociétés savantes tant françaises qu’étrangères.

Plongée dans la douleur la plus profonde la grande famille de la Salpêtrière, composée de plusieurs milliers de membres, assistait aux obsèques de celui qui lui fut si dévoué et qu’elle entourait de tant d’affection sincère et de tant de vénération. Les yeux remplis de larmes, elle accompagnait le cercueil de son bienfaiteur disparu. Le bruit des portes se renfermant après la sortie du cortège funèbre, retentit douloureusement dans l’âme de chacun des membres de cette famille désolée.

Dans la plus grande consternation venaient derrière le cercueil les parents, l’administration et le personnel de la Salpêtrière, les collègues, les élèves et les amis du défunt. Ce long et nombreux cortège, dans un accablement profond, accompagnait au champ du repos éternel ce vaillant pionnier de la science, témoignant par la présence des plus illustres représentants du monde savant, de la perte irréparable que la science venait de faire.

Mais l’œuvre de M. Charcot n’est pas une œuvre périssable. Ses travaux immortels en assurent le développement progressif. Elle embrassait le bien-être universel et c’est l’humanité tout entière qui pleure et regrette son bienfaiteur.

« Repos éternel ! » disons-nous du fond de nos cœurs pénétrés de douleur devant cette tombe prématurée.

« Gloire éternelle ! » nous répondent des échos venus de tous les coins du globe.