Le Prologue d’une vie d’Impératrice
Dans ses Souvenirs, Mme Vigée-Lebrun raconte qu’en 1795, se trouvant à Saint-Pétersbourg, où l’avait appelée l’impératrice Catherine, elle traversait un jour le parc du palais de la Tauride, résidence impériale, lorsque, à la fenêtre d’un rez-de-chaussée, elle aperçut une jeune personne qui arrosait un pot d’œillets. En termes enthousiastes, elle la dépeint dans la grâce de sa jeunesse, qui s’embellit de traits réguliers et fins, de la douceur angélique du visage qu’encadrent des cheveux blond cendré, flottant sur le front et sur le cou, et d’une tunique blanche, attachée par une ceinture nouée négligemment autour d’une taille de nymphe. « Elle se détachait sur le fond de son appartement orné de colonnes et drapé en gaze rose et argent, d’une manière si ravissante que je m’écriai : « C’est Psyché ! »
La délicieuse créature qui excitait ainsi l’admiration de Mme Vigée-Lebrun appartenait, par sa naissance, à la famille régnante de Bade, et, par son mariage, à la famille impériale de Russie, ayant épousé, dix-huit mois avant, le grand-duc Alexandre Paulowitch, petit-fils de Catherine. En se mariant, et conformément aux usages de la Cour moscovite, elle avait abjuré la religion luthérienne dans laquelle elle était née, pour embrasser la religion orthodoxe et recevoir, avec un nouveau baptême, un nouveau nom. Connue, jusqu’à son abjuration, sous celui de princesse Louise de Bade, elle était maintenant la grande-duchesse Elisabeth Alexiéievna. Elle avait dix-sept ans et son mari dix-neuf. Six années plus tard, en 1801, ce prince, encore adolescent, était, à l’improviste, appelé au trône par la fin tragique de son père, l’empereur Paul Ier. Il régna jusqu’en 1825, date de sa mort, et sa femme lui survécut durant quelques mois.
Au début du long règne d’Alexandre Ier, tout souriait à la nouvelle impératrice ; l’avenir s’offrait à elle prodigue de brûlantes promesses ; mais il ne devait pas les tenir. Elle ne tardait pas à se voir délaissée par son époux, et cette disgrâce imméritée avait pour conséquence de la condamner, au milieu de la Cour, à une sorte d’isolement, dont elle ne cessa de souffrir autant que de n’être plus aimée, alors qu’elle aimait encore comme au moment de son mariage. Maltraitée ainsi par la destinée, incomprise des contemporains, elle était presque oubliée quand elle mourut.
L’injustice dont, vivante, elle avait été victime et qui, longtemps, a pesé sur sa mémoire, appelait une réparation. De nos jours, un prince de la famille impériale de Russie, le grand-duc Serge Alexandrovitch, résolut de l’entreprendre et d’écrire à cet effet la biographie de l’impératrice Elisabeth. Il avait même commencé à en réunir les élémens, lorsqu’il périt à Moscou. Sa mort est un des plus douloureux épisodes de l’histoire russe en ces derniers temps. C’est alors que la tâche qu’il n’avait pu remplir fut confiée, par sa veuve, au grand-duc Nicolas Mikaïlovitch.
Jamais désignation ne fut plus justifiée. Elle l’était deux fois, d’abord par les services que le grand-duc Nicolas a rendus à la science historique en facilitant aux savans l’accès des Archives impériales de Russie et en publiant, en des collections du plus haut prix, toute une suite de documens importans qu’il en avait exhumés ; ensuite par le talent d’écrivain dont il a témoigné dans les livres qui portent son nom et notamment dans la longue et suggestive étude consacrée par lui à l’un des conseillers d’Alexandre Ier, le comte Stroganoff, — ouvrage remarquable et révélateur que j’ai présenté, il y a trois ans, aux lecteurs de la Revue[2].
Ayant accepté la mission confiée à ses soins, le grand-duc Nicolas ne s’est pas contenté d’utiliser les pièces recueillies par le grand-duc Serge. A celles-là, il en a ajouté beaucoup d’autres que de laborieuses recherches à Saint-Pétersbourg, à Moscou, à Darmstadt, à Carlsruhe lui ont fait découvrir ; il a pu réunir en outre un grand nombre de portraits dont la reproduction lui a paru devoir accroître l’intérêt de son livre. Grâce à lui, ce livre, qui d’abord s’annonçait comme une simple biographie, est devenu un superbe recueil des correspondances d’Elisabeth, qui n’aura pas moins de trois volumes, enrichis par ces portraits, et dont le premier est sous nos yeux.
Dans celui-ci, les lettres que la princesse écrivit à sa mère, la margrave Amélie de Bade, de 1792, époque de son arrivée en Russie, à 1801, date de l’avènement d’Alexandre, tiennent la plus grande place. Elles embrassent les dernières années du règne de la grande Catherine et tout le règne de Paul Ier, c’est-à-dire la plus attachante période de l’histoire russe. Mais, ce qui en rehausse le prix et en forme le principal attrait, c’est qu’elles constituent, à vrai dire, une peinture des mœurs de la cour moscovite, que mettent en lumière tant de menus détails racontés par la princesse à sa mère, sur sa vie de tous les jours ; c’est surtout la candeur des aveux qu’elle lui fait, au fur et à mesure que son cœur s’éveille à l’amour. Ses fiançailles, avec leurs préliminaires et leurs lendemains, son mariage, ses étonnemens, ses joies, ses espoirs nous donnent l’impression d’un roman tout à fait exquis, dont l’intérêt n’est jamais suspendu, même quand des événemens comme la mort de Catherine et l’assassinat de Paul Ier viennent l’assombrir.
C’est ce roman, qu’à l’aide des lettres d’Elisabeth et des attachans résumés d’histoire, par lesquels le grand-duc Nicolas les complète, je m’efforce de faire revivre dans les pages qui suivent.
De tous les souverains dont l’histoire a gardé le souvenir, il n’en est pas qui ait été, à un plus haut degré que l’impératrice Catherine, jalouse de son autorité, ni qui ait régné plus despotiquement. Elle était fidèle en cela aux traditions autocratiques que lui avaient léguées ses prédécesseurs, et d’autant plus disposée à s’y conformer qu’elle avait cruellement souffert d’être restée trop longtemps en tutelle, du vivant de son mari, le tsar Pierre III. On sait comment elle fut débarrassée de lui et en quelles circonstances tragiques elle lui succéda. Une fois sur le trône, elle entendit que sa volonté s’exerçât sans entrave ni contrainte ; même en cédant aux caprices amoureux par où se manifestèrent si souvent ses faiblesses de femme, elle se souvint toujours qu’elle était souveraine et ne consentit jamais à ce que ses amans oubliassent que, quoique honorés de ses faveurs, ils lui devaient obéissance.
Ce pouvoir sans contrôle pesa constamment sur tous ceux qui vivaient autour d’elle et jusque sur son fils, le grand-duc Paul. Il fut obligé de s’y soumettre, comme le plus humble des sujets russes, bien qu’il fût l’héritier de la couronne. Tant que l’Impératrice vécut, il dut subir ce joug. Il le subit, docile en apparence, mais l’irritation dans le cœur, une irritation qui avait sa source, non seulement dans la violence faite incessamment à sa volonté, mais aussi dans le ressentiment qu’il avait conçu contre sa mère, en raison du meurtre de son père, dont il la soupçonnait d’avoir été complice. Relégué le plus souvent dans son palais de Gatchina, systématiquement éloigné des affaires, dépourvu de toute influence, il contint ses rancunes. Elles n’éclatèrent que lorsqu’il monta sur le trône. Jusque-là, il ne fut rien dans l’Etat, n’y compta pour rien, réduit à dissimuler son mécontentement et, lorsqu’il paraissait à la Cour, à faire bon visage à la femme dont il était le fils et qui s’obstinait à le maintenir dans une situation humiliante.
C’est elle qui l’avait marié : une première fois avec la princesse Nathalie de Bade, et, après la mort prématurée de celle-ci, avec une nièce, de Frédéric le Grand, fille du roi de Wurtemberg, qui devint, en épousant l’héritier de la couronne russe, la grande-duchesse Marie Féodorovna. De ce second mariage naquirent plusieurs enfans dont l’aîné fut le tsar Alexandre Ier. Catherine se refusa à laisser à leurs parens le droit de les élever. Sur ce point, comme sur tant d’autres, elle fut intraitable, notamment en ce qui touchait le grand-duc Alexandre. Elle s’improvisa, dans la personne des maîtres qu’elle lui avait choisis, sa véritable éducatrice, et, lorsqu’il atteignit sa quatorzième année, — c’était à la fin de 1790, — elle commença à se préoccuper de lui trouver une femme. A une autre époque, c’est à la Cour de Bade qu’elle en avait trouvé une pour son fils ; c’est vers la même cour que se portèrent ses recherches, en vue du mariage de son petit-fils.
Le prince héritier de la principauté de Bade, fils de Charles-Frédéric, margrave régnant, était marié et père de plusieurs filles. Les deux aînées étaient jumelles ; elles avaient quinze ans. Il ne pouvait être question d’elles pour Alexandre, plus jeune d’une année. Mais il y en avait deux autres : la princesse Louise, âgée de treize ans, et la princesse Frédérique, âgée de dix ans. Catherine connaissait leur mère, sœur de la première femme de Paul, venue jadis en Russie, et le souvenir qu’elle avait gardé de ses mérites ne contribua pas peu à fixer ses résolutions. Elle chargeait alors le comte Nicolas Romanzoff, son envoyé près des petites cours allemandes, de recueillir des renseignemens sur les deux fillettes. Etaient-elles jolies, bien portantes ? Comment étaient-elles élevées ? Distinguait-on en elles des qualités morales ? Que valaient-elles au point de vue du caractère ? Romanzoff se mettait aussitôt en campagne : il allait à Carlsruhe, y faisait un assez long séjour et, au mois de mars 1791, il envoyait à l’Impératrice les informations qu’elle lui avait demandées.
Elles étaient favorables et donnaient des jeunes princesses l’idée la plus avantageuse. A en croire Romanzoff, dont les lettres sont sous nos yeux, la princesse Louise est plus forte, plus développée qu’on ne l’est communément à son âge, jolie sans être absolument belle, beaucoup de douceur, d’aménité, de politesse et surtout de la grâce, « ce qui fait qu’elle s’embellit quand elle parle et que le don de la nature porte un charme particulier sur ses actions. Elle réunit pour elle le suffrage public, de préférence à toutes ses sœurs. On vante son caractère comme on cite sa figure et sa fraîcheur pour être un sûr garant de sa santé. » À ce charmant portrait, il n’y a qu’une ombre. La princesse Louise ayant déjà de l’embonpoint, on peut craindre qu’elle n’en prenne un jour beaucoup trop.
Romanzoff n’est pas moins élogieux pour la princesse Frédérique. Sans doute, elle est encore un peu frêle, plus timide que sa sœur, ce qui la rend souvent silencieuse. Mais elle a de grands et beaux yeux, un air de gravité qui semble annoncer plus d’étoffe « et sa timidité ne provient que d’une sorte de réserve qui tient au caractère. » En finissant ce panégyrique des deux sœurs, Romanzoff en revient à l’aînée pour signaler encore à son avantage son enjouement, « qui annonce de la gaité, mais une gaîté douce et non pas bruyante. »
Ces appréciations bienveillantes, desquelles on peut dire que l’avenir les a justifiées, étaient bien faites pour engager l’impératrice Catherine à donner suite à ses projets. Avec son esprit de décision, elle en trouve promptement la forme pratique. Sans doute, étant donné l’âge des princesses, dont la plus jeune n’est encore, à vrai dire, qu’une enfant, il ne saurait être question de les marier de si tôt. Si c’est Louise qui doit devenir la femme d’Alexandre, il faudra attendre un an ou deux, et plus longtemps encore, si c’est Frédérique. Mais l’Impératrice est pressée de les connaître. Elle considère même qu’il sera bon que celle qui devra entrer dans la famille impériale ait vécu, pendant quelque temps, à la Cour de Russie, avant de se marier, en ait pris les habitudes et se soit familiarisée avec le milieu où elle est appelée à vivre. De là, tout un plan qu’elle charge Romanzoff de faire aboutir.
Il faut obtenir des parens des princesses qu’ils consentent à les lui envoyer. Elle souhaiterait que leur mère les accompagnât. Mais, si c’est impossible, il suffira qu’on les conduise à Aix-la-Chapelle où se trouveront à propos la comtesse douairière Schouvaloff et le chambellan Strélakoff, sous la garde desquels elles feront le voyage. « Je me charge d’achever leur éducation et de les établir toutes les deux, écrivait Catherine à Romanzoff. L’inclination de mon petit-fils Alexandre guidera son choix. Celle qui restera, je chercherai à l’établir en son temps. Arrivées à Pétersbourg, elles demeureront dans mon palais, dont l’une, j’espère, ne sortira jamais, et l’autre pour être mariée convenablement. Quoique, assurément, leur âge pourrait faire remettre d’une couple d’années leur venue en Russie, j’ai pensé qu’en y venant dès ces heures, ce même âge rendrait l’une ou l’autre d’autant plus propre à s’accoutumer au pays dans lequel elle était prédestinée à passer le reste de ses jours, et que l’autre ne manquerait pas pour cela d’un établissement convenable à sa naissance. »
La maison de Bade entretenait avec la famille impériale de Russie des relations affectueuses et les brillantes propositions que lui apportait Romanzoff ne pouvaient être interprétées que comme un témoignage nouveau de la bienveillance de Catherine. Assurément, pour les parens des petites princesses, il serait cruel de les voir partir, alors que la sollicitude maternelle leur était encore si nécessaire et la séparation ne serait pas moins douloureuse pour elles. Mais, dans les familles royales, les filles sont élevées en vue d’une expatriation plus ou moins lointaine et, si celle qui était prématurément imposée à Louise et à Frédérique les enlevait trop vite et trop tôt aux joies du foyer familial, on ne pouvait méconnaître que c’était pour leur bien. Celle des deux sur laquelle s’arrêterait le choix du grand-duc Alexandre, porterait un jour le diadème ; protégée par l’Impératrice, l’autre avait chance de monter aussi sur un trône. La décision de leurs parens s’inspira de ces perspectives et ils adhérèrent au projet qui leur était soumis.
Dans la seconde quinzaine d’octobre 1792, les princesses, accompagnées de leur gouvernante, étaient confiées à la comtesse douairière Schouvaloff et au chambellan Strélakoff, et, après avoir échangé de tendres et déchirans adieux avec leur famille, que l’une d’elles ne devait plus revoir, elles se mettaient en route pour la Russie. Le 1er novembre, elles étaient à Riga. C’est de là que, le même jour, la princesse Louise écrivait à sa mère la première des lettres que publie le grand-duc Nicolas et qui permettent de la suivre aux diverses étapes de son existence nouvelle.
Dès ce moment, dans l’enfant qu’elle est encore, commence à se montrer la femme intellectuellement et moralement supérieure qu’elle sera plus tard. A peine échappée à la tutelle familiale, sa personnalité se précise, son esprit se manifeste, sa faculté d’observation s’accentue. Pour que nous soyons convaincus que ce sont là les lettres, les appréciations, les remarques d’une fille qui n’a pas encore quinze ans, il faut que son acte de naissance nous l’affirme. Ses paroles, ses actes, toute sa conduite en un mot, sont à l’éloge de son éducation, de son savoir, révèlent sa maturité précoce, sa pureté virginale, sa droiture naturelle, son équilibre moral et justifient par avance ce que, plus tard, quatre ans après son mariage, Rostopchine écrira en parlant d’elle : « Plus je vois la grande-duchesse Elisabeth, et plus je lui trouve une raison étonnante pour son âge. » Étonnante, en effet, car lorsqu’il porte ce jugement, la princesse n’a pas encore atteint sa vingtième année.
Avec sa sœur, elle était arrivée au terme de son fatigant voyage, dans la soirée du 11 novembre 1792. « Lorsqu’en entrant dans la ville, écrit-elle, on s’écria : Nous voilà à Saint-Pétersbourg ! d’un mouvement spontané, nous nous prîmes la main ma sœur et moi, et à mesure que nous avancions, nous nous la serrions mutuellement. Ce langage muet nous exprimait ce qui se passait en nous. » On les conduisit au palais Chépelef où l’Impératrice avait fixé leur résidence provisoire. Elle-même s’y était transportée pour les recevoir. « Elle nous attendait dans nos chambres avec une dame d’honneur dont j’ai oublié le nom et un M. Zouboff, auquel je dois beaucoup de reconnaissance parce qu’il m’a tirée d’un cruel embarras, ce que je m’en vais vous dire. M. Narichkine, le grand maréchal, me donne le bras et nous sommes précédées par deux gentilshommes de la Cour. Ils nous font traverser quelques chambres ; nous arrivons à une porte fermée ; elle s’ouvre ; ma sœur Frédérique et moi, nous entrons ; on referme la porte sur nous. C’était la chambre où l’Impératrice nous attendait. Je la vois ; j’avais envie de croire que c’était elle ; mais, comme je ne la croyais pas là, je ne voulais pourtant m’avancer vers elle, craignant que ce ne soit quelqu’un d’autre. Dans le premier moment, je ne l’ai pas bien regardée ; j’aurais dû pourtant la reconnaître, ayant vu tant de ses portraits. Enfin, je reste comme pétrifiée un moment, lorsque je vois aux lèvres de ce M. Zouboff qu’il dit : « C’est l’Impératrice, » et, en même temps, elle s’avance vers moi, en me disant : « Je suis enchantée de vous voir. » Alors, je lui baise la main. »
Les princesses s’endormirent ce soir-là, véritablement éblouies par ce qu’elles avaient vu de la Cour de Catherine dès leur arrivée. L’Impératrice revint le lendemain, et elles furent bientôt sous le charme. « Elle a l’air si bonne, et je ne peux pas dire comment, mais elle me plaît. » Puis, toute une journée fut consacrée « à façonner leurs cheveux à la mode de la Cour et à les habiller en robes russes. »
Entre temps, on les menait à Gatchina, chez le grand-duc Paul, père d’Alexandre. « Il nous reçut fort bien. La grande-duchesse m’accabla de caresses ; elle me parlait de ma mère, de ma famille, des regrets que je devais avoir eus de les quitter. Cette manière d’être lui gagna toutes mes affections. » Ce même jour, la princesse Louise vit pour la première fois le prince qu’elle pouvait considérer déjà comme son futur époux, et son frère cadet, le grand-duc Constantin. Mais cette première entrevue fut glaciale : « Je regardai le grand-duc Alexandre avec autant d’attention que la bienséance le permettait ; je le trouvai très bien, mais pas aussi beau qu’on me l’avait dépeint. Il ne s’approcha pas de moi et me regardait d’un air hostile. » Elle le calomniait en caractérisant d’ « air hostile » ce qui n’était que l’effet d’une gêne égale à celle qu’elle éprouvait elle-même en présence de ce jeune homme qui, la veille encore, lui était inconnu. A cette gêne réciproque allaient succéder bien. vite des allures de camaraderie sur lesquelles ne tarda pas à se greffer l’amour, tel que pouvaient le ressentir deux êtres encore si peu préparés, semble-t-il, à apprécier les joies de la tendresse conjugale.
En voyant les deux sœurs, l’Impératrice n’avait pas hésité à porter son dévolu sur l’aînée. La cadette était encore par trop petite fille pour attirer l’attention et fixer le cœur d’un adolescent à qui, malgré sa jeunesse, les femmes de la Cour ne se faisaient pas faute de prodiguer d’encourageans sourires et qui n’en était plus à se méprendre à la signification de leurs avances. La princesse Louise, au contraire, avec ses traits gracieux, l’expression de son regard, son charme majestueux, sa taille élevée, était en état d’inspirer les sentimens les plus tendres, et son esprit d’à-propos, sa bonté d’âme, les qualités qui lui gagnaient déjà tous ceux qui l’approchaient, la montraient capable de comprendre, de partager ces sentimens et d’y répondre quand elle en recevrait l’aveu. Telle était l’opinion que, sur le premier moment, elle donnait d’elle à Catherine et qui faisait souhaiter à celle-ci qu’elle fixât le choix de son petit-fils. Mais ce choix, Catherine ne voulait pas l’influencer, et Alexandre fut abandonné à lui-même.
Il semble bien que la princesse Louise ait été quelque peu déçue par la froideur que d’abord il manifeste à son égard, et que l’impression qu’il produisit sur elle ne fut pas favorable. Elle l’a écrit à sa mère ; elle lui a dit qu’elle ne se plaisait pas en Russie, qu’il lui sera impossible d’y rester. Mais cet accès d’humeur se dissipe au contact du grand-duc, au fur et à mesure qu’elle le voit redevenir lui-même, prendre plaisir à la fréquenter, à se mêler à ses jeux, se montrer amical, bon enfant et lui prouver ainsi qu’il était toujours heureux de se trouver avec elle. Cette métamorphose s’opère au milieu des fêtes de la Cour, qui se succèdent sans interruption et dans lesquelles figurent toujours les deux petites princesses. Du reste, si elles s’amusent, elles travaillent aussi. Maître de russe, maître de danse, maître de musique, maître de dessin occupent une partie de leurs journées. Puis, ce sont les réunions intimes chez l’Impératrice, les petits bals à l’Ermitage, les soirées passées en famille autour d’une table ronde, où l’on bavarde, où l’on regarde des estampes, où « on joue au secrétaire ou à des jeux comme cela. »
A la faveur de ces distractions, le grand-duc se familiarise avec les deux sœurs, l’aînée surtout, et son frère Constantin est le boute-en-train de ces soirées. « Il est son père tout craché, mais en jeune seulement, mande la princesse Louise à sa mère. D’une vivacité, non ? mais sans égale ; beaucoup, beaucoup d’esprit vraiment, ce qu’on nomme en allemand et dont je ne trouve pas l’équivalent en français : Witz. Cela dépend de lui quand il veut faire rire quelqu’un. Dernièrement, j’étais engagée dans une conversation très sérieuse avec le grand-duc A… ; le grand-duc Constantin, je ne sais plus ce qu’il a fait ou dit. Mais il a fait éclater de rire tout le monde à la table ronde. »
Le portrait qu’elle trace de celui qui sera bientôt son fiancé n’est pas moins bienveillant et prouve qu’il commence à lui plaire. « Il est très grand et assez bien fait ; il a surtout la jambe et le pied très bien formés, quoique son pied est un peu grand ; mais il proportionne à sa grandeur. Il a les cheveux brun clair, les yeux bleus pas très grands, mais non plus petits, de très jolies dents, un teint charmant, le nez droit, assez joli. Pouf la bouche, il ressemble beaucoup à l’Impératrice. »
On voit qu’elle s’est appliquée à l’observer, ce qui démontre qu’il a cessé de lui être indifférent. Il est vrai qu’elle a senti qu’il se rapprochait d’elle, qu’elle l’attirait de plus en plus. Ils se connaissent depuis quelques semaines, quand il ose enfin lui laisser comprendre ce qu’il éprouve. Un soir, à la table ronde, il lui glisse un billet où il lui demande de « recevoir ses sentimens. » Il les a avoués à sa grand’mère, à ses parens. Mais c’est surtout à son gouverneur Protassoff qu’il prodigue ses confidences, et celui-ci nous les répète dans le journal qu’il tient de sa vie tous les jours. « Il m’a dit franchement combien la princesse lui était agréable, qu’il avait été déjà amoureux de nos femmes d’ici, mais que ses sentimens à leur égard étaient remplis de feu, d’un désir incertain, une impatience de se délectera leur vue. » Rien de pareil dans ses sentimens pour la princesse Louise. Ils sont faits de déférence, de tendre amitié, plus agréables que ses autres mouvemens de passion. Il la tient pour plus digne d’amour que toutes les personnes auxquelles il s’est intéressé jusque-là.
Ces aveux réjouissent son gouverneur. Il explique à son élève, non sans un certain pédantisme, la différence qui existe entre « l’amour vrai » que lui inspire la princesse et les désirs, « l’émotion physique » que d’autres femmes ont éveillés en lui. « L’amour vrai, pour le bon motif, » porte en soi quelque chose de divin. Il tient surtout aux qualités de l’âme. « Il ne peut connaître les transports de la volupté ! Il est éternel et plus il se développe lentement, plus il est solide à l’avenir. » A lire ces démonstrations, on dirait Mentor chapitrant Télémaque.
Il n’en est pas moins certain que voilà le grand-duc amoureux pour tout de bon, et du même coup, la petite princesse toute changée. Étonnée d’abord, bientôt convaincue et ravie ; son cœur se donne sans retour. Elle en instruit sa mère, qui n’en est pas surprise, car elle a prédit ce changement. « Le grand-duc me plaît beaucoup et il paraît qu’il m’aime aussi. » Il attend Pâques avec impatience, lui a-t-il dit ; alors il osera lui serrer la main ouvertement. « A présent, il le fait quelquefois sous la table, et d’ailleurs, il saisit toutes les occasions possibles où l’on ne nous voit pas pour le faire. » À cette heure, le mariage est décidé ; les fiançailles seront célébrées prochainement. De Bade, les parens envoient leur autorisation, et on instruit la fiancée de demain en vue de son abjuration, qui aura lieu au mois de mai.
C’est un délicieux moment pour la future grande-duchesse. Choyée, entourée, flattée et tendrement aimée, elle marche comme dans un rêve. A tout instant, le grand-duc vient dîner avec les deux sœurs. Ce sont alors des serremens de main sous la table, et aussi des petits billets échangés furtivement. Le grand-duc Nicolas n’en a retrouvé qu’un et postérieur aux fiançailles. Il est signé par la fiancée et permet de se faire idée de ceux qui l’ont précédé et suivi :
« Mon cher ami, vous me dites que j’ai le bonheur d’une certaine personne en main. Ah ! si c’est vrai, son bonheur est assuré à jamais. Je l’aimerai, il sera mon ami toute ma vie, à moins d’une punition céleste. C’est lui qui m’a appris à me confier trop sur moi-même ; il a raison, je l’avoue. Il tient le bonheur de ma vie dans ses mains : aussi, il est certain de me rendre malheureuse à jamais, si jamais il cesse de m’aimer. Je supporterai tout, tout, excepté cela. Mais c’est mal penser de lui que d’avoir seulement une telle idée. Il m’aime tendrement, je l’aime de même et cela fait mon bonheur. Adieu, mon cher. Ayez ces sentimens, c’est mon plus grand désir. Pour moi, vous pouvez être certain que je vous aime au-delà de toute expression. Adieu, mon ami. — ELISABETH. »
Et comme si elle prévoyait que ce joli billet doux parviendra jusqu’à nous et que nous soupçonnerons qu’on le lui a dicté, elle précise, en le datant, les circonstances dans lesquelles elle l’a écrit : « Pétersbourg, samedi, ce 27 août, à huit heures du soir, moins cinq minutes, au palais de Tauride, dans la chambre de service, à la table ronde, à la droite de mon ami, à la gauche de la princesse Sophie Galitzine. » Il n’est donc pas douteux qu’elle a tiré ces déclarations de son propre fond et les a rédigées sans le secours de personne. Il en faut nécessairement conclure que, bien qu’elle n’ait pas quinze ans, elle est déjà femme par le cœur, par l’esprit et même aussi par une sorte de pressentiment de l’avenir, qui se devine entre les lignes. Du reste, elle n’a pas attendu pour le prouver que trois mois se soient écoulés depuis ses fiançailles. Au mois de janvier précédent, au lendemain des premiers aveux du grand-duc, quand elle en est encore un peu troublée, sa mère, dont la sollicitude, quoique lointaine, ne cesse de l’envelopper, lui a demandé « s’il lui plaît véritablement. » Voici sa réponse : « Oui, maman, il me plaît. Il y a quelque temps qu’il me plaisait à la folie ; mais, à présent que je commence à le connaître (non pas qu’il perde à être connu, très au contraire), mais, quand on se connaît de bien près, on remarque de petits riens, vraiment des riens où on peut dire : c’est selon les goûts et il y a quelque peu de ces riens qui ne sont pas de mon goût ; et qui ont détruit la manière excessive dont je l’aimais. Je l’aime encore beaucoup, mais d’une autre manière. Ces riens-là ne sont pas dans le caractère, car de ce côté-là sûrement, je crois qu’il n’y a rien à lui reprocher, mais dans les manières, je ne sais quoi dans l’extérieur. Je sais, chère maman, qu’il est inutile de vous prier de ne dire cela à personne, excepté mes sœurs, si vous le voulez. Je ne voudrais pas que l’on sache cela, car on pourrait s’imaginer que je ne l’aime pas et je ne voudrais pas cela pour tout au monde. Car, vraiment, je l’aime. »
Cette lettre est de la fin de janvier 1793. Le billet du 27 août suivant, que nous avons reproduit, prouve qu’à cette date, elle ne voyait plus « ces riens qui n’étaient pas de son goût, » ou que, tout au moins, elle en avait pris son parti. Ils ne l’avaient pas empêchée de se promettre « absolument » dès le 15 février. En le mandant à sa mère, elle exprimait son étonnement : « Il me semble incroyable que ce soit moi. Moi qui, il y a aujourd’hui un an, étais au bal masqué et me doutais aussi peu de ce qui m’arriverait dans un an, que je me doutais savoir voler un jour. C’est une singulière comparaison, mais c’est, en vérité, vrai… »
On doit bien supposer qu’au cours de ces événemens intimes, les conseils de sa mère n’avaient pas manqué à la future grande-duchesse. Les trop rares lettres de la margrave Amélie à sa fille en contiennent d’admirables, propres à nous convaincre que si les sœurs d’Elisabeth en ont profité comme elle, elles durent être, elles aussi, des femmes remarquables. L’une des deux aînées, Caroline, fut reine de Bavière, et la cadette de Louise, la princesse Frédérique, venue avec elle à Saint-Pétersbourg d’où elle repartit, après les fiançailles de sa sœur, pour rentrer dans sa famille, épousa plus tard le roi de Suède, Gustave IV. La maison de Bade eut toujours le bonheur d’établir avantageusement ses filles.
Cependant, le moment approchait où celle qu’on destinait au grand-duc Alexandre devait lui être officiellement fiancée. Cette cérémonie était fixée au 10 mai, et la profession de foi de la future, au 9. L’avant-veille de ce jour, princesse Louise pour quarante-huit heures encore, elle écrit à sa mère que le grand-duc l’a embrassée pour la première fois, le dimanche précédent, dimanche de Pâques. Elle raconte longuement comment cela s’est fait. L’Impératrice l’avait permis ; mais il n’osait pas. L’intervention de la comtesse Schouvaloff lui a donné l’audace nécessaire et il a embrassé la princesse sur les deux joues. Le lendemain, à souper, il lui a dit qu’en quittant la table et pendant le court moment où ils seraient seuls, il recommencerait. Mais elle a exigé qu’il se fît d’abord autoriser par la comtesse. Celle-ci a répondu que certainement, il pouvait le faire ; de nouveaux baisers ont été échangés : « A présent, je crois qu’il le fera toujours. Vous ne sauriez vous imaginer comme cela m’a paru drôle d’embrasser un homme qui n’est ni mon père, ni mon oncle. Et ce qui m’a paru plus singulier encore, c’est de ne pas sentir comme grand-papa m’embrassait, il me grattait toujours avec sa barbe. »
Le 10 mai, les fiançailles sont célébrées en grande pompe, cérémonie longue et fatigante, dont la nouvelle grande-duchesse donne à sa mère tous les détails. Après les fiançailles, le baise-mains. « Il y avait 1 059 personnes, figurez-vous, maman : mais aussi, ma main était toute rouge. » Remise de ses fatigues, elle proclame son bonheur. « Je suis liée pour toujours. Bien loin d’en être fâchée, cela me rend bien heureuse et j’espère de l’être toujours, car j’aime mon promis, comme vous le savez déjà, ma bonne maman, de tout, de tout mon cœur. Et il m’aime tant aussi ! »
Le même jour, l’impératrice Catherine, qui s’est installée à Tsarskoë Sélo, aussitôt après les fiançailles, écrit à Grimm : « Je suis ici depuis avant-hier et j’ai fait bien de la besogne depuis dimanche. D’abord, lundi, la princesse Louise a fait sa profession de foi et l’Eglise grecque l’a nommée Elisabeth. Puis, mardi, elle a été fiancée au grand-duc Alexandre. Tout le monde disait que c’étaient deux anges qu’on fiançait : on ne saurait rien voir de plus beau que ce promis de seize ans et cette promise de quatorze ; outre cela, ils s’aiment pas mal. » Oui, ils s’aiment, et tout autour d’eux conspire et se combine pour rendre charmant et fécond en plaisirs le temps qui va s’écouler jusqu’à leur mariage.
Il passe cependant quelques ombres sur la félicité de la petite grande-duchesse. Le 20 juin, elle se rappelle que l’année précédente, à pareil jour, tout était en fête à la Cour de Bade et qu’elle y jouissait délicieusement de la tendresse de ses parens. Ce souvenir lui arrache des larmes et des lamentations : « Maman, mon adorable maman, Dieu ! que c’est malheureux. Dans un âge où une autre commencerait seulement à sentir le bonheur d’avoir une telle mère et d’être avec elle, il faut que j’en sois séparée. Non, maman, je sens qu’il est impossible qu’on aime autant sa mère que je vous chéris. Et qui sait quand jamais je vous reverrai ? Ah ! quelle terrible idée ! Non, non, cela ne se peut pas. »
Le 16 juillet lui apporte un autre chagrin. Elle est avertie que sa sœur Frédérique, « dont elle commençait à faire son amie, » va la quitter dans trois semaines pour retourner à Bade. Si encore elle était mariée, le grand-duc serait toujours avec elle. Mais elle ne le voit pas autant qu’elle Voudrait et, quand elle le voit, c’est, la plupart du temps, devant le monde. Sa sœur partie, elle sera seule, absolument seule, sans personne à qui communiquer « ses petites pensées. » Et elle envie la fillette dont s’apprête le départ. « Elle vous verra ! Dieu, qu’elle est heureuse ! Maman, je n’éprouverai peut-être jamais ce bonheur. » Souvenirs, plaintes, regrets, reviennent ainsi souvent dans les lettres de la grande-duchesse, comme un refrain triste dans un chant joyeux.
Au mois de décembre suivant, la bénédiction nuptiale est donnée aux fiancés et les voilà unis pour la vie. « Nos nouveaux mariés, écrit l’Impératrice à Grimm, sont très occupés, à ce qu’il paraît, l’un de l’autre et ce grand fou de Constantin saute autour d’eux. » Ces quelques lignes donnent, semble-t-il, une idée assez exacte de ce que fut leur lune de miel, embellie par leur jeunesse et par la sincérité de leurs sentimens, mais souvent troublée sinon assombrie par les exigences de la vie de Cour, qui les laissent trop rarement l’un à l’autre, et aussi par les mille intrigues qui se nouent autour d’eux. Ces intrigues, la grande-duchesse en parle discrètement dans ses lettres à sa mère et nous les soupçonnerions à peine si Protassoff, le gouverneur du grand-duc, ne nous les révélait dans son Journal ou dans ses lettres à Rostopchine.
Il n’aimait pas la comtesse douairière Schouvaloff, nommée grande-maîtresse de la maison d’Elisabeth, et peut-être les propos qu’il répand sur elle sont-ils calomnieux ou, tout au moins, dénaturent-ils la vérité. On ne saurait cependant n’en pas tenir compte et ne pas les considérer comme vraisemblables, surtout quand on se rappelle la perversité qui régnait, sous Catherine, à la Cour impériale.
Protassoff accuse donc la comtesse Schouvaloff d’avoir tenté, pendant la durée des fiançailles, de s’emparer de l’esprit et de la volonté du grand-duc Alexandre. A cet effet, elle a poussé sa fille aînée dans ses bras. La vertueuse résistance du jeune prince a fait avorter ce calcul, et ni la mère ni la fille ne le lui ont pardonné. Aussi voit-on la première s’efforcer, après le mariage, de désunir les deux époux. Elle flagorne la femme, relève devant elle les fautes du mari, cherche à le faire passer pour jaloux et mal élevé. Peut-être cette dernière accusation n’était-elle pas sans motifs. Il n’est que trop, vrai, — et Protassoff le constate, — que la conduite du grand-duc, à l’égard de sa femme, ne laissait pas d’être incorrecte : « beaucoup d’attachement, mais une sorte de grossièreté peu compatible avec la délicatesse du sexe ; il s’est mis en tête qu’il faut en user sans cérémonie et que la courtoisie libre que comporte la tendresse se trouverait déplacée et tuerait l’amour. »
Vainement, Protassoff s’efforce de réagir contre ces principes et ces manières. Il se heurte à une résistance qu’encouragent les mauvaises fréquentations du grand-duc. Ses avis ne sont plus écoutés ; il n’a plus aucune influence sur son élève que, selon lui, on a marié trop tôt et à qui on a trop dit qu’il était maintenant libre de ses actions. Il se félicite cependant d’être parvenu, d’accord avec le médecin, à lui faire passer le goût du vin, qu’il commençait à prendre, prétendant que « du moment qu’on n’est pas ivre, il ne doit pas y avoir de mal. » Ces détails suffisent à faire comprendre pourquoi la grande-duchesse est souvent choquée par les allures de son jeune mari et pourquoi, encore qu’elle ne l’avoue pas, elle n’est pas heureuse tous les jours.
Cela tient aussi à la différence de culture, qui existe entre elle et Alexandre. Elle est très instruite, a beaucoup lu, aime l’étude et son esprit est largement ouvert aux choses intellectuelles. Le grand-duc, au contraire, est resté assez ignorant, malgré les leçons de La Harpe et, en ce moment, il ne s’occupe de rien, n’ouvre jamais un livre, ne s’intéresse ni aux arts, ni aux lettres ; de telle sorte que, lorsqu’il est seul avec sa femme, ils en arrivent vite à n’avoir rien à se dire : « Elle aime son mari, écrit Rostopchine, qui vit dans l’intimité du ménage ; mais il est trop jeune pour l’occuper entièrement… l’ennui la tue… Il n’a pas assez de connaissance, ni du cœur humain, ni des soins qu’une femme exige, pour parvenir à captiver la sienne. Il interprète quelquefois mal et ses discours et ses ennuis, et je crains beaucoup que la froideur ne vienne remplacer la tendresse et la confiance mutuelle. »
On retrouve la même pensée dans les appréciations admiratives de la comtesse Golovine qui, en 1793, était devenue une des plus chères amies de la grande-duchesse : « Son cœur est délicieux ; il n’est point assez rempli, il a besoin de nourriture ; elle ne sera tranquille que quand il sera satisfait. » Nous remontons ainsi à la source des déceptions de cette jeune femme et des causes qui, plus tard, éloignèrent d’elle son mari, causes visibles qu’elle aggravera, sans le vouloir, par sa trop grande réserve, par la froideur sous laquelle se cache « une âme de feu, » par son dédain pour les intrigues qui se nouent autour d’elle, par tout ce qui fait qu’on la connaît peu, alors qu’elle est adorée par ceux qui savent la deviner et arriver jusqu’à son cœur.
Cependant, encore à cette heure, elle est aimée de son mari. Il le dit à qui veut l’entendre : « Nous aurions été bien heureux avec ma femme, écrit-il à la fin de 1795, et nous le sommes toujours entre nous deux, sans la comtesse Schouvaloff. C’est un diable incarné avec ses éternelles intrigues. » Au moment où il trace ces lignes, les jeunes époux sont soumis à la plus rude épreuve. Le comte Platon Zouboff, le favori de la vieille Impératrice, ne s’est-il pas avisé de tomber amoureux de la grande-duchesse et de le lui laisser voir ? Le jeune mari le sait, comme d’ailleurs toute la Cour. Catherine est seule à l’ignorer ; personne n’ose le lui dire et ni Alexandre, ni sa femme ne savent quelle conduite tenir envers le personnage, que rend d’ailleurs grotesque la passion qu’il affiche. « Si on le traite bien, c’est comme si on approuvait son amour, et si on le traite froidement pour l’en corriger, l’Impératrice, qui ignore le fait, peut trouver mauvais qu’on ne distingue pas un homme pour lequel Elle a des bontés. » A cet aveu de son embarras, le grand-duc ajoute : « Le milieu qu’il faut tenir est extrêmement difficile à garder, surtout dans un public aussi méchant et aussi prêt à toutes les méchancetés que celui-ci. »
On peut conclure de ce langage que la vie des époux est littéralement empoisonnée par le ridicule amour de Zouboff, jusqu’au jour où l’Impératrice, enfin avertie, « administre au favori dévergondé une mercuriale bien sentie qui l’oblige à cesser ses manigances. » Heureusement, en cette année 1795, la grande-duchesse Elisabeth s’est liée d’étroite et confiante amitié avec deux femmes dignes d’elle : d’abord la comtesse Golovine, dont nous venons de parler, et ensuite la princesse Julie de Saxe-Cobourg-Gotha, devenue sa belle-sœur, sous le nom d’Anne Feodorovna, par son mariage avec le grand-duc Constantin. Nous ne pouvons d’ailleurs la suivre au cours de tant d’incidens auxquels font des allusions plus ou moins claires les lettres qu’elle continue à écrire à sa mère. Le moment approche où un événement d’une bien autre importance va livrer son existence à des préoccupations plus poignantes, à des soucis plus angoissans.
Le 6 novembre, l’impératrice Catherine meurt subitement, frappée d’apoplexie. « Ah ! maman, écrit Elisabeth, comment vous annoncer un malheureux événement qui, je le sais, vous causera autant de chagrin qu’à moi : l’Impératrice n’est plus ! elle est expirée hier, à peu près à dix heures du soir. Mercredi matin, elle eut un coup d’apoplexie, elle perdit sur-le-champ connaissance et en a été privée jusqu’à sa mort. Je ne peux vous en parler plus en détail, chère maman ; je vous assure que j’ai peine à rassembler mes idées ; je crois rêver continuellement ; je n’ai presque pas dormi de deux nuits ! »
La douleur de la grande-duchesse n’est que trop légitime. Non seulement, Elisabeth perd une bienfaitrice, une aïeule dont la tendre sollicitude, depuis son arrivée en Russie, ne lui a jamais fait défaut, mais encore elle pressent qu’elle souffrira désormais, dans la personne de son mari, de tous les caprices qu’imposera à ses fils, comme à tous ses sujets, le nouvel Empereur si bizarre, si fantasque, et de tous les changemens que les ressentimens de ce monarque, contre sa mère défunte, vont introduire à la Cour de Russie. L’histoire les a enregistrés. Nous connaissons, avec tous leurs détails, les circonstances qui caractérisèrent l’avènement de Paul Ier et laissaient prévoir que son règne ferait peser sur son empire un régime de terreur.
Ce que nous en savons nous dispense de les reproduire d’après la correspondance de la grande-duchesse Elisabeth et nous n’en voulons retenir que deux ou trois traits propres à justifier les inquiétudes dont cette correspondance nous la montre, à cette heure, dévorée et troublée. Sa situation, désormais, ne sera plus ce qu’elle a été du vivant de Catherine. Héritier présomptif du trône, son mari est maintenant le dépositaire des traditions de la grande Impératrice, avec lesquelles va rompre Paul Ier, et il sera bientôt l’objet des défiances de son père. Le cadavre de la défunte n’est pas encore refroidi, que l’Empereur ne craint pas d’outrager sa mémoire, en exhumant du couvent de Newsky la dépouille de Pierre III. Il la fait transporter à côté de celle de Catherine et lui fait rendre les mêmes honneurs, en laissant entendre que c’est en manière de reproches contre elle. Les personnages dont vivante elle s’était entourée sont frappés de disgrâce et ceux qui formaient la petite cour de Paul à Gatchina deviennent tout-puissans. Il procède à ces changemens avec brutalité ; il exige de ses fils qu’ils ne comparaissent devant lui que revêtus de leur uniforme militaire ; il ordonne à ses belles-filles d’abandonner le costume russe, de rigueur sous Catherine, et de porter des robes de Cour. Comme elles se présentent couvertes de leurs pelisses, il les leur fait ôter. — Vous les remettrez dans l’antichambre, mesdames, et pas avant, leur dit-il d’un ton sec qui traduit sa mauvaise humeur.
Il ne semble préoccupé que de ces menus détails. Il est visible que la mort de sa mère ne lui inspire aucune douleur, et la grande-duchesse Elisabeth s’indigne intérieurement de lui voir « un air si satisfait, si content de toutes les bassesses que lui prodiguent ses courtisans. » Quoiqu’il affecte d’être bien disposé pour elle, il ne lui épargne aucune humiliation. La nouvelle impératrice se prodigue en procédés analogues. Dépourvue d’esprit et de fermeté, « elle se conduit dans toutes les occasions un peu sérieuses sans aucun sens juste » et le grand-duc Alexandre, irrité, répète à tout instant à sa jeune femme que sa mère ne sait pas se conduire, qu’elle ne fait que des bêtises. A Moscou, le jour du couronnement, la grande-duchesse a mis à son corsage un bouquet de roses. Lorsque, avant la cérémonie, elle entre chez l’Impératrice, celle-ci le lui arrache et le jette à terre, en disant que cela ne convient pas. Ainsi se creuse chaque jour davantage le fossé qui bientôt isolera Paul de sa famille, de sa femme elle-même, car avant peu, elle encourra ses soupçons comme tous ceux qui l’entourent.
Il est facile d’imaginer combien souffre de ce nouveau genre d’existence la grande-duchesse Elisabeth et l’effet pénible qu’elle en ressent. Cependant, au milieu de ses tristesses, le ciel lui a réservé une consolation. Son mari, qui les subit comme elle, puise dans cette communauté d’infortune un ardent désir de la quitter le moins souvent qu’il peut. Il devient plus confiant, plus tendre. Le règne despotique de Paul Ier constitue peut-être, pour la jeune femme, la période la plus heureuse de sa vie conjugale. La naissance d’une fille, qui malheureusement ne vivra pas, vient accroître le bonheur intime de son foyer, encore qu’il soit trop souvent troublé par les caprices impériaux, par la malveillance que Paul témoigne à son héritier. Une part retombe trop souvent sur la grande-duchesse, à laquelle n’est même plus laissée la faculté d’écrire librement à sa mère.
La tyrannie sans cesse accrue et bientôt persécutrice que Paul exerçait sur sa famille pesait aussi sur ses sujets : elle les avait terrorisés et suggérait aux plus entreprenans d’entre eux le dessein de délivrer la Russie de ce fou couronné. On sait comment, le 12 mars 1801, il périt assassiné. Sa mort, à l’improviste, appelait au trône le grand-duc Alexandre, mais le trouvait abattu physiquement et moralement. Il lui répugnait d’accepter l’héritage de ce trône sanglant, que les assassins lui commandaient de recueillir. D’autre part, convaincu qu’il ne pouvait le refuser, il avait à se défendre contre les ambitions de sa mère qui prétendait s’emparer du pouvoir. « Dans cette nuit de trouble et d’horreur, a écrit le prince Czartorisky, où chacun, chaque acteur, était diversement agité, les uns se glorifiant de leur triomphe, les autres plongés dans la douleur et le désespoir, l’impératrice Elisabeth fut, en quelque sorte, le seul pouvoir qui, en exerçant une influence intermédiaire accueillie par tous, devint un véritable médiateur de consolation, de trêve ou de paix entre son époux, sa belle-mère et les conjurés. »
Rien de plus vrai.
— Je ne veux pas régner, s’était d’abord écrié Alexandre ; je ne peux pas. Je remets mon pouvoir à qui en voudra. Mais sa femme était venue s’asseoir auprès de lui, l’avait enlacé de ses bras, et appuyant son front contre le sien, mêlant ses larmes aux siennes, elle lui représentait les conséquences terribles d’une telle résolution, le désordre qui s’ensuivrait dans tout l’Empire ; elle le suppliait d’avoir du courage, de se consacrer au bonheur de son peuple, de considérer en ce moment son pouvoir comme une expiation, et elle le ramenait ainsi à des résolutions plus dignes de lui.
Elle n’avait alors que vingt-deux ans. Mais son long séjour à la Cour de Russie l’avait précocement mûrie et pourvue d’une sagesse au-dessus de son âge. Impératrice depuis quelques jours à peine, elle écrivait à sa mère : « Oh ! maman ! j’ose dire que vous seriez plus contente de moi à présent par rapport à mes opinions politiques… j’avance en âge, j’acquiers de l’expérience, peu il est vrai, mais toujours plus que je n’en ai apporté au monde. »
On lit encore dans la même lettre : « Quelque peine bien réelle que me fasse le triste genre de mort de l’Empereur, je ne puis cependant m’empêcher d’avouer que je respire avec la Russie entière. » C’est, sous une forme affaiblie, un sentiment analogue à celui qu’exprime dans son Journal la comtesse de Liéven, en constatant l’enthousiasme et l’enivrement général que la mort de Paul Ier provoqua par toute la Russie. « On s’était couché esclave opprimé ; on se réveillait libre et heureux. Cette pensée dominait toutes les autres. On était affamé de bonheur et on s’y livra avec la confiance de l’éternité. »
Le nouveau règne, malgré l’événement tragique qui l’avait précédé, s’annonçait donc sous des auspices favorables. Les souverains étaient déjà populaires. A en croire Mme de Liéven, le jeune Empereur était adoré ; on enveloppait dans le même culte sa femme « si belle et si charmante. On s’inclinait devant eux ; on les entourait avec un amour qui tenait de la passion. »
Le premier volume de l’attachant ouvrage du grand-duc Nicolas se clôt à l’avènement d’Alexandre. Il nous a permis de suivre Elisabeth à travers les épisodes suggestifs de sa vie de grande-duchesse. Les volumes suivans, dont on annonce la publication prochaine, nous initieront à sa vie d’Impératrice et achèveront de nous faire mieux connaître encore cette femme remarquable, dont l’injustice de ses contemporains avait dénaturé la physionomie et qui devra au grand-duc Nicolas de n’être pas vouée à l’oubli.
ERNEST DAUDET.