Le Prométhée mal enchaîné/1

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Mercure de France (p. 15-57).


CHRONIQUE
DE LA MORALITÉ PRIVÉE

I


Je ne parlerai pas de la moralité publique, parce qu’il n’y en a pas, mais à ce propos une anecdote :


Quand, du haut du Caucase, Prométhée eut bien éprouvé que les chaînes, tenons, camisoles, parapets et autres scrupules, somme toute, l’ankylosaient, pour changer de pose il se souleva du côté gauche, étira son bras droit et, entre quatre et cinq heures d’automne, descendit le boulevard qui mène de la Madeleine à l’Opéra.

Diverses célébrités parisiennes passèrent à l’envi devant ses yeux. Où vont-ils ? se demandait Prométhée, et s’attablant à un café devant un bock il demanda : « Garçon ? où vont-ils ? »


HISTOIRE DU GARÇON ET DU MIGLIONNAIRE


— Si Monsieur les voyait repasser comme moi tous les jours, dit le garçon, il pourrait tout aussi bien demander d’où ils viennent. Ça doit être tout un puisqu’ils repassent tous les jours. Je me dis : puisqu’ils repassent c’est qu’ils n’ont pas trouvé. J’attends maintenant que Monsieur me demande : Que cherchent-ils, parce que Monsieur va voir ce que je vais lui répondre.

Alors Prométhée demanda : Que cherchent-ils ?

Le garçon reprit : Puisqu’ils n’y restent pas, ça n’est donc pas le bonheur. Monsieur me croira s’il veut, et, s’approchant, il dit plus bas : Ce qu’ils cherchent, c’est leur personnalité ; — Monsieur n’est pas d’ici ?…

— Non, dit Prométhée.

— Au reste, ça se voit, dit le garçon ; oui : personnalité ; ce que nous appelons ici, idiosyncrasie : Ainsi moi (un exemple), tel que vous me voyez, vous jureriez que je suis garçon de café ! Eh bien ! Monsieur, non ! c’est par goût ; vous me croirez si vous voulez : j’ai une vie intime : j’observe. Les personnalités, il n’y a que cela d’intéressant ; et puis les relations entre personnalités. C’est très bien arrangé, ici, le restaurant ; par tables de trois ; je vous expliquerai le maniement tout à l’heure. Vous allez bientôt dîner, n’est-ce pas ? on vous présentera…

Prométhée était un peu fatigué. Le garçon reprit : Des tables de trois, oui, c’est ce que j’ai trouvé de plus commode : trois messieurs arrivent ; on les présente (quand ils le demandent, naturellement) parce qu’à mon restaurant, avant de dîner on doit dire son nom ; et puis ce qu’on fait ; tant pis si on se trompe. Alors on s’assied ; ( pas moi ;) on cause (pas moi non plus) — mais je mets en relation ; j’écoute ; je scrute ; je dirige la conversation. À la fin du dîner je connais trois êtres intimes, trois personnalités ! Eux, pas. Moi, vous comprenez, j’écoute, je relate ; eux subissent la relation. — Vous me demanderez : qu’est-ce que tout cela me rapporte ? — Ô ! rien du tout. Mon goût à moi, c’est de créer des relations… Ô ! pas pour moi… c’est là comme qui dirait une action absolument gratuite.

Prométhée paraissait un peu fatigué. Le garçon reprit : Une action gratuite ! ça ne vous dit rien, à vous ? — Moi ça me paraît extraordinaire. J’ai longtemps pensé que c’était là ce qui distinguait l’homme des animaux — une action gratuite. J’appelais l’homme : l’animal capable d’un action gratuite ; — et puis après j’ai pensé le contraire ; que c’était le seul être incapable d’agir gratuitement ; — gratuitement ! songez donc ; sans raison — oui, je vous entends — mettons : sans motif ; incapable ! alors ça a commencé à m’embêter. Je me disais : pourquoi fait-il ci ? pourquoi fait-il ça ?… Ça n’est pas pourtant que je sois déterministe… mais, à ce propos, une anecdote :

J’ai un ami, Monsieur, vous ne le croiriez pas, qui est Miglionnaire. Il est intelligent aussi. Il s’est dit : une action gratuite ? comment faire ? Et comprenez qu’il ne faut pas entendre là une action qui ne rapporte rien, car sans cela… Non, mais gratuit : un acte qui n’est motivé par rien. Comprenez-vous ? intérêt, passion, rien. L’acte désintéressé ; né de lui ; l’acte aussi sans but ; donc sans maître ; l’acte libre ; l’Acteautochtone !

— Hein ? fit Prométhée.

— Suivez-moi bien, dit le garçon. Mon ami descend, le matin, avec, sur lui, un billet de 500 francs dans une enveloppe et une gifle prête dans sa main.

Il s’agit de trouver quelqu’un sans le choisir. Donc, dans la rue, il laisse tomber son mouchoir, et, à celui qui le ramasse (débonnaire puisqu’il a ramassé), le Miglionnaire :

— Pardon, Monsieur, vous ne connaîtriez pas quelqu’un ?

L’autre : — Si plusieurs.

Le Miglionnaire : — Alors, Monsieur, vous aurez je pense l’obligeance d’écrire son nom sur cette enveloppe ; voici une table, des plumes, du crayon…

L’autre écrit comme un débonnaire, puis : — Maintenant m’expliquerez-vous, Monsieur… ?

Le Miglionnaire répond : — C’est par principe ; puis (j’ai oublié de dire qu’il est très fort) lui colle sur la joue le soufflet qu’il avait en main ; puis hèle un fiacre et disparaît.

Comprenez-vous ? deux actions gratuites d’un seul coup ! ce billet de 500 francs à une adresse pas choisie par lui, et une gifle à quelqu’un qui s’est choisi tout seul, pour lui ramasser son mouchoir. — Non ! mais est-ce assez gratuit ?

Et la relation ? Je parie que vous ne scrutez pas assez la relation ; car, parce que l’acte est gratuit, il est ce que nous appelons ici : réversible : un qui a reçu 500 francs pour un soufflet, l’autre qui a reçu un soufflet pour 500 francs… et puis on ne sait plus… on s’y perd — Songez-donc ! une action gratuite ! il n’y a rien de plus démoralisant. — Mais Monsieur commence à avoir faim ; je demande pardon à Monsieur ; on se laisse aller à causer… Monsieur va bien vouloir me dire son nom, — pour présenter…

— Prométhée, dit Prométhée simplement.

— Prométhée ! Je disais bien que Monsieur ne devait pas être d’ici… et Monsieur fait ?

— Rien, dit Prométhée.

— Ô ! non. Non, dit le garçon avec un doux sourire. — Rien qu’à voir Monsieur, on voit bien qu’il a fait quelque chose.

— Il y a si longtemps, balbutia Prométhée.

— Tant pis, tant pis, reprit le garçon. D’ailleurs, que Monsieur se rassure ; dans les présentations, je dis bien les noms, quand on veut ; mais ce qu’on fait, jamais. — Voyons, voyons : — Monsieur faisait…

— Des allumettes, murmura Prométhée rougissant.


Alors il y eut un silence un peu pénible, le garçon comprenant qu’il avait eu tort d’insister, Prométhée sentant qu’il avait eu tort de répondre.

D’un ton consolateur : Enfin ! Monsieur n’en fait plus… reprit le garçon. Mais alors, quoi ? Il faut pourtant bien que j’inscrive quelque chose, je ne peux pas mettre comme ça : Prométhée tout court. Monsieur a bien une petite profession, une spécialité… Enfin, qu’est-ce que Monsieur sait faire ?

— Rien, recommença Prométhée.

— Alors mettons : homme de lettres. — Maintenant, si Monsieur veut bien rentrer dans la salle ; je ne peux pas servir dehors. Et il cria : — Une table de trois ! une !…

Par deux portes deux messieurs entrèrent. On les vit donner leur nom au garçon ; mais la présentation n’ayant pas été réclamée, sans plus tarder tous deux s’assirent.

Et quand ils furent assis :


II


— Messieurs, dit l’un — si je suis venu dans ce restaurant, attendu qu’on y mange fort mal, c’est uniquement afin de pouvoir causer. J’ai l’horreur des repas solitaires, et le système des tables de trois m’agrée, car à deux l’on pourrait s’y disputer… Mais vous avez l’air taciturne ?

— C’est malgré moi, dit Prométhée.

— Je continue ?

— Je vous en prie.

— J’estime donc que, pendant une heure de repas, trois inconnus ont le temps de se faire connaître, — en ne mangeant pas trop, — ici c’est facile ; en parlant peu ; et en évitant les points communs ; je veux dire en ne racontant que ce qui leur est strictement individuel. Je ne prétends pas que cette conversation soit indispensable, mais, si elle ne nous plaît pas, attendu qu’on y mange fort mal, qu’êtes-vous venu faire dans ce restaurant ?

Prométhée était très fatigué ; le garçon, se penchant vers lui, dit tout bas ; C’est Coclès. Celui qui va parler, c’est Damoclès.

Damoclès dit :


HISTOIRE DE DAMOCLÈS


Monsieur, vous m’eussiez dit cela y a un mois, que je n’eusse exactement rien pu répondre ; mais d’après ce qui m’est advenu le mois passé, plus rien de ce que je pensais avant ne subsiste. Je ne dirais donc pas mes anciennes pensées si leur connaissance ne devait servir à vous faire comprendre ce par quoi mes nouvelles en diffèrent. — Or, Messieurs, depuis trente jours, je sens que je suis un être original, unique, répondant à une vraiment singulière destinée. — Donc, Messieurs, induisez qu’avant je sentais précisément le contraire. Je menais une vie parfaitement ordinaire et me faisais un devoir de cette formule : ressembler au plus commun des hommes. Maintenant je reconnais certes qu’un homme commun ne saurait exister, et j’affirme que c’est une vaine ambition que de tâcher de ressembler à tout le monde, puisque tout le monde est composé de chacun et que chacun ne ressemble à personne. N’importe ; je m’ingéniais ; je faisais de la statistique ; je supputais le juste milieu — sans comprendre que les extrêmes se touchent, que qui se couche très tard rencontre qui se lève très tôt, et que qui choisit pour siéger le juste milieu, risque de s’asseoir entre deux chaises. — Je me couchais chaque jour à dix heures. Je dormais huit heures et demie. J’avais soin en chacun de mes actes d’imiter toujours le plus grand nombre, et pour chacune de mes pensées l’opinion la plus commune. Je me dispenserai donc d’insister.

Mais voici que m’advint un matin une aventure personnelle. L’importance de cela dans la vie d’un homme posé ne se pourra comprendre que dans la suite. C’est un précédent ; c’est terrible. Je l’ai reçu.


III


Car figurez-vous qu’un matin je reçus une lettre. — Messieurs, je vois à l’absence de votre étonnement que je vous raconte mal mon histoire. J’aurais dû vous dire d’abord que, de lettres, je n’en attendais point. De lettres, j’en reçois trois par an : une de mon propriétaire pour me demander de payer mon terme ; une de mon banquier pour m’indiquer que je peux le faire ; une, au premier janvier,… je ne peux pas vous dire de qui. L’adresse était d’une écriture inconnue. Le manque complet de caractère qu’elle m’a révélé dans la suite par l’entremise des graphologues consultés ne m’a permis de rien apprendre. Ils n’y trouvèrent d’autre indice que celui d’une grande bonté ; encore certains y virent-ils plutôt de la faiblesse. Ils ne purent rien préciser. L’écriture… je ne parle, remarquez bien, que de celle de l’enveloppe ; car dans l’enveloppe il n’y en avait point ; oui, point — pas une ligne, pas un mot. Dans l’enveloppe il n’y avait rien qu’un billet de cinq cents francs.

J’allais prendre mon chocolat ; mais mon étonnement fut si grand que je le laissai refroidir. Je cherchais… Personne ne me devait rien. J’ai des revenus fixes, Messieurs, et mes petites économies de chaque an compensent à peu près la baisse régulière de la rente. Je n’attendais rien, je l’ai dit. Je n’ai jamais rien demandé. L’habitude de ma très régulière existence m’empêchait même de rien souhaiter. Je réfléchis beaucoup, d’après la meilleure méthode : Cur, unde, quo, qua ? — D’où, pour où, par où, pourquoi ? Et ce billet n’était réponse à rien, puisque j’interrogeais pour la première fois.

Je pensai : c’est sans doute une erreur ; je vais pouvoir la réparer. À quelque autre de même nom était destiné cette somme. Je cherchai donc dans le Bottin un homonyme, qui peut-être attendait déjà. Mais mon nom n’est plus très porté ; je vis, en feuilletant l’énorme livre, qu’il ne désignait plus que moi seul. Je pensai, par la suscription de l’enveloppe, arriver à un résultat meilleur, et retrouver l’expéditeur à défaut du destinataire. C’est alors que j’eus recours aux graphologues. Mais rien — non, ils ne purent rien me dire ; je ne parvins à rien qu’à grossir encore mon ennui. Ces cinq cents francs chaque jour plus me peinent ; je voudrais m’en débarrasser et je ne sais pas comment faire. Car enfin… Ou si quelqu’un me les a donnés sans erreur, au moins mérite-t-il une reconnaissance. Reconnaissant, je voudrais l’être, — mais je ne sais pas envers qui.

Dans l’espoir d’un nouveau hasard qui me tirerait de ma peine, je porte sur moi le billet. Ni jour ni nuit je ne le quitte. J’y suis acquis. — Avant j’étais banal mais libre. À présent j’appartiens à lui. Cette aventure me détermine ; j’étais quelconque, je suis quelqu’un.

Depuis cette aventure, je me dérange ; je cherche à qui pouvoir causer, et si, très souvent, pour manger c’est à ce restaurant que je m’attable, c’est que, par ces tables de trois, des deux compagnons proposés, j’espère un jour en trouver un qui reconnaîtra l’écriture de l’enveloppe que voici…

En achevant ces mots, Damoclès tira de sa poitrine un soupir et de sa redingote une enveloppe jaune et salie. Son nom s’y étalait en toutes lettres, écrit d’une médiocre écriture.

Alors il se passa ce fait étrange : Coclès, qui jusqu’alors était demeuré silencieux, continua de l’être, — mais brusquement leva sur Damoclès une main que le garçon n’eut que le temps d’arrêter au vol. Coclès put donc se ressaisir et dire tristement ces paroles, qui ne furent comprises que dans la suite : — Au reste, cela vaut mieux, car si je vous avais rendu la gifle vous eussiez cru devoir me rendre ce billet, et… il ne m’appartient pas. — Puis, comme Damoclès semblait attendre quelque explication de son geste : — C’est moi, ajouta-t-il en désignant l’enveloppe, qui écrivis ci-dessus votre adresse.

— Mais comment saviez-vous mon nom, dit Damoclès, qui voulait prendre mal l’aventure.

— Fortuitement — dit doucement Coclès ; — d’ailleurs cela n’a pas grande importance en cette histoire. La mienne est plus curieuse encore que la vôtre ; souffrez que je la dise en quelques mots :


HISTOIRE DE COCLÈS


Je n’ai pas grandes relations sur la terre ; et même, avant ce que je vais vous raconter, je ne m’en savais pas encore. Je ne sais qui m’a mis au monde et j’ai longtemps cherché quelque raison de continuer à ma vie. Je suis descendu dans la rue, quêtant une détermination du dehors. Je pensais que d’un premier apport devait dépendre ma destinée ; car je ne me suis point fait moi-même, trop naturellement bon pour cela. Un premier acte, je le savais, allait me motiver l’existence. Naturellement bon, je l’ai dit, cet acte fut de ramasser à terre un mouchoir. Celui qui le laissait tomber n’avait pu s’écarter que de trois pas encore ; moi, courant après lui, le lui remis. Il le prit sans paraître surpris ; non — la surprise fut la mienne quand je le vis me tendre une enveloppe, celle-là même que voici, — Veuillez, dit-il en souriant, écrire ci-dessus une adresse. — Laquelle ? dis-je. — Celle, reprit-il, de quelqu’un. — Ce disant il approcha de moi tout ce qu’il fallait pour écrire. — Mon désir n’étant point de me soustraire à une motivation extérieure, je me soumis. Mais, je vous l’ai bien dit, je n’ai pas grandes relations sur la terre. Le nom que j’inscrivis, et qui vint je ne sais comment dans ma tête, était pour moi celui d’un inconnu. Puis ceci fait je saluai, me croyant quitte, et j’allais m’écarter enfin, lorsque je reçus sur la joue un épouvantable soufflet.

L’étonnement qu’il me causa ne me laissa point voir ce que devenait mon gifleur. Quand je revins à moi, j’étais entouré d’une foule. Tous parlaient. Certains s’étant saisis de moi me voulaient emporter jusqu’à la pharmacie voisine. Je ne pus m’arracher de leurs soins qu’en affirmant que je n’avais aucun mal, bien que mon nez saignât et que je souffrisse cruellement de la mâchoire.


La tuméfaction de ma joue me retint huit jours à la chambre. Je les passai à méditer :

Pourquoi m’a-t-il donné cette gifle ?

Sans doute ce sera par erreur. Pourquoi m’en voudrait-il ? Je n’ai fait de mal à personne ; personne ne m’en peut souhaiter ; le mal est quelque chose qu’on rend.

Et si ce n’est pas par erreur — pensai-je, car pour la première fois je pensais. Si ce soufflet m’était bien destiné ! D’ailleurs j’ajoutais : Eh ! qu’importe ! par erreur ou non je l’ai reçu, ce soufflet, et… et le rendrai-je ? — Je vous l’ai dit, j’ai le naturel bon ; et puis une chose me gêne : celui qui m’a giflé était plus fort que moi.

Quand ma joue fut calmée et que je pus enfin sortir, je recherchai bien mon gifleur ; oui, mais ce fut pour l’éviter. D’ailleurs je ne le rencontrai point, et si je l’évitai, ce fut sans le savoir.

Mais — et ce disant il s’inclinait vers Prométhée. Voyez comme aujourd’hui tout s’enchaîne, tout se complique au lieu de s’expliquer : — J’apprends que, grâce à mon soufflet, Monsieur a reçu cinq cents francs…

— Ah ! mais permettez ! dit Damoclès.

— Je suis Coclès, Monsieur, dit-il saluant Damoclès ; — Coclès ! et je vous dis mon nom, Damocle, certain que vous serez heureux de savoir à qui vous devez votre aubaine…

— Mais…

— Oui — Je sais : ne disons pas : à qui ; disons : à la souffrance de qui… Car sachez et n’oubliez pas que votre gain prenait sur ma misère…

— Mais…

— N’ergotez pas, je vous en prie. Entre votre gain et ma peine il y a une relation ; je ne sais pas laquelle, — mais il y a une relation…

— Mais, Monsieur…

— Ne m’appelez pas Monsieur.

— Mais, cher Coclès.

— Dites-moi : Cocle — simplement…

— Mais encore une fois, mon bon Cocle…

— Non, Monsieur — non, Damocle — et vous aurez beau dire, car je porte à la joue la marque du soufflet encore… c’est une cicatrice que je vais aussitôt vous montrer.

— La conversation devenait désagréablement personnelle. C’est ici que le tact du garçon se fit jour.


IV


Par une habile manœuvre, — simplement en renversant une assiette pleine sur Prométhée, il détourna vers celui-ci l’attention brusque des deux autres. Prométhée ne put retenir une exclamation, et sa voix après celle des autres parut aussitôt si profonde que l’on comprit que jusqu’alors il s’était tu.

L’irritation de Damoclès et de Coclès se réunit.

— Mais vous ne dites rien — s’écrièrent-ils…


PROMÉTHÉE PARLE


— Ô Messieurs, ce que je pourrais dire a si peu de rapport… Je ne vois même pas comment… Et même, plus j’y songe… Non vraiment je ne saurais rien dire. Vous avez chacun votre histoire ; je n’en ai pas. Excusez-moi. Croyez que c’est avec un intérêt sans mélange que j’entends raconter à chacun de vous une aventure que je voudrais… pouvoir… Mais je ne peux même pas aisément m’exprimer. Non vraiment il faut que vous veuilliez bien m’excuser, chers Messieurs : je ne suis à Paris que depuis à peine deux heures. Rien encore n’a pu m’advenir — que votre inappréciable rencontre, qui me fait sentir bien ce que peut devenir une conversation parisienne, lorsque des gens d’esprit la…

— Mais, avant de venir ici, dit Coclès.

— Vous étiez quelque part, ajouta Damoclès.

— Oui, je l’avoue, dit Prométhée… mais, encore une fois, cela n’a aucune espèce de rapport…

— N’importe, dit Coclès, nous sommes venus ici pour causer. Tous deux, Damocle et moi, avons déjà sorti notre provende ; vous seul n’apportez rien ; vous écoutez ; ce n’est pas juste. Il est temps de parler, Monsieur…

Le garçon sentit de tout son tact qu’il était temps de présenter, et, glissant le nom comme pour compléter l’autre phrase :

— Prométhée — dit-il simplement.

— Prométhée, reprit Damoclès. — Excusez-moi, Monsieur, mais il me semble que ce nom, déjà…

— Ô ! interrompit aussitôt Prométhée, cela n’a aucune espèce d’importance.

— Mais, si rien n’en a, s’impatientèrent les deux autres, pourquoi êtes-vous venu ici, cher Monsieur… Monsieur… ?

— Prométhée, redit Prométhée simplement.

— Cher monsieur Prométhée — car enfin, je l’ai fait remarquer tout à l’heure, continua Coclès, ce restaurant invite à la parole, et d’ailleurs, rien ne me fera croire que le nom bizarre que vous portez soit la seule chose qui vous distingue ; si vous n’avez rien fait, vous allez faire ; qu’êtes-vous capable de faire ? montrez votre trait distinctif : qu’avez vous que n’a personne autre ? Pourquoi vous appelle-t-on Prométhée ?

Sous ce flot de questions, Prométhée noyé baissa la tête, et doucement et sur un ton plus grave encore il dut répondre, et presque très confusément :

— Ce que j’ai, Messieurs ? — Ce que j’ai, moi — ah ! c’est un aigle.

— Un quoi ?

— Un aigle — ou vautour peut-être… on hésite.

— Un aigle ! Elle est bien bonne ! — un aigle… où donc ?

— Vous tenez donc bien à le voir, dit Prométhée.

— Oui, dirent-ils, si cela n’est pas indiscret.


Alors, oubliant trop les lieux, Prométhée brusquement dressé fit un grand cri, un cri d’appel vers son grand aigle.

Et il se passa cette chose stupéfiante :


HISTOIRE DE L’AIGLE


Un oiseau qui de loin paraît énorme, mais qui n’est, vu de près, pas du tout si grand que cela, obscurcit un instant le ciel du boulevard — fond comme un tourbillon vers le café, brise la devanture, et s’abat, crevant l’œil de Coclès d’un coup d’aile, et avec force pépiements, tendres oui mais impérieux, s’abat sur le flanc droit de Prométhée.

Celui-ci ouvrant aussitôt son gilet offre un morceau de son foie à l’oiseau.


V


La rumeur dans le café fut grande.

Les voix sans plus d’entente aucune se diversifièrent, — car d’autres étaient survenus.

— Mais faites donc attention ! disait Coclès.

Son objection était couverte par la plus importante rumeur qui disait :

— Ça ! un aigle ! allons-donc !! — mais regardez-le bien ce pauvre oiseau râpé ! — Ça… un aigle ! Allons donc !! tout au plus une conscience.

Le fait est que le grand aigle était piteux ; maigre, battant de l’aile et dépenné, à voir comme il s’acharnait goulûment sur sa douloureuse pitance, le pauvre oiseau semblait n’avoir pas mangé depuis trois jours.

D’autres cependant s’empressèrent, et plus bas insinuaient à Prométhée : Mais Monsieur, ne croyez donc pas que cet aigle en rien vous distingue. Un aigle, au fond, vous l’avouerai-je ? un aigle, nous en avons tous.

— Mais, disait l’un…

— Mais nous ne le portons pas à Paris — continuait l’autre. — À Paris c’est très mal porté. L’aigle gêne. Voyez un peu ce qu’il a fait ! Si cela vous amuse de lui donner à manger votre foie, libre à vous ; mais je vous affirme que pour ceux qui voient cela, c’est pénible. Quand vous le faites, cachez-vous.

Et Prométhée confus murmurait : Excusez-moi, Messieurs, — oh ! je suis vraiment désolé. Comment faire ?

— Mais on s’en débarrasse avant d’entrer, Monsieur.

Et les uns disaient : On l’étouffe.

Les autres disaient : On le vend. — Les bureaux des journaux ne sont là pour rien d’autre, Monsieur.

Et dans le tumulte grossi aucun ne remarqua Damoclès qui brusquement demandait au garçon la note.

Le garçon lui remit ceci :

3 déjeuners complets {avec conversation) 
 30 fr.
Une glace de devanture 
 450 »
Un œil de verre pour Coclès 
 3 50

… et gardez le reste pour vous, dit Damoclès en glissant son billet au garçon. Puis il s’enfuit béatifié.


La fin de ce chapitre ne présente qu’un intérêt beaucoup moindre. Simplement, le restaurant peu à peu se vida. En vain Prométhée et Coclès réclamèrent leur part de note : Damoclès avait tout payé.

Prométhée prit congé du garçon, de Coclès, et, regagnant lentement le Caucase, il méditait : Le vendre ? — l’étouffer ?… L’apprivoiser peut-être ?…