Le Prométhée mal enchaîné/3

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Mercure de France (p. 105-157).


LA MALADIE DE DAMOCLÈS

I


— Vous savez qu’il va mal, dit le garçon, revoyant Prométhée quelques jours après.

— Qui ?

— Damoclès — oh ! très mal : — c’est en sortant de votre conférence qu’il a pris cela…

— Mais quoi, cela ?

— Les médecins hésitent ; — c’est une maladie si rare… ils parlent d’un rétrécissement de la colonne…

— De la colonne ?

— De la colonne. — À moins d’un salut brusque et miraculeux, le mal ne peut que s’aggraver. Il est très bas, je vous assure, et vous devriez l’aller voir.

— Vous l’allez voir souvent ?

— Moi ? tous les jours. Il s’inquiète de Coclès ; je lui porte de ses nouvelles.

— Que n’y va-t-il lui-même ?

— Coclès ? — Il est trop occupé. Votre discours, l’ignorez-vous ? a fait sur lui un effet extraordinaire. Il ne parle plus que de se dévouer et passe tout son temps à chercher partout dans les rues une nouvelle gifle qui vaille quelque argent à un nouveau Damocle. Il tend en vain son autre joue.

— Prévenez le Miglionnaire.

— Je le renseigne chaque jour. C’est même pour cela que je vais chaque jour voir Damocle.

— Que n’y va-t-il lui-même ?

— C’est ce que je lui dis, mais il refuse. Il ne veut pas être connu. Damoclès guérirait pourtant s’il connaissait son bienfaiteur : je le lui dis, mais il persiste, veut garder son incognito — et je comprends bien maintenant que c’est, non Damoclès, mais bien sa maladie qui l’intéresse.

— Vous parliez de me présenter… ?

— Dès maintenant, si vous voulez.

Du même pas ils y allèrent.


II


Ne l’ayant pas connu nous-mêmes, nous nous sommes promis de ne parler que peu de Zeus, l’ami du garçon.

Rapportons simplement ces quelques phrases.


INTERVIEW DU MIGLIONNAIRE


Le garçon : — N’est-ce pas que vous êtes très riche ?

Le Miglionnaire, à demi tourné vers Prométhée : — Je suis riche bien plus que l’on ne peut imaginer. Tu es à moi ; il est à moi ; tout est à moi. — Vous me croyez banquier ; je suis bien autre chose. Mon action sur Paris est cachée, mais n’est pas moins considérable. Elle est cachée parce que je ne la poursuis pas. Oui, j’ai surtout l’esprit d’initiative. Je lance. Puis, une fois une affaire lancée, je la laisse ; je n’y touche plus.

Le Garçon : — N’est-ce pas que vos actions sont gratuites ?

Le Miglionnaire : — Moi seul, celui-là seul dont la fortune est infinie peut agir avec un désintéressement absolu ; l’homme pas. De là vient mon amour du jeu ; non pas du gain, comprenez-moi — du jeu ; que pourrais-je gagner que je n’aie pas d’avance ? Le temps même… Savez-vous quel âge j’ai ?

Prométhée et le garçon : — Monsieur paraît encore jeune.

Le Miglionnaire : Donc ne m’interrompez pas, Prométhée. — Oui, j’ai la passion du jeu. Mon jeu c’est de prêter aux hommes. — Je prête, mais c’est en me jouant. Je prête, mais c’est à fonds perdus ; je prête, mais c’est avec l’air de donner. — J’aime qu’on ne sache pas que je prête. Je joue, mais je cache mon jeu. J’expérimente ; je joue comme un Hollandais sème ; comme il plante un secret oignon ; ce que je prête aux hommes, ce que je plante en l’homme, je m’amuse à ce que cela pousse ; je m’amuse à le voir pousser. L’homme sans quoi serait si vide ! — Laissez-moi vous narrer ma plus récente expérience. Vous m’aiderez à l’observer. Écoutez-moi d’abord, vous comprendrez ensuite. Vous comprendrez.

Je suis descendu dans la rue, cherchant le moyen de faire souffrir quelqu’un du don que j’allais faire à quelque autre ; de faire jouir cet autre du mal que j’allais faire à cet un. Une gifle et un billet de 500 francs me suffisent. À l’un la gifle, à l’autre le billet. Est-ce clair ? Ce qui l’est moins, c’est la façon de les donner.

— Je la connais, interrompit Prométhée.

— Eh quoi ! vous connaissez, dit Zeus.

— J’ai rencontré Damoclès et Coclès ; c’est d’eux précisément que je viens vous parler : — Damoclès vous cherche et vous appelle ; il s’inquiète ; il est malade ; — par pitié, montrez-vous à lui.

— Monsieur, brisons là — dit Zeus — je n’ai de conseils à recevoir de personne.

— Qu’est-ce que je vous disais, dit le garçon.

Prométhée s’en allait, mais brusquement se ravisant encore : Monsieur, pardonnez-moi. Excusez une indiscrète demande. Oh ! montrez-le, je vous en prie ! J’aimerais tant le voir…

— Quoi ?

— Votre aigle.

— Mais je n’ai pas d’aigle, Monsieur.

— Pas d’aigle ? Il n’a pas d’aigle !  ! Mais…

— Pas plus que dans le creux de ma main. Les aigles (et Zeus riait), les aigles, c’est moi qui les donne.

La stupeur de Prométhée était grande.

— Savez-vous ce qu’on dit ? demanda le garçon au banquier.

— Qu’est-ce qu’on dit ?

— Que vous êtes le bon Dieu !

— Je me le suis laissé dire, fit l’autre,


III


Prométhée alla voir Damoclès ; puis l’alla voir souvent. Il ne lui parlait pas chaque fois ; mais du moins le garçon lui donnait des nouvelles. Un jour il emmena Coclès.

Le garçon les reçut.

— Eh bien ! comment va-t-il ? demanda Prométhée.

— Mal. Très mal, répondit le garçon. Depuis trois jours le malheureux n’a rien pu prendre. Le sort de son billet le tourmente ; il le cherche partout et ne le revoit nulle part : il croit qu’il l’a mangé, se purge et pense le trouver dans ses selles. Lorsque la raison lui revient, qu’il se souvient de l’aventure, c’est pour se désoler encore plus. Il vous en veut à vous, Coclès, parce qu’il prétend que vous compliquez sa dette et qu’il ne s’y reconnaît plus. La plupart du temps, il délire. La nuit nous sommes trois à veiller, mais il fait des bonds sur son lit, qui nous empêchent de dormir.

— Est-ce qu’on peut le voir ? dit Coclès.

— Oui, mais vous le trouverez changé. L’inquiétude le dévore. Il est maigri, maigri, maigri. Le reconnaîtrez-vous seulement ? — Et lui, vous reconnaîtra-t-il ?

— Sur la pointe des pieds ils entrèrent.


LES DERNIERS JOURS DE DAMOCLÈS


La chambre à coucher de Damoclès était empuantie par les remèdes. Elle était basse de plafond et très étroite. Elle était éclairée lugubrement par deux veilleuses. Dans une alcôve, sous un amas affreux de couvertures, on voyait confusément Damoclès s’agiter. Il s’adressait à quelqu’un au hasard, bien qu’il ne fût écouté de personne ; sa voix était rauque et voilée. Pleins d’horreur, Prométhée et Coclès se regardèrent ; lui, ne les entendant pas approcher, continua, comme s’il était seul, son histoire :

— Et de ce jour-là, disait-il, il me sembla tout à la fois et que ma vie prenait un sens, et que je ne pouvais plus vivre ! Ces cinq cents francs, haïs, exécrés, je croyais les devoir à tous et n’osais les donner à aucun — j’en aurais privé tous les autres. Je ne songeais qu’à m’en débarrasser — mais où ? — La caisse d’épargne ! c’était là grossir mon ennui ; ma dette s’aggravait de tous les intérêts de ma dette ; et l’idée d’autre part de laisser stagner cette somme m’était intolérable ; de sorte que je croyais devoir faire circuler cette somme ; je la portais toujours sur moi ; régulièrement tous les huit jours je changeais le billet contre des pièces, les pièces contre un autre billet. On ne perd ni ne gagne au change ; c’est une folie circulaire, simplement.

Et s’ajoutait à cela cette torture : c’est grâce à la gifle d’un autre que je tiens là ces cinq cents francs !

Un jour, vous le savez, je vous rencontre au restaurant…

— C’est de vous qu’il parle, dit le garçon.

— L’aigle de Prométhée brise une devanture, crève l’œil de Coclès… Sauvé !! — Gratuitement, fortuitement, providentiellement, vais-je glisser ma somme dans l’interstice de ces événements. Plus de dette ! Sauvé ! — Ah ! Messieurs ! quelle erreur… C’est de ce jour que j’agonise. Comment vous expliquer ceci ? Comprendrez-vous jamais mon angoisse ? Ces cinq cents francs, je les dois toujours et je ne les possède même plus !

J’ai tenté lâchement de me débarrasser de ma dette, mais je ne l’ai pas acquittée. Dans les cauchemars de mes nuits, je me réveille en sueur, m’agenouille, crie à voix haute : « Seigneur ! Seigneur ! à qui devais-je ? — Seigneur ! à qui devais-je ? » Je n’en sais rien, mais je devais. — Le devoir, Messieurs, c’est une chose horrible ; moi, j’ai pris le parti d’en mourir.

Et maintenant ce qui me tourmente le plus, c’est que cette dette, je vous l’ai passée : à toi Coclès… Coclès ! il ne t’appartient pas, ton œil, puisque ne m’appartenait pas la somme avec quoi je te l’ai donné. « Qu’as-tu donc que tu n’aies reçu », dit l’Écriture… reçu de qui ? de qui ?? de Qui ?? — Ma détresse est intolérable.

La voix du malheureux se hachait, se mouillait, s’étranglait dans les hoquets, dans les sanglots et dans les larmes. Anxieux, Prométhée et Coclès écoutaient ; ils s’étaient pris la main et tremblaient. Damoclès disait, paraissant les voir :

— Le devoir est horrible, Messieurs…, mais combien plus horrible le remords d’avoir voulu se décharger d’un devoir… Comme si pouvait exister moins la dette pour être endossée par un autre… — Mais ton œil te brûle, Coclès ! — Coclès !! j’en suis sûr, il te brûle, ton œil de verre ; arrache-le ! — S’il ne te brûle pas, il devrait te brûler. — Mais il n’est pas à toi, ton œil… Et s’il n’est pas à toi, il est donc à ton frère… il est à qui ? à qui ?? à Qui ?? —

Le malheureux pleurait ; il perdait tête et forces ; parfois fixait Coclès et Prométhée, semblait les reconnaître et leur criait :

— Mais comprenez-moi donc, par pitié ! La pitié que je réclame de vous ce n’est pas une compresse sur mon front, un bol d’eau fraîche, une tisane ; c’est de me comprendre. Aidez-moi donc à me comprendre, par pitié ! — J’ai ceci, qui m’est venu je ne sais d’où et que je dois à qui ? à qui ?? à Qui ?? — et pour cesser un jour de le devoir, croyant le pouvoir, je vais avec ceci faire des dons aux autres ! Aux autres !! — à Coclès, la charité d’un œil !! mais il n’est pas à toi cet œil. Coclès ! Coclès !! rends-le. Rends-le à qui ? à qui ? à Qui ??

— N’y tenant plus, Coclès et Prométhée sortirent.


IV


— Voilà bien, dit Coclès descendant l’escalier, le sort de qui s’est enrichi par la souffrance d’un autre.

— Mais au moins souffrez-vous ? demanda Prométhée.

— De mon œil parfois, dit Coclès, mais de la gifle, plus guère ; la brûlure s’en est calmée. Et je ne voudrais pas ne pas l’avoir reçue : elle m’a révélé ma bonté. J’en suis flatté ; j’en suis fort aise. Je ne cesse pas de songer que ma douleur servit à mon prochain de provende et qu’elle lui valut cinq cents francs.

— Mais ce prochain en meurt, Coclès, dit Prométhée.

— Ne lui disiez-vous pas qu’il faut nourrir son aigle ? — Que voulez-vous ? Damoclès et moi, nous n’avons jamais pu nous entendre ; nos points de vue sont complètement opposés.


Prométhée prit congé de Coclès et courut chez Zeus le banquier.

— Par pitié, montrez-vous ! lui dit-il ; ou du moins faites-vous connaître. Le malheureux meurt dans l’angoisse. Je comprends que vous le tuiiez, puisque c’est pour votre plaisir ; mais qu’il sache au moins qui le tue — qu’il s’y repose.

Le Miglionnaire répondit : — Je ne veux pas perdre mon prestige.


V


La fin de Damoclès fut admirable ; il eut, peu avant sa dernière heure, de ces paroles qui arrachent des larmes aux plus impies, font dire aux bien pensants qu’elles étaient édifiantes. Le plus notable sentiment fut celui qu’expriment si bien ces paroles : J’espère au moins que ça ne l’aura pas privé.

— Qui donc ? demanda-t-on.

Celui, dit Damocle expirant — celui qui m’a donné… quelque chose.

— Non ! — c’était le bon Dieu, riposta habilement le garçon.

— Damoclès mourut sur cette bonne parole.


LES FUNÉRAILLES


— Ô ! disait Prométhée à Coclès, quittant la chambre mortuaire — tout cela est horrible ! La fin de Damoclès me bouleverse. Est-il vrai que ma conférence soit cause de sa maladie ?

— Je ne puis l’affirmer, dit le garçon, mais je sais tout au moins qu’il fut très remué pour ce que vous disiez de votre aigle.

— De notre aigle, reprit Coclès.

— J’étais si convaincu, dit Prométhée.

— C’est pourquoi vous le convainquîtes… votre parole était très vive…

— Je pensais qu’on n’écoutait pas… j’insistais… si j’avais su qu’il écoutait…

— Qu’eussiez-vous dit ?

— La même chose, balbutia Prométhée.

— Mais alors ?

— Mais je ne le dirais plus à présent.

— N’êtes-vous donc plus convaincu ?

— Damoclès l’était trop. J’ai d’autres idées sur mon aigle.

— Au fait, où donc est-il ?

— N’ayez crainte, Coclès, j’ai l’œil sur lui.

— Adieu. Moi je prends le deuil, dit Coclès. Quand nous reverrons-nous ?

— Mais… à l’enterrement, je suppose. J’y parlerai, dit Prométhée. J’y dois réparer quelque chose. Et puis je vous invite après ; j’offre le repas mortuaire, et dans le restaurant précisément où nous avons pour la première fois vu Damoclès.


VI


À l’heure de l’enterrement, il n’y eut pas grande affluence ; Damoclès était peu connu ; sa mort passait inaperçue pour tous ceux que n’intéressa pas cette histoire. Prométhée, le garçon et Coclès se retrouvèrent au cimetière ainsi que quelques désœuvrés écouteurs de la conférence. Chacun regardait Prométhée ; on savait qu’il allait parler ; on se disait « que va-t-il dire ? » car on se souvenait de ce qu’il avait dit. L’étonnement précédait sa parole et venait de ceci qu’on ne reconnaissait pas Prométhée ; il était gras, frais, souriant ; souriant à ce point que sa conduite fut jugée presque peu décente quand, souriant toujours, il s’avança sur le bord de la tombe, puis, y tournant le dos, prononça ces simples paroles :


HISTOIRE DE TITYRE


— Messieurs, qui voulez bien m’écouter, les paroles de l’Écriture qui serviront de texte à mon bref discours d’aujourd’hui sont celles-ci :

Laissez les morts ensevelir les morts. Nous ne nous occuperons donc plus de Damoclès. — La dernière fois que je vous vis réunis c’était pour m’entendre parler de mon aigle ; Damoclès en est mort ; laissons les morts… c’est à cause de lui pourtant, ou plutôt c’est grâce à sa mort qu’à présent j’ai tué mon aigle…

— Tué son aigle !!! s’écria chacun.

— À ce propos, une anecdote… Mettons que je n’ai rien dit.


I


Au commencement était Tityre.

Et Tityre étant seul s’ennuyait, complètement entouré de marais. — Or, Ménalque vint à passer, qui mit une idée dans le cerveau de Tityre, une graine dans le marais devant lui. Et cette idée était la graine, et cette graine était l’Idée. Et avec l’aide de Dieu la graine germa et devint une petite plante, et Tityre, soir et matin, s’agenouillant devant elle, remerciait Dieu de la lui avoir donnée. Et cette plante grandit, et comme elle était de racines puissantes, elle eut bientôt complètement asséché le sol autour d’elle, de sorte que Tityre eut un sol ferme où poser ses pieds, reposer sa tête et fortifier l’ouvrage de ses mains.

Quand cette plante eut atteint la hauteur de Tityre, Tityre put goûter quelque joie à dormir étendu dans son ombre. Or cet arbuste étant un chêne devait énormément grandir ; tellement que bientôt l’ouvrage des mains de Tityre ne suffit plus pour sarcler et biner la terre autour du chêne, pour arroser le chêne, l’émonder, l’astiquer, l’épiler, l’écheniller, et pour assurer en la bonne saison la récolte de ses fruits à la fois nombreux et divers. Il s’adjoignit donc un sarcleur, un bineur, un arroseur, un émondeur, un astiqueur, un épileur, un échenilleur et quelques garçons fruitiers. Et comme chacun devait s’en tenir strictement à sa personnalité, il y avait quelque chance pour que la besogne de chacun fût bien faite.

Pour régler les paiements de chacun, Tityre eut besoin d’un comptable, qui partagea bientôt avec un caissier le souci de la fortune de Tityre ; celle-ci croissait comme le chêne.

Quelques conflits s’étant élevés entre l’astiqueur et l’épileur au sujet des limites répartitives de leurs pouvoirs, Tityre comprit la nécessité d’un arbitre, qui se flanqua de deux avocats pour et contre ; Tityre prit un secrétaire pour consigner leurs jugements, et comme on ne les consignait que pour qu’ils pussent documenter l’avenir, il y eut un garde des arrêts. Du sol cependant les maisons peu à peu s’élevèrent ; et il fallut une police des rues, des gardes contre leur licence. Tityre, surchargé d’occupations, commença de tomber malade ; il fit venir un médecin qui conseilla de prendre femme — et comme au milieu de tant de gens Tityre ne pouvait suffire, il fut forcé de se choisir un adjoint, ce qui fit qu’on le nomma maire. Dès lors il ne lui resta que trop peu d’heures de loisir où pouvoir pêcher à la ligne, des fenêtres de sa maison qui continuaient d’ouvrir continuellement sur les marais.

Alors Tityre institua des jours de fête pour que son peuple pût s’amuser ; mais comme les amusements coûtaient cher et qu’aucun d’eux n’avait beaucoup d’argent, pour pouvoir leur en prêter à tous, Tityre commença par en prélever sur chacun.

Or le chêne, au milieu de la plaine (car malgré la ville, malgré l’effort de tant d’hommes, ce n’avait jamais pu cesser d’être la plaine), ce chêne, dis-je, au milieu de la plaine, n’avait aucune peine à être placé de sorte que l’un de ses côtés était à l’ombre, l’autre au soleil. Sous ce chêne donc, du côté de l’ombre, Tityre rendait la justice ; du côté du soleil, il faisait ses besoins naturels.

Et Tityre était heureux, car il sentait sa vie utile aux autres, excessivement occupée.


II


L’effort de l’homme est cultivable. L’activité de Tityre, encouragée, semblait s’accroître ; son ingéniosité naturelle lui proposant d’autres emplois, on le vit travailler à meubler, tapisser et aménager sa demeure. On admira l’appropriation des tentures et la commodité de chaque objet. Industrieux, il excellait dans l’empirisme ; il fit même pour accrocher ses éponges au mur une petite patère accrostiche, qu’au bout de quatre jours il ne trouva plus commode du tout.

Et Tityre, à côté de sa chambre, fit bâtir une chambre pour les intérêts de la nation ; les deux chambres avaient même entrée, pour tâcher d’indiquer que les intérêts étaient les mêmes ; mais, à cause de l’entrée commune qui donnait même air aux deux pièces, les deux cheminées ne pouvaient tirer ensemble, et, par les temps froids, quand on faisait du feu dans l’une, on faisait de la fumée dans l’autre. Les jours où il voulait faire du feu, Tityre prit donc l’habitude d’ouvrir sa fenêtre.

Comme Tityre protégeait tout et travaillait à la propagation des espèces, un temps vint que les limaces se promenèrent dans les allées de son jardin en si grande abondance que, de peur d’en écraser une, il ne savait où poser pied, et finit par se résigner à moins sortir.

Il fit venir une bibliothèque circulante, avec une loueuse de livres, chez qui il prit un abonnement. Et comme elle s’appelait Angèle il prit coutume d’aller tous les trois jours passer chez elle ses soirées. C’est ainsi que Tityre apprit la métaphysique, l’algèbre et la théodicée. Tityre et Angèle commencèrent de cultiver ensemble avec succès différents beaux-arts d’agrément, et Angèle ayant manifesté des goûts particuliers pour la musique, ils louèrent un piano à queue, sur lequel Angèle exécutait les petits airs qu’entre temps il faisait pour elle.

Tityre disait à Angèle : Tant d’occupations me tueront ; je n’en puis plus ; je sens l’usure ; ces solidarités activent mes scrupules ; s’ils augmentent, je diminue. Que faire ?

— Si nous partions ? lui dit Angèle.

— Je ne peux pas, moi : j’ai mon chêne.

— Si vous le laissiez, dit Angèle.

— Laisser mon chêne ! y pensez-vous ?

— N’est-il pas assez grand bientôt pour pousser seul ?

— Mais c’est que j’y suis attaché.

— Détachez-vous, reprit Angèle.

Et peu de temps après, ayant bien éprouvé que, somme toute, les occupations, responsabilités et divers scrupules, non plus que le chêne, ne le tenaient, Tityre sourit, prit le vent, partit, enlevant la caisse et Angèle et vers la fin du jour descendit avec elle le boulevard qui mène de la Madeleine à l’Opéra.


III


Ce soir-là l’aspect du boulevard était étrange. On sentait que quelque chose d’insolite, de solennel se préparait. Une foule énorme, sérieuse, anxieuse, se pressait, encombrant le trottoir et débordant presque sur la chaussée qu’à grand’peine maintenaient libre des gardes de Paris échelonnés. Devant les restaurants, les terrasses, disproportionnément élargies par le déploiement des chaises et des tables, faisaient l’obstruction plus complète et rendaient la circulation impossible. Parfois un regardeur impatient se juchait sur sa chaise un Instant, le temps qu’on le priât d’en descendre. Évidemment tous attendaient ; on sentait à n’en pas douter qu’entre les berges du trottoir, sur la chaussée protégée, allait descendre quelque chose. — À grand’peine ayant pu trouver une table, et la louant à très grand prix, Angèle et Tityre s’installèrent devant deux bocks et demandèrent au garçon :

— Qu’attend-on ?

— D’où Monsieur revient-il ? dit le garçon ; Monsieur ne sait-il pas qu’on attend Mœlibée ? C’est entre 5 et 6 qu’il passe… et tenez — écoutez : il me semble déjà que l’on entend ses flûtes.

Du fond du boulevard un son frêle de chalumeau s’éleva. La foule plus attentive encore palpita. Le son grossit, se rapprocha, s’exagéra.

— Ô que c’est émouvant ! dit Angèle.

Le soleil déclinant envoyait ses rayons d’un bout à l’autre du boulevard. Et comme issu des splendeurs du couchant on vit enfin s’avancer Mœlibée, précédé du simple son de sa flûte. On ne distinguait bien d’abord que son allure, mais quand il fut plus près :

— Ô comme il est charmant ! dit Angèle.

Mœlibée cependant arrivé devant Tityre cessa son chant de flûte, brusquement s’arrêta, vit Angèle, et l’on s’aperçut qu’il était nu.

— Ô ! dit Angèle, penchée sur Tityre, qu’il est beau ! que ses reins sont dispos ! que ses flûtes sont adorables !

Tityre était un peu gêné.

— Demandez-lui donc où il va, dit Angèle.

— Où allez-vous ? questionna Tityre.

Mœlibée répondit : — Eo Romam.

— Qu’est-ce qu’il dit ? reprit Angèle.

Tityre : — Vous ne comprendrez pas, chère amie.

— Mais vous m’expliquerez, dit Angèle.

Romam, insista Mœlibée, — urbem quam dicunt Romam.

Angèle : — Ô ! que c’est délicieux, ce qu’il dit ! — Qu’est-ce que cela veut dire ?

Tityre : — Mais, chère Angèle, je vous assure que cela n’est pas si délicieux que ça ; cela veut dire tout simplement qu’il va à Rome.

— Rome ! dit Angèle songeuse — ô ! j’aimerais tant voir Rome !

Mœlibée, reprenant ses pipeaux, recommençait sa primitive mélodie ; à ces sons Angèle exaltée se souleva, se leva, s’approcha, et comme Mœlibée arrondissait son bras, elle le prit, et tous deux continuant ainsi le boulevard s’éloignèrent, s’éperdirent, disparurent dans le définitif crépuscule.

La foule à présent défrénée s’agitait très tumultueuse. De toutes parts on entendait questionner : Qu’a-t-il dit ? — Qu’a-t-il fait ? — Quelle était cette femme ? Et quand quelques instants après les gazettes du soir parurent, une féroce curiosité les enleva comme dans un cyclone ; et l’on apprit soudain que cette femme c’était Angèle, et que ce Mœlibée était quelqu’un de nu qui s’en allait en Italie.

— Alors, toute curiosité retombée la foule s’écoula comme une eau libre, désertant les grands boulevards. — Et Tityre se retrouva seul complètement entouré de marais.

Mettons que je n’ai rien dit.

Un rire irrépressible secoua quelques instants l’auditoire.

— Messieurs, je suis heureux que mon histoire vous divertisse, dit en riant aussi Prométhée. Depuis la mort de Damoclès, j’ai trouvé le secret du rire. — À présent j’ai fini, Messieurs ; laissons les morts ensevelir les morts et allons vite déjeuner.

Il prit le garçon par un bras, Coclès par l’autre ; tous sortirent du cimetière ; passé les portes, le reste de l’assemblée se dispersa.




— Pardonnez-moi, dit Coclès, — votre récit était charmant et vous nous avez bien fait rire… mais je ne saisis pas le rapport…

— S’il y en eût eu plus, vous n’eussiez pas tant ri, dit Prométhée ; ne cherchez pas à tout cela trop grand sens ; — je voulais surtout vous distraire, et suis heureux d’y être parvenu ; vous devais-je cela ? Je vous avais tant ennuyés l’autre fois.

Ils regagnèrent les boulevards,

— Où allons-nous ? dit le garçon.

— À votre restaurant, si vous le voulez bien, en souvenir de notre première rencontre.

— Vous le passez, dit le garçon.

— Je ne reconnais pas la devanture ?

— C’est qu’elle est toute neuve, à présent.

— J’oubliais !… j’oubliais que mon aigle… Soyez tranquilles : il ne recommencera plus.

— C’est donc vrai, dit Coclès, ce que vous disiez ?

— Quoi ?

— Que vous l’avez tué ?

— Et que nous allons le manger… En doutez-vous ? dit Prométhée : vous ne m’avez donc pas regardé ? — De son temps est-ce que j’osais rire ? — N’étais-je pas maigre affreusement ?

— Assurément.

— Il me mangeait depuis assez longtemps ; j’ai trouvé que c’était mon tour. — À table ! Allons ! à table, Messieurs ! — Garçon… ne servez pas : en dernier souvenir de lui, prenez la place de Damocle.


Le repas fut plus gai qu’il n’est permis ici de le redire, et l’aigle fut trouvé délicieux. Vers le dessert chacun d’eux but à sa santé,

— Il n’aura donc servi à rien ? demanda-t-on.

— Ne dites donc pas cela, Coclès ! — sa chair nous a nourris. — Quand je l’interrogeais, il ne répondait rien… Mais je le mange sans rancune : s’il m’eût fait moins souffrir il eût été moins gras ; moins gras il eût été moins délectable.

— De sa beauté d’hier, que reste-t-il ?

— J’en ai gardé toutes les plumes.


C’est avec l’une d’elles que j’écris ce petit livre ; puissiez-vous, rare ami, ne pas le trouver trop mauvais.