Le Puits de la vérité/Préjugés

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Le Puits de la véritéAlbert Messein (p. 122-123).



PRÉJUGÉS



On me rapportait ces jours derniers un mot bien amusant d’une Américaine qui demeure depuis une vingtaine d’années dans le quartier Montparnasse. Une Australienne, récemment débarquée, lui demandait, en minaudant : « Ne trouvez-vous pas comme à Paris toutes les choses sont inférieures ? » — « Je ne puis pas m’en rendre compte, répondit doucement l’Américaine, je n’arrive pas d’Australie. » N’est-ce pas très joli ? C’est pareillement la mode, pour certains provinciaux, de dénigrer ce Paris, où ils sont pourtant enrayés de venir. J’en ai connu un, plus excusable, car il ne le connaissait guère, qui s’imaginait de très bonne foi qu’à Paris on ne mange que le rebut de la province. Selon lui, tout y était factice, et il ne vous offrait pas une tranche de gigot sans ajouter : « Hein ! vous n’en avez pas comme cela à Paris ? » Les Parisiens qui vont l’été à la campagne entretiennent d’ailleurs ce préjugé en s’extasiant sur les délices des tables de province, qui sont souvent bien médiocres pourtant. On pourrait dire avec plus de raison que la province, qui produit tout, ne mange que ce que Paris a bien voulu lui laisser. Tout ou presque tout passe par son marché. Un habitant du bord de la mer qui veut un beau poisson le commande aux Halles. Mais l’Australienne, qui m’a induit à cette digression, pensait surtout à l’aspect général de Paris ou plutôt à un de ses aspects très particuliers, car elle ne sortait guère du quartier Montparnasse, qui ressemble, en effet, à une grande ville de province. Je doute fort pourtant que la vie y soit moins agréable qu’à Melbourne ou à Sydney. Reconnaissons cependant ce qu’il y a de touchant dans ce petit patriotisme qui nous pousse toujours malgré toute évidence, pour vanter notre pays natal, à dénigrer les autres pays.