Le Puits de sainte Claire/Lucifer

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lucifer (1895)
Le Puits de sainte ClaireCalmann-Lévy (p. 71-80).


À Louis Ganderax.


III

LUCIFER


E si compiacque tanto Spinello di farlo orribile e contrafatto, che si dice (tanto puó alcuna fiata l’immaginasione) che la detta figura da lui dipinta gli apparve in sogno, domandandolo dove egli l’avesse veduta si brutta…
(Vite de’ piú eccellenti pittori, da M. Giorgio Vassari. — Vita di Spinello.)


Le Tafi, peintre et mosaïste florentin, avait grand peur des diables, surtout en ces heures de la nuit où il est donné aux puissances du mal de prévaloir dans les ténèbres. Et les craintes du Tafi n’étaient point sans raison, car les démons avaient alors sujet de haïr les peintres, qui leur arrachaient plus d’âmes avec un seul tableau que ne le savait faire un bon petit frère en trente sermons. En effet, le moine, pour inspirer aux fidèles une terreur salutaire, leur décrivait de son mieux le jour de colère qui doit réduire le siècle en poudre, au témoignage de David et de la Sibylle. Il grossissait sa voix et soufflait dans ses mains pour imiter la trompette de l’Ange. Mais autant en emportait le vent. Tandis qu’une peinture étalée sur le mur d’une chapelle ou d’un cloître, représentant Jésus-Christ assis pour juger les vivants et les morts, parlait sans cesse aux regards des pêcheurs et corrigeait par les yeux ceux qui avaient péché par les yeux ou autrement. C’était le temps où des maîtres habiles figuraient à Santa-Croce de Florence et au Campo-Santo de Pise les mystères de la justice divine. Ces ouvrages étaient tracés suivant la relation en rime que Dante Alighieri, homme très savant en théologie et en droit canon, fit autrefois de son voyage à l’enfer, au purgatoire et au paradis, où, par les mérites extraordinaires de sa dame, il pénétra vivant. Aussi, tout, dans ces peintures, était-il instructif et véritable, et l’on peut dire qu’on tire moins de profit à lire une chronique très ample qu’à contempler de telles images. Et les maîtres florentins prenaient soin de peindre, à l’ombre des bois d’orangers, sur l’herbe émaillée de fleurs, des dames et des cavaliers que la Mort guettait avec sa faux, tandis qu’ils devisaient d’amour au son des luths et des violes. Rien n’était plus propre à convertir ces pécheurs charnels qui boivent l’oubli de Dieu sur les lèvres des femmes. Pour l’amendement des avares, le peintre représentait au naturel les diables versant de l’or fondu dans la bouche de l’évêque ou de l’abbesse qui lui avait commandé quelque travail et l’avait mal payé. C’est pourquoi les démons étaient alors ennemis des peintres, et spécialement des peintres de Florence qui l’emportaient sur tous les autres par la subtilité de l’esprit. Ils leur reprochaient surtout de les représenter sous un aspect hideux, avec des têtes d’oiseau ou de poisson, des corps de serpent et des ailes de chauve-souris. Leur ressentiment sera rendu manifeste par l’histoire de Spinello.

Spinello Spinelli, d’Arezzo, était issu d’une noble famille d’exilés florentins. La gentillesse de son esprit égalait celle de sa naissance. Car il fut le plus habile peintre de son temps. Il accomplit de grands travaux à Florence. Les Pisans lui demandèrent d’orner, après Giotto, les murs de ce saint cloître où les morts reposent sous des roses dans une terre apportée de Jérusalem. Or, ayant longtemps travaillé dans les villes et gagné beaucoup d’argent, il voulut revoir la bonne cité d’Arezzo, sa mère. Les Arétins n’avaient pas oublié que Spinello, dans sa jeunesse, inscrit à la confrérie de Sainte-Marie de la Miséricorde, avait, lors de la peste de l’an 1383, visité les malades et enseveli les morts. Ils lui savaient gré d’avoir, par ses ouvrages, répandu la gloire d’Arezzo sur toute la Toscane. C’est pourquoi ils le reçurent avec de grands honneurs. Encore plein de force en son vieil âge, il se chargea de grandes tâches dans sa ville. Sa femme lui disait :

— Tu es riche. Prends du repos, et laisse aux jeunes gens le soin de peindre à ta place. Le repos est sage au déclin de l’âge. Il convient d’achever la vie dans un calme doux et pieux. C’est tenter Dieu que d’élever sans cesse les œuvres profanes comme des Babel. Spinello, si tu t’obstines dans tes enduits et tes couleurs, tu y perdras la paix de l’esprit.

Ainsi parlait cette bonne femme. Mais il ne l’écoutait pas. Il ne songeait qu’à accroître son bien et sa renommée. Loin de se reposer, il fit prix avec les fabriciens de Sant’ Agnolo pour une histoire de saint Michel qui devait couvrir tout le chœur de l’église et renfermer une infinité de personnages. Il se jeta dans cette entreprise avec une merveilleuse ardeur. Relisant les endroits de l’Écriture dont il se devait inspirer, il en étudiait profondément chaque ligne et chaque mot. Non content de dessiner tout le jour dans son atelier, il travaillait au lit et à table. Et le soir, en se promenant au pied de la colline où s’élève Arezzo, fière de ses murs et de ses tours, il méditait encore. Et l’on peut dire que l’histoire de l’Archange était toute peinte dans son cerveau quand il commença d’en esquisser les sujets, au crayon rouge, sur l’enduit du mur. Il eut bientôt fait de tracer ces contours ; puis il se mit à peindre au-dessus du maître-autel la scène qui devait paraître avec plus d’éclat que les autres. Car il convenait d’y glorifier le chef des milices célestes de la victoire qu’il remporta avant le commencement des temps. Spinello représenta donc saint Michel combattant dans les airs le serpent à sept têtes et dix cornes, et il se plut à figurer, dans la partie inférieure du tableau, le prince des démons, Lucifer, sous l’apparence d’un monstre épouvantable. Les figures naissaient d’elles-mêmes sous sa main. Et il réussit au delà de ce qu’il espérait : la face de Lucifer était si hideuse qu’on ne pouvait échapper à la puissance de sa laideur. Cette face poursuivit le peintre dans la rue et l’accompagna jusqu’à son logis.

La nuit étant venue, Spinello se coucha dans son lit au côté de sa femme et dormit. Pendant son sommeil, il vit un ange aussi beau que saint Michel, mais noir. Cet ange lui dit :

— Spinello, je suis Lucifer. Où donc m’avais-tu vu, pour me peindre comme tu fis, sous un aspect ignominieux ?

Le vieux peintre lui répondit en tremblant qu’il ne l’avait jamais vu de ses yeux, n’étant point allé vif en enfer, ainsi que Dante Alighieri ; mais qu’en le figurant comme il avait fait, il voulait exprimer en traits sensibles la laideur du péché.

Lucifer haussa les épaules, et l’on eût dit la colline de San Geminiano tout à coup soulevée :

— Spinello, dit-il, veux-tu me faire le plaisir de raisonner un peu avec moi ? Je suis assez bon logicien ; Celui que tu pries le sait.

Ne recevant pas de réponse, Lucifer poursuivit en ces termes :

— Spinello, tu as lu les livres qui me font connaître. Tu sais mon aventure et comment je sortis du ciel pour devenir le prince du monde. Illustre entreprise, et qui serait unique si les géants n’avaient pareillement attaqué le dieu Jupiter, comme tu l’as vu, Spinello, sur une tombe antique où cette guerre est sculptée dans le marbre.

— Il est vrai, dit Spinello, j’ai vu ce tombeau en forme de cuve, à Santa Reparata de Florence. C’est un bel ouvrage des Romains.

— Pourtant, répliqua Lucifer en souriant, les géants n’y sont point en forme de grenouilles ni de caméléons.

— Aussi bien, dit le peintre, n’avaient-ils pas attaqué le vrai Dieu, mais seulement une idole des païens. Cela est considérable. Le fait est certain, Lucifer, que vous avez levé l’étendard de la révolte contre le roi véritable de la terre et du ciel.

— Je n’en disconviens pas, répondit Lucifer. De combien de sorte de péchés me charges-tu pour cela ?

— On peut bien vous en donner sept, répondit le peintre, et tous capitaux.

— Sept ! dit l’Ange des Ténèbres, le nombre est théologique. Tout va par sept dans mon histoire qui est étroitement mêlée à celle de l’Autre. Spinello, tu me tiens pour orgueilleux, colère et envieux. Je consens à l’être, à condition que tu reconnaisses que la gloire seule me fit envie. Me tiens-tu pour avare ? J’y consens encore. L’avarice est une vertu pour les princes. Quant à la gourmandise et à la luxure, si tu m’en fais un grief, je ne m’en fâcherai pas. Reste la paresse.

En prononçant ce mot, Lucifer croisa ses bras sur sa cuirasse et, secouant sa tête sombre, agita sa chevelure enflammée :

— Spinello, penses-tu vraiment que je sois paresseux ? Me crois-tu lâche, Spinello ? Estimes-tu que, dans ma révolte, j’ai manqué de courage ? Non. Il était donc juste de me peindre sous les traits d’un audacieux, avec un fier visage. On ne doit faire tort à personne, pas même au diable. Ne vois-tu pas que tu offenses Celui que tu pries, quand tu lui donnes pour adversaire un monstrueux crapaud ? Spinello, tu es bien ignorant pour ton âge. J’ai grande envie de te tirer les oreilles comme à un mauvais écolier.

À cette menace et voyant déjà le bras de Lucifer étendu sur lui, Spinello porta la main à sa tête et se mit à hurler d’épouvante.

Sa bonne femme, réveillée en sursaut, lui demanda quel mal il avait. Il lui répondit, en claquant des dents, qu’il venait de voir Lucifer et qu’il avait tremblé pour ses oreilles.

— Je te l’avais bien dit, lui répondit cette bonne femme, que toutes ces figures que tu t’entêtes à peindre sur les murs finiraient par te rendre fou.

— Je ne suis pas fou, dit le peintre. Je l’ai vu ; et il est beau, quoique triste et fier. Dès demain j’effacerai la figure horrible que j’ai peinte et je mettrai à la place celle que j’ai vue en songe. Car il ne faut pas faire tort même au diable.

— Tu ferais bien de dormir, répliqua la femme. Tu tiens des discours insensés et peu chrétiens.

Spinello essaya de se lever, mais il n’en eut point la force et il retomba, sans connaissance, sur l’oreiller. Il languit encore quelques jours dans la fièvre, et puis mourut.