Le Purgatoire — Souvenirs d’Allemagne/01

La bibliothèque libre.
Librairie Edgar Malfère (p. 9-24).

à Henry Malherbe


CHAPITRE PREMIER

prisonnier
(9 mars 1916).

Deux soldats du 85e Saxon me conduisaient à travers champs vers l’intérieur des lignes ennemies.

J’ouvrais de grands yeux. Les feldgraù[1] se démenaient autour de nous. Ils couraient en déroulant des fils téléphoniques, jurant, soufflant, braillant ; d’autres, pliés en deux sous le sac ou par la peur, l’arme à la main, se dirigeaient, en colonne par un, vers notre tranchée conquise, pour l’occuper ou pour tenter d’aller plus loin ; d’autres revenaient en hurlant : des blessés. Car l’Allemand qui souffre pousse des cris. Je marchais lentement vers l’arrière, leur arrière, tout étonné de passer sans accident au milieu du flot de balles par quoi nos unités de soutien limitaient le succès des vainqueurs. Ainsi j’arrivai au bord d’un ravin très encaissé et fort boisé : le ravin du Bois-Chauffour.

C’était le 9 mars 1916, près du village de Douaumont.

Toute la pente du ravin était creusée de trous individuels ou de trous pouvant contenir quatre ou cinq hommes. De légers toits de branchages et de toiles à tentes les transformaient en frêles gourbis où du moins l’on pouvait s’abriter contre la neige de ce jour-là. De la fumée sortait de quelques-uns de ces gourbis : les réserves allemandes se chauffaient. Deux mitrailleuses étaient braquées vers le ciel, attendant qu’un avion français entrât dans leur champ de tir.

Par un escalier taillé à pic en pleine pente raide, je descendis.

Des soldats, de gros cigares blonds à la bouche, me regardaient avec joie.

Offizier ? demandaient-ils.

Ia, répondait l’un ou l’autre de mes gardiens.

Offizier ! répétaient-ils d’un air ébloui, comme si j’eusse été un général de bonne prise.

Mais pas un ne m’adressa la parole.

Mes gardiens me conduisirent à un jeune feldwebel coiffé de la casquette. Il parlait français.

— Officier ?

— Oui, répondis-je.

— Artilleur ?

— Non, chasseur à pied.

— Ah ! Vous partirez ce soir. Maintenant, nous n’avons pas le temps, et puis il y a du danger.

Il me quitta et mes gardiens, m’ayant salué, me laissèrent.

Une cabane de branchages, à l’entrée de laquelle flottait un petit drapeau blanc à croix rouge, servait de poste de secours. Un médecin, à lunettes d’or, légèrement ventru, nu-tête, procédait aux premiers pansements et à l’évacuation des blessés. Les hommes faisaient queue devant la porte. Ils étaient nombreux. Je perçus nettement cette odeur qu’on trouvait dans les tranchées allemandes et dont garderont le souvenir ceux qui furent à une attaque victorieuse ; car l’Allemand a une odeur particulière. Les blessés légers, munis d’une étiquette, partaient à pied et seuls. Les grands blessés étaient placés sur une toile de tente ou sur une capote, et quatre hommes valides les emportaient. Pour cette besogne on employait surtout des Français chasseurs ou soldats — qu’on venait de capturer. Et tous s’enfonçaient dans le bois, gravissant l’autre pente du ravin, vers les Chambrettes, où éclataient nos 75 avec des claquements de rage. Les blessés français, peu nombreux à cause du massacre qui en avait été rude, amenés ici par des brancardiers allemands, étaient couchés le long du poste de secours, dehors. Le médecin à lunettes ne s’occupait d’eux que lorsqu’il n’avait plus d’Allemands à soigner.

Devant la cabane de la Croix-Rouge, il y avait un cimetière. Une centaine de tombes alignées, avec des croix de bois peintes en noir, surmontées d’un casque recouvert du manchon gris, ou d’une calotte de campagne à bandeau rouge. Sur quelques-unes, des fleurs. Quelques inscriptions, un nom, un numéro de régiment, une date. Deux soldats creusaient hâtivement de nouvelles fosses.

Par groupes accrochés à la pente du ravin, au milieu des gourbis, d’armes brisées, de vieux papiers et d’ordures, qui me rappelaient certains campements du temps de la Marne, les soldats allemands et les prisonniers français s’essayaient à une conversation faite d’un peu de petit-nègre et de beaucoup de gestes. Ces Allemands n’avaient pas l’air féroce. Est-ce parce qu’ils étaient Saxons, et la légende est-elle vraie qui présente les Saxons comme moins âprement sauvages que les Prussiens ou les Bavarois ? Peut-être. Ils étaient au repos, en réserve, et leur aménité ne leur venait peut-être aussi que du contentement qu’ils éprouvaient à n’être pas allés à l’assaut ce jour-là. Plusieurs portaient avec désinvolture le réservoir métallique où se détachait, en gros caractères, ce mot affreux : « Flammenwerfer ». Mais tous se montraient humains pour l’instant. Aux prisonniers ils offraient des cigares, et du pain quelquefois.

— Pain K. K. ? demandait un chasseur.

Ia, Ia, répondait un grand gaillard. Gùt, Gùt. (Bon, Bon).

— Noir, reprenait l’autre, dégoûté.

Ia, Ia.

Et ils ne se comprenaient pas.

Malgré le froid, une odeur de pourriture et de suint qui traînait partout, écœurait.

J’interrogeais les chasseurs que je trouvais.

— Qu’est devenu le lieutenant D*** de la 3e ?

— Tué, mon lieutenant.

— Tué ? Comment ?

— Enterré par une grosse marmite.

— Et le lieutenant P*** ?

— Tué, et aussi les deux frères Ch***. Le plus jeune, qui venait de la cavalerie, est mort sur le parapet de la tranchée, sabre en main. Il n’y a plus d’officiers à la 3e, ni à la 4e.

Tué, aussi, le lieutenant G***, de la 5e compagnie, par une balle à la tempe. Pressentant sa destinée, il était monté en ligne en mettant sur sa capote la croix de la Légion d’honneur et la croix de Guerre où luisaient quatre palmes. Tué, aussi, le lieutenant S***, de la 4e.

— Et le capitaine V*** ?

— Il était blessé au moment de l’attaque.

— Je sais. Il était près de moi quand un éclat d’obus l’a touché à la cuisse. Mais qu’est-il devenu ?

— Ils ont dû le tuer.

Dans un coin — déjà, — quelques prisonniers travaillaient pour les Allemands. On leur avait fourni des pelles et des pioches, et ils creusaient de nouveaux trous pour de nouveaux gourbis dans le flanc du ravin. Ils baissaient la tête, et peinaient en silence.

Je rencontrai le lieutenant T***, de la 5e compagnie. Il avait des larmes aux yeux. Il saignait de l’oreille. Son casque était défoncé. La section du lieutenant T*** s’était vigoureusement battue à la grenade. Nous nous serrâmes les mains.

— Et le capitaine V*** ?

— Je ne sais pas. Il doit être tué. G*** est tué. Je l’ai vu mort. R*** aussi sans doute, car c’est lui qui a reçu le premier choc, sur la droite, et pas un homme de sa section n’est revenu vers nous.

Malgré ses protestations, je le menai au poste de secours. Correct, le médecin à lunettes d’or, qui parlait français, lui fit un pansement sommaire.

On apportait sur un brancard un soldat allemand, qui avait les deux jambes broyées un peu plus haut que le genou. On l’étendit sur le sol, à côté d’un énorme tas de fusils cassés. Il respirait à peine, les yeux clos. Rapidement le médecin l’amputa sans plus de cérémonie, lui enveloppa de linges blancs ce qui lui restait de jambes, et s’occupa d’un autre blessé. Ce fut si simple, si bref, que nous fûmes stupéfaits. Nous regardions l’homme. Les linges blancs étaient vite devenus rouges. L’homme achevait de mourir là, comme un chien, sans exciter d’autre pitié que celle de deux officiers français.

Le feu de notre artillerie croissait en violence et menaçait directement le fond du ravin. On nous fit monter le plus loin possible sur la contre-pente couverte de gourbis, point mort pour les 75. Des arbres s’écroulaient avec fracas. Des éclats d’acier sifflants volaient jusqu’à nous, cassant des branches. Le bois était ébranlé de craquements. Un obus tomba à une vingtaine de mètres du poste de secours. Les deux fossoyeurs continuaient hâtivement leur besogne. Seuls ils restaient dehors, et les prisonniers français. Les soldats allemands s’étaient réfugiés dans leurs niches fragiles. Il neigeait. Il faisait froid. J’avais la fièvre. J’avais soif. Je grelottais. Notre artillerie s’acharnait. Une pensée nous vint, et l’espoir avec elle : était-ce le prélude d’une contre-attaque ? Si elle réussissait, si elle nous délivrait, si seulement elle amenait le désarroi chez l’ennemi, si nous pouvions en profiter pour nous échapper et regagner nos lignes à la faveur de la nuit, si…

Ce ne fut pas la contre-attaque. Elle ne se produisit que plus tard, — trop tard pour nous.

Sous les arbres, les prisonniers transis se serraient l’un contre l’autre. Dans le trou où nous attendions, le lieutenant T*** enterrait, en se cachant, une grenade qu’il avait découverte au fond de sa musette.

Vint l’accalmie. Les soldats allemands sortirent de leurs cahutes. Avec les nôtres, ils parlaient tant bien que mal de la guerre. Ils la trouvaient longue. Ils enviaient sans détour le sort des prisonniers, qui du moins ont la vie sauve.

— La guerre est finie pour vous, disaient-ils. Finie. Vous serez bien en Allemagne. Oui, oui, gùt, gùt.

Puis, ils questionnaient.

— Croyez-vous que nous prendrons Verdun ? Un autre, plus lyrique, affirmait :

— Dans deux semaines, Verdun kapùt. (C’en est fait de Verdun.)

Ia, Ia, et après, la guerre est finie. Ce sera la paix.

Ia, Ia, répétaient-ils en chœur : Verdun, et la paix.

Ils en étaient persuadés. Sans doute leur avait-on enfoncé ce fol espoir dans le cœur pour les pousser à des assauts qui devaient être les derniers.

Dans tous les groupes, c’était la même chanson.

Verdun kapùt, la guerre est finie.

Soudain, un coup de sifflet.

Les groupes se disloquent. Des hommes sortent précipitamment de leurs abris, s’équipent, mettent le casque, chargent le sac, prennent le fusil et grimpent dans la direction des tranchées : une compagnie part en renfort. Cependant, nous n’avons pas vu un seul officier depuis que nous errons dans le bivouac. Où se cachent-ils ? Qui conduit les troupiers ?

Vers 17 heures, le lieutenant T*** s’écrie :

— Voilà le capitaine !

Là-haut, en haut de l’escalier taillé dans le flanc du ravin, le capitaine V*** est arrêté, debout, gigantesque, appuyé sur son ordonnance. Il regarde d’un air surpris, comme nous l’avons regardé nous-mêmes, le spectacle inattendu qu’il domine.

Nous allons au-devant de lui. Nous le saluons. Il nous serre affectueusement la main. Il ne trouve rien à nous dire. Nous ne trouvons rien à lui dire. Il est encadré par deux Allemands, et suivi par l’adjudant Ch***, qui est blessé à la figure et au poignet gauche.

Comme nous nous étonnons de les voir vivants :

— J’en suis aussi étonné que vous, dit le capitaine. Figurez-vous que, pendant que j’étais étendu dans le petit boyau, blessé comme vous savez, un enragé se jette sur moi, la baïonnette droite. Je pare le coup. Il revient, me porte un autre coup sur le casque, essaye encore de me piquer. En vain. Je parais tant bien que mal, et quand je ne parais pas assez tôt, mon ordonnance parait pour moi. Et nous n’avions comme armes que nos mains nues. Alors, pour en finir, mon enragé charge son fusil. Cette fois, me dis-je, je suis perdu. Non, car au même instant — et tout cela s’est passé en quelques secondes, — un officier allemand survenait, qui écarta l’homme. C’est ainsi que je ne suis pas mort. L’officier, un leùtnant, s’est installé dans mon P. C. et m’a gardé auprès de lui jusqu’à présent. Quand il s’absentait, un soldat restait auprès de moi, avec l’ordre de me protéger.

— Très curieux, fis-je.

— Bien plus ! continua le capitaine. Nous avons causé. Il est très correct. Apprenant que j’étais marié, le leùtnant m’a demandé l’adresse de ma femme. Il m’a promis de lui écrire, par l’intermédiaire de la Croix-Rouge, pour lui donner de mes nouvelles, dès ce soir, s’il n’est pas tué lui-même, car je vous assure qu’il ne fait pas bon dans notre tranchée, maintenant que notre artillerie l’arrose.

Nous fûmes d’accord pour trouver de l’élégance au geste de cet officier allemand.

Mais je m’empresse d’ajouter que madame V*** n’a jamais reçu la lettre promise. Le leùtnant fut-il en effet tué avant d’avoir pu tenir sa parole ? Peut-être. Sa lettre s’est-elle perdue en route ? Peut-être. Toutefois, la complaisance de l’officier en question n’était peut-être que de commande. C’est une chose que j’ai souvent observée par la suite : afin d’édifier et tromper en même temps les prisonniers, militaires ou civils, les Allemands employaient tous les moyens pour paraître aimables, pour montrer qu’ils étaient incompris ou calomniés. Ils voulaient prouver qu’ils ne sont pas des barbares. Aussi ne disaient-ils jamais non. Ils acquiesçaient à toutes les demandes. Ils allaient même quelquefois au-devant de nos désirs, comme c’est ici le cas. Mais nous n’obtenions jamais en réalité ce qu’ils nous avaient accordé si facilement d’avance en paroles. Faiblesse de caractère, ou raffinement de cruauté ? Étrange attitude, qui déconcerte d’abord et dont on finit par n’être plus dupe.

Le capitaine poursuivait :

— J’ai subi notre tir de barrage. Ils ont pris quelque chose, je vous le jure. En traversant tout à l’heure l’emplacement de la cinquième pour venir ici, j’ai rencontré au moins autant de cadavres à eux qu’à nous. Quant à progresser au delà de notre tranchée, ils ont dû y renoncer. Des mitrailleuses les tenaient en respect. Au débouché, juste devant le trou d’obus qui me servait de dépôt de fusées, il en est tombé une quinzaine. Ils n’ont pas insisté.

On nous conduisit enfin à un officier, à un major[2], lequel, sortant d’un confortable gourbi, ne nous dit presque rien.

— Vous êtes officiers ?… Combien ?… Capitaine ?… Ah, capitaine… et lieutenants ?… Ah, lieutenants… et adjudant ?… Ah ! capitaine, active ? réserve ?… Votre tranchée est prise ? Vous avez beaucoup de pertes ?…

Et, sans écouter nos réponses, il regagna son terrier.

Un tout jeune leùtnant, pimpant, coiffé de la casquette et décoré de la croix de Fer de je ne sais quelle classe, officier d’état-major sans doute, à en juger par son uniforme trop propre, ajouta quelques mots aux paroles du major.

— Vous êtes blessés ?… On vous soignera… Vous êtes fatigués ?… On va attendre encore un peu, parce qu’il fait encore trop clair et qu’on est vu de votre artillerie sur la crête, et on vous conduira au colonel.

Il s’exprimait parfaitement en français.

Il nous demanda si nous pensions qu’ils prendraient bientôt Verdun, et, la nuit venant, il nous emmena.

Au dernier moment, il nous dit :

— Est-ce que vos ordonnances sont dans les prisonniers ?

— Oui, deux sont ici. Est-ce que nous pouvons les garder ?

— Oui, oui, bien sûr. Les ordonnances ne quittent pas leurs officiers, c’est l’habitude en Allemagne.

Et nous partîmes.

La neige était épaisse et molle, la pente assez raide. Le capitaine boitait bas, sa blessure à la cuisse le gênait. L’un derrière l’autre, nous suivions le leùtnant. Sur la crête, à la corne du Bois-Chauffour, il nous dit encore :

— L’endroit est dangereux. Votre artillerie tape beaucoup par ici. Il faudrait courir. Est-ce que vous pourrez ?

En effet, notre artillerie tape beaucoup par ici. Les explosions se succèdent formidables et drues. Nous rencontrons des cadavres nombreux. Des équipements traînent dans la neige, des fusils, des paniers à munitions, des marmites de campement, des toiles de tente, des casques. Nous traversons un important réseau de fil de fer : ouvrage allemand ? ou, plutôt, vieille défense française ? Les obus n’éclatent pas loin de nous. Le jeune leùtnant se montre assez crâne. Nous dépassons des blessés qui s’en vont seuls vers l’arrière, ou que des prisonniers français soutiennent ou transportent.

Pour renforcer un groupe de brancardiers las, le leùtnant prend un de nos chasseurs.

Nous essayons de protester :

— Vous nous avez dit que les ordonnances…

— Un instant seulement. Pour porter les blessés jusqu’à l’ambulance. C’est à la ferme des Chambrettes, et c’est là que nous allons aussi. Il nous retrouvera là-bas.

Dans un boqueteau, une batterie lourde tonne. De grandes lueurs sortent des fourrés.

Nous longeons des fils téléphoniques. Il y en a trois lignes, posées sur le sol, à deux ou trois mètres d’intervalle.

Le leùtnant, à qui nous ne demandons rien, éprouve le besoin de nous éblouir en nous expliquant que, chez eux, un officier d’artillerie marche avec les vagues d’assaut de l’infanterie, suivi d’une équipe spéciale, et que, sitôt arrivé sur la position conquise, il a à sa disposition son téléphone personnel.

Tout en donnant ces détails d’un air dégagé, le leùtnant appelle le dernier chasseur qui nous restait, pour renforcer un nouveau groupe de brancardiers fatigués.

— Un instant, fait-il.

Et le chasseur tend tristement à son capitaine le havre-sac qu’il avait sauvé du naufrage. Il ne semble pas croire qu’il nous rejoindra, mais nous lui rendons confiance sans être trop rassurés nous-mêmes.

Nous ne sommes plus que trois officiers et un adjudant quand nous parvenons à la ferme des Chambrettes.

Il fait nuit complète, mais la neige la rend moins obscure.

Nous considérons les défenses de la ferme. Elles sont admirables : tranchées clayonnées, redans et courtines, réseaux de fil de fer, dépôts de claies, de gabions, de chevaux de frise, d’étoiles, d’araignées, rien ne manque. Est-ce un travail récent du vainqueur d’hier, ou le travail ancien de nos territoriaux, quand la ferme des Chambrettes était en arrière de nos lignes ?

Nous laissons à droite la ferme qui paraît à peu près intacte, nous entrons dans un bois, et nous voici devant un formidable gourbi souterrain, à deux entrées, couvert de plusieurs rangées de rondins et couches de terre alternées, émergeant d’au moins deux mètres au-dessus du sol, entouré d’un sentier de caillebotis, — gourbi somptueux, digne d’un général de division.

Le leùtnant nous précède, pour nous annoncer. Par un couloir en pente douce terminé en escalier coudé, nous pénétrons dans une vaste chambre solidement étayée.

C’est le poste de commandement du colonel.

Au fond, des lits de camp : bas-flanc, matelas et couvertures. À droite, une table et des chaises. Deux officiers, habillés de gris. Ils se lèvent, et nous saluent. Le leùtnant dit quelques mots en allemand, si vite et si bas que nous ne comprenons rien. On nous invite à nous asseoir. Au mur un appareil téléphonique. Dans un coin, un poêle allumé. Sur la table, un autre appareil téléphonique, quelques papiers, une boîte de cigares, et une grande carte du secteur.

Le plus âgé des deux officiers allemands est l’oberst[3] commandant le 36e régiment saxon d’infanterie. Il grisonne. Il parle lentement et difficilement le français, mais enfin il le parle. Il a le regard terne. Il est courtois. C’est le moindre de ses devoirs de nous interroger. Il nous pose donc les ordinaires questions, mais sans conviction. L’oberst a l’air gêné.

— Où avez-vous été pris ?

En même temps, il nous indique, sur la carte déployée devant lui, l’emplacement exact de notre tranchée. Il continue :

— Par qui ?

… Avez-vous eu beaucoup de pertes ?

… Beaucoup de prisonniers ?

… À quel effectif étiez-vous ?

… Avez-vous beaucoup de réserves devant Verdun ?

Ils savent que nous ne répondrons que ce que nous voudrons laisser perdre et que nous ne leur livrerons rien qui puisse leur être utile. Le vieil oberst aux yeux vides semble bien ne nous interroger que pour la forme.

Là-dessus, il est embarrassé. Il nous demande si nous avons faim et si nous avons soif. Il nous offre du café, du cognac, des cigares. Et il ne peut se retenir de nous poser la question que nous attendons :

— Croyez-vous que nous prendrons Verdun ?

C’est leur grande inquiétude nationale.

Le capitaine réplique sans broncher :

— Vous auriez pu prendre Verdun, le premier ou le deuxième jour de votre offensive, oui, peut-être. Mais maintenant il est trop tard, vous ne l’aurez pas.

Le vieil oberst nous regarde attentivement, et sourit. Mais je ne saurais démêler s’il sourit parce qu’il a pitié de ce qu’il considère comme notre sottise, ou parce qu’il nous approuve.

Après un court conciliabule, le jeune leùtnant d’état-major qui nous a conduits transmet un ordre au téléphone.

Le vieil oberst nous dit :

— Un cuirassier va venir vous chercher. Il vous mènera au quartier général de la division, à Villes.

Puis, sans hésitation :

— Pourquoi votre artillerie vous a-t-elle tiré dessus hier ?

Et il ajoute un jugement cruel sur nos artilleurs.

Mais le capitaine répond :

— Notre artillerie nous a tiré dessus hier, c’est vrai, comme votre artillerie a tiré sur vos fantassins, avant-hier et ce matin. Ce sont les inévitables accidents du travail.

L’oberst penche la tête pour acquiescer.

À son tour, le capitaine pose une question.

— Un de nos camarades a été tué, tout à l’heure, au cours du combat. Il est resté dans la tranchée. C’était un magnifique soldat. Est-ce que vous ne pourriez pas lui faire donner une sépulture décente, pour que sa famille puisse avoir son corps, après la guerre ?

L’oberst penche encore la tête et répond :

— C’est très facile, et c’est une chose naturelle. Voulez-vous nous fournir les renseignements nécessaires ?

L’un des deux officiers adjoints fait semblant de prendre en note les indications du capitaine.

L’oberst ajoute :

— Votre camarade sera enterré convenablement.

Nous n’avons jamais su si la promesse de l’oberst a été mieux tenue que la promesse du leùtnant correct de la tranchée, qui devait écrire à Mme V***.

Mais le cuirassier s’est présenté.

On lui remet un papier. Il prend livraison de sa marchandise. Nous saluons et nous sortons.


  1. Feldgraù = gris de campagne. Les Allemands appellent ainsi leurs soldats à cause de la couleur de leur uniforme. Et les nôtres sont maintenant des Himmelblaù (bleu de ciel) après avoir été des Rothosen (pantalons rouges).
  2. Major = Chef de bataillon, commandant.
  3. Oberst = Colonel.