Le Purgatoire — Souvenirs d’Allemagne/07

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Librairie Edgar Malfère (p. 97-108).

à Jérôme et Jean Tharaud


CHAPITRE VII

le saloir de mayence
(13 mars 1916).

Il était dit que l’administration du camp de Mayence ne négligerait rien pour nous adoucir les premières heures de la captivité. Mais quel plus sûr moyen d’arriver à ce résultat que de soigner notre nourriture ? Le profit en est double : le prisonnier reconnaît qu’il a peut-être mal jugé l’Allemagne et, en même temps, il désespère, parce qu’il était persuadé que l’Allemagne mourait de faim.

Le lundi matin, dès le réveil, avec le cérémonial de la veille, les trois ordonnances, le Belge, le Français et le Russe, conduits par le soldat qui hurle, nous apportèrent du café, du sucre et un petit pot de marmelade pour chacun de nous. C’était trop. Le soldat qui hurle nous annonça à tue-tête que ce pot de marmalat est notre ration de toute la semaine et qu’il ne nous en sera pas distribué d’autre avant lundi prochain. On n’est pas plus prévenant.

Se préoccuper de notre appétit, c’est bien. S’occuper un peu de notre toilette ne serait pas mal. L’administration du camp n’a certainement pas sur l’hygiène des principes anglais. Nous sommes obligés de nous débarbouiller tous dans la même cuvette de fer blanc, et cela où nous pouvons, au milieu de cette chambre déjà si étroite pour les vingt-deux prisonniers qu’elle contient. Mais de quoi vais-je me plaindre ? Comme je bougonne, un camarade me raconte qu’à Stenay, siège du Q. G. du Kronprinz, où on l’a d’abord emmené après le combat, on lui servait la soupe de riz et d’orge dans un seau hygiénique émaillé dont l’état de délabrement marquait bien qu’il n’avait pas été spécialement acheté pour faire office de marmite. Les Boches ont l’esprit fin.

Vers neuf heures, quand il vint nous trouver comme il nous avait promis qu’il le ferait, Herr Schmidt, monsieur le censeur, dut sauter par-dessus une mare d’eau de savon pour arriver jusqu’à la table. Il ne goûta sans doute pas l’opportunité de ce sport et donna des ordres pour que les dégâts fussent réparés sur-le-champ. Ses yeux étaient durs quand il cria sa volonté au soldat à casquette, chef de nos ordonnances, car en Allemagne il faut toujours crier quand on commande. Mais monsieur le censeur est un homme du monde. Il ne l’oubliait pas, et il était d’une gentillesse très amène, lorsqu’il nous remit les cartes postales que nous attendions.

Herr Schmidt était de bonne humeur, malgré l’accident qui avait troublé sa venue, et c’est avec une grâce toute légère qu’il se mit à notre disposition pour satisfaire à toutes les questions que notre ignorance de la vie des camps de prisonniers légitimait. Assis sur un coin de la table, une jambe relevée et l’autre à terre, un poing sur la hanche, avait-il l’air d’un officier conquérant au milieu de vaincus ? Il y avait trop de désinvolture dans ses manières pour que nous pussions douter de la pureté de ses sentiments.

La quarantaine une fois terminée, quand nous serons sortis du « saloir », on nous répartira dans les différentes chambres de la citadelle où restent des places disponibles. Ainsi nous serons mêlés aux anciens, et la captivité dont ils ont l’expérience, nous paraîtra moins pénible. Monsieur le censeur n’ajoute pas que de cette façon, au contact de la neurasthénie qui ronge certainement nos « anciens », nous sombrerons plus vite et plus certainement aussi dans la même neurasthénie. Devenus prisonniers ordinaires parmi les prisonniers, nous serons tenus de répondre deux fois par jour à l’appel qui est fait par un officier allemand, le matin à 9 heures et le soir à 6 heures, dans la cour quand le temps le permet, et dans les couloirs s’il pleut. Nous serons tenus d’assister aux repas en commun qui se prennent, en deux services, dans un réfectoire trop petit pour tous les prisonniers. Nous serons tenus de respecter les consignes du camp. Nos anciens nous les feront connaître peu à peu. Mais il faut que nous sachions dès maintenant que les sentinelles sont autorisées à faire usage de leurs armes, si nous essayons de transgresser la moindre des consignes. Nous serons tenus de rendre aux officiers allemands, quel que soit leur grade et quel que soit le nôtre, les marques extérieures de respect qui leur sont dues. Monsieur le censeur laisse tomber ce dernier mot comme un coup de trique. Nous serons tenus d’obéir aux officiers, sous-officiers et soldats allemands en service. Et monsieur le censeur prononce le mot « soldats » comme s’il nous en giflait. Mais il sourit de nouveau pour conclure qu’en dehors de ces quelques menues restrictions et d’autres qui ont moins d’importance, nous pourrons faire dans le camp tout ce que nous voudrons.

D’ailleurs, le camp de Mayence n’est pas un tombeau. Nous ne serons pas sans nouvelles du monde extérieur. Évidemment, il est inutile que nos familles nous parlent de la marche de la guerre, car la lettre ne nous serait pas remise. Les ordres du Gouvernement Impérial et Royal sont formels à ce sujet. Nous ne pourrons pas non plus, comme juste, recevoir des journaux français, mais nous avons le droit de nous abonner à des feuilles allemandes et à des publications illustrées, comme Die Woche, par exemple. Herr Schmidt nous conseille surtout de nous abonner aux journaux de guerre que l’Allemagne publie en français ou en anglais pour les pauvres gens des régions envahies et pour les prisonniers, qu’il serait cruel de laisser dans l’ignorance des événements. Ces feuilles sont la Gazette des Ardennes, la Gazette de Lorraine, le Continental Times, le Petit Bruxellois, etc… Il y en a d’autres. La Gazette des Ardennes est particulièrement recommandable, nous dit monsieur le censeur. Mais il est obligé de nous quitter sur cette bonne recommandation, car on va nous mener à la salle des douches.

Avant de nous y mener, on nous distribue de petits sacs en toile, numérotés, qui nous rappellent les sacs à linge des potaches que nous fûmes. On nous dit que nous devons enfermer dans ces sacs tous nos objets personnels, montres, porte-monnaie, papiers, etc… Ils resteront dans la chambre pendant notre absence. Personne n’y touchera. Une sentinelle les gardera. Et il est prudent que nous n’emportions rien avec nous, parce que nos vêtements nous seront retirés en bas pour être soumis, pendant vingt-quatre heures, à des procédés de désinfection qui risqueraient de détériorer les choses que nous oublierions de préserver. L’homme qui nous donne ces instructions insiste trop, et l’ordonnance belge sourit d’un air trop averti, pour que nous n’ayons pas le sentiment bien net que nos petits sacs seront fouillés pendant notre absence. Mais que faire ? Quelques officiers veulent essayer à tout prix de sauver des trésors : qui des billets de banque, qui une boussole, qui un carnet de souvenirs. On cherche des cachettes : sous une armoire, dans une paillasse, sous la coiffe d’un casque, que sais-je ? Et, pleins d’inquiétude, nous descendons vers la salle des douches, qui est installée au sous-sol même du bâtiment no III.

Nous descendons par le grand escalier, munis d’une serviette et d’une de nos deux couvertures de laine blanche. Devant la porte du Baderaùm, un soldat français nous distribue de grands anneaux de fer garnis d’une plaque portant un numéro. À cet anneau nous enfilerons par la boutonnière nos vêtements et notre linge, comme des clefs à un trousseau, et le tout ira à la désinfection. À côté du soldat français, au seuil même de la salle qui précède le Baderaùm, se tient un soldat allemand. Sans s’occuper de la corpulence des individus, il nous met entre les mains une chemise, un caleçon, une paire de chaussettes, le tout à l’état de neuf, et une savonnette. Mon Dieu ! que cette organisation est admirable ! La chemise et le caleçon sont en jersey de coton, fin et camelotard, de couleur crême, mais la chemise est enrichie d’un plastron en piqué blanc agrémenté de fleurettes bleues. C’est bien joli. Tout en nous déshabillant, nous ne nous lassons pas de manifester notre émerveillement. Mais, si nous plaisantons, rien ne nous empêche d’échanger entre nous les caleçons et les chemises afin de les adapter un peu mieux à nos proportions.

La douche prise, chaude ou froide à volonté, il fallut remonter dans la chambre no 28. Notre cortège ne manquait pas de pittoresque : tous ces caleçons et toutes ces chemises et toutes ces chaussettes d’uniforme, sous la couverture d’uniforme, composaient un tableau assez grotesque. Et c’est dans cette tenue que nous demeurerons jusqu’à ce qu’on nous ait rendu nos effets désinfectés.

Dans la chambre no 28, une surprise nous attendait : nos petits sacs individuels avaient disparu. Un murmure de stupeur s’éleva, vite suivi d’éclats de rire. La chose était trop drôle. Que de précautions pour nous dévaliser ! Beau travail vraiment. Les paillasses des lits avaient été retournées ; les coiffes de nos casques avaient été fouillées ; les Trains de Luxe d’Abel Hermant n’étaient plus là ; toutes les cachettes avaient été éventées. Tout était perdu. Rafle intégrale. Naufrage de toutes les espérances.

Pour se faire pardonner une si déplorable maladresse, qui ne pouvait que nous mal disposer, l’Administration nous offrit un repas copieux, où les kartoffeln abondaient, et nous eûmes même un supplément de consolation : de la marmelade. Notre rage d’ailleurs eût été vaine. Il ne nous restait qu’à prendre en riant notre mésaventure. Le déjeuner s’en trouva égayé, d’autant que la tenue que nous avions tous prêtait à la plaisanterie. On ne voit pas tous les jours vingt-deux sous-lieutenants en caleçon réunis autour de la même table. Si la fantaisie règne dans les popotes d’officiers, elle ne va jamais jusqu’à ces excès de mardi-gras.

Le soldat boche, qui hurle en dirigeant nos ordonnances, mit fin au repas par un mot charmant, qu’il faut que je rapporte parce que, dans sa grossièreté, il offre un raccourci édifiant et caricatural, pour ainsi dire, de toute la tactique allemande en face des prisonniers. J’en ai déjà parlé. J’en parlerai encore. Donc, aujourd’hui nous achevions le dessert. Le plat de marmelade était vide.

— En voulez-vous d’autre ? nous demanda l’homme qui hurle, sur un ton moins aigre qu’à l’ordinaire et qui pouvait passer pour aimable.

— Oui, oui, fîmes-nous.

Et le brave Boche nous répondit froidement, en enlevant le plat :

— Il n’y en a plus. (Keine mehr).

Ces petits détails marquent dans la vie d’un prisonnier. Les heures sont lentes, les événements rares. On n’a que de menus faits à collectionner et à méditer. On les médite. La cristallisation se produit. Et tant de petites images se groupent à la fin en nous pour former un tableau d’ensemble qui nous surprend nous-mêmes. On a le temps de réfléchir en captivité.

Pendant que nous étions à table, un bruit de pas et un brouhaha de voix retentirent dans le corridor. Six nouveaux venaient d’arriver par le train de midi. On les enferma dans une chambre spéciale. Il ne fallait pas qu’ils pussent communiquer avec nous. Songez qu’ils nous auraient peut-être donné du front des nouvelles plus fraîches que celles que nous avions, et rassurantes peut-être. Il fallait éviter ce scandale. Mais l’arrivée des six camarades pestiférés bouleversa l’ordre de notre repos. En effet, comment expliquer cela ? Était-ce le changement de régime, ou la qualité de la cuisine, ou ce pain plutôt, si peu catholique, toujours est-il que la plupart d’entre nous étaient indisposés, et assez gravement même. Jusque-là, il nous suffisait de frapper à la porte. La sentinelle, qui était de faction dans le corridor, ouvrait et nous conduisait où nous désirions aller. Quand nos nouveaux compagnons d’infortune furent arrivés, nous dûmes nous plier à un autre règlement. Nous ne pouvions plus sortir de la chambre à notre gré. De temps en temps, le soldat à casquette chargé de notre service déverrouillait la porte, l’ouvrait toute grande, et glapissait d’un ton suraigu :

Latrinen ! Latrinen !

Il n’y avait qu’à obéir. Et cela nous procura une occasion de plus d’admirer cette belle organisation et cette stricte discipline allemandes, qui réalisent le tour de force d’amener la nature même à exécuter leurs ordres au premier commandement. Au surplus, l’homme qui hurle y gagna un surnom, et nous ne l’appelâmes plus que Latrinen. Un prisonnier s’amuse de peu.

L’ordonnance belge nous avait appris qu’on nous rendrait, dans le courant de l’après-midi, le contenu de nos sacs, ou ce qu’il plairait à l’administration du camp de nous en rendre. Nous n’attendions pas sans impatience ce moment. À 3 heures, la cérémonie eut lieu en grande pompe, avec un déploiement considérable de preuves de la plus scrupuleuse honnêteté. Je dirai tout de suite que, tout compte fait, il ne manquait pas grand chose dans les sacs qu’on nous avait subtilisés. Mais ils avaient été fouillés comme nous le montra le désordre de certains portefeuilles, et d’ailleurs les Allemands n’avaient pas besoin de se cacher, et ils n’allaient pas se gêner pour nous confisquer franchement et devant nous ce qu’ils crurent bon de nous prendre.

Aucun officier n’assistait à l’opération. On sait que ces messieurs ont des scrupules et nul n’ignore qu’ils ne sont pas des bandits. Cette besogne vile était confiée à de simples soldats, à deux soldats exactement, installés de chaque côté d’une table dans le corridor froid où, avec notre tenue légère, nous étions transis. L’un d’eux vidait le sac sur la table, visitait les portefeuilles, supprimait les carnets, les papiers, les boussoles, les cartes, les jumelles, les appareils photographiques, les stylographes, les sifflets, les couteaux de poche et les canifs, car tout cela constituait, disaient-ils, du « butin de guerre ». Il remettait le reste au prisonnier qui protestait à chaque objet qu’on lui retirait ; puis, prélevant l’argent qu’il trouvait, il le donnait à son camarade, qui faisait office de changeur. Cours du jour : 78 marks pour 100 francs, le taux de principe d’avant la guerre ; mais les Allemands nous volaient, puisque, en gros, à cette époque, le mark et le franc s’équilibraient à Berne. Au surplus, notre changeur ne nous versait pas de l’argent ou du papier allemand. Il nous alignait des pièces de zinc, qui n’ont cours que dans l’intérieur du camp et qui sont les seules à avoir cours ; d’un côté, elles portent le chiffre de la somme qu’elles représentent, un pfennig ou cinquante marks ; et de l’autre, l’aigle boche, avec cette inscription :

« Wertmarke — Zitadell Mainz ».

L’examen des vingt-deux sacs fut long. Chaque officier protestait. L’Allemand le laissait protester, objectait qu’il avait reçu des ordres, et continuait son petit travail de pillage organisé. Comme il devait sourire à part soi de nos prétentions ! Il ne s’emportait pas, il gardait un calme magnifique sous les réclamations et les outrages. Et son camarade n’avait pas moins de sang-froid en nous comptant nos pièces de zinc. D’ailleurs, j’allais l’oublier, il ne nous rendait pas intégralement la somme allemande à laquelle nous avions droit. Il nous retenait, en effet, un certain nombre de marks et de pfennigs, pour la chemise, le caleçon, les chaussettes et la savonnette qu’on nous avait distribués à la salle de douches. Car il ne faut pas croire que le Gouvernement Impérial et Royal nous fit cadeau de ces choses, comme don de bienvenue. Il nous les faisait même payer assez cher.

Ainsi s’achevait cette deuxième journée de quarantaine, dans le « saloir » de Mayence, au milieu d’une effervescence assez grande, lorsqu’un incident d’une haute importance pour nous se produisit vers six heures du soir. La porte s’ouvrit, et une image de Hansi parut, qui m’éblouit au point que je pensai rêver : c’était un Allemand à lunettes, grand, large d’épaules, un peu voûté, un peu usé, avec l’air accablé de surscience d’un instituteur boche. D’une voix hésitante et appliquée, il appela l’un de nous, le sous-lieutenant L***, qu’on disait être professeur de lettres au Lycée Louis-le-Grand, et le pria de venir avec lui. L*** sortit, vêtu de sa chemise et de son caleçon et drapé de sa couverture blanche comme d’une toge. L’ordonnance belge se trouvait à point nommé dans la chambre pour nous renseigner. L*** allait subir l’interrogatoire officiel d’usage. Puis il irait prendre sa place parmi les prisonniers ordinaires du camp. Nous ne le reverrons pas dans la chambre no 28, car nous ne devons pas connaître dans quelles conditions se passe l’interrogatoire de rigueur.

La veillée reprend, lugubre, dans la chambre mal éclairée. L’homme de Hansi ne reparaît pas dans l’embrasure de la porte. On n’interrogera plus personne aujourd’hui. Mais nous pouvons espérer que demain nous serons tous appelés, l’un après l’autre, par l’instituteur à lunettes. Demain soir, il n’y aura peut-être plus personne dans la chambre no 28. Nous serons tous peut-être, demain soir, des prisonniers comme les autres au milieu des autres. Notre vie au camp de Mayence commencera. Pour l’instant, nous n’avons pas d’ambition plus grande. Cependant, l’ordonnance belge refrène un peu notre espoir. Tous les officiers ne restent pas forcément à Mayence. Le camp de Mayence n’est qu’un camp de passage pour beaucoup. Ils arrivent, on les incorpore, on les trie, on les classe, et puis on les garde ici, ou bien on les expédie plus ou moins vite sur un camp quelconque d’officiers prisonniers du Wurtemberg ou du Hanovre ou d’ailleurs, sans qu’on sache pourquoi tel officier plutôt que tel officier est envoyé là plutôt que là. Alors, tout n’est pas fini ? Tout ne finit pas entre les murs de l’affreuse citadelle ? Il va falloir encore voyager, voir d’autres pays, voir d’autres Allemands, voir d’autres camarades ?