Le Purgatoire — Souvenirs d’Allemagne/15

La bibliothèque libre.
Librairie Edgar Malfère (p. 194-203).

à Pierre Ladoué


CHAPITRE XV

autres têtes de boches
(Avril 1916).


La kantine était le point vital de camp de Vöhrenbach. De là, tout sortait : les matériaux pour nos labeurs personnels, les menus objets dont on a besoin, les livres, le papier, l’encre. Là se déversait ce que les exigences de la kommandantur nous laissaient d’argent disponible sur notre solde et nos revenus particuliers. Car celui qui n’avait que ses mensualités ne pouvait pas se permettre des folies. En effet, un prisonnier perçoit demi-solde. Pour un sous-lieutenant, elle était en 1916 de cent vingt francs. Mais l’Allemagne ne nous donnait pas l’équivalent de ces cent vingt francs au cours du change. Elle s’en tenait à ce que valait le mark avant la guerre, et un sous-lieutenant ne recevait que quatre-vingt-seize marks par mois. Cela, en principe. En pratique, le trésorier lui remettait beaucoup moins. Il lui retenait : cinquante-quatre marks pour la nourriture, et sept marks cinquante pour le loyer. Parfaitement. Enlevez une quinzaine de marks encore au minimum pour les frais de blanchissage, pour les pourboires aux ordonnances, et pour l’entretien de la bibliothèque, et vous verrez que le sous-lieutenant prisonnier ne gardait pas grand’chose pour faire le jeune homme. La kantine s’ouvrait à lui.

Elle comprenait deux rayons bien distincts : le bazar et le bar. Au bazar, où l’on trouvait de tout, comme à Mayence, régnait un grand et gros Boche, à moitié chauve, qui possédait assez de français pour se tirer tout seul de son commerce. Il affectait des manières de bonne franquette tout à fait incompatibles avec l’uniforme gris qu’il portait. Roué, il dirigeait sa boutique avec une habileté d’autant plus aisée qu’il était aidé par la douce kommandantur. C’était un juif de Francfort, et bijoutier avant le 2 août 1914. Malgré son absence, son magasin continuait à rester ouvert. Loin d’être gêné par la guerre, l’homme de Francfort se vantait de s’y être enrichi, en fabriquant des bijoux de deuil, en jais ou en vulgaire bois peint, qu’un intermédiaire suisse écoulait en France, aux mères, aux veuves, et aux orphelines ! Je n’insisterai pas davantage : ainsi présenté, notre bonhomme est assez beau. Il ne s’encombrait pas de préjugés. La guerre n’était pour lui qu’un moyen comme un autre de gagner de l’argent. Certes, il espérait bien que l’Allemagne serait victorieuse, mais il ne s’attardait pas à ce sujet. L’issue des batailles l’intéressait moins que la date où la paix serait signée. Il la prévoyait toujours pour le mois suivant, et levait les bras au ciel quand nous lui déclarions qu’il ne la verrait pas avant trois ans. Mais il était gras à lard et pouvait attendre.

La kommandantur avait en lui toute confiance. Il opérait à la kantine comme chez lui. Il vendait à crédit, ce qui engageait les acheteurs à moins d’hésitations. Ses prix n’avaient rien de fixe, il les modifiait comme il l’entendait. Et son grand secret, pour mener rondement ses affaires, consistait à vendre en série. Voici comment.

J’ai déjà parlé des cannes qu’il s’était procurées, comme par hasard, pour nous les offrir le jour même où la kommandantur organisait des promenades à l’extérieur. Les promenades n’eurent pas lieu, mais les cannes étaient écoulées. Le kantinier chercha une autre combinaison. Un matin, il déballa mystérieusement deux ou trois appareils photographiques. On sait que l’Allemagne a la réputation de fabriquer les meilleurs objectifs. Les appareils du kantinier furent enlevés comme des brioches. On lui en commanda d’autres. Il en eut de tous les formats, mais la plupart étaient d’un prix élevé. Une fièvre de photographie passa sur le camp. Elle dura quelques semaines ; puis, comme la vente ne rendait plus, la kommandantur interdit la photographie et donna l’ordre de lui délivrer tous les appareils. Il en fut de même pour les instruments de musique, lorsque la kantine en eut soldé assez et qu’elle eut épuisé son stock de partitions et de morceaux détachés. De même encore, les chaises longues et les fauteuils de jardin. Au début, ceux qu’on nous avait cédés étaient d’une qualité très ordinaire et d’un prix abordable. Quand on en réclama d’autres, il en vint de magnifiques, de luxueux et de divins ; puis, tout le monde étant servi, la kommandantur nous défendit de sortir dans la cour avec nos chaises longues.

Le plus souvent, la kommandanturinterdisait sans commentaires l’emploi de tel ou tel objet. Quelquefois, on daignait nous communiquer les motifs de ces ordres. Ainsi, on joua beaucoup de la corde : nécessité de guerre. Par exemple, en avril 1916, comme nous nous jetions vers les ouvrages manuels que le capitaine B*** de Mayence m’avait prédits, la kantine étala un riche assortiment d’outils de toute sorte, pour travailler le bois, la glaise, le fer, l’étain, le cuivre. Je voulus m’appliquer à l’étain repoussé. Je ramenai dans ma chambre des poinçons et des spatules de toutes les tailles et de toutes les formes, et une plaque d’étain vierge, de dimensions restreintes. Quand j’en demandai au kantinier une nouvelle plaque, il me répondit que le ministère de la Guerre interdisait la vente de l’étain.

Pareille mésaventure nous advint un peu plus tard. L’ordinaire du camp nous obligeait à cuisiner des plats supplémentaires. Rien de plus commode, car la kantine nous fournissait des lampes à alcool et de l’alcool. Pleine de bontés, elle nous procura des réchauds de plus en plus pratiques, jusqu’au jour où on nous apprit que, d’ordre de Berlin, les prisonniers ne pourraient plus acheter de Brennspiritus. Et il en était de même enfin pour toutes les nouveautés que la kantine exhibait, à raison d’une ou deux par mois. C’est ce que j’appelais vendre en série. Le kantinier excellait dans cette branche de l’exploitation intensive et raisonnée des prisonniers de guerre.

Le grand maître du bar était un immense porc. Nul qualificatif ne peindrait plus exactement cet énorme individu aux chairs luisantes et mobiles, qui ne sentait pas le ridicule de montrer à nu sa tête chauve aux narines répugnantes. Il n’avait pas les qualités commerciales de son collègue le bijoutier du bazar. Mercanti, et rien de plus, il ne se souciait pas de contenter sa clientèle. Il savait bien que la clientèle ne lui échapperait pas, et il ne se gênait pas pour nous témoigner sa mauvaise humeur, quand elle le tenait. Or, sa mauvaise humeur nous était précieuse. Cet homme nous servait de baromètre. Le matin, il arrivait au camp avec une gazette régionale qui nous apportait les nouvelles les plus récentes. Quelques officiers adroits se faufilaient au bar, sans dessein suspect. L’attitude de l’adipeux mercanti les renseignait immédiatement sur l’état de l’atmosphère. S’il leur prêtait son journal, c’est que le communiqué allemand chantait victoire. S’il ne le leur offrait pas, s’il avait la mine renfrognée, nos camarades étaient contraints de le manœuvrer pour lui arracher l’aveu qui le contristait et qui nous réjouissait d’autant. Ces jours-là, il était dur à la détente ; mais, une fois décliqué, il se soulageait comme après une beuverie et, emporté par l’élan, il lâchait devant des officiers français toutes ses craintes personnelles et tous les bruits fâcheux qui couraient parmi la population civile et militaire de Vöhrenbach. Et l’on se pressait à son comptoir, bien plus pour s’enivrer de ses paroles que pour vider un bock de bière insipide ou un verre de ses vins artificiels.

Où ces scènes de jérémiades devenaient épiques, c’est lorsque s’y mêlait le chef cuisinier de l’établissement. Celui-là, si j’ose employer cette expression, il valait dix. Physiquement, il ressemblait au patron du bar, comme le censeur de Mayence ressemblait au censeur de Vöhrenbach. Gros et gras et large d’épaules, la figure épanouie et confite en satisfaction de soi-même, il était toutefois plus rose de chair que son comparse, et sa tenue, moins débraillée, prétendait à une élégance indéniable, quoique malheureuse.

Le chef cuisinier, qui ne se contentait pas de sa ration quotidienne, avait l’obsession de la guerre. Il ne parlait que d’elle. Tous ses soucis ne venaient que d’elle et toutes ses pensées n’étaient pleines que d’elle. Il n’était pas encore allé au front et il ne voulait pas y aller. Il avait peur, ce gaillard, et il ne s’en cachait pas. On racontait qu’une nuit, alors qu’il était désigné pour faire partie d’un détachement de renfort, qui se mettrait en route le lendemain matin, il avait organisé une bagarre entre soldats et civils après boire et, dans le désordre des passions déchaînées, s’était porté un coup de couteau au bras. Il n’était point parti. Voilà ce que l’on colportait sur son compte. Le certain, c’est que nos ordonnances s’amusaient de lui comme d’un pantin. Cuisiné par eux, le cuisinier était décidé à se rendre aux troupes françaises, dès qu’il serait en leur présence, si on l’y envoyait. Et l’on assistait à ce spectacle d’un feldwebel allemand s’entraînant, sous les quolibets et les bravos de prisonniers français, à « faire kamarad ». Je doute que des prisonniers boches aient vu en France des tableaux aussi joyeux.

Le front français était le cauchemar des soldats allemands. Il faut reconnaître qu’il n’avait rien d’une salle de bal. Mais les troupiers de la Grande Germanie ne marquaient que peu d’enthousiasme pour ses dangers. Tous lui préféraient le front oriental. Vivre dans la tranchée en face des Russes, tel était le désir et le regret de tous. Souvent nos sentinelles nous le déclaraient, malgré le règlement qui leur prescrivait de fuir notre conversation. Mais il n’est pas de règlement qu’on ne tourne, même en Allemagne.

La garde du camp était confiée à des hommes de la landsturm. Territoriaux, ils avaient tous fait un séjour plus ou moins long sur le front russe. Revenus à l’intérieur, ils n’éprouvaient aucun désir d’aller défendre, sur quelque front que ce fût, cette patrie qu’en vain les journaux officiels représentaient comme lâchement attaquée par les Français et les Anglais. Ils avaient tous une femme et une ribambelle d’enfants. La vie devenait de plus en plus dure. Ils étaient fatigués de la guerre. Ils n’en voulaient plus. Leur lassitude se traduisait par une espèce de sympathie toute passive pour ces officiers dont ils avaient le devoir d’empêcher l’évasion. La plupart nous regardaient avec des yeux vides. Ils n’étaient pas fiers. Souvent, on les surprenait, qui ramassaient, sur les tas d’ordures, les boîtes de conserve vides et les morceaux de pain moisi que nous jetions. Le pain pouvait encore être trempé dans la soupe, et il reste toujours un peu de graisse au fond d’une boîte de pâté, même quand la boîte a été déjà nettoyée par un prisonnier. Il est patent que nos gardiens manquaient d’abondance. Pour tomber à ce geste furtif du vagabond qui inspecte les poubelles, il faut avoir faim. Cette certitude avait pour nous de l’importance.

Il n’était pas impossible d’acheter une sentinelle. L’opération réussit plusieurs fois. On constatait alors à quel point le respect de l’ordre militaire était ancré dans l’esprit de tous les Allemands. Quand on parlait durement à un soldat, on était assuré de le figer au garde-à-vous. L’Allemand pousse si loin la vénération de l’officier, qu’il finissait par ne plus distinguer entre un officier allemand et un officier français. On en profitait. Avec de la patience et de la ruse, on arrivait à les démuseler. Certains prisonniers ont réussi à s’évader grâce à la connivence d’une sentinelle : ils lui donnaient une cinquantaine de marks, une miche de pain, deux boîtes de bœuf salé, et promettaient de lui envoyer, s’ils franchissaient la frontière, une somme convenue. La sentinelle acceptait le marché, et elle ne redoutait pas que l’officier ne tînt pas sa promesse. Si extraordinaires qu’ils paraissent, ces prodiges furent réalisés ; néanmoins, je m’empresse de l’ajouter, assez rarement.

Les hommes de garde, dont la kommandantur n’avait pas tort de suspecter le zèle, étaient surveillés de près. Parmi eux se trouvaient des soldats, généralement plus jeunes, agents de police déguisés, qui les épiaient tout en nous espionnant nous-mêmes. On les rencontrait partout, et leur activité rendait difficiles ces tentatives de corruption qui n’échouaient guère dès qu’elles étaient entamées. Les prisonniers ne couraient que le risque d’un certain nombre de jours d’arrêts de rigueur, les sentinelles jouaient leur séjour à Vöhrenbach ou leur départ pour le front. On comprendra leur réserve habituelle, d’où ne les tirait qu’une circonstance fortuite et saisie au vol.

Freiherr von Seckendorff, « commandeur de ce camp », n’avait sans doute pas d’illusions sur la solidité de son service de garde. Il poursuivait les sentinelles de criailleries continuelles.

À chaque instant, on le voyait, arrêté devant une guérite. Il brandissait sa canne, et les éclats de sa colère s’entendaient de loin. Les sentinelles le détestaient. Il était leur bête noire. Souvent, il les réveillait, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, par un exercice d’alerte. Le premier homme qu’il prévenait, hurlait :

Posten !

Ce qui est l’équivalent de notre appel aux armes. Les autres sentinelles répétaient le mot d’appel de proche en proche. Le poste de police sortait de sa baraque et lançait immédiatement des patrouilles dans toutes les directions. Et j’ai remarqué, à plusieurs reprises, que les alertes provoquées par le vieil oberst tatillon excitaient l’ardeur du poste plus qu’une évasion réelle. L’oberst était d’ailleurs imité dans ses craintes par tous ses officiers et par deux feldwebels : Balai Hygiénique et Makoko.

Le Balai Hygiénique tirait son nom de la forme de sa barbe, qui singeait les raides plumeaux dont on ne se sert pas pour épousseter les meubles d’un Salon. Ce sinistre individu n’avait aucun rapport avec les prisonniers proprement dits. Fonctionnaire adjudant, il ne s’occupait que de la discipline de nos ordonnances et des consignes des hommes de garde. Les uns et les autres lui durent d’innombrables punitions. Il nous haïssait à tous crins. Sa voix tremblait quand il parlait de nous. Je donnerai la mesure de ses sentiments en transcrivant ici une phrase, qu’il prononça un jour devant le chef cuisinier et que plusieurs officiers entendirent. Il disait :

— Ils se plaignent de la nourriture ? Si j’étais le commandant du camp, il y a beau temps que je les aurais tous empoisonnés.

Le feldwebel de l’infirmerie ne valait pas mieux. Nous l’appelions Makoko, à cause de son teint chocolat et de ses cheveux noirs et crépus. Son origine posait un point d’interrogation. Il nous plaisait d’imaginer en lui l’arrière-produit d’une fille du Rhin et d’un de ces mameluks puissants que Napoléon traînait derrière lui. Si nous nous trompions, le Makoko devenait un mystère ethnographique. Son emploi d’infirmier lui laissait des loisirs, car l’infirmerie ne disposait d’aucun médicament et, en outre, elle nous fut fermée dès le premier jour des représailles. Aussi Makoko se rendait-il indispensable en remplissant le noble office d’espion. Il s’en acquittait à merveille et méritait de la sorte de ne pas être envoyé aux armées.

Se rendre indispensable pour rester à l’intérieur, c’était l’ambition évidente de tous nos geôliers. On conçoit qu’ils ne s’endormaient pas à la tâche. Leur intérêt immédiat les poussait à ne nous épargner aucune turpitude : par là, ils gagnaient l’estime de leurs chefs, et leur haine native de tout ce qui est français s’accroissait, tout naturellement, du besoin d’aboyer et de mordre, que leur veulerie nécessitait.